Poètes et romanciers modernes de la France/Henry Beyle (M. de Stendhal)



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XLVIII.
HENRI BEYLE (M. DE STENDHAL.)

Nous abordons une tâche épineuse et séduisante tout à la fois, celle d’apprécier un homme d’esprit à qui son caractère droit et son talent doué de qualités originales semblaient promettre une force d’action plus grande que celle qu’il a exercée sur ses contemporains. Nous rencontrerons dans ce talent et dans ce caractère des particularités bizarres, d’étranges anomalies, des contradictions qui nous expliqueront comment, après avoir été plus vanté que lu, plus lu que goûté, plus décrié que jugé, plus cité que connu, il a vécu, si cela peut se dire, dans une sorte de célébrité clandestine, pour mourir d’une mort obscure et inaperçue. La littérature contemporaine, il faut bien l’avouer, n’a trouvé, devant la tombe d’un de ses membres les plus distingués, que le silence ou des paroles pires que le silence. M. Beyle mort, tout a été dit pour lui. Ses dépouilles n’ont point vu leur cortége se grossir de ces regrets qui aiment l’éclat et qui viennent chercher sous les plis du drap funèbre un reflet du lustre qu’avait jeté le vivant. Nulle vanité ne s’est crue intéressée à vivre une heure des reliefs de la sienne. Sa vie a-t-elle donc été tout-à-fait sans gloire ? Il a eu plus de droiture et de respect pour lui-même qu’il n’en faut pour mettre un nom en haute recommandation et léguer un thème sonore aux oraisons funèbres. Il a eu plus d’esprit qu’il n’en faut pour se faire une petite cour de flatteurs ou de poltrons, et tenir ses petits levers devant une foule de parasites. Il a eu plus d’idées enfin qu’il n’en faut pour planter une bannière à soi dans le champ de l’invention et tenir état de chef d’école. Mais, hâtons-nous de le dire, M. Beyle a eu un grand tort, et qui n’est pas commun, il a voulu être lui-même, il l’a trop voulu ; tout l’effort de sa vie s’est bandé, comme dirait Montaigne, à ce but, qu’il a en somme plutôt dépassé qu’atteint. À chaque pas qu’il va faire, à chaque parole qu’il va écrire, il semble se poser cette question : En m’y prenant de cette manière, vais-je ressembler à quelqu’un ? De là pour lui la nécessité d’inventer sans cesse, même dans des minuties où il n’y a plus à inventer ; de là aussi l’isolement. Des gens qui l’ont approché ont vu en lui un homme fantasque, inégal, épineux ; des gens qui l’ont lu lui ont reproché d’être un écrivain à paradoxes ; pourtant il a conservé jusqu’à la fin ses amitiés d’enfance, et il est mort sur les idées qui lui avaient fait, à un âge déjà mûr et nourri d’expérience, écrire sa première page. Ses livres ne sont, au fond, qu’une théorie du bonheur, et sa vie n’a voulu être qu’une mise en action de sa théorie, laquelle repose sur ce principe : faire à chaque instant ce qui plaît le plus. Après tout, cet excès avec lequel il abonde dans ses propres idées et dans son propre caractère, ou du moins dans celui qu’il se faisait, est le seul paradoxe dont il se soit rendu coupable ; mais ce paradoxe a été soutenu trente ans, et il s’est épanoui en une gerbe d’effets singuliers.

Pour résoudre ce problème capital qu’il s’était posé : être soi, M. de Stendhal s’est avisé d’un expédient qui a déjà sa nouveauté. Sciemment ou non, il a pris justement le contre-pied de sa propre nature. Penseur très sérieux pour lui-même, il a voulu n’être, à la superficie du moins, qu’un écrivain très léger pour ses lecteurs. Esprit logique et d’une rare méthode, il a mis une ténacité non moins rare à rompre le ciment qui maintenait l’édifice de ses pensées et à les répandre comme une poussière vannée par le vent ; esprit laborieux, il a recherché les dehors de la négligence et travaillé jusqu’à sa paresse. Ame chaleureuse et convaincue, il a eu comme horreur de se laisser prendre en flagrant délit d’enthousiasme ; il a traité sans pitié sa passion par les réactifs d’une chimie morale qui n’est qu’à lui, et chaque élan de son ame en bouillonnement a tourné tout soudain en jet d’ironie. Génie brusque et primesautier, on ne lui voit jamais d’abandon, et l’homme qui se regarde penser et qui se surveille apparaît jusque dans ses saillies. Ennemi de l’affectation, il a mis de l’affectation partout, et jusque dans cette haine. Ennemi de la vanité, il s’est plu à la démasquer, à la désoler par la constance et la sagacité malicieuse de ses attaques ; mais cette idée du voisin dont il dénonçait les burlesques effets dans les autres, il n’a pas su mieux qu’un autre en secouer le joug ; le spectre du voisin a sans repos ni trêve posé devant lui ; harcelé, tourmenté, obsédé par cette vision incessante, lui-même l’évoquait sans cesse pour se raidir à la braver ou se fatiguer à la fuir. Épris du sans-gêne et du naturel, il a passé sa vie à se travestir. S’il a semé à pleines mains l’épigramme, c’était comme pour se faire un hallier où il pût cacher ses inquiétudes ; il n’a tant fait marcher le ridicule devant lui que pour n’en pas être atteint. C’est en portant la croix de sa vanité qu’il a (on peut le dire) sué l’ironie. Il a consacré vingt volumes et infiniment d’esprit, de bon esprit français, à parler des beaux-arts et à médire de l’esprit, de l’esprit français surtout, qu’il trouvait incompatible avec le sentiment des beaux-arts ; de façon que, si l’on en croit ses médisances, on ne le lira pas, ou que, si on le lit, on ne l’en croira pas. Une moitié de sa vie et de son intelligence s’est dépensée à écrire des livres pour le public ; l’autre moitié, la plus forte peut-être, à tisser et à rompre pour recommencer sur nouveaux frais les fils du triple réseau de mystères dans le dédale duquel il aimait à faire disparaître sa personne et son nom. C’est là un travail assez nouveau, et dans lequel il n’avait guère à craindre de se rencontrer ni avec des modèles ni avec des imitateurs ; aussi est-ce merveille de voir ce qu’il y a mis de prédilection, d’application, d’invention : tantôt officier de cavalerie, tantôt marchand de fer, tantôt douanier, tantôt femme et marquise, de Stendhal, Lisio, Visconti, Salviati, Birkbeck, Strombeck, le baron de Botmer, sir William R.…, Théodose Bernard (du Rhône), César-Alexandre Bombet, Lagenevais, etc., etc., que dire encore ?

L’anonyme ne le cache pas assez, le pseudonyme ne dépiste pas suffisamment l’inquisition qu’il veut déjouer. Outre celui qu’il affiche sur son titre, il en prendra cinq ou six différens dans le cours de l’ouvrage pour autant de pensées qui lui auront paru plus particulièrement compromettantes, et aussi (car c’est encore là un de ses artifices) plus particulièrement insignifiantes. Souvent même, si le résonnement d’un nom tout entier l’épouvante, il se réduira à l’initiale et il y épuisera les vingt-six lettres de l’alphabet. Parlant toutes les langues, portant toutes les livrées, tour à tour Anglais et Italien, Français et Allemand, homme et femme, noble et roturier, il semble, par l’aisance et la fécondité de ses travestissemens, avoir ressuscité en sa personne ces maîtres intrigans du bon vieux théâtre, et s’être fait le Sbrigani d’une pièce où il ferait jouer au public le rôle du gentilhomme limosin. C’est une comédie qu’il s’est donnée à lui-même durant toute sa vie ; il fait bon le voir riant sous cape, tout bas, en dedans et les lèvres pincées, jusqu’au moment où une terreur panique vient l’assaillir au pied de ce théâtre fantastique qu’il s’est dressé sous son bonnet de nuit, et le fait fuir en renversant toiles et banquettes. Ce moment, où il craint d’être découvert, revient pour lui presque tous les jours, mais surtout les jours où il a publié quelque livre nouveau. C’est à l’un de ces momens solennels et décisifs qu’on le voit disparaître tout à coup et tout de bon. On le cherche : il est en voyage. Son livre, jeté dans le monde, le rejette par contre-coup à quelque bout du monde. Il fuit sa pensée produite au grand jour ; il fuit cet éclat subit et ce subit retentissement ; il fuit jusqu’à ce nom imaginaire qu’il s’est donné sur la première page, et dans lequel il tremble lui-même de se reconnaître ; il recule, comme le canon, devant son propre éclair et son bruit. Ainsi il est toujours en contradiction avec lui-même, ainsi il est et n’est pas lui ; mais ce qui devient lui, ce qui n’est aucun autre que lui, c’est le bizarre composé, le résultat final de cette contradiction perpétuelle. Voilà, si l’on veut, son paradoxe.

Que l’on ne dise pas cependant que c’est là une de ces folles plumes qui s’abandonnent en filles perdues à tous les dévergondages de la pensée, qui n’ont peut-être ni le discernement du faux, ni certainement le souci du vrai, qui se prêtent à tout et ne se livrent à rien, qui prennent tour à tour et repoussent sans choix, sans conscience, sans respect, sans amour, qui jettent une ombre sur toute clarté, font reluire d’un faux jour toutes ténèbres, qui se font un jeu d’insulter à toute certitude, à leur propre intelligence, et appliqueraient le masque du sophisme sur la face même de la vérité. C’est là sans doute ce que l’on appelle une plume à paradoxes ; mais auquel de ces traits reconnaître M. de Stendhal ?

Il faut se bien convaincre d’abord que l’auteur de le Rouge et le Noir, des Promenades dans Rome, de l’Histoire de la peinture en Italie, de la Vie de Rossini, n’a visé ni à la gloire du romancier, ni à celle du voyageur ou du critique, ni à celle de l’historien, ni même, quoique sa manière d’écrire soit tout épisodique et anecdotique, à celle du biographe. L’histoire, le roman, le voyage, la biographie, ont été tour à tour le cadre dans lequel il a fait entrer l’objet unique et constant de sa pensée. Cet objet, c’est la science de l’homme, puis l’objet immédiat de cette science primordiale, la science du bonheur. Il n’y avait donc qu’une gloire pour lui, celle de voir juste et de déduire rigoureusement. Il a dit et répété de vingt manières que tout bon esprit commence par se faire une bonne logique, un art à lui de raisonner juste : tel a été en effet son grand travail préalable sur lui-même. Aussi, a-t-il affecté plus que de l’insouciance à l’égard de toutes les autres parties de l’écrivain, afin de faire mieux ressortir ce qu’il croyait avoir d’excellent dans celle-ci. Il semblerait qu’il laissât au hasard le soin de composer ses livres et retirât à la grammaire tout droit sur l’arrangement de ses phrases. Ajoutons qu’à la vérité, s’il paraît avoir peu étudié la langue sous le point de vue de la correction, il en a étudié profondément le génie et combiné les ressources quant aux effets qu’il en veut tirer le plus habituellement. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins un écrivain négligé, et il n’est que vrai lorsqu’il dit : « Quant à moi, j’aime mieux encourir le reproche d’avoir un style heurté que celui d’être vide ; » ou encore : « J’écris comme on fume un cigare ; une page qui m’a amusé à l’écrire est toujours bonne pour moi. » Mais dans ces phrases même, où il confesse et montre peut-être sa négligence, nous retrouvons ce qui le caractérise bien autrement, son horreur pour le vide. En effet, M. Beyle est essentiellement un penseur ; l’art de penser a été le but de toute son activité intellectuelle ; l’art de faire penser est le principe de sa manière d’écrire ; et comme l’objet unique de ses pensées a été une science d’observation, toutes ses visées, toute son ambition, toute sa gloire, tout le fruit de sa vie, sont restés attachés au renom d’observateur pénétrant et de logicien rigoureux. Un seul paradoxe jeté là-dedans de gaieté de cœur renverse du même coup tout ce laborieux édifice ; et puis, est-il besoin de s’y prendre de si loin pour entrer dans le métier de faiseur de paradoxes ?

M. de Stendhal fonde si peu son succès sur ce genre d’agrément, il vise si peu à cet étrange mérite, qui consiste à surprendre un instant la bonne foi de son lecteur, que, dans la crainte que la vigilance de celui-ci ne s’assoupisse, il prend soin lui-même de la tenir en haleine et toujours sur ses gardes. Il émet peu de propositions qu’il ne fasse suivre de cet avis renouvelé sous toutes les formes : « J’invite à se méfier de tout le monde, même de moi… Ne croyez jamais qu’à ce que vous avez vu, n’admirez que ce qui vous fait plaisir, et supposez que le voisin qui vous parle est un homme payé pour mentir. » Il n’y a pas jusqu’à tel mince détail de technie musicale à propos duquel M. de Stendhal ne vous dise : « Vérifiez cette assertion sur le piano voisin ; » ou s’il s’agit de peinture et de particularités d’anatomie ou de coloris : « Allez à l’école de natation, et regardez le nu. » Ce qu’il recommande à ses lecteurs, il l’a pratiqué pour lui-même. Il s’est soumis lui-même à toute sorte d’expériences minutieuses, et là peut-être est la clé de bien des bizarreries qui n’ont été que des bizarreries pour le voisin. Il ne lui a pas suffi de voir et de toucher ; il a tenu pour suspects son tact et sa vue et son ame ; il a soumis toute sa sensibilité à cette méfiance qu’il conseille aux autres ; il a obligé son esprit à des tours de force pour obtenir qu’il en vînt à pouvoir observer sa propre attention lorsqu’elle était tendue elle-même à observer autre chose. Le mouvement de passion, si inopiné qu’il soit, n’échappe pas à cette surveillance, qui est devenue une habitude. Que dis-je ? et comme ce mot me revient, il n’est pas jusqu’à l’habitude elle-même, cette source continue d’actes inaperçus et involontaires, il n’est pas jusqu’à l’habitude qui ne se soit laissé surprendre par cette vigilance infatigable, et qui n’ait été suivie des yeux, étudiée, comme le serait la volonté réfléchie. Voilà bien de quoi faire que nul écrivain ne soit moins naïf que M. de Stendhal, mais aussi que nul ne soit plus sincère.

En effet, nous touchons ici à la dignité de sa conscience d’homme privé et d’écrivain, et si nous l’avons vu déjà, à tant d’autres égards, se variant, se forçant, s’évitant, se cherchant hors de lui-même, le sentiment de cette dignité est un point sur lequel il n’a jamais eu ni à se forcer, ni à s’éviter, ni à revenir. Là il est resté lui, un lui qui n’avait rien d’artificiel, qu’il a trouvé tout fait et conservé tel avec soin, sans doute, mais sans effort, sans ostentation, et à peu près comme l’on respire. À côté de son ironie perpétuelle et extérieure, il a eu dans le for de sa conscience un culte sérieux et qui ne s’est point démenti pour ce qui lui a paru respectable, comme éternel et capital objet d’intérêt pour l’esprit humain. Il a voué sérieusement sa vie à la recherche du vrai, à l’amour du beau. S’il a voulu donner à la vérité un air futile et narquois, ridendo dicere verum, c’est un peu par envie d’être neuf et de ne ressembler à personne, par amour de ce qu’il appelle le divin imprévu, un peu par haine du pédantisme et de la pesanteur des gens qui l’ont précédé dans cette recherche, un peu aussi par démangeaison taquine et pour se moquer de la futilité ignorante du vulgaire des lecteurs en ayant l’air de leur dire : Voilà tout ce que vous pouvez digérer et supporter. Il le dit même, et plus d’une fois, en termes à peu près aussi explicites et certainement plus piquans.

Ce mépris du vulgaire est encore chez lui un trait persistant, et qu’il a su lier à la dignité de son caractère, par le dégoût vrai et actif qu’il en a tiré pour les succès qui viennent d’un grand achalandage et pour les pratiques au moyen desquelles on l’obtient. « Je voudrais, dit-il quelque part, écrire dans une langue sacrée. » Ailleurs il invoque un lecteur unique et qu’il voudrait unique dans tous les sens ; ailleurs encore il se relâche de cette rigueur hyperbolique, et va jusqu’à dire, en invitant toute autre espèce de lecteur à fermer le livre, « qu’il lui serait doux de plaire à trente ou quarante personnes de Paris, qu’il ne verra jamais, mais qu’il aime à la folie sans les connaître, par exemple quelque jeune Mme Roland lisant en cachette quelque volume qu’elle cache bien vite, au moindre bruit, dans les tiroirs de l’établi de son père, lequel est graveur de boîtes de montres. » Sur la dernière page de plusieurs de ses ouvrages, il inscrit, en grandes capitales, cette dédicace :

TO THE HAPPY FEW,

et ce petit nombre d’heureux, nous l’espérons, se sera rencontré en effet. Mais le grand nombre a été repoussé : est-ce par de tels moyens ? Sans doute, ces déclarations ou d’autres semblables ne suffisent pas, et si M. de Stendhal s’en était tenu avec tant d’autres à paraphraser ainsi le odi profanum vulgus, on pourrait n’y voir que les boutades d’une impertinence quelque peu fastueuse, et peut-être un moyen de recouvrir d’un grand appareil de fierté quelque dessous de table dont l’ombre abriterait de réelles bassesses. D’ailleurs, jeter des mépris au vulgaire, ce n’est pas un acte aussi hardi qu’on le pourrait croire ; c’est même une insinuation flatteuse adressée à tous ceux qui voudront bien ne pas se confondre avec le vulgaire. Les vraies barrières de l’écrivain, celles qui ont résisté à l’irruption du succès, ne sont point là. Elles sont dans la nature de ses idées et dans sa manière de les présenter par la pointe ; elles sont dans la contexture de ses livres et dans la forme de son style, dans cette langue sinon sacrée, du moins quelque peu hiéroglyphique, qu’il s’est créée à force d’ellipses, de tours hachés, de sens rompus ou interrompus, et faits pour rebuter une curiosité purement oisive, à force de rapprochemens disparates, au premier abord, entre des propositions dont il omet les termes intermédiaires, d’allusions à peine indiquées, de demi-mots, de taquineries, d’espiègleries de tout genre ; elles sont encore dans son empressement à brusquer ou à persifler les opinions ou les goûts établis : elles sont en un mot dans toutes ces précautions qu’il prend pour forcer son lecteur à penser ou à le prendre en haine. Rien n’est clair d’ailleurs comme sa petite phrase nette et, quoique pleine, preste et concise. Tout le travail qu’il impose porte sur les pensées, mais c’est là un travail réel, indispensable, et qui, outre l’application actuelle, demande souvent, pour aboutir à un résultat, toute une bonne éducation antérieure. Voilà derrière quelles difficultés il s’est barricadé ; voilà comment il s’est rendu inabordable à deux classes de lecteurs en dehors desquelles il n’y a plus de foule : les lecteurs indolens et les lecteurs ignorans. Il ne s’est donc point borné à répéter d’un air hautain la première partie du vers d’Horace ; il en a mis la fin dans sa pratique : et arceo. Il a mis à éloigner le profane un soin, un art, presque un génie, et, dans tous les cas, une bonne foi que personne avant lui, pas même Horace, n’avait été aussi jaloux d’appliquer à ce but. Peut-être s’en est-il payé par le plaisir d’être en cela encore comme nul autre ; mais enfin il a donné des gages à son dire : il s’est jeté résolument, sincèrement, loin des régions faciles où le succès croît et fleurit sous le battement des pieds de la multitude, dans l’île quasi déserte où devait se rencontrer son lecteur unique ou tout au plus ses quarante Mme Roland, et il a brûlé ses vaisseaux. Il a cherché un succès peu bruyant, mais exquis, des applaudissemens rares, mais délicats. Il a donné à notre époque cet exemple trop peu répété d’un talent et d’une renommée qui ne sont exploités ni dans le sens de l’argent ni dans le sens d’une grossière satisfaction de vanité. Il s’est tenu debout au milieu du courant qui emporte vers cette double proie tant d’appétits plus gloutons qu’épurés, et où un scandale de plus se perd si facilement dans la foule des scandales. C’est là, disons-nous, autre chose que de la fatuité et de l’impertinence, et quand, à certains momens de sa vie littéraire, des relations inévitables venaient ramener son esprit sur ces soins qui lui répugnaient, il prenait le moyen le plus court et le plus sûr pour s’y soustraire : il fuyait. Une telle répugnance lui suffisait sans doute pour justifier cette fuite brusque et singulière dans un moment où les auteurs n’ont pas pour habitude de chercher « le fond des bois et leur vaste silence. » Veut-on absolument qu’à cette raison nous en ajoutions une autre, l’amour du divin imprévu ?

Admettons d’abord qu’en cet amour comme dans le reste, M. Beyle a été un homme de précaution, et que, pour être singulier en tout, il s’est piqué, bien qu’il parlât avec esprit, de ne parler aussi qu’avec connaissance. Il se moque, en passant, de l’académicien qui avait découvert sur une inscription le roi Feretrius, et ce n’est pas lui qui eût fait de saint Augustin un Grec, ou qui eût jeté le Rhône dans la mer à Marseille. Ce genre de surprise et d’imprévu n’était point celui qu’il ménageait à ses lecteurs, et tout l’esprit du monde ne lui eût point paru justifier une si profonde sécurité dans une si magnifique ignorance. En pareil cas, il eût su du moins qu’il ne savait pas, et il se fût mis à apprendre, à étudier comme un simple pédant, quitte à reprendre, pour importer et mettre en œuvre ce lourd butin, la légèreté et les graces piquantes, les ailes et le dard d’une abeille. Voyez comment il s’y prend avant d’oser parler de ce qui fait le sujet unique de ses écrits. Il pose comme base de la connaissance de l’homme la physiologie : il veut connaître l’homme, il étudie donc la physiologie, qui possède déjà de son temps Bichat et Cabanis. Il s’attache surtout à Cabanis, qui asseoit justement la question sur le point où lui-même dirige ses recherches, les rapports du physique et du moral. Toutes les fois qu’il arrive sur ce terrain, c’est à Cabanis qu’il a recours, et il lui emprunte notamment la classification et la définition des tempéramens, qui occupe une place assez importante non-seulement dans la théorie du beau antique et du beau moderne placée en tête du second volume de l’Histoire de la Peinture en Italie, mais encore dans l’enchaînement général de ses idées. Indépendamment de la physiologie, il y a tout un ordre de phénomènes qui peuvent être examinés à part, et qui résultent du mécanisme de la pensée. La métaphysique, telle qu’elle est constituée, n’a pas grand crédit auprès de lui. Cependant il rencontre, dans cette branche encore, un homme dont la méthode lui paraît excellente, l’analyse sûre, le coup d’œil pénétrant, et il s’incline devant M. de Tracy aussi profondément que devant Cabanis. Voilà déjà l’homme étudié par abstraction, dans ses organes, dans ses facultés, et tel que le présentent les sciences qui ont pour objet l’une ou l’autre des deux faces de sa nature. Il faut le voir maintenant à l’œuvre comme être social, et sous l’influence des climats ou des gouvernemens. Alors se présente une nouvelle série d’études sérieusement faites et attestées par les traces que l’on retrouve dans ses écrits de Machiavel, de Montesquieu, de Delolme, de Bentham, de Malthus, aux élucubrations duquel M. de Stendhal ajoute, par parenthèse, une singulière idée, celle d’utiliser, au profit de la dépopulation, un expédient dont on use encore en Italie dans un intérêt purement musical. Tous ces documens amassés, il reste à les compléter et à les contrôler par l’histoire. Ici M. de Stendhal n’accorde d’autorité qu’aux originaux, c’est-à-dire aux écrits du temps, mémoires, correspondances, récits historiques, pièces authentiques, etc. Il veut prendre les passions sur le fait. C’est avec un beau mouvement d’orgueil et de défi qu’on le voit quelque part éloigner d’avance les contradicteurs par cette exclamation : « L’homme qui écrit ces lignes a parcouru toute l’Europe, de Naples à Moscou, avec cent auteurs tous originaux dans sa calèche. » Quant aux historiens qui ont rédigé après coup, il les récuse comme vendus à un pouvoir ou à un système. Nous retrouvons bien là sa circonspection méfiante et sa méthode expérimentale.

Tous les travaux que nous venons d’énumérer jusqu’ici n’ont eu en effet pour but et pour résultat que de lui aiguiser l’esprit, de lui ouvrir des veines d’informations, de lui fournir des thèmes à vérifier. Son étude capitale a porté sur l’homme vivant, sur l’homme qu’il pouvait voir et toucher, et il l’a regardé d’un bout à l’autre de l’Europe, d’un bout à l’autre de l’échelle sociale. Ainsi la physiologie, la métaphysique, la politique, la philosophie de l’histoire, l’histoire proprement dite, et par-dessus tout cela la vie pratique, les salons et les bivouacs depuis Naples jusqu’à Moscou, tels sont les fondemens sur lesquels M. de Stendhal a voulu asseoir les quelques idées qu’il allait mettre en œuvre, et tous ces matériaux étaient rassemblés, tous ces fondemens jetés, lorsque, pour la première fois, à l’âge de trente-un ans, l’observateur commença l’apprentissage d’un nouveau métier, celui d’écrivain. De tous ceux qu’il a exercés, ce métier est le seul qui n’en ait jamais été un pour lui ; mais les autres ont merveilleusement concouru à lui amener tout ce dont il allait avoir besoin dans celui-ci.

II.

Né à Grenoble, le 23 janvier 1783, Henri Beyle annonça tout d’abord cette vivacité d’intelligence qui a valu tant d’hommes distingués au pays qui l’a vu naître. Dès sa quatorzième année, il terminait son cours de belles-lettres par un dernier succès dont on ne trouverait peut-être pas deux exemples dans les annales universitaires ; tous ses camarades renonçaient à la lutte, et lui abandonnaient la palme avant le combat. Ce feu précoce de l’esprit explique sans doute le peu d’attention qu’il donnait alors et qu’il a donné même par la suite soit à la correction du langage, soit à l’orthographe. Au temps de ses triomphes, il écrivait cela avec deux ll. Nous marquons ce détail, parce que lui-même en a consigné le souvenir dans son roman de le Rouge et le Noir, en prêtant la même faute à son héros, Julien Sorel. Nul romancier, pour le dire en passant, n’a d’ailleurs été plus personnel que lui.

De 97 à 99, il étudia les mathématiques. Son père voulait le faire entrer à l’École Polytechnique, qui se fondait alors. Il feignit de se prêter aux vues paternelles ; mais il avait une passion vraie ou artificielle, celle de la musique : à cette époque, il se croyait appelé à exprimer par des sons ce qu’il avait dans l’ame. C’était une confidence qu’il se gardait bien de faire à son père ; seulement, comme ses a + b le mettaient sur le chemin de Paris, où il voulait arriver pour l’amour de la musique, il s’accommodait de son mieux aux vues qu’on avait sur lui. Cette étude des mathématiques, il n’en faut pas douter, lui a été d’une utilité qu’il ne prévoyait apparemment pas alors : il y a pris, en partie du moins, les habitudes d’esprit auxquelles il doit cette analyse exacte et pénétrante, cette netteté d’idées qui sont certainement la partie la moins contestable de son talent. C’est aussi à cette étude qu’il a dû de voir enfin Paris, et cela dans un beau moment, le lendemain même du 18 brumaire. C’était peu le temps de pâlir sur des intégrales, et peu aussi le temps de chanter, si ce n’est le Chant du Départ. Le jeune Beyle était recommandé à M. le comte Daru, son parent. Cette protection ne tarda pas à lui faire sentir ses effets. On lui retira des mains ses livres et sa craie ; on les lui échangea contre un grand sabre. Adieu les rêves sonores et les solitudes mélodieuses ; que les forêts chantent elles-mêmes le consul, si elles en sont dignes.

M. Daru avait fait ajouter au grand sabre les galons de maréchal-des-logis ; ils eurent l’honneur de recevoir le baptême du feu à Marengo. Plus tard, quand M. de Stendhal voudra donner une idée du bonheur, il dira : « Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le connaît, par exemple, la première perdrix que l’on tue à douze ans, la première bataille d’où l’on sort sain et sauf à dix-sept. » Ce tout le monde le connaît, à propos du bonheur dont il parle, a un petit air de mot échappé qui en fait un trait charmant. Tout le monde le connaît, comme tout le monde écrit cela avec deux ll. C’est là un détour adroit et de bon goût, qui est devenu familier à M. de Stendhal pour éviter de dire je et pour se mettre en scène sans trop en avoir l’air. Il y a eu surtout un moment dans sa vie, quand il écrivait son livre de l’Amour, par exemple, où il aimait à laisser traîner dans ses écrits le bout du grand sabre, qui ne sonnait plus depuis long-temps sur le pavé : il en avait comme gardé la dragonne attachée à sa plume. Dans ce livre, le lecteur a nécessairement des épaulettes, il est en campagne ou en garnison ; on lui parle de son colonel. On ne suppose pas un instant qu’il puisse porter un simple frac bourgeois, comme celui de l’auteur.

La carrière militaire de M. Beyle ne fut pas bien longue. Du 6e régiment de dragons, où il était devenu sous-lieutenant, il passa, après un an de service, dans l’état-major du général de division Michaud ; mais, le grade de lieutenant étant exigé pour les fonctions d’aide-de-camp, il se vit bientôt obligé de retourner à ses dragons. Après deux nouvelles années, M. Beyle s’ennuya du service, et, la petite paix de 1803 survenant, il saisit cette occasion honorable de donner sa démission. Il avait vingt ans. Malgré cette extrême jeunesse et les diversions brillantes en ce temps-là de la vie militaire, il observait déjà, et son esprit paraissait tourné aux idées qui depuis en ont occupé toute l’activité. On trouve dans l’Amour plusieurs anecdotes qui lui sont fournies par les observations et les souvenirs de ce premier séjour en Italie. Mais ces anecdotes sont-elles vraies ? C’est une question qu’il faut souvent se faire avec lui quand on a quelque raison de tenir à la réalité des faits. Il n’aimait point à peindre autrement que par l’action même ; il trouvait vague tout ce qui ne s’exprimait que par des mots emportant une signification générale. Il dit quelque part : «… Je conterais trente anecdotes et je supprimerais toutes les idées générales sur les mœurs. Tout ce qui est vague en ce genre est faux. Le lecteur qui ne connaît que les mœurs de son pays entend par les mots décence, vertu, duplicité, des choses matériellement différentes de celles que vous avez voulu désigner. »

Cette horreur du vague, qui se confond avec l’horreur du vide, engendre toute sa manière d’écrire ; c’est par là qu’il est parvenu à se faire un style si propre à stimuler la pensée du lecteur ; c’est par là aussi qu’il est devenu si grand conteur d’anecdotes. Qu’il s’agisse, en effet, de peuples ou d’individus, son procédé n’est pas de peindre à grands traits, mais de conter. Il ne résume pas ses impressions ou ses jugemens, il en expose les matériaux. Sans doute, dans cette foule énorme d’anecdotes qu’il rapporte ou qu’il indique seulement par un mot, comme si on les connaissait, il y en a un grand nombre qu’il s’est borné à recueillir. Néanmoins, lorsque l’observation lui avait fourni un certain nombre de traits de caractère et que le petit évènement dans lequel ils auraient pris du relief et de la vie ne se présentait pas, M. de Stendhal l’inventait. Ainsi il raconte qu’un soir, à Albano, une des dames romaines qu’il accompagnait s’écria en prenant une glace : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » À la rigueur, il n’est pas impossible que M. de Stendhal ait entendu cette parole ; mais n’est-il pas plus probable qu’il l’aura prise dans son imagination, où elle se sera introduite par la mémoire, sans que, cette fois, notre penseur s’en soit aperçu, ou que plutôt encore il se sera borné à mettre bravement en prose trois vers de La Fontaine, sans même prendre la peine d’y changer aucune circonstance ?

Et ne suis pas du goût de celle-là
Qui, buvant frais (ce fut, je pense, à Rome),
Disait : Que n’est-ce un péché que cela[1] !

S’il a pillé quelques-unes de ses anecdotes, il en a prêté aussi ; l’histoire de M. de Canaples, dont il n’est pas le premier éditeur il est vrai, est devenue, sous la plume de M. Scribe, une charmante nouvelle avec des héros et des mœurs du XIXe siècle et le titre de Roi de Carreau. Au reste, en fait de mots et d’anecdotes, M. de Stendhal, assez riche de son propre fonds pour traiter cela comme son bien, prenait partout. Ainsi, ce mot qu’il aimait sans doute, puisque plus d’une fois il le répète, ce mot sur Raphaël : « Il n’est pas séducteur, il est enchanteur, » est tout au long dans les lettres du président de Brosses, qui ne le répète pas.

Sa démission donnée, il revint à Grenoble prendre le vent et aviser à s’orienter vers quelque carrière nouvelle. Avait-il déjà perdu de vue sa vocation musicale ? Ce qui paraît certain, c’est qu’à Paris, où il se rendit bientôt après, ses études portèrent tout entières sur les matières que nous avons indiquées. Pendant deux ans, il vécut dans la solitude avec ses livres. À cette époque, le génie de la nation était tout à la guerre ; la littérature brillait d’un faible éclat ; on vivait sur les restes de l’abbé Delille ; tout languissait, tout s’éteignait : la tragédie en était à Legouvé, la comédie à Demoustier, compensé, il est vrai, par Picard. Le reste de la poésie était à la didactique, à la traduction, à la description, à l’imitation des imitations ; c’était une agonie. « Moi qui vous parle, dit M. de Stendhal, j’ai vu M. Esménard tenir dans Paris état de grand homme. » La prose en était au vieux Laharpe, encore tout étourdi du coup de massue que la révolution avait porté à ses beaux rêves philosophiques et à ses facultés, qui toutes avaient tourné à une palinodie furibonde. La prose avait encore, il est vrai, Mme de Staël et M. de Châteaubriand ; mais, sur ce dernier, M. de Stendhal n’a jamais su aller au-delà de cet éloge : « Les belles phrases du Génie du Christianisme ; » ce qui est, il faut le dire, une louange bien mince dans sa bouche. Mme de Staël était encore moins bien venue auprès de M. de Stendhal ; il la nomme souvent, toujours avec ironie, sauf deux petites fois ; il n’a guère vu chez elle qu’un faux goût, qu’une fausse chaleur, qu’une rhétorique phrasière et boursoufflée, et l’emphase des mots recouvrant le vide du sentiment ou de la pensée. Il souligne le mot enthousiasme dans cette phrase : « Une femme connue par son enthousiasme pour les beautés de la nature s’est écriée pour plaire aux Parisiens : Le plus beau ruisseau du monde, c’est le ruisseau de la rue du Bac ! » Nous ne serions point étonné que ce fût en haine de Corinne, qu’il eût adopté dans ses ouvrages sur l’Italie la forme déshabillée du journal de voyage et de la note de carnet non encore rédigée. C’est encore en haine de Corinne, en haine du Génie du Christianisme et des Martyrs, qu’il dit : « Je serais ennuyeux comme un faiseur de prose poétique… À moins de faire de la prose poétique qui ne compte pas… Je demande pardon pour le parler bref et tranchant, je pourrais dire les mêmes choses en beau style néologique et moral, mais… etc. » C’est encore en haine de Corinne, en haine de Cicéron, en haine de tous les prosateurs Italiens, dont il fait deux catégories, les pédans d’idées et les pédans de style, qu’il fait cet éloge de Fontana à propos de son Tempio Vaticano : « Ainsi que les ouvrages des hommes qui ont agi, celui-ci est plein d’idées, et l’auteur ne songe pas au style. Ces manières de voir, même dans ce qu’elles pouvaient avoir d’injuste, ne lui étaient pas tellement personnelles qu’on ne les retrouve dans un écrivain qui avait, comme lui, porté l’épée, comme lui, aimé l’Italie, comme lui, mêlé les goûts de l’étude aux travaux de la guerre, et qui devait plus tard, avec un esprit semblable à quelques égards, arriver à une gloire plus grande par des moyens tout différens. Ce n’est pas, en effet, de Paul-Louis Courier qu’on peut dire qu’il ne songeait pas au style ; mais il n’y cherchait la beauté que par la force, et M. de Stendhal l’a plus d’une fois consulté. Quant à ce dernier, la littérature de son temps n’était pas pour lui une littérature, elle lui paraissait manquer d’intelligence, de vie, d’inspiration, de vérité : il s’est piqué de créer, sinon un genre, au moins des ouvrages qui tireraient leur mérite de ces seules qualités, abstraction faite de toute forme littéraire ; mais emporté par l’esprit de réaction contre la littérature de mots et de phrases, contre les idées et les formes académiques, contre les Laharpe et les poétiques, contre les littérateurs estimables, les bons hommes de lettres, les gens moraux et tristes, partout où l’humeur l’entraîne, il a perdu de vue dans ce jeu d’escarmouche, dans ces habitudes de petite guerre et de combats d’avant-garde, l’importance de la discipline et de l’ordonnance des ensembles ; il a trop méconnu la valeur du soldat qui combat en ligne, et il a réduit ses espiègleries en erreurs.

Quoi qu’il en soit, tout cela partait d’une vue juste et nette, et bien hardie de son temps ; M. de Stendhal avait compris tout d’abord que plus Voltaire est Virgile, moins il est Virgile[2], c’est-à-dire qu’une littérature, comme un homme, doit d’abord être soi, qu’elle n’existe qu’à cette condition, et qu’elle a à se chercher elle-même, non dans les modèles et les règles du passé, mais dans les besoins, dans l’esprit, dans tous les rapports qui doivent l’unir intimement à la vie de son temps. Ce fut à chercher ces rapports qu’il s’appliqua ; de là le plan d’études que nous avons tracé. C’est pendant ces deux années de retraite au milieu de Paris, de vingt à vingt-deux ans, qu’il refait lui-même son éducation de collége, non sur des livres classiques trop oubliés, mais sur Cabanis, sur M. de Tracy, sur Montesquieu, sur Montaigne, et son intelligence en est déjà au point où nous la trouverons vingt-cinq ans plus tard lorsqu’il s’écriera : « Quand verrai-je un peuple élevé sur la seule connaissance du nuisible et de l’utile, sans Juifs, sans Grecs, sans Romains ? » En 1803, il était déjà romantique comme il le fut lorsqu’il publia, sur le romanticisme, ses brochures de Racine et Shakspeare (1823-25). Il portait déjà en lui les idées qui se résumèrent depuis dans cet argument fondamental et charmant : « De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses plaisirs de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823, et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! Que nos graves adversaires regardent autour d’eux ; le sot de 1780 produisait des plaisanteries bêtes et sans sel, il riait toujours ; le sot de 1823 produit des raisonnemens philosophiques vagues, rebattus, à dormir debout, il a toujours la figure allongée ; voilà une révolution notable. Une société dans laquelle un élément aussi essentiel et aussi répété que le sot est changé à ce point, ne peut supporter ni le même ridicule, ni le même pathétique ; alors tout le monde aspirait à faire rire son voisin, aujourd’hui tout le monde veut le tromper. »

Quoi de plus fin et de plus solide en même temps, de plus plaisant et de plus juste, que cet argument sur lequel repose tout le romanticisme de M. de Stendhal ? En 1823, cet argument lui fournissait une brochure ; en 1803, il avait décidé de la direction de son esprit. Mme de Staël, en se faisant romantique, s’est faite Germaine, ce qui est une autre manière d’être classique. M. Hugo a déplacé adroitement, si l’on veut, et amoindri la question en l’ajoutant au programme du libéralisme de la restauration. M. Sainte-Beuve lui a cherché une autorité bien lointaine en la rattachant, malgré la chaîne brisée des temps, au mouvement poétique du XVIe siècle, à son Ronsard, comme il le dit agréablement. M. de Stendhal, de tous ceux qui sont entrés dans cette controverse, serait-il donc celui qui en aurait trouvé et dénoué le nœud ? Aurait-il été le vrai romantique avant même que le romantisme eût trouvé son nom ? Il a dit : Restez dans votre pays, restez dans la question littéraire, restez dans votre temps ; regardez le sot, il vous l’expliquera. Et en effet, pour son compte personnel, il n’a cessé, durant toute sa vie, d’avoir les yeux fixés sur le sot. C’est là le terrible voisin qui l’a tant gêné, comme Pascal son précipice, et contre lequel il n’a su se donner de la force qu’en lui déclarant une guerre à outrance.

L’état de sa fortune ne lui permit probablement pas de continuer ses études au-delà de ces deux années ; car, ce terme expiré, il quitta Paris pour Marseille, où il fut commis chez un négociant dont le père habitait, à Grenoble, dans la maison du grand-père de M. Beyle. Peu de temps après, en 1806, on le nomma adjoint au commissaire des guerres, fonction qui lui valut bientôt celle d’intendant des domaines de l’empereur, à Brunswick. Dans ce bon pays allemand, il trouva un jour moyen de tirer 8 millions d’une mouture qui n’en devait rendre que quatre, et comme d’ailleurs il ne cacha point ces 4 millions de surplus dans sa poche, cela fit dire qu’il avait le feu sacré ; c’était un mot du temps. La campagne de 1809 vint l’arracher au Brunswick. Il suivit, comme attaché à l’intendance-générale, sous M. Daru, l’armée de Wagram, et put assister dans Vienne au convoi de Haydn, mort le 31 mai du coup qui avait anéanti l’indépendance de son pays.

Ce fut, je crois, dans le cours de cette campagne que M. Beyle eut occasion de montrer qu’il possédait réellement ce feu sacré dont on lui avait fait honneur en des circonstances où le mot était moins heureusement appliqué. On l’avait abandonné avec les malades et les approvisionnemens dans une petite ville dont la garnison avait été jugée plus nécessaire ailleurs. Officier d’administration, le dépôt qu’on laissait était placé sous sa responsabilité. Le pays était mal disposé à notre égard, et n’attendait qu’une occasion pour nous le faire sentir. À peine la garnison avait-elle quitté la ville, qu’une insurrection formidable s’organisa, le tocsin sonna, toute la population se leva. Il ne s’agissait de rien moins que de massacrer les malades à l’hôpital, et de piller ou brûler les magasins. Privés de troupes, les officiers militaires de la place ne savaient où donner de la tête. Cependant l’émeute devenait plus menaçante. Les abords de l’hôpital s’encombraient, les cris de mort se faisaient entendre ; au péril de ses jours, M. Beyle se jette dans ces rues abandonnées à une multitude furieuse, et pénètre dans l’hôpital. Les convalescens, les malades, les blessés, tout ce qui peut un instant se tenir debout ou à peu près, il fait tout lever, il arme tout. Les plus impotens, il les met en embuscade aux fenêtres, qui, garnies de matelas, deviennent des meurtrières ; les autres, cavalerie, infanterie, toutes les armes confondues cette fois sous l’uniforme lugubre de l’hôpital, il en fait un peloton ; il ouvre les portes, et se précipite sur l’émeute. À la première décharge, tout se dissipa.

Le 3 août 1810, M. Beyle passa, comme auditeur de première classe au conseil d’état, dans la grande fournée des trois cents, et fut attaché au ministère de la guerre. Peu de jours après, on le nommait inspecteur-général du mobilier de la couronne. Enfin, en 1812, il partait comme directeur-général de l’approvisionnement de Minsk, Witepsk et Mohilef, pour ce grand voyage de Moscou où il emportait tant d’auteurs originaux dans sa calèche. Ici finit le cours de ses prospérités officielles. L’intermède de la restauration fut pour lui, à part un grain de politique, une période toute littéraire. Les évènemens de 1814 le firent retourner en Italie, où il mena pendant cinq ans une vie d’observation, d’études et de relations avec les hommes les plus distingués, entre lesquels il faut nommer Byron, qu’il rencontra à Venise, comme il l’a depuis raconté. En 1819, il revint à Grenoble pour coopérer à l’élection de Grégoire ; puis, après une visite à Paris, il reprit le chemin de l’Italie, qu’il ne quitta qu’en 1821. Ce ne sont plus qu’allées et venues, non-seulement au-delà des monts, mais aussi en Angleterre[3]. Malgré son libéralisme, un des séjours qu’il fit en France lui donna un moment singulier d’importance à la cour. Le pape venait de mourir. Le cabinet des Tuileries manquait de notes sur les membres du sacré collége qui pouvaient être appelés à recueillir la succession de saint Pierre. Personne, autour du roi, ne connaissait Rome suffisamment. Le temps pressait. On avait oublié pendant quelques mois cette mort du pape, et le conclave allait se réunir. Qui sera nommé ? C’était une question d’un haut intérêt pour la France. Comment agir et par qui ? Dans cet embarras, le nom de M. Beyle est prononcé et accueilli avec ardeur. On députe chez lui. Il promet une note sur chacun des cardinaux éligibles. Il désigne celui que la France doit appuyer, et c’est d’une bouche libérale que sort le nom du pape qui sera porté par une cour ultramontaine. Probablement sa sainteté a toujours ignoré qu’elle dût sa tiare à un pauvre homme d’esprit français logé dans les

combles de la rue Richelieu. En 1830, M. le comte Molé l’avait nommé consul à Trieste, mais l’Autriche lui ayant, malgré ses pseudonymes et ses déguisemens, refusé l’exequatur, à cause de maint passage inséré dans ses ouvrages sur l’Italie, on chercha un souverain plus accommodant, et ce fut à Civita-Vecchia qu’il alla remplir les fonctions consulaires dont il est resté investi jusqu’à sa mort.

Pendant les trois périodes à travers lesquelles nous venons de suivre la vie de M. de Stendhal, et dans toutes les parties de l’Europe, il se trouva mêlé au plus haut monde. Il était connu personnellement de presque tous les grands personnages de France, d’Italie, d’Allemagne, auxquels la politique, l’esprit, la naissance ou toute autre supériorité avaient assuré un rang élevé dans leur pays. Il savait leur histoire à tous, le faible et le fort de chacun. Leur portrait était dessiné dans son esprit en anecdotes. L’art de présenter ces anecdotes, de les taire à propos, d’en montrer une partie et d’en cacher une autre, d’être à la fois de bon goût dans la parole, de bon goût dans la réticence, et piquant dans toutes les deux, faisait de lui un homme précieux dans les salons. Il y était recherché et écouté, quoiqu’il inventât en parlant, chose inconvenante, comme il le dit, parce qu’elle peut surprendre l’interlocuteur et le laisser sans réplique. Il s’y était tellement acclimaté, que, sorti de là, il ne pouvait plus être autre chose qu’un homme de salon. Ses livres en effet sont encore des causeries ; ils en ont le négligé, la vivacité, les interruptions, les digressions, les précautions, le trait, toutes les soudainetés, toutes les graces. Il a donc pu étudier, et sous toutes ses faces, le mécanisme des passions grandes ou petites qui meut les ressorts de la pauvre machine humaine. La rare perspicacité dont il était doué allait tout de suite au fond. Toutes les circonstances oiseuses ou trompeuses, il les éliminait sur-le-champ. C’était pour lui comme une autre algèbre aux opérations de laquelle l’habitude des problèmes de l’algèbre véritable avait dû contribuer à rompre son esprit. Mais à cette netteté pénétrante de la vue il ajoutait une malice qui ne lui venait pas de l’algèbre. Il a bien justifié pour son compte ce mot dans lequel il résume le caractère dauphinois : brave et jamais dupe. Il mettait, à la vérité, une grande bienséance dans ses plus grandes malices. Si son œil perçait à jour toutes les ombres, tous les voiles, il n’avait garde de les déchirer et de montrer grossièrement à nu des vérités déplaisantes ou choquantes. En même temps qu’il excellait à découvrir, sous le mot ou sous l’acte agréable et usité, une idée, un jugement, un sentiment qui avait moins de graces séduisantes, il excellait aussi à couvrir du mot agréable les idées, les jugemens, les sentimens qui ne l’étaient point. Spirituel et voluptueux égoïste, il trouvait qu’on devait écarter des yeux toute image qui ne peut que les blesser sans utilité. Quoique libéral et homme d’opposition par conséquent, l’on peut même dire d’une opposition taquine, il était l’ennemi déclaré des déclamations, des récriminations, des scandales, de tout ce qui fomente la haine impuissante, comme il disait si souvent et si bien. « Trouver une meilleure manière d’arranger les choses, blâmer ce qui existe, fi donc ! s’écrie-t-il, c’est nous rendre haïssans, c’est chercher à nous rendre malheureux, c’est un manque de politesse. » De même il disait qu’il n’y a que les prêtres et les pédans qui puissent s’amuser à nous faire des tableaux de la mort et à spéculer sur l’horreur qu’elle inspire : « Puisque la mort est inévitable, ajoutait-il, évitons d’y penser. »

Malgré ces délicatesses d’homme de bonne compagnie, il lui est resté une certaine brusquerie qui annonçait que la franchise militaire avait passé par là : c’est qu’avant d’étudier les passions des salons et de vivre de leur vie, il avait vécu de la vie des camps, de la vie subalterne du soldat. C’est aussi que le tempérament s’en mêlait quelque peu. C’est enfin que l’art lui-même ajoutait quelque chose à la nature. Cette brusquerie n’allait point chez lui jusqu’à la rudesse, excepté avec les gens qu’il méprisait. Une fois peut-être, à propos des provinciaux, par exemple, qui professent un si profond respect pour l’argent et pour tout ce qui a l’honneur de leur appartenir, pour leur petite ville, qui est la première des villes, pour leur femme, qui est la plus incomparable des femmes ; à propos de ces provinciaux dont il faut voir la figure lorsqu’ils nomment une grosse somme d’argent, il s’échappera, en exprimant l’horreur qu’il y aurait à être obligé de passer sa vie au milieu d’eux, jusqu’à dire : Ces animaux-là. Arnolphe en dit autant des femmes.

En général, il savait arrêter cette brusquerie juste au point où elle eût fait plus qu’ajouter à l’imprévu, à ce divin imprévu qu’il a tant aimé, dont il avait su démêler l’importance dans tout ce qui est plaisir de l’esprit, et aux graces duquel il a tant sacrifié dans ses actions comme dans ses écrits. Le ciel lui avait donné une raison originale, l’amour de l’imprévu donna à cette raison des allures singulières. S’il était possédé de l’idée fixe de ne ressembler à rien, d’être neuf, même dans les choses indifférentes, s’il décousait en écrivant les pensées qu’il avait cousues en méditant, c’était pour un amour qu’il a porté aussi loin que l’amour de la vérité, c’était pour l’amour du divin imprévu. Il n’a point été, son histoire et ses travaux l’ont démontré, un artisan de paradoxes, mais tout a voulu être brusque et imprévu dans sa vie, hélas ! et dans sa mort. Frappé d’apoplexie à la porte du ministère des affaires étrangères, le soir du 22 mars 1842, M. Beyle fut rapporté chez lui, où il expira six heures après. Celui qui, fonctionnaire public, savait si bien trouver des millions, est mort pauvre, et le dernier jour l’a surpris n’ayant rien que des amis et des manuscrits qui avaient besoin encore du lendemain.

Voilà sa vie, la voilà du moins telle que nous pouvons la connaître et la comprendre. Mais, s’il faut tout dire, le dernier mot de cette vie, mot que M. Beyle a voulu nous suggérer un peu tard dans son épitaphe (amò), n’est ni dans les souvenirs ni dans l’intelligence d’un homme, il est dans le cœur d’une femme. L’amour, telle a dû être la pierre de touche de ce caractère. M. Beyle a-t-il été cette ame tendre et passionnée qu’il veut laisser deviner en affectant de la cacher, ou n’a-t-il été qu’un épicurien railleur, sceptique et madré, qui craindrait d’être dupe de la vie, s’il la prenait un instant au sérieux et s’il cessait d’en rire ? On peut dire de tout homme, surtout lorsqu’il a passé trente ans : dis-moi quelle femme tu aimes, je te dirai qui tu es. Pour M. Beyle, qui a tant exalté un certain idéal de femme et d’amour, pour M. Beyle, dont tous les écrits reposent sur le contraste de cet idéal et de celui qu’il suppose à ses lecteurs français, cette vérité serait vraie plus encore que pour tout autre. Il nous relègue si plaisamment dans notre Nord et dans notre vanité, nous autres Français, nous surtout Français d’en-deçà la Loire, il nous répète sous tant de formes le conseil de la Vénitienne à Jean-Jacques, studia la matematica, Zanetto, e lascia le donne, laisse l’amour, mon petit Jean, et enlève des redoutes à la baïonnette ou fais des comédies comme Molière et des romans comme Voltaire, que, lorsqu’il parle de l’amour, il semble qu’il nous entretienne de choses inconnues découvertes en un pays lointain. N’est-il pas même dans son livre de l’Amour un chapitre intitulé Voyage dans un pays inconnu ? Ne dit-il pas dès la seconde phrase de ce chapitre : « C’est une dissertation obscure sur quelques phénomènes relatifs à l’oranger, arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa hauteur qu’en Italie ou en Espagne ? » Il conseille en conséquence aux hommes nés dans le Nord de sauter au chapitre suivant. Or, cet arbre des pays chauds dont il va traiter, c’est l’amour. Sur ce point qu’il donne lui-même comme capital et auquel il rattache toutes ses théories sur les beaux-arts et sur les caractères des peuples, s’est-il laissé entrevoir tel qu’il était ? a-t-il senti vraiment un amour autre que celui que nous pouvons sentir ? l’abandon sans réserve et la bonne foi aveugle de la passion ont-ils pu se concilier chez lui avec la clairvoyance matoise qui analyse toutes les impressions, avec l’ironie qui les devance ? ou bien cet enthousiasme dont il tient la flamme sacrée enfermée dans un saint des saints où on l’aperçoit parfois jeter une lueur aussitôt étouffée, cet enthousiasme joué, n’est-il qu’une ironie de plus ? Voilà toute la question : jugée, M. de Stendhal entier l’est aussi, et dans le même sens. Nous sommes arrivé par l’induction et le raisonnement à le trouver sincère dans les choses d’intelligence ; mais sur ce point suprême quelle induction peut pénétrer aussi avant dans la certitude qu’un seul coup d’œil d’une femme regardant, suivant le mot de Jean-Jacques, son amant au sortir de ses bras ?

Nous aurions donc voulu que, par-dessus tout, M. Beyle nous fût raconté par une femme, une surtout de ces énergiques et passionnées Italiennes qu’il paraît avoir tant aimées, et qui disent si résolument à un homme : « Mon cher, dites donc à votre ami qu’il me plaît et qu’il est tout présenté. Caro, dite à M… che mi piace. » Une telle femme n’eût point pris notre curiosité pour un outrage ; elle eût trouvé plus de bonheur à parler de son amant que d’avantages à cacher qu’elle l’avait aimé. Mais si nous ne sommes point parvenu jusqu’à elle, si nous n’avons point trouvé une maîtresse de M. de Stendhal, nous sommes arrivé du moins, et tout nouvellement, bien près d’une femme qu’il a aimée pendant de longues années : femme française, de beaucoup d’esprit et d’une grande beauté, femme à qui M. Beyle n’a offert qu’une tendresse sans exigences et qu’un dévouement désintéressé, ce que Matta, dans les Mémoires de Grammont, appelle servir sans gages. Ce sentiment, qui était plus que de l’amitié, plus que de l’amour aussi, puisque l’amour ne connaît guère l’abnégation, a laissé un monument de son intensité et de sa pureté dans une correspondance pleine de bonhomie et de sereine affection. Nous le tenons d’un écrivain bien connu comme expert en toute sorte d’appréciations délicates, à qui la correspondance a été communiquée. M. Beyle, bonhomme ! Il ne se moquait donc pas lorsqu’il écrivait à un ami fictif ou réel (Lettres sur Haydn) : « Il y a long-temps que nous sommes convenus d’être naturels l’un pour l’autre. » Cette correspondance prouve qu’il y avait en effet un asile où M. Beyle osait dépouiller tous ses masques et pouvait être naturel ; elle prouve aussi que son ame comprenait toutes les délicatesses, qu’elle était au niveau des sentimens les plus élevés, les plus purs, et qu’il les prenait assez au sérieux pour ne pas se ménager sur les sacrifices qu’ils imposent.

C’est là l’homme qui, à l’imitation de Byron, s’amuse à dire d’un petit air impertinent, et pour narguer la pruderie d’autrui : « Moi qui suis immoral ! » C’est là aussi cette ame gangrénée par le paradoxe !

Nous reprochera-t-on de lui faire honneur, à lui exclusivement, de la pureté de cette liaison qu’il a si pieusement cultivée ? Nous déclinerions le combat, nous nous retrancherions au besoin derrière l’autorité de La Bruyère, qui a dit : « La plupart des femmes n’ont guère de principes, elles se conduisent par le cœur (nous dirions plus volontiers par les humeurs), et dépendent, pour leurs mœurs, de ceux qu’elles aiment. »

III.

Si nous ne l’avions dit déjà, ce serait ici le lieu de déclarer hautement que M. de Stendhal, à prendre le mot dans un sens strictement littéraire, n’est pas un écrivain. Lui-même l’a senti, lui-même l’a voulu, lui-même l’a déclaré vingt fois. Nous avons cité à ce propos quelques exemples, et l’on a vu, entre autres, le passage où il avoue s’être fait écrivain pour avoir vendu ses chevaux en mai 1814. À la rigueur, ceci n’est point vrai et n’a été écrit que pour amener en parenthèse ce léger trait décoché à la restauration : mai 1814. Cette date lui tient fort au cœur, il y revient souvent, et il termine par exemple son volume de Rome, Naples et Florence, par cette note : « L’auteur, qui n’est plus Français depuis 1814, est à un service étranger. » C’est là sa manière de faire des épigrammes politiques ; mais il a assez d’esprit et de perspicacité pour savoir qu’il n’est que vrai lorsqu’il déclare, même ironiquement, qu’il regrette bien de n’avoir pas de talent littéraire. Il s’estime d’ailleurs assez pour être convaincu qu’il a un talent bien supérieur à celui-là, celui de voir et de raisonner juste. Aussi, ce n’est pas de sa modestie que nous voulons lui faire honneur. Il a poussé aussi loin que personne l’art de trouver le mot qui va au fond des choses, le tour qui rend avec le plus de vivacité, de netteté, de lumière, sa pensée et l’intention particulière qu’il a pu y ajouter. En ce sens, on peut dire qu’il a découvert des ressources, des finesses nouvelles dans la langue, qu’il lui a imprimé son cachet, et qu’il a une manière bien à lui. Toutefois cette manière ne forme point un style ; il a du trait, de la soudaineté, de vives et pénétrantes clartés, il a le génie du mot, il n’a point l’art de la page. Voilà comment nous entendons qu’il n’est point un écrivain, et cela, même en faisant abstraction des incorrections qui fourmillent surtout dans ses premiers ouvrages.

M. Beyle a, dans ses écrits, touché du bout de la plume à bien des choses, à la religion, à la morale, aux gouvernemens, aux mœurs, aux beaux-arts ; tout cela s’est lié dans sa tête, comme cela se lie en effet dans la réalité, aux conditions les plus essentielles du bonheur de l’homme. Ce serait être infidèle envers les idées de l’auteur que de vouloir les réduire dans l’analyse à une rigoureuse déduction logique, et donner à cette philosophie légère des allures d’école que l’auteur a eu surtout à cœur de lui épargner. Vauvenargues a dit que toutes les grandes pensées viennent du cœur. En ajoutant à ce mot que toutes les grandes jouissances viennent aussi du cœur, en d’autres termes que le principe de toute grandeur et de tout bonheur pour l’homme est dans ses passions, ou plutôt dans l’énergie de leur foyer, on aurait, je crois, toute la philosophie de M. Beyle vue par son plus grand côté. Cette proposition peut résumer la philosophie d’un sot comme celle d’un grand génie ; elle n’a de valeur que par le parti qu’on en tire. M. Beyle en a tiré une foule d’aperçus très ingénieux, très bien liés, mais il n’a poussé que vers certains points où sa fantaisie l’entraînait, et encore, dans ces directions qu’il a prises, n’a-t-il poussé que jusqu’au bout de sa fantaisie. Dans tout ce qui n’est pas les beaux-arts, partie qu’il a spécialement fouillée, ses vues, arrêtées trop court, s’éteignent, faute d’issue, dans des impasses et parfois même s’entre-détruisent. Ainsi il ne sait que faire de la liberté et de la monarchie ; tantôt c’est la monarchie qui est mortelle aux beaux-arts en étouffant les caractères, en brisant les ames des artistes, témoin la France de Louis XIV et surtout la France de Louis XV, qui recueille tous les fruits monarchiques que l’autre a semés ; tantôt c’est la liberté, en ouvrant à ces mêmes caractères d’autres voies de développement et d’activité, témoin l’Union d’Amérique. Lui restera-t-il au moins le gouvernement tempéré, le gouvernement des deux chambres, pour nous servir de ses propres termes ? Il le porte souvent aux nues comme une panacée souveraine ; puis il le répudie comme il a répudié les autres, par cette raison qu’il est trop sage, trop économe, qu’on ne trouvera jamais une chambre de députés votant vingt millions pendant cinquante ans de suite pour construire un Saint-Pierre de Rome, et qu’il tue l’énergie en ôtant le danger. « Sous le gouvernement des deux chambres, dit-il encore, on s’occupe toujours du toit, et l’on oublie que le toit n’est fait que pour assurer le salon. » Il va plus loin, et, suivant lui, la liberté détruit en moins de cent ans le sentiment des arts. « Ce sentiment est immoral, car il dispose aux séductions de l’amour, il plonge dans la paresse. Mettez à la tête de la construction d’un canal un homme qui a le sentiment des arts ; au lieu de pousser l’exécution de son canal raisonnablement et froidement, il en deviendra amoureux et fera des folies. » Croyez-vous que M. Beyle plaide contre ce sentiment immoral ? Non. Entre les beaux-arts d’une part, la liberté et la morale de l’autre, son choix est fait. Il ne plaisante pas autant qu’il en a l’air lorsque, à propos des tyranneaux de l’Italie du XVe siècle, il dit : Ces petits tyrans que je protége. Ainsi, au nom des beaux-arts, au nom du bonheur et de la grandeur de l’homme, il veut du danger, il veut des passions fortes et des passions libres du joug, et, ces passions une fois en mouvement dans la société, il ne conçoit à celle-ci d’autre organisation que celle qui résulte du mécanisme représentatif, lequel a pour effet de les neutraliser, parce qu’il est le joug, le niveau et la force de la loi personnifiés. Or, nous disons qu’il y a ici une impasse, et que M. Beyle le logicien, s’arrêtant à son utopie constitutionnelle, après sa théorie sur les passions, n’a point poussé jusqu’au bout de sa logique. Il est vrai que M. Beyle déserte même son utopie constitutionnelle ; mais alors que nous donnera-t-il ? Tout pesé, je pense qu’il n’a voulu que donner des coups de lancette à la restauration. Tous les passages où il parle de Napoléon avec les expressions qu’il emprunte ironiquement aux ennemis de l’empereur déchu, pour en retourner l’effet contre eux-mêmes[4], semblent annoncer que ses affections intimes étaient restées attachées aux souvenirs de cette période de sa vie. Ce qui paraîtrait dénoter encore que son libéralisme n’était que de la taquinerie ou une contagion passagère, c’est que, après 1830, il n’en est plus trace dans ses livres, où cependant se retrouvent toutes les idées auxquelles il l’avait mêlé antérieurement. On en pourrait tirer aussi une confirmation de ce que nous avons dit, que toutes ces idées étaient faites et liées dans son esprit lorsqu’il s’est avisé pour la première fois d’écrire ; car le libéralisme, n’existant pas lorsqu’elles se formaient, n’a pu se faire sa place, comme partie intégrante, dans leur ensemble, et, quand il est survenu, il a trouvé un appareil tout construit au milieu duquel il n’a été et pu être qu’une pièce de rapport tant bien que mal ajustée, faisant tache et menaçant ruine.

M. Beyle, bien qu’il ait visé à laisser sa trace dans la politique et dans la philosophie, n’est donc pas plus un philosophe qu’un politique. Il est toujours et avant tout un homme du monde, pétillant d’idées ingénieuses, d’aperçus heureux et fins qu’il veut bien prendre la peine de coordonner avec une logique fort adroite, et au bout desquels il découvre une théorie du bonheur qui peut être profitable aux gens du monde comme lui. Mais avec cette théorie, dans l’état de nos mœurs, de nos lois, de nos croyances, de tout ce qui fait de nous une société, un honnête homme qui n’en saurait pas davantage prendrait tout droit le grand chemin de la potence. « Ce peuple, dit-on, est féroce, s’écrie M. Beyle en parlant de la canaille de Rome ; tant mieux ! il a de l’énergie. » Sans doute, l’énergie est belle et probablement la plus belle chose du monde, puisque sans elle nulle chose n’arrive à son sublime. Comme homme d’imagination, et même comme moraliste, M. Beyle a raison de la chercher, de l’admirer, de l’aimer ; mais là où elle ne sait se produire que dans des actes comme ceux qu’il se plaît à citer, c’est-à-dire des assassinats, est-ce bien le lieu de s’écrier : Tant mieux ? Ce sont ces applications forcées d’idées trop négligées, quoique très justes et très utiles, qui lui ont valu, selon toute apparence, le reproche de paradoxe. Il savait d’ailleurs que chez nous, et dans la classe où devaient se rencontrer ses lecteurs, ces petits excès n’ont rien de dangereux, et il se livrait en toute sûreté de conscience au plaisir de donner à la vérité non pas seulement un air de vérité, mais un air et une saveur de contraste. Or, quel beau contraste fait ce tant mieux avec les habitudes du XIXe siècle, qui « aime le joli et hait l’énergie ! » M. Beyle avait en outre, pour chercher l’extrême et le singulier, une autre raison que nous pouvons surprendre dans cette phrase : « Dès qu’il ose déserter l’habitude, l’homme vaniteux s’expose à l’affreux danger de rester court devant quelque objection ; peut-on s’étonner que, de tous les peuples du monde, le Français soit celui qui tienne le plus à ses habitudes ? C’est l’horreur des périls obscurs, des périls qui forceraient à inventer des démarches singulières et peut-être ridicules, qui rend si rare le courage civil[5]. » C’est pour montrer qu’il ose déserter l’habitude, qu’il ose affronter et provoquer l’affreux danger de rester court devant une objection, c’est pour mettre du courage civil jusque dans sa phrase que M. Beyle ajoute souvent une rodomontade à l’expression juste et suffisante de sa pensée. Si on retrouve là l’esprit de son premier métier, on y retrouve aussi l’homme des salons, car c’est contre des dangers de ridicule que M. Beyle s’excite et s’échauffe ainsi. Il a dit encore que, « les grandes passions étant de mode dans la haute société, il a le malheur de ne plus croire à la passion que lorsqu’elle entraîne à des actes ridicules. » C’est là une de ces pensées presque profondes, et, dans tous les cas, judicieuses et avisées, qui indiquent le Dauphinois jamais dupe ; mais, comme il tient par-dessus tout à passer pour l’homme passionné par excellence, c’est encore là une des raisons qui le poussent aux singularités. L’homme de salon reparaît dans l’attention affectée qu’il met à éviter le mauvais goût de l’emportement passionné, soutenu au-delà d’une phrase, et à contenir son enthousiasme sous le boisseau. N’a-t-il pas reconnu en effet que « le bon ton consiste assez en France à rappeler sans cesse, d’une manière naturelle en apparence, que l’on ne daigne prendre intérêt à rien ? » Voilà de quel mélange bizarre s’est composée la physionomie de M. Beyle, et comment l’homme à qui l’idée et la crainte du ridicule ont été le plus insupportables est aussi l’homme qui s’est le plus ingénié à se créer des occasions de déployer un faux air de bravoure contre le ridicule. Il a fait comme ces conscrits qui, selon lui-même, « se tirent de la peur en se jetant à corps perdu au milieu du feu. »

Quant aux matières dont il s’est occupé, bien qu’il en ait étudié quelques-unes avec une application suivie, sérieuse et peu commune, bien qu’il ait pris une notion suffisante de la plupart des autres, et qu’il ait cherché dans toutes la réalité essentielle, l’élément propre qui les constitue, cependant il n’en a traité qu’avec cette façon leste, décousue, mondaine, qui réduit tout à l’agrément et s’adresse au goût plutôt qu’à l’attention. Il faut, nous l’avons dit, penser, et penser beaucoup, en lisant M. Beyle, mais nous ne parlions que pour ceux qui le prendraient plus au sérieux qu’il n’a l’air de se prendre lui-même, et qui trouveraient de l’intérêt à ressaisir le principe et la chaîne de ses pensées à lui. Nous faisions d’ailleurs place à ceux qui se sentiraient tout d’abord plus disposés à le haïr. Nous ménagerons encore une place pour les gens de loisir qui ne se prêteraient qu’à écouter un piquant babillage. Mais, parmi ces derniers, si quelques-uns le trouvent amusant, un plus grand nombre ne manquera certainement pas de le trouver impertinent. M. Beyle, fidèle en cela au précepte du fabuliste, n’a voulu de chaque matière que la fleur ; même là où il semble qu’il n’y en ait pas. S’il fait de l’histoire, il n’est pas pour cela un historien, ni un métaphysicien s’il fait de la métaphysique ; non, car il n’en prend qu’à son aise : en tout il est un dilettante ; il fait du dilettantisme sur la métaphysique, la politique, l’économie politique, l’histoire, la physiologie, la morale, et enfin et surtout sur l’esthétique, pour parler allemand avec un mot grec.

Le premier des livres de M. Beyle, par ordre de date, est le volume des Vies de Haydn, Mozart et Métastase, auquel l’analogie nous fera adjoindre la Vie de Rossini, publiée beaucoup plus tard. Les Lettres sur Haydn ont été en partie traduites de Carpani. L’auteur ne l’a pas annoncé sur le titre, et c’est un tort. En revanche, il donne la Vie de Mozart comme traduite de l’allemand d’un certain M. Schlichtegroll, que je soupçonne fort, jusqu’à plus ample informé, de n’être autre que lui-même. On trouve là, comme dans les Lettres sur Haydn, beaucoup de manières de voir, beaucoup de traits qui lui sont propres, et cette considération nous paraît le laver un peu, quant aux Lettres, du crime de plagiat. Il dit d’ailleurs dans une note qu’il n’y a peut-être pas dans cette brochure une phrase non traduite de quelque étranger. Nous ne connaissons point l’ouvrage original de Carpani ; mais, à en juger par la contexture de ces lettres, les détails biographiques et le récit auraient seuls été empruntés à l’auteur Italien. Quant à la plupart des appréciations, et surtout quant aux digressions sur la musique en général, elles sont on ne peut mieux marquées au coin des idées constantes du traducteur.

En musique, comme en tout, M. Beyle se fait Italien ; il prend parti pour la mélodie. Il veut bien admirer profondément Haydn et Mozart, mais Beethoven ne sera déjà plus pour lui qu’un génie fougueux et singulier ; quant à Weber, il ne le nomme une fois que pour lui jeter une phrase du dernier mépris. Il le traite presque comme il traite La Harpe. L’harmonie ne lui paraît être que le fruit patient de l’étude, fruit également accessible à tous les hommes qui auront une égale dose de persévérance ; il n’en reconnaît pas moins que, « plus il y a de chant et de génie dans une musique, plus elle est sujette à l’instabilité des choses humaines ; plus il y a d’harmonie, et plus sa fortune est assurée. » Pour ce qui est du principe du beau en musique, il le trouve bien moins intellectuel et par suite bien moins universel que dans la peinture ou tout autre art. Il y a dans ces Lettres une partie d’érudition dont nous ne faisons pas honneur à M. de Stendhal, mais qui contient un résumé très substantiel de l’histoire de la musique.

La Vie de Mozart ne sort guère du cadre purement biographique ; mais la Vie de Rossini nous paraît être un chef-d’œuvre de critique musicale. Les idées y fourmillent et dénotent une intelligence de la musique, de ses élémens constitutifs, de ses moyens, de ses besoins, qui atteste une longue étude, aidée d’une puissante faculté d’observation et d’analyse, et, par-dessus tout cela, du feu, de la verve, de l’esprit à foison. M. de Stendhal était fait pour écrire des biographies comme celle de Rossini, génie original et fécond, homme spirituel, fantasque, insouciant, prodigue de tout ce que la nature lui a prodigué, plein de mouvemens imprévus, composant et vivant d’inspiration, sans s’inquiéter, soit comme homme, soit comme artiste, d’autre chose que de son plaisir. Vie singulière, animée, diverse, et toute faite d’anecdotes. Pour M. de Stendhal, qui trouvait là presque son idéal, c’était une véritable aubaine. Aussi nous apprend-il que, de tous ses ouvrages, c’est le seul qui fut lu sur-le-champ par la bonne compagnie. Cet ouvrage d’ailleurs, comme généralement ceux de M. Beyle, est fait au pied-levé et au courant de la plume, sans économie, sans vues d’ensemble. Tout y est bien peint, le livre est mal dessiné.

Dans son livre de l’Amour, M. Beyle a osé aborder le plus épuisé de tous les sujets, s’il est vrai, comme nous commençons à en douter, qu’un sujet puisse être épuisé, ou, ce qui revient au même, qu’un sujet puisse ne pas l’être. Ce qui nous frappe tout d’abord dans cet ouvrage, c’est qu’il est beaucoup trop long. Il semble que M. Beyle l’ait écrit non pour ce qu’il avait à dire, mais qu’il ait cherché à dire le plus possible pour échapper au désœuvrement ou à des ennuis, pour tuer le temps ou un chagrin. Quelques mots perdus dans le cours de l’ouvrage, et notamment un petit chapitre de deux phrases, viendraient volontiers à l’appui de cette conjecture. « Je fais, dit l’auteur, tous les efforts possibles pour être sec. Je veux imposer silence à mon cœur, qui croit avoir beaucoup à dire ; je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité. » Cependant, avec M. de Stendhal, il ne faut pas trop se fier à ces indices, qui ne sont souvent qu’une plaisanterie ou une petite affectation. Quoi qu’il en soit, nous retrouvons ici les habitudes d’esprit du disciple de Cabanis, avec toute la maussaderie, mais aussi avec toute l’exactitude de la science. Il étudie l’amour exactement à la manière des physiologistes analysant une fonction de l’organisme humain. Cette méthode appliquée à ce sujet est probablement ce qu’il y a de plus nouveau dans l’ouvrage, comme aussi le mot ingénieux de cristallisation, dont l’auteur a su tirer un parti plus ingénieux encore.

Le second volume, bien qu’il ne se rattache pas nécessairement au sujet, me paraît être bien plus important que le premier dans l’histoire des idées de l’auteur. Ici en effet M. de Stendhal n’est plus seulement un anatomiste disséquant avec plus ou moins de dextérité une portion de la machine sensible qui s’appelle l’homme, il devient un moraliste, et par ce mot nous entendons qu’il applique à la science pratique de la vie les déductions tirées d’un certain ordre de faits qu’il a observés. Or, en cela, M. de Stendhal n’est plus lui-même, ou du moins il ne l’est qu’à l’ombre de Montesquieu. C’est la théorie des climats et des formes de gouvernemens, l’antinomie de l’honneur et de la vertu, appliquées non plus à la politique, mais à l’amour. M. de Stendhal examine historiquement cette passion chez différens peuples, situés sous différentes latitudes, et régis par des principes différens. Il attaque l’honneur, vil mélange de vanité et de courage, né de l’idée singulière qu’eurent certains hommes (c’est la chevalerie qu’il désigne) de faire les femmes juges du mérite. « Depuis 1789, dit-il, les évènemens combattent en faveur de l’utile ou de la sensation individuelle contre l’honneur ou l’empire de l’opinion ; le spectacle des chambres apprend à tout discuter, même la plaisanterie. La nation devient sérieuse, la galanterie perd du terrain. » Mais si, d’après lui, les chambres nous font gagner ce point, les chambres, d’après lui-même encore, ôtent aux femmes une grande partie de leur importance dans l’existence de l’homme ; si la monarchie dénature l’amour, la république l’abolit. Reste donc l’influence unique des climats. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, sur cette question plus que sur aucune autre, il se fait Italien. Dans ce pays la passion parle seule, et l’opinion n’est rien. L’idée de M. de Stendhal, assez neuve, ce nous semble, nous paraît d’ailleurs assez juste ; on n’aura de grands caractères qu’à la condition du mépris de l’opinion et de sa fille aînée, la crainte du ridicule. Cette crainte est la lâcheté de bien des grands courages. En ce qui concerne les femmes, M. de Stendhal dit fort à propos, dans les pensées détachées qu’il a ajoutées au volume : « Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous pour un homme un peu digne de ce nom : le public, en fait de sentimens, ne s’élève guère qu’à des idées basses, et elles font le public juge suprême de leur vie ; je dis même les plus distinguées, et souvent sans s’en douter et même en croyant et disant le contraire. » Sur les idées basses du public et sur la soumission des femmes à ces idées, il s’exprime aussi dans le premier volume avec trop peu de ménagemens pour que nous puissions le citer ici. À côté de cela, il y a des idées dont nous ne voulons point garantir la justesse et dont nous blâmons la rudesse d’expression ; celle-ci, par exemple : « La force d’ame qu’Éponine employait avec un dévouement héroïque à faire vivre son mari dans la caverne sous terre et à l’empêcher de tomber dans le désespoir, s’ils eussent vécu tranquillement à Rome, elle l’eût employée à lui cacher un amant. Il faut un aliment aux ames fortes. » N’y a-t-il pas ici, dans la forme sinon dans le fond, un peu de cette amertume qui aurait pu pousser M. Beyle à écrire sur l’amour pour se distraire de l’amour ? Et cet autre passage, bien vrai d’ailleurs, n’est-il pas l’écho d’un ressentiment personnel ? « Voilà qui devrait bien marquer aux yeux des femmes la différence de l’amour-passion et de la galanterie, de l’ame tendre et de l’ame prosaïque. Dans ces momens décisifs, l’une gagne autant que l’autre perd… Dès qu’il s’agit des intérêts trop vifs de sa passion, une ame tendre et fière ne peut pas être éloquente auprès de ce qu’elle aime… L’ame vulgaire, au contraire, calcule juste les chances de succès… et, fière de ce qui la rend vulgaire, elle se moque de l’ame tendre, qui, avec tout l’esprit possible, n’a jamais l’aisance nécessaire pour dire les choses les plus simples… L’ame tendre, bien loin de pouvoir rien arracher par force, doit se résigner à ne rien obtenir que de la charité de ce qu’elle aime… » Ce passage est mal écrit, et nous en avons, pour cette raison, supprimé une bonne moitié, où la mauvaise humeur de l’auteur nous semblait seule pouvoir être intéressée, ce qui nous ramène toujours à notre supposition. Au fond, le livre de l’Amour se résume en ceci : Les Français sont trop vaniteux ; les Anglais sont trop orgueilleux et ont trop su, comme les anciens Romains, persuader à leurs femmes qu’elles doivent s’ennuyer ; les Allemands, qui meurent d’envie d’avoir du caractère, sont trop rêve-creux, ils se jettent trop dans leurs imaginations et dans leur philosophie, espèce de folie douce, aimable, et surtout sans fiel. Les républicains d’Amérique adorent trop le dieu dollar ; il n’y a d’amour qu’en Italie.

Dans cet ouvrage, il y a des définitions remarquables et qui dénotent une rare précision d’esprit : « La beauté est une promesse de bonheur — Le caractère est la manière habituelle de chercher le bonheur. — La cruauté est une sympathie souffrante. — Le rire est l’effet produit par la vue subite d’une supériorité que nous avons sur autrui. » Dans un autre ouvrage, il ajoute à cette dernière pensée, déjà exprimée par Hobbes, que le sourire est produit par la vue du bonheur ; puis il dit : « Le rire domine en France, le sourire en Lombardie. » Il y a encore quelques pensées comme les suivantes : « Le ridicule résulte de la méprise de l’homme qui se trompe sur les moyens d’arriver au bonheur. — Le génie est un pouvoir, mais il est encore plus un flambeau pour découvrir le grand art d’être heureux. — Le pouvoir n’est le premier des bonheurs après l’amour, que parce que l’on croit être en état de commander la sympathie. » On voit qu’il ramène tout à l’idée du bonheur, idée qui préside à tous ses écrits (soit qu’ils aient pour objet d’en chercher le moyen, soit qu’ils veuillent le montrer atteint ou manqué par des héros d’une action fictive), et que pour lui, le bonheur réside essentiellement dans l’amour, dans l’action des facultés sympathiques de l’homme. Il donne au génie, du moins en tant qu’il s’applique aux beaux-arts, la même source qu’au bonheur.

L’écrit auquel M. de Stendhal paraît avoir attaché le plus d’importance, et peut-être l’espoir de quelque renommée, celui où il a mis le plus de soin, d’ordre et de sérieux, celui qu’il a recopié dix-sept fois, l’Histoire de la Peinture en Italie, n’est point un ouvrage terminé. On disait, à la vérité, il y a déjà plusieurs années, que l’auteur en avait deux volumes manuscrits en portefeuille. M. de Stendhal, dans cet ouvrage favori, semble avoir perdu, comme l’ame tendre auprès de sa maîtresse, l’assurance, la pointe de témérité qui lui fait affecter dans les autres des formes inusitées. L’ombre de Montesquieu traînait déjà çà et là dans le livre de l’Amour ; dans l’Histoire de la Peinture, ce n’est plus son ombre seulement, c’est son trait et parfois sa couleur. Indépendamment de ses théories générales sur les climats et les gouvernemens, il y a dans la division et la marche de l’ouvrage, dans la coupe des chapitres et dans la distribution des idées, l’empreinte manifeste de sa méthode et des procédés de son esprit. Ces deux esprits si français avaient d’ailleurs entre eux une sorte de parenté naturelle ; M. Beyle était un cadet de la famille. C’est le même sens net, acéré, perçant, la même prestesse, la même humeur soudaine et poussée aux vivacités parfois périlleuses, le même tour sentencieux et bref, le même goût (plus attique chez le président du parlement de Bordeaux) pour l’exactitude de la pensée élevée d’un brin de sel, le même talent d’arrêter l’expression juste au point où elle fait entrevoir la pensée et laisse au lecteur le plaisir de la deviner et de l’achever, la même absence de déclamation et de phraséologie. Seulement, sur ce dernier point, on pourrait dire de M. Beyle, opposé à Montesquieu, ce que lui-même a dit des modernes opposés aux anciens, qu’ils étaient simples par art, comme les anciens le sont par simplicité. Je ne sais si, comparativement aux Grecs et aux Latins, l’auteur de la Grandeur et de la Décadence des Romains n’atteint que par l’art à la simplicité ; mais comparativement à nous, enfans du déclamateur Jean-Jacques, poussés au dernier degré de la corruption par l’invasion du germanisme et du britannisme, Montesquieu est un écrivain français de race pure, qui eût dû inventer l’affectation pour n’être pas simple tandis que M. Beyle n’est simple que par réaction, et non pas seulement par art, mais par affectation. Il a outré l’art d’être simple. Et voilà pourquoi, malgré toutes les vertus du sang qui éclatent en lui, il n’est, de bien loin, qu’un cadet.

Dans l’Histoire de la Peinture en Italie, M. Beyle a voulu manifestement monter au rang des aînés. Le livre est composé avec suite, écrit avec tenue. Les phrases sont achevées, les mots aussi. L’ironie, si elle y reparaît, y prend elle-même un caractère plus élevé. On n’y voit plus de ces bouffonneries qui n’ont pour objet que d’agacer le lecteur et de faire pièce à ses manies présumées. Nous ne voulons point dire que ce soit là encore la véritable méthode ni le véritable style historique ; nous disons seulement qu’avec quelques-unes des qualités les plus éminentes de l’historien, il y a ici l’intention d’atteindre aux autres. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, l’ordre adopté par l’auteur est, non pas l’ordre tiré du développement de la peinture en raison de la somme d’idées ou de ressources progressivement acquises par les artistes, et abstraction faite en quelque sorte des personnes, mais l’ordre biographique. Nous savons quelle est l’horreur de M. de Stendhal pour les choses abstraites. C’est ce qu’il appelle le vague. Il réduit, il ramène toujours le style à l’expression concrète, les pensées à un fait, les ensembles de faits à des noms propres. Aussi l’histoire n’a pour lui que deux échelles de proportion, que deux formes : l’anecdote et la biographie. Avec l’une il peint les individus, avec l’autre les époques. En cela il est bien lui, et ce n’est point par là qu’il procède de Montesquieu. Mais de même que, dans son livre de l’Amour, la partie capitale, celle où il a placé ses idées les plus chères, n’est point l’analyse et l’histoire de l’amour, de même, dans l’Histoire de la Peinture, sujet dont il s’est toujours occupé, et avec passion, il a déposé le résultat de ses méditations, le fruit de toute sa vie, dans un morceau qui ne tient que fort indirectement au récit, qui l’interrompt, qui l’éclipse. Cette dissertation, qui n’a de métaphysique que le fond, est une histoire de l’idée du beau depuis l’origine des arts jusqu’à nos jours, ou, si l’on veut, une théorie comparée du beau antique et du beau moderne. Jamais, que nous sachions, des idées plus abstraites n’ont revêtu des formes plus arrêtées, plus nettes, plus palpables. Sans doute, on peut ne pas accepter toutes les opinions de l’auteur, et lui-même, faisant la part de ce qui n’est point démontré ni démontrable, déclare en un endroit : « Je n’ai point dit : je vais vous prouver cela, mais : daignez vérifier dans votre ame si par hasard ce n’est point cela. » Il prend le beau à sa première origine, c’est-à-dire à la pierre informe dans laquelle l’homme encore sauvage reconnaît et adore une représentation de son Dieu. Bientôt cette pierre brute ne suffit plus aux idées déjà acquises par la peuplade devenue moins sauvage. Le ciseau commence à la dégrossir et à lui donner une forme qui se rapproche grossièrement de celles du corps humain. Puis viendront les statues des Égyptiens, enfin l’Apollon du Belvédère. M. Beyle va construisant une à une, avec une sagacité merveilleuse, les idées qui, suivant l’ordre logique de l’esprit humain et la marche des civilisations, ont dû s’ajouter successivement à la notion où l’artiste avait pris son premier idéal, le Dieu sa première forme, jusqu’au moment où le génie d’une civilisation raffinée éclate dans le magnifique ensemble de perfections et d’idées que représente la tête du Jupiter mansuetus. Appuyé sur le principe que le beau est la saillie de l’utile, il prend dans les besoins, dans les croyances, dans les mœurs, dans les données diverses et nécessaires de la vie antique, tous les élémens du beau antique. Chaque trait qu’il ajoute à son bloc de pierre devenu statue correspond à un incident du développement social ; puis, examinant à leur tour les caractères propres et distinctifs qui se sont ajoutés à la civilisation, à la vie moderne, il en fait jaillir sans effort tout ce qui, dans notre ame, s’ajoute à l’idéal des anciens, à leur perception du beau. Nous le répétons, on peut rejeter en tout ou en partie les idées de l’auteur ; mais, même à ne voir dans ce morceau que de la gymnastique intellectuelle, il touche à tant de questions et de connaissances, il remue une si grande masse de faits et d’observations, il force l’esprit à tant de réflexions, ne fût-ce que pour contrôler et vérifier, il est conduit avec tant d’aisance, de fermeté, de clarté, il étincelle de tant d’aperçus neufs, séduisans, féconds, pleins de jets de lumière, qu’on ne saurait dire s’il est plus instructif ou s’il est plus amusant. Ce que nous croyons pouvoir affirmer, c’est que l’on retirera de ces deux cents pages plus d’idées que du livre de Winkelmann. Or, c’est là un mérite éminent chez M. de Stendhal, et, si on lui conteste celui d’avoir pensé juste pour son compte, on ne saurait du moins lui dénier ce talent assez rare et qui n’échoit qu’aux esprits vigoureux ou singulièrement déliés : faire penser. C’est dans ce morceau que l’auteur a usé fort explicitement des théories de Montesquieu, de la science de Cabanis et même de celle de Lavater. Chose singulière ! M. de Stendhal, qui ne veut voir dans l’homme que des fonctions et des phénomènes physiologiques, prend à chaque instant parti pour l’ame pure et pour toute cette portion de la sensibilité, pour tous ces mouvemens de la passion immatérielle dont le scalpel ne saurait retrouver le ressort. Si quelque objection tirée d’une raison froide et prosaïque vient le contrarier : « Quand donc, s’écrie-t-il, les gens raisonnables comprendront-ils qu’il est des choses dont, pour leur honneur, ils ne devraient jamais parler ? » Ce qui rappelle ce vers plus récent de M. de Musset :

Mon premier point sera qu’il faut déraisonner.

Il repousse bien loin les cœurs secs, les athées des beaux-arts. La raison chez lui s’était faite matérialiste, il était resté spiritualiste par le sentiment. Les idées qu’il emprunte soit aux physiologistes philosophes comme Cabanis, soit aux philosophes physiologistes comme de Tracy, soit enfin à Montesquieu, sont d’ailleurs plutôt des arcs-boutans dont il étaie ses théories, qu’une partie intégrante de ces théories même. Ainsi, par exemple, Montesquieu, dans son Essai sur le Goût, ne semble distinguer l’idée du bon de l’idée du beau qu’au moyen de l’idée de l’utile ; témoin ce passage : « Lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu’elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l’appelons belle. » Tout au rebours, M. de Stendhal, nous le savons déjà, ne voit dans le beau que la saillie de l’utile. S’il considère la beauté par rapport à lui qui la contemple, il la définit une promesse de bonheur, une aptitude à donner du bonheur, une promesse d’un caractère utile à son ame. S’il la considère dans le sujet animé qui l’offre à ses yeux, il la définit en disant qu’elle est l’expression d’une certaine manière habituelle de chercher le bonheur. Ainsi, bien loin de séparer l’idée de l’utile de l’idée du beau, il n’arrive analytiquement à celle-ci que par l’autre, et pour lui cette utilité est toujours présente. C’est là d’ailleurs l’idée centrale d’où rayonnent, vers tous les points de la sphère de connaissances qu’il a embrassée, les principes secondaires dont chaque série particulière constitue une branche spéciale de connaissances ou de doctrines ; c’est de l’idée de l’utile qu’il part pour tout contrôler et pour arriver à tout. En morale (il n’a jamais assez d’épigrammes contre les gens moraux), en morale, il veut que toute éducation repose sur la seule connaissance de l’utile. Il définit la vertu et le vice ce qui est utile et ce qui est nuisible ; il niera la vertu chrétienne parce qu’elle est un calcul et qu’elle se réduit à ne pas manger des truffes de peur des crampes d’estomac ; il ne donne le nom de vertu qu’à une action pénible qui est en même temps utile à d’autres. Dans la religion, il ne voit qu’une grande machine de civilisation et de bonheur éternel, rien de plus, rien de moins ; il dit encore : « Comme vous le savez, une religion, pour avoir des succès durables, doit avant tout chasser l’ennui. » Et quand il écrit, avec un faux air d’onction, ces mots : la seule vraie religion, il ne manque jamais d’ajouter aussitôt, entre parenthèses ou en note : celle du lecteur. Si M. Beyle avait été un véritable philosophe et non un dilettante philosophant, ce principe de l’utile, d’où il a su faire découler tout ce qu’il a voulu avoir d’idées en philosophie, en religion, en morale, en politique, en esthétique, ce principe eût pu devenir dans ses mains une des idées les plus fortes qui aient jamais lié, fécondé et vivifié tout un ensemble de conceptions sur l’homme, sur ses facultés et ses rapports. Dans l’état où il a laissé les choses, ce n’est déjà point l’effort d’un esprit ordinaire que d’avoir pu s’élever à la conception d’une idée qui rayonne en tous sens sur tant de branches de spéculations différentes, et leur sert de foyer commun. Cela prouve qu’avec l’analyse perçante que nous lui connaissons déjà, M. de Stendhal avait aussi reçu en don la puissance de la synthèse, assemblage qui est certainement la plus belle ébauche de philosophe qui puisse sortir des mains de la nature, quand beaucoup d’enfantillage ne s’y vient point ajouter par surcroît. Le principe de M. de Stendhal est d’ailleurs, avec plus d’étendue et de portée, une transfiguration de l’intérêt, d’Helvétius, Helvétius dont il ferait volontiers le plus grand philosophe qui ait jamais été, mais à qui il reproche une petite faute bien légère, à la vérité, et bien facile à réparer, celle de n’avoir point substitué à ce vilain et disgracieux mot d’intérêt le joli mot de plaisir. Là-dessus, comme sur bien d’autres points semblables, nous nous permettons de dire : voilà l’enfantillage. Bentham avait aussi adopté le principe de l’utile, mais d’une manière plus étroite.

Rome, Naples et Florence, de même que les Promenades dans Rome, contiennent en détail les applications des idées qui sont réduites en système dans l’Histoire de la Peinture. C’est à ces ouvrages, ainsi qu’aux Mémoires d’un Touriste, que M. Beyle a donné la forme de simples notes écrites au jour le jour. Nous n’oserons pas affirmer qu’il n’y ait pas autant d’affectation que de sincérité dans la négligence apparente de cette forme, et c’est ici que M. Beyle nous paraît avoir une paresse travaillée. Mais quel qu’ait pu être le travail d’arrangement préliminaire qui a conçu et ordonné ce désordre, les facilités qu’un tel plan laissait dans le détail à l’auteur restent telles, qu’il a dû éprouver un plaisir délicieux à écrire chacune des pages qu’il a consacrées à cette Italie, si profondément étudiée, sentie, aimée par lui. Aucun de ces ouvrages ne forme un tableau. C’est plutôt un assemblage de ces coups de crayon comme on en trouve dans les cartons de tous les peintres, et où le trait d’un personnage se trouve répété sous mille faces et dans mille attitudes différentes. Malgré ce procédé, qui sent trop l’intérieur de l’atelier, et qui n’en devrait pas sortir, l’Italie et les Italiens ont été peints par M. de Stendhal avec une finesse de vue, un détail et un fini que les ouvrages du même genre, et mieux faits d’ailleurs, n’offriraient probablement dans aucune langue ni au sujet d’aucun peuple.

Je ne sais point de voyageur qui, en mettant le pied sur un sol étranger, se soit posé cette question si simple en apparence en même temps que si précise et si complète : « Je veux connaître les habitudes sociales au moyen desquelles les habitans de Rome et de Naples cherchent le bonheur de tous les jours… Un homme bien élevé et qui a cent mille francs de rente, comment vit-il à Rome ou à Naples ? Un jeune ménage qui n’a que le quart de cette somme à dépenser, comment passe-t-il ses soirées ? » Qu’est-ce que Montaigne, cet esprit si observateur, si judicieux, si jaloux, lui aussi, de sa fantaisie et de son originalité, qu’est-ce que Montaigne, tout le premier, a vu en Italie, dans cette belle Italie du XVIe siècle, toute fraîche sortie des mains de Jules II et de Léon X ? Que lui reste-t-il à dire, lorsqu’il a dépeint ses auberges, décrit des réceptions, des cérémonies, et raconté que, dans je ne sais plus quelle ville, « ils nettoient les verres à tout (avec) une espoussette de poil emmanchée au bout d’un bâton ? » Voilà les observations dont est rempli le journal qu’a laissé une intelligence des plus fermes, des plus curieuses et des plus clairvoyantes, placée au milieu d’un peuple encore tout bouillant des passions et du génie qui ont donné à ce siècle un nom à part dans les annales de l’esprit humain. Je cherche l’homme et la vie dans ces peintures que nous laissent la plupart des voyageurs, je n’y trouve que le mannequin costumé et l’appareil extérieur de la vie. Chez M. de Stendhal, au contraire, tout va au fond, ce qui n’est que détail curieux et vain spectacle est supprimé. Le paysage lui-même, lorsque, l’auteur y a recours, n’est présenté qu’à cause de ses influences et pour expliquer l’ame de l’homme. La religion, les gouvernemens, toutes les circonstances qui entourent l’homme et le modifient, y jouent exactement le même rôle, et aucune n’est omise. Un tel mérite est fait pour racheter bien des bizarreries dont la plupart même sont cherchées en vue d’un effet détourné et railleur. Tout choque au premier abord dans M. Beyle, parce que rien n’est préparé, et que, pareil à la Galatée qui provoque et s’enfuit, il a mille petits artifices pour irriter la curiosité et éviter de se livrer sur-le-champ. Il faut avoir la clé de ses idées et s’être familiarisé avec ses allures pour savoir par où le prendre. Mais lorsqu’enfin on le saisit, encore bien qu’on s’accroche à plus d’un piquant, il plaît comme la robuste beauté de Galatée, il est dru, savoureux, et l’on ne regrette rien aux poursuites qu’il a coûtées.

Il a vu dans l’Italien l’homme qui marche le plus sûrement vers l’art d’être heureux ; dans le Français, il ne voit guère que l’homme qui se trompe le plus gaiement sur ce sujet capital. Le trait dominant du caractère Italien paraît être à ses yeux l’énergie et l’abandon sincère de la passion : « Ici, les gens ne passent point leur vie à juger leur bonheur. Mi piace, ou non mi piace, est la grande manière de décider de tout. » Dans sa manière rapide de raisonner, il vous dira : « De là le génie pour les arts, de là aussi l’absence de ridicule et, par suite, de comédie. » Le premier point va de lui-même, et, quant au second, chacun étant tout à sa passion, personne n’a le loisir de s’occuper de celle de son voisin, ni, dans aucun cas, l’envie d’en rire. En France au contraire, pays de vanité, l’opinion est tout ; on vit dans les autres. On ne se bornera pas à juger son bonheur, on le fera juger par autrui, et l’on dira volontiers à son voisin : Veuillez m’apprendre si j’ai du plaisir, si je suis heureux. De là une incapacité absolue de sentiment dans les beaux-arts, quoiqu’il y ait une intelligence très déliée pour les comprendre. De là aussi le ridicule et la comédie. L’opinion veut tout contrôler et se faire justice lorsqu’on la méprise ou qu’on l’oublie. La crainte du ridicule, née de la monarchie et de l’influence d’une cour, ne tue pas seulement le génie des arts, elle tue les caractères, personne n’osant plus être soi. Nous voilà donc réduits aux bonheurs et aux vertus qui viennent de la vanité, comme la vaillance à la guerre, et, pour patrie, au plus vilain pays du monde que les nigauds appellent la belle France.

Avec cette vue primitive sur les hommes et sur le sol, les Mémoires d’un Touriste étaient peu exposés à des excès d’enthousiasme ; aussi l’auteur, pour s’accommoder mieux à nos mœurs, débute-t-il par se donner la qualité de marchand de fer et par nous entretenir des faillites ou autres affaires intéressantes qui l’obligent à se mettre en voyage, aucun autre intérêt n’étant réputé digne de notre attention. Cet ouvrage, bien que fait d’après le même procédé que Rome, Naples et Florence, et les Promenades dans Rome, est en effet d’une tout autre couleur. Plus d’admiration, plus de tendresse, plus de beaux-arts, car nous n’osons comprendre dans cette qualification l’art gothique, en présence duquel la plume de l’auteur va se rencontrer pour la première fois : « Quelle laideur, grand Dieu ! il faut être bronzé pour étudier notre architecture ecclésiastique. » Tel est le cri qu’il pousse ; et ailleurs encore : « Je ne me sens pas assez savant pour aimer le laid et ne voir dans une colonne que l’esprit dont je puis faire preuve en en parlant ; » il ne pardonne pas à ce genre d’esprit ; dans le premier volume des Promenades, il le renvoie à Platon, à Kant, et à leur école : « L’obscurité, dit-il, n’est pas un défaut quand on parle à de bons jeunes gens avides de savoir et surtout de paraître savoir, mais, dans les beaux-arts, elle tue le plaisir. » Dans les Mémoires d’un Touriste, il a affaire à l’esprit savant et obscur qui découvre un symbole dans chaque pierre, et il déclare, à propos d’un chœur d’église qui incline visiblement à gauche, que les architectes apparemment ont voulu rappeler que Jésus-Christ expira sur la croix la tête inclinée à droite. Quand il redevient sérieux, il saisit très bien, et avec cette netteté que nous lui connaissons, les caractères distinctifs du style gothique ; nous ne parlons pas de l’érudition fraîchement acquise qu’il déploie sur cette matière, et qu’il venait sans doute de puiser à une source amie.

Les Mémoires d’un Touriste s’attaquent d’ailleurs à de plus forts que ces pauvres savans. Les journaux que M. Beyle n’avait pas respectés, même dans le temps de sa plus grande ferveur libérale, sont appelés cette fois un des grands malheurs de Paris, et bien plus, « un des grands malheurs de la civilisation, un des plus sérieux obstacles à l’augmentation du bonheur des hommes par leur réunion sur un point. » De la nécessité politique du journal dans les grandes villes naît la triste nécessité du charlatanisme, seule et unique religion du XIXe siècle. À Rome, où il n’y a pas de journaux, le charlatanisme est inconnu, « ce qui lui laisse la chance de produire encore de grands artistes. »

Plus qu’aucun autre des ouvrages de l’auteur, les Mémoires d’un Touriste sont empreints d’une négligence qui, cette fois, n’est pas jouée. On voit qu’il a peu de goût à la besogne ; rien n’est plus décousu, il y a des longueurs et des répétitions fastidieuses, il y a des hors-d’œuvre d’érudition sur les races et surtout sur le système orographique de la France, qui semblent une leçon apprise de la veille et jetée là pour remplissage. Tout ce charme, toute cette grace piquante qu’il a su répandre dans Rome, Naples et Florence, cet intérêt solide qui soutient les deux gros volumes des Promenades dans Rome, ont disparu dans cette excursion en France. L’esprit qui abonde en maint endroit et quelque joli épisode, comme celui de la jeune Bretonne sur le bateau à vapeur, ne suffisent pas pour donner à ce livre un attrait que l’auteur n’a pas trouvé dans son voyage, et auquel il n’a pu suppléer que par l’épigramme. Comme ouvrage d’étude, c’est trop peu sérieux et trop incomplet, les trois quarts de la France s’y trouvant omis. Comme ouvrage d’agrément, c’est trop souvent ennuyeux. Tout ce que le livre contient d’observations importantes sur le caractère français se trouve d’ailleurs dans les autres ouvrages de l’auteur.

Ses romans ont voulu concourir pour leur part à démontrer la supériorité des caractères qui ont pour ressort la passion sur les caractères qui ont pour ressort la vanité ou tout autre mobile, l’idée du devoir, par exemple. Le premier de ces romans, Armance, ou Un Salon au dix-neuvième siècle, n’est pas un essai heureux. Tout y est forcé, rien n’y a sa mesure, rien n’y est intelligible ; l’auteur n’avait pas encore le sentiment de la perspective du récit. Faute de savoir montrer ou cacher, développer ou restreindre à propos, il s’y prend de manière à ce que l’on ne puisse saisir le rapport qui unit les actions des personnages à leurs intentions ou à leur caractère annoncé. On croit se promener dans une maison de fous. M. de Stendhal a voulu peindre le côté triste et maladif des jeunes gens du XIXe siècle. Il n’a griffonné qu’une caricature indéchiffrable. C’est le seul de ses livres où il ait trouvé l’art d’être constamment ennuyeux.

Dans le Rouge et le Noir, il paraît avoir repris le même type de caractère en le développant et le complétant. Il en a retiré aussi la rêverie sombre et la tristesse dont on ne sait pas la cause. Quand Julien Sorel devient sombre, c’est que ses passions ont rencontré un objet qui les irrite ; il devient sombre par haine impuissante, par envie, par vanité blessée, par ambition, par toutes les passions mauvaises dont l’auteur fait le lot du XIXe siècle. Pourquoi M. de Stendhal ajoute-t-il à tous ces élémens de malheur l’idée du devoir qui, lorsqu’elle est librement acceptée, ne peut être qu’un élément de bonheur, s’il est vrai, surtout comme il l’affirme lui-même, qu’il n’y a dans la volonté rien d’autre que le plaisir du moment ? Cette idée du devoir, donnée, nous le savons, comme contraste à l’idée de l’utile, avait déjà bien assez embrouillé son premier roman, où l’on voit le héros principal se rendre malheureux à plaisir, en allant se chercher des devoirs dans les visions les plus fantasques, et violer en même temps les plus simples devoirs d’humanité. L’idée du devoir est-elle donc d’ailleurs si inhérente aux mœurs de notre époque ? Il nous semble que non ; et si l’auteur n’a voulu que présenter une idée négative de l’idée de plaisir, ne pouvait-il pas mieux rencontrer ? À défaut du plaisir, ce n’est point le devoir qui meut les générations nouvelles : c’est l’intérêt, c’est l’utile, et cela était vrai en 1827 et en 1830 au moins autant qu’aujourd’hui. Quelles sont d’ailleurs les circonstances dans lesquelles M. de Stendhal met à l’œuvre cette idée de devoir ? Julien Sorel, pour en citer un exemple, nouvellement établi dans la maison de M. de Raynal, s’impose, un certain jour, comme devoir, d’avoir baisé, lorsque dix heures du soir sonneront, la main de Mme de Raynal, sinon il se brûlera la cervelle. Ici, nous devons l’avouer, l’auteur et nous ne parlons plus une langue commune, et nous ne pouvons comprendre celle qu’il parle. À qui fera-t-on admettre et comprendre cette confusion qu’il admet et qu’il comprend sans doute entre le devoir et l’obligation que s’impose un drôle vaniteux de violer les lois de l’hospitalité, les lois de la reconnaissance, et les devoirs les plus sacrés ? tout cela pour le plaisir de se brûler la cervelle s’il manque d’audace, car il n’a pas même l’amour pour excuse ; l’amour ne spécule pas ainsi. Si M. de Stendhal n’a voulu que représenter dans cet exemple la vanité française, il l’a outrée monstrueusement et au point de la rendre aussi inadmissible qu’inintelligible. La vanité peut pousser un homme au suicide, mais seulement pour les humiliations qui ont des témoins, et non pour une simple reculade de la conscience. Ce dernier fait n’est justiciable que de l’orgueil, qui seul le connaît, et l’orgueil ne s’impose point d’aussi ridicules devoirs. Ce qu’une ame haute commence par respecter, c’est elle-même. Le caractère de Julien Sorel est donc faux, contradictoire, impossible, incompréhensible en certaines parties. Nous ne reconnaissons point, dans cette morose création du romancier, la vanité de ce Français sanguin, jovial, insouciant, présomptueux, que le physiologiste a plus d’une fois dépeint. Sans doute M. de Stendhal a réussi à figurer un personnage on ne peut plus malheureux ; mais comment, sauf beaucoup de détails parfaits d’observation et de justesse, a-t-il pu voir dans le dessin général de cette figure l’image et la personnification de la jeunesse française ? Cette jeunesse savante, pédante, ambitieuse, dégoûtée, il n’était point fait pour la comprendre. De son temps, on était tout autre chose.

Quoi qu’il en soit, le Rouge et le Noir a été lu, et nous serions presque tenté d’en conclure qu’il n’a pas été compris, car le patriotisme d’antichambre, pour parler comme M. de Stendhal après Turgot, ne lui eût point pardonné. Ce livre s’est sauvé par le charme et la nouveauté des détails, qui ont masqué l’idée fondamentale par la transpiration des opinions politiques de l’auteur, par l’odieux jeté sur quelques figures de prêtres, enfin par la beauté réelle des deux caractères de femmes, beauté touchante chez l’une, énergique et fière chez l’autre. Sur ce propos, il est à remarquer que les femmes, dans les romans de M. de Stendhal, ont toujours un rôle plus beau que les hommes, même quand les hommes ont un beau rôle, ce qui tournerait à la gloire de celles qu’il a aimées. Malgré tout, il s’est rencontré dans ce roman assez de bonnes choses pour que des écrivains qui ont trouvé du plaisir à ravaler M. de Stendhal après sa mort aient trouvé de l’avantage à le piller de son vivant. L’éducation fashionable que reçoit Julien Sorel, devenu secrétaire de M. de La Mole et diplomate, a été copiée depuis pour l’éducation du héros d’un autre roman aussi connu que le Rouge et le Noir.

Dans cet ouvrage, M. de Stendhal a voulu montrer comment, par la vanité, les Français savent se rendre malheureux ; dans la Chartreuse de Parme, il a essayé de montrer comment, par la passion, un peuple qui n’a point de vanité sait se rendre grand, sinon heureux. Quel cœur est plus déchiré que celui de Fabrice ? Au moins l’œil se repose ici sur de beaux caractères. Ce roman, qui marque l’apogée du talent de M. de Stendhal, témoigne aussi de l’aptitude qu’il avait à se perfectionner encore, le solstice de la vie déjà passé. Mais probablement, après la Chartreuse de Parme, l’auteur, comme romancier, n’eût fait que déchoir. C’était là, en effet, le couronnement logique de toute sa vie et de toutes ses pensées, le livre spécial pour lequel il semblait être né à la vie d’écrivain, le fruit mûr et doré promis par tous ses ouvrages antérieurs, qui n’en ont été que la floraison dans ses phases successives. Jusqu’ici, M. de Stendhal n’a fait que chercher son idéal, ou l’expliquer, soit par des idées positives, soit par des contrastes et de la critique. Il en a analysé tous les élémens, il en a montré les faces diverses, et comme rassemblé une à une les parties. Cette fois, l’idéal a un corps, il marche, il est animé du souffle de vie. La voilà, cette vie, telle que M. de Stendhal l’a conçue, avec de grandes ames qui ont une sensibilité profonde et une logique droite. Pour qui a lu les vingt volumes qui ont précédé ceux-ci, la Chartreuse de Parme n’est que le résumé en action de toutes les idées et de toutes les théories qu’il a rencontrées antérieurement à l’état de formules analytiques. Nous dirons même que ce passage d’un état à l’autre se fait trop sentir. Nous avons déjà remarqué comme M. de Stendhal aime les incidens et les petits faits minutieux pour peindre ses idées ; il les aime non-seulement par instinct, mais par système, car il dit quelque part : « Les La Harpe auraient bien de la peine à nous empêcher de croire que, pour peindre un caractère qui plaise pendant plusieurs siècles, il faut qu’il y ait beaucoup d’incidens qui peignent le caractère et beaucoup de naturel dans la manière d’exposer ces incidens. » Or, comme il a amassé beaucoup d’observations résumées dans sa tête en aphorismes, et qu’il lui faut amener un incident pour reproduire dans un personnage chacun des aphorismes dont l’ensemble se rapporte au caractère qu’il lui a prêté, il semble que ces caractères n’aient pas été conçus d’un jet, mais formés de petites pièces rapportées. C’est de la mosaïque, et non de la peinture.

Je me figure M. de Stendhal travaillant à peu près comme un homme qui ouvrirait La Rochefoucauld, je suppose, et qui se dirait : À l’aide de pensées extraites de ce livre qui peint les hommes, je vais reconstruire un héros que je ferai agir. J’inventerai un incident pour chacune des maximes que j’aurai choisies, et j’aurai un roman. Ce procédé est très sensible, nous le répétons, dans le Rouge et le Noir, et il se montre encore dans la Chartreuse, mais peut-être est-il plus sensible pour nous que pour les lecteurs moins familiarisés avec les idées préexistantes dans l’esprit de l’auteur. Quoi qu’il en soit, dussions-nous être appelé un La Harpe, nous croyons que les ouvrages durables sont ceux où la vie prend du relief dans les images les plus nettes et les plus fortes, et par conséquent se condense dans quelques traits simples et faciles à saisir comme à retenir. Nous le croyons par raison, à priori ; nous le croyons par expérience. Le héros épique dont la figure colossale s’est le plus profondément empreinte dans le souvenir et l’imagination des âges est un personnage qui ne fait que pousser un cri et tuer un homme ; mais ce cri dessine mieux son ame et sa puissance que ne le feraient cent batailles, et cet homme qu’il tue est Hector. Combien sont petits, à côté d’Achille, tous ces autres chefs dont le courage et la force se montrent chaque jour sous une nouvelle face, dans une nouvelle épreuve ! Qui a retenu les mille combats d’Ajax ou de Diomède ? qui a oublié le cri d’Achille et le combat où périt Hector ? La multiplicité des incidens n’est donc point nécessaire pour rendre une conception, si peu ordinaire qu’elle soit ; nous dirons même que, plus elle sera forte et durable, plus elle sera simple. Lorsqu’un trait est bien choisi, lorsqu’il est un trait de génie, il suffit, et lorsqu’un seul suffit, pourquoi en ajouter plusieurs ? On n’est donc conduit à inventer beaucoup que parce que l’on ne sait pas trouver ou choisir. On se rabat sur la monnaie de M. de Turenne ; mais la multiplicité des détails, si elle n’atteste pas toujours l’indigence du génie, atteste au moins son désordre.

Ce roman a été l’objet d’éloges auprès desquels pâlirait tout le bien que nous en pourrions dire ; il s’est vu aussi dénigré assez récemment encore, sans esprit de justice. On a été jusqu’à reprocher à l’auteur la manière dont il défigure et rapetisse la bataille de Waterloo. Heureusement M. Beyle avait du bon sens. Qui ne voit qu’il ne cède point à la tentation de décrire cette bataille et de faire un brillant hors d’œuvre, mais qu’il décrit tout simplement les impressions de son héros mis aux prises avec le danger, en ne montrant de ce danger que ce que le personnage en peut voir lui-même ? Ce tableau d’une bataille et d’une déroute vues de près, et non à vol d’oiseau ou de bulletin, nous paraît au contraire d’une énergie admirable en même temps que d’une vérité aussi neuve que frappante. Qu’eût-on préféré ? Sans doute, une belle bataille avec de longues lignes de troupes bien rangées et un bel empereur au milieu, comme dans ces enluminures qui servent de tapisserie aux cafés militaires de la province. Mais qui eût aperçu Fabrice, le héros de l’action et non de la bataille, au milieu de ces cent mille hommes qui jouent leur vie et à côté de cet empereur qui joue son empire ? M. Beyle a caché tout cela pour ne laisser voir que des généraux qui passent au galop, des boulets qui font jaillir la boue, des cantinières, des blessés, des traînards, qui volent des chevaux, toutes les brutalités, toutes les petites misères de la grande gloire des batailles, il a laissé l’histoire pour rester dans son sujet, au lieu de quitter son sujet pour se jeter dans l’histoire. Il a donné une nouvelle preuve de cette précision d’intelligence, de cette netteté d’esprit que nous avons si souvent rencontrées chez lui. Nous lui reprocherions plutôt d’avoir poussé jusqu’à la niaiserie la simplicité de Fabrice, qui se demande encore, six mois après, s’il a assisté à une vraie bataille. Nous savons bien que l’auteur veut dire : Ce n’est point là la vanité française ; mais il le dit si longtemps, que l’invraisemblance du moyen fait évanouir le sel de l’intention.

Le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme sont les deux romans que devait écrire M. de Stendhal. Ils se font suite, ils se complètent, ils résument toutes ses idées, l’un par le côté critique, l’autre par le côté idéal. C’est le monde qu’il a conçu, appuyé sur ses deux pôles. Après ces deux romans, il n’eût pu en écrire un troisième, au moins sur le même plan philosophique que les premiers. Ses voyages en Italie et son voyage en France résument, avec la même disposition symétrique, les mêmes idées à un état différent. Ses autres ouvrages n’en sont que l’application à divers objets de la connaissance ou de la sensibilité humaine. Ainsi il a pu montrer toutes les faces de sa pensée, et la mort est venue le surprendre au moment où il n’avait plus rien à dire.

Nous en avons fini avec ses livres ; sauf une histoire de Napoléon, en dix volumes, qu’il laisse, dit-on, manuscrite, il ne reste plus que quelques articles de revues françaises ou anglaises, une brochure contre le saint-simonisme de 1825 intitulée : D’un nouveau complot contre les industriels, quelques nouvelles, les unes plus étendues, comme l’Abbesse de Castro et les Cenci, insérées dans cette Revue, et empruntées toutes les deux à des manuscrits Italiens ; les autres, de moindre importance, comme le Coffre et le Revenant, le Philtre, etc. Nous n’avons à y signaler que les qualités ordinaires et déjà connues de l’auteur ; mais nous dirons un mot encore sur une brochure que nous avons citée déjà plusieurs fois, Racine et Shakspeare. Cette brochure contient probablement les mêmes choses qu’un ouvrage italien de M. Beyle, Del Romanticismo nelle arti, in-8o, Firenze, 1819, sur lequel nous regrettons de n’avoir d’autre renseignement que ce titre inscrit en tête de l’opuscule français que nous avons entre les mains. Tout le romantisme de M. de Stendhal peut être ramené à cette proposition qui en fixerait aussi le point de départ : les hommes qui ont vu la retraite de Moscou ne peuvent pas avoir goût aux mêmes choses que les aimables gentilshommes de Fontenoy, qui, chapeau bas, disaient aux Anglais : Messieurs, tirez les premiers. Le romanticisme, pour lui, est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères. Racine a été romantique dans son temps, comme Shakspeare dans le sien, et nous ne devons pas plus imiter l’un que l’autre. Seulement, « par hasard, et uniquement parce que nos circonstances sont les mêmes que celles de l’Angleterre en 1590, la nouvelle tragédie française ressemblerait beaucoup à celle de Shakspeare. » Voilà dans quels termes de bon sens et dans quelles limites bien dépassées depuis M. Beyle établissait sa thèse en 1823.

Dès-lors, au reste, il se séparait, en les répudiant formellement, des hommes qui soutenaient à côté de lui le drapeau romantique. Quant aux moyens qu’il demandait pour réaliser cet art dramatique le mieux approprié à nos mœurs et à nos croyances, ils se bornent à ceci : la suppression du vers et la suppression des deux unités de temps et de lieu. « Notre tragédie n’est, dit-il, qu’une suite d’odes entremêlées de narrations épiques ;… la tirade est peut-être ce qu’il y a de plus anti-romantique dans le système de Racine ; et, s’il fallait absolument choisir, j’aimerais encore mieux voir conserver les deux unités que la tirade. » L’esprit français de M. de Stendhal n’a jamais pu s’accommoder beaucoup du vers français ; il verrait probablement sans regret notre langue se réduire à la prose, et laisser à d’autres langues plus richement douées la gloire de la poésie. Il n’ose aller cependant jusqu’à proscrire formellement l’ode, l’épopée, ni surtout l’épître familière et la satire ; mais, rencontrant le vers sur un terrain qui ne lui appartient pas nécessairement, il lâche la bride à une impatience trop contenue, et engage un combat à outrance. Malgré cette antipathie déclarée, ce n’est pas à lui que pourrait s’appliquer un mot de mépris que contient cette strophe d’un poète contemporain :

J’aime surtout les vers, cette langue immortelle ;
C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas,
Mais je l’aime à la rage ; elle a cela pour elle
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, qu’elle est limpide et belle,
Que le monde l’entend et ne la parle pas.

Jamais en effet, avec plus de sens, de raison et de mesure, M. de Stendhal n’a eu plus de légèreté, d’acuité, de malice, d’esprit, dans toute la force du mot, que dans ces deux brochures, l’une de 1823, l’autre de 1825, où il attaque l’alexandrin tragique. Et à vrai dire, en lisant M. de Stendhal, il m’est venu souvent une pensée dont je commence par demander pardon, c’est que sept ou huit de nos écrivains, réputés par excellence hommes d’esprit, et comme tels en possession de la plus grande faveur et du succès le plus déclaré, pleins d’agrément d’ailleurs, et justifiant par là leur bonne fortune, ne sont point réellement des hommes d’esprit, mais tout simplement des hommes d’imagination. Ils arrivent à l’effet en outrant certains aspects des choses, en brisant certaines proportions, certains rapports, et en présentant ainsi tout à coup les objets sous une image neuve et inaccoutumée ; ils isolent ce qui veut être uni, il rapprochent dans un contraste deux termes peu destinés à se faire contraste, et le plaisir de la surprise en jaillit. Mais c’est l’imagination qui crée cette fantasmagorie. J’appelle esprit une dose indéfinie de bon sens et d’observation, assaisonnée d’une dose égale de logique sous-entendue. Avoir de l’esprit, c’est arriver tout droit et brusquement au résultat final et jusque-là inaperçu, quoique juste, d’une combinaison d’idées. J’ai grand’peur qu’il ne reste plus un homme d’esprit, dans le sens pur de la tradition française, parmi nos écrivains de profession. M. de Stendhal a été tout-à-fait un homme d’esprit, malgré qu’il en ait, et bien dans le prolongement de la grande lignée française.

Cette question du romantisme, dont il s’est emparé en maître dans Racine et Shakspeare, a été aussi traitée par lui dans l’ancien Globe en quelques articles sur les unités. Parmi les hommes distingués dont il est devenu le collaborateur, il s’en trouvait un qui a été en quelque sorte son disciple, et qui depuis, voué à la politique, a acquis à son nom, comme député, une importance parlementaire, et, comme écrivain, donné à ses interventions dans la polémique un certain caractère de solennité. Un autre écrivain, resté fidèle à des travaux plus paisibles, talent remarquable par la fermeté, par le goût dans l’innovation, par la sobriété dans l’imagination, par le calme dans la force, et enfin par une puissance d’ascension continue vers un terme de perfection de plus en plus élevé, a subi aussi les influences de M. Beyle au point de s’en faire à lui-même une sorte de tyrannie. Il avait, pour ainsi dire, installé son maître et son ami, non seulement dans son cabinet, mais encore dans son imagination, et là il le faisait, en esprit, juge de toutes ses pensées et de l’expression qu’il leur donnait. Qu’en dirait Beyle ? telle était la question qu’il se posait à chaque ligne qu’il allait écrire. Qu’en dirait Beyle, répéterons-nous aussi, si ce n’est qu’elles sont trop rares ?

Voilà dans quelle classe d’esprits M. Beyle a su rencontrer un peu plus que son lecteur unique, beaucoup plus même que de simples lecteurs ; et sur ces esprits, où l’on peut reconnaître l’empreinte de l’action qu’il a exercée, on peut aussi juger le sien mieux encore peut-être que sur ses ouvrages, gâtés par lui systématiquement et à plaisir. Nous avons dit pourquoi, avec beaucoup de qualités éminentes, dont la première est la clarté, il n’était point fait pour un succès populaire. Il a traduit son to the happy few par : les gens qui en 1817 ont plus de cent louis de rente et moins de vingt mille francs. Mais même dans cette classe qui veut du loisir occupé, pour un lecteur qui aura le courage de mâcher le brou amer et piquant dont il a enveloppé la pulpe substantielle et savoureuse de sa pensée, il y en aura vingt qui le rejetteront. Que si nous arrivons jusqu’aux penseurs et aux hommes d’étude, ils reconnaîtront et ils aimeront en lui une force réelle, mais ils lui en reprocheront le gaspillage ; ils reconnaîtront qu’il a beaucoup aimé la vérité, mais ils lui reprocheront d’avoir aussi beaucoup aimé son plaisir et de l’avoir pris pour guide même dans la recherche de la vérité ; ils lui reprocheront encore d’avoir souvent fait servir celle-ci plutôt à l’étonnement qu’à l’enseignement de ses lecteurs ; ils reconnaîtront qu’il a remué, combiné, lié fort bien beaucoup d’idées, mais ils lui reprocheront d’en avoir laissé beaucoup, et d’importantes, en dehors de ses spéculations. Et ses qualités même d’observateur perspicace lui seront d’autant plus justement imputées à crime qu’il aura été un observateur plus incomplet.

L’indifférence que lui ont témoignée toutes les catégories de lecteurs n’a donc été jusqu’à un certain point que justice, car, ayant beaucoup reçu de la nature, il a beaucoup promis, et n’a donné à personne ce que chacun avait le droit d’attendre. Il ne nous paraît pas être de ceux que la postérité relève du jugement des contemporains ; il ne vivra probablement pas. Cependant, à cause des vices même qui l’empêcheront de vivre, autant que pour les qualités qui devaient le rendre durable, nous comprendrons très bien que chacune des générations qui se succéderont lui apporte en contingent son lecteur unique, quelque esprit curieux, singulier, enthousiaste, qui lui sera non seulement un lecteur, non seulement un admirateur, mais un amant follement épris, passionné, jaloux. Il sera aimé pour ce qu’il y a de vrai dans sa nature et dans son intelligence, et pour ce qu’on y devra admirer ; il sera adoré pour ce qu’il y a mis de faux et pour ce qu’on aurait à lui pardonner, car c’est ainsi que va l’amour. Tout ce que peut dire aujourd’hui de M. Beyle un juge impartial, c’est qu’il a été moins paradoxal qu’on ne l’a voulu prétendre, moins vrai que lui-même n’y a prétendu.


Auguste Bussière.
  1. Le Diable en Enfer, conte.
  2. Mot de Montesquieu sur La Henriade.
  3. Pour cette période de sa vie, nous pouvons un instant le laisser parler de lui-même. On sait que cela lui arrive rarement, au moins d’une manière avouée, et qu’il n’a jamais pu prendre sur lui de le faire sérieusement, même dans son épitaphe, où, comme on le verra tout à l’heure, il se fait Milanais et presque poète élégiaque par l’effet sentimental qu’il a su donner à la disposition des trois mots qui la composent. Cette pièce nous a été remise avec toute sorte de petits mystères et le pseudonyme obligé. Cette fois, ce n’est plus Stendhal, c’est Darlincourt.

    « Pour se consoler du malheur de vendre ses chevaux (mai 1814), M. Darlincourt lit la vie de Haydn, Mozart et Métastase. Il avait réellement assisté au convoi de Haydn à Vienne, en mai 1809. Il y fut conduit par M. Denon. Ce premier ouvrage est imité en partie d’une biographie italienne sur Haydn. Il fut traduit en anglais.

    « En 1817, M. Darlincourt publia deux volumes de l’Histoire de la Peinture en Italie, qui n’eut aucun succès, et lui coûta 4,000 francs chez Didot. En ce temps-là, Darlincourt ne connaissait pas même les avantages de la camaraderie ; il en eût eu horreur. Un de ses amis fit insérer dans les Débats un article à la louange de l’Histoire de la Peinture ; le lendemain, les Débats se rétractèrent. Ces deux volumes furent le fruit de trois ans d’études : l’histoire pittoresque de Florence fut écrite à Florence; de Rome, à Rome, et ainsi de suite. M. Darlincourt consulta les manuscrits des bibliothèques de Florence, et toutefois fut trompé par un bibliothécaire qu’il payait. Le fils de Bianca Capello vécut, et fut toujours traité en prince par pitié.

    « En 1817, M. Darlincourt publia Rome, Naples et Florence. Ce petit manuscrit avait été fait pour ses amis et sans nul dessein de l’imprimer. Il eut du succès, et l’Histoire de la Peinture, qui a été recopiée dix-sept fois, ne fut lue de personne.

    « En 1822, M. Darlincourt, toujours étranger à la camaraderie, eut grand’peine à trouver un libraire qui voulût gratuitement du manuscrit de l’Amour. Ce libraire lui dit au bout d’un mois : « Votre livre, monsieur, est comme les psaumes de M. de Pompignan, de qui on disait : Sacrés ils sont, car personne n’y touche. »

    « En 1823 et 24, il publia Racine et Shakspeare (quarante pages), qui eut beaucoup de succès et qui piqua lord Byron.

    « En 1824-25, un second Racine et Shakespeare (cent cinquante pages). Succès d’estime. On n’y comprend rien. Grande colère de M. Auger, qui fait lire ce livre deux mois après. M. Darlincourt écrit au Globe pour combattre les trois unités.

    « En 1823, Vie de Rossini, fort bien vendue, deux petits volumes. Le seul des ouvrages de M. Darlincourt lu sur-le-champ dans la bonne compagnie.

    « En 1829, Promenades dans Rome, deux gros volumes.

    « En 1830, Rouge et Noir, deux volumes. Quelques articles dans les revues, avec des noms dictés par la prudence. Notice sur lord Byron dans l’ouvrage de Mme Sw. Belloc.

    « M. Darlincourt est pourchassé à Venise et à Barcelone à cause de la seconde édition de Rome, Naples et Florence. Obligé par état de voyager, il lui importe de n’être pas connu comme auteur d’ouvrages. On ne comprend pas ces choses quand on n’est pas sorti de France. »

    C’est en 1838 qu’il nous faisait remettre cette note, qui nous a paru, avec son épitaphe, un curieux témoignage de l’écrivain sur lui-même. Voici cette épitaphe telle qu’elle est dans son testament. Une transposition de mots a été faite avec intention, mais à tort, ce semble, dans celle qu’on peut lire sur sa tombe au cimetière Montmartre, rond-point de la Croix.

    ARRIGO BEYLE,
    MILANESE.
    VISSE,
    SCRISSE,
    AMÔ,
    MORI.
    ANNO…

    Il vécut, il écrivit, il aima. — Quoi donc ! est-ce là tout ? Et dans cette épitaphe, où il se donne le plaisir de mystifier encore, n’y avait-il pas un mot à ajouter : il persiffla ?

  4. Ainsi, après avoir conté malignement qu’une dame à Rome l’a fait appeler en toute hâte, à une heure de nuit, pour lui lire une petite brochure hors de prix dont les copies manuscrites chargées de fautes et de non-sens coûtent jusqu’à 200 fr., et où M. Marcirone, aide-de-camp de Murat, raconte les six derniers mois de la vie de son maître, il ajoute en note : « Plût à Dieu que tous les usurpateurs eussent trouvé le même châtiment ! »
  5. Les mots en italique sont soulignés par M. Beyle.