Poètes et romanciers modernes de la France/Balzac


XVI. — M. de Balzac, La Recherche de l’absolu
XVI. — M. de Balzac, La Recherche de l’absolu

POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xvI.

M. DE BALZAC.


LA RECHERCHE DE L’ABSOLU.[1]

Il est temps d’en venir, dans cette galerie qui sans cela resterait trop incomplète, au plus fécond, au plus en vogue des romanciers contemporains, au romancier du moment par excellence, à celui qui réunit en si grand nombre les qualités ou les défauts de vitesse, d’abondance, d’intérêt, de hasard et de prestige, que ce titre de conteur et de romancier suppose. M. de Balzac n’est ainsi devenu célèbre que depuis quatre années. Son Dernier Chouan, en 1829, l’avait fait remarquer pour la première fois mais sans le tirer encore de la foule ; sa Physiologie du mariage lui avait acquis la réputation d’un homme d’esprit, observateur sans scrupules, un peu graveleusement expert sur une matière plus scabreuse que celle dont avait traité Brillat-Savarin. Mais c’est à partir de la Peau de Chagrin seulement que M. de Balzac est entré à pleine verve dans le public, et qu’il l’a, sinon conquis tout entier, du moins remué, sillonné en tous sens, étonné, émerveillé, choqué ou chatouillé en mille manières. Et il faut reconnaître que dans ce rapide succès, à part les coups de trompette du commencement, aux environs de la mise en vente de Peau de Chagrin, la presse parisienne n’a été que médiocrement l’auxiliaire de M. de Balzac ; qu’il s’est bien créé seul sa vogue et sa faveur auprès de beaucoup, à force d’activité, d’invention, et chaque nouvel ouvrage servant, pour ainsi dire, d’annonce et de renfort au précédent. M. de Balzac a surtout dès l’abord mis dans ses intérêts une moitié du public très essentielle à gagner, et il se l’est rendue complice en flattant avec art des fibres secrètement connues. « La femme est à M. de Balzac, a dit quelque part M. Janin, elle est à lui dans ses atours, dans son négligé, dans le plus menu de son intérieur ; il l’habille, la déshabille. » M. de Balzac, mettant en œuvre comme romancier et conteur, la science de sa Physiologie du mariage, s’est introduit auprès du sexe sur le pied d’un confident consolateur, d’un confesseur un peu médecin ; il sait beaucoup de choses des femmes, leurs secrets sensibles ou sensuels ; il leur pose en ses récits des questions hardies, familières, équivalentes à des privautés. C’est comme un docteur encore jeune qui a une entrée dans la ruelle et dans l’alcôve ; il a pris le droit de parler à demi-mot des mystérieux détails privés qui charment confusément les plus pudiques. Il a heureusement rencontré, pour s’insinuer avec ses contes et ses romans auprès de la femme, le moment où l’imagination de celle-ci était le plus éveillée, après l’émancipation de juillet, par les peintures et les promesses saint-simoniennes. Il y a eu évidemment, sous le coup de juillet 1830, quelque chose, en fait d’étiquette, qui s’est brisé et a disparu dans la condition de la femme. Rien n’a changé au fond sur ce point, mais l’attention y a été portée, et l’on a parlé plus crûment. Le saint-simonisme, M. de Balzac pour sa part, l’illustre écrivain qui s’intitule George Sand pour la sienne, ont été instrumens et organes de ce changement survenu, non pas dans les mœurs, mais dans l’expression des mœurs. En province surtout où les existences de quelques femmes sont plus souffrantes, plus étouffées et étiolées que dans le monde parisien, où le désaccord au sein du mariage est plus comprimant et moins aisé à éluder, M. de Balzac a trouvé de vifs et tendres enthousiasmes ; le nombre y est grand des femmes de vingt-huit à trente-cinq ans, à qui il a dit leur secret, qui font profession d’aimer Balzac, qui dissertent de son génie et s’essaient, la plume à la main, à broder et à varier à leur tour le thème inépuisable de ces charmantes nouvelles, La femme de trente ans, La femme malheureuse, La femme abandonnée ; c’est là un public à lui, délicieux public malgré ses légers ridicules, et que tout le monde lui envierait assurément. Crébillon fils en son temps eut aussi une telle prise sur l’imagination de certaines femmes, qu’une jeune dame anglaise, dit-on, s’affolant de lui après une lecture de je ne sais quel roman, accourut tout exprès pour l’épouser. Faut-il qu’on puisse raconter de Crébillon fils la même flatteuse aventure qu’on raconte, bien que par erreur, du plus chaste et du plus divin de nos poètes ! Quant à M. de Balzac, il lui arriverait immanquablement quelque bonheur pareil, si les femmes qu’il émeut n’étaient mariées déjà, malheureuses et désabusées dans le mariage. Une des raisons qui expliquent encore la vogue rapide de M. de Balzac par toute la France, c’est son habileté dans le choix successif des lieux où il établit la scène de ses récits. On montre au voyageur, dans une des rues de Saumur, la maison d’Eugénie Grandet ; à Douai probablement, on désigne déjà la maison Claës. De quel doux orgueil a dû sourire, tout indolent Tourangeau qu’il est, le possesseur de la Grenadière ? cette flatterie adressée à chaque ville où l’auteur pose ses personnages, lui en vaut la conquête ; l’espérance qu’ont les villes encore obscures d’être bientôt décrites dans quelque roman nouveau prédispose pour lui tous les cœurs littéraires de l’endroit : Il n’est pas fier au moins, celui-là ! il n’est pas exclusivement Parisien et de sa Chaussée d’Antin ! il ne dédaigne pas nos rues et nos métairies ! De la sorte, en trois années au plus, le vaste drapeau inscrit au nom de M. de Balzac s’est trouvé arboré de clocher en clocher, au midi et au nord, en deçà et au-delà de cette Loire maternelle, de cette Touraine qui est son centre d’excursion et son lieu de retour favori. Dans Paris au contraire, le succès a été moindre, bien que fort vif encore ; mais on a contesté plusieurs mérites à l’auteur. Comme poète, comme artiste, comme écrivain, on a souvent rabaissé sa qualité de sentiment, sa manière de faire ; il a eu peine à se pousser, à se classer plus haut que la vogue, et malgré son talent redoublé, malgré ses merveilleuses délicatesses d’observation, à monter dans l’estime de plusieurs jusqu’à un certain rang sérieux. De longs antécédens littéraires, malheureux et obscurs, ont été relevés comme une objection péremptoire à la réalité de ses perfectionnemens récens. Bien des femmes aussi ont été plus difficiles de goût qu’en province, et ne lui ont point passé ses familiarités d’intérieur ou ses invraisemblances, par intérêt pour les principales situations. À ces reproches, plus ou moins fondés, à ces dégoûts ou à ces dédains, trop souvent justifiables, M. de Balzac n’a répondu que par une confiance croissante en son imagination et une exubérance d’œuvres dont quelques-unes ont trouvé grâce aux yeux de tous, et ont mérité de triompher. L’auteur de Louis Lambert et d’Eugénie Grandet n’est plus un talent qu’il soit possible de rejeter et de méconnaître. Nous tâcherons de l’analyser avec quelque détail, et, même dans nos plus grandes sévérités de jugement, de marquer l’attention qu’on doit à un écrivain actif, infatigable, toujours en effort et en rêve de progrès, qui nous a charmé mainte fois, et dont nous saluons volontiers en bien des points la supériorité naturelle.

M. Honoré de Balzac, à le prendre au complet, dans sa vie inégale et diverse, dans ses habitudes et ses accidens d’humeur, dans ses conversations non moins que dans ses écrits, nous présente une des physionomies littéraires les plus animées, les plus irrégulières de ce temps, et telle qu’avec ses nombreuses originalités et ses contrastes, elle ne pourrait être vivement exprimée que par quelque curieux collecteur d’anecdotes et d’historiettes, par quelque Tallemant des Réaux, amateur de tout dire. Et certes, si en parlant du lyrique Malherbe, et surtout de l’autre Balzac, solennel pourtant, et si savant en beaux mots, le bon Tallemant a trouvé moyen d’amasser tant de traits piquans de caractère, d’enregistrer tant d’indiscrétions de langage, tant de superstitions fastueuses d’auteur et de jactances naïves, que n’aurait-il pas à moissonner d’abondant autour de chacun des nôtres ? Mais nous n’aborderons M. de Balzac que par les côtés qui touchent le plus immédiatement ses écrits que nous jugeons. Il est né à Tours, le 20 mai 1799. À le lire, à l’entendre, on le croirait davantage du midi, plus voisin d’Angoulême et des contrées de son célèbre homonyme. Mais dans un de ses jolis contes, après avoir peint délicieusement sa Touraine voluptueuse et molle, cette abbaye de Thélème, comme il l’appelle, cette Turquie de la France, il a pris soin d’observer que le Tourangeau transplanté développe souvent les qualités les plus actives, et il cite à l’appui Rabelais et Descartes, Beroalde de Verville et Paul-Louis Courier. M. de Balzac fut donc transplanté de bonne heure ; ce ne fut pourtant qu’après avoir fait ses premières études au collége de Vendôme probablement, car j’aime à croire que son récit de Louis Lambert n’est en rien une fiction, et qu’il a été lui-même cet ami inséparable du pauvre et sublime enfant extatique. En ce cas, l’enfance et la première jeunesse de M. de Balzac au collége se rapportent bien à ce qu’on pourrait conjecturer : une imagination active, spirituelle ; de l’ébullition, du désordre et de la paresse ; des lectures avides, incohérentes, à contre-temps ; l’amour du merveilleux ; les études mal suivies ; un mauvais écolier sans discipline, semper aliud agens, que ses maîtres chargent de pensums et que ses camarades appellent du sobriquet de poète.

En parlant des facultés extraordinaires de son jeune ami Lambert, M. de Balzac a dit : « J’ai long-temps ignoré la poésie et toutes les richesses cachées dans le cœur et sous le front de mon camarade. Il a fallu que j’arrivasse à trente ans, que mes observations se soient mûries et condensées, qu’un jet de lumière les ait même encore éclairées, pour que je pusse comprendre toute la portée des phénomènes dont j’ai été le témoin ignorant. » Il fallut peut-être à M. de Balzac, pour éveiller et ressusciter cet ancien Lambert enseveli en lui, qu’un éclair lui vînt, tombé du front d’Hébal, ce noble frère de la même famille. Quoi qu’il en soit, ce que M. de Balzac confesse à l’article du souvenir de Lambert est vrai en général de tous les heureux souvenirs dont se nourrit et s’empare son imagination d’aujourd’hui. Il lui fallut arriver à plus de trente ans pour découvrir, pour exploiter la mine fertile que son esprit enfermait à son insu, ses impressions d’enfance en Touraine, ses originaux de province, ses chanoines célibataires, son malin teinturier de Vouvray dans Gaudissart ; tout cela dormait je ne sais où auparavant. Lambert enfant s’était écrié un jour devant lui, en se frappant le front : « Je serai célèbre ! — Et toi aussi, avait-il ajouté vivement ; nous serons les alchimistes de la pensée ! » Ce mot de Lambert est comme la clé de M. de Balzac. Il me semble exactement en effet un magnétiseur, un alchimiste de la pensée, d’une science occulte, équivoque encore malgré ses preuves, d’un talent souvent prestigieux et séducteur, non moins souvent contestable ou illusoire. Comme les alchimistes, il a passé des années entières en tâtonnemens, à travers la fumée et la cendre, les sédimens et les scories, avant d’arriver à la transmutation tant désirée : aussi, quelle joie bien légitime et quelle ivresse étourdissante le jour où il vit dans le creuset son mercure se fixer en or !

De 1821 à 1829, époque où M. de Balzac commença de se faire remarquer par la publication du Dernier Chouan, qu’a-t-il tenté ? qu’a-t-il publié ? quels furent ses débuts littéraires, et les tâtonnemens multipliés et infructueux dont ses anciens amis nous parlent tant depuis qu’il est devenu célèbre ? M. de Balzac, dit-on, a chez lui une collection complète de tous ses premiers romans qui ne forment pas moins d’une trentaine de volumes ; il les conserve magnifiquement reliés, comme le berger ministre conservait dans un coffre précieux son hoqueton et sa houlette, et il les appelle ses études. Études ou non, défroque plus ou moins pastorale, il aurait tort d’en trop rougir, puisque c’est pour lui un subsistant témoignage de ce que peuvent la constance, le travail et une opiniâtre confiance aux ressources de sa propre imagination. Dans le temps d’ailleurs qu’il publiait ces productions de troisième ordre, productions peu authentiques, où il ne trempait souvent que comme collaborateur et auxquelles il n’attacha jamais son nom, M. de Balzac ne s’en exagérait pas la valeur, et trouvant un jour un de ses récens volumes aux mains d’un ami qui le lisait : « Ne lisez pas cela, lui dit-il ; j’ai bien dans la tête des romans que je crois bons, mais je ne sais quand ils pourront sortir. » Nous avons eu la curiosité de retrouver et de feuilleter la plupart de ces romans oubliés, espérant y saisir quelque trace du brillant écrivain d’aujourd’hui. Ce n’a pas été sans adresse que nous avons dû remonter à travers ce dédale croisé de pseudonymes, le long de ces sources assez peu limpides qui se perdaient ou changeaient de nom à chaque pas. La Bibliographie romancière en main, nous étions ballotté de M. Horace de Saint-Aubin, bachelier ès-lettres, à M. de Villerglé, de M. de Villerglé de Saint-Alme à lord R’Hoone. Enfin nous avons eu la satisfaction de dresser une filiation aussi complète qu’il nous a été possible, bien que nous y sentions encore beaucoup de lacunes : les Deux Hector, le Centenaire, 1821 ; le Vicaire des Ardennes, 1822, et durant cette même année, Charles Pointel, L’Héritière de Birague, Jean-Louis, le Tartare, ou le Retour de l’Exilé, Clotilde de Lusignan ; en 1823, la Dernière Fée, Michel et Christine, l’Anonyme ; en 1824, Annette et le Criminel ; en 1825, Wann-Chlore ; en 1827, le Corrupteur ; cela ne nous mène pas loin du Dernier des Chouans et de 1829, moment où la vie littéraire de M. de Balzac se produit au grand jour. Nous avons été peu payés, avouons-le, de notre indiscrète recherche, en parcourant ces volumes de M. de Villerglé, que le Miroir du temps rapprochait, quant au choix des sujets, des romans de Pigault et de Rétif, et que le libraire Pigoreau classait parmi les romans gais en opposition aux romans noirs, aux histoires de brigands et de fantômes. C’est tout ce qu’on en peut dire de mieux. J’ai été frappé dans la préface du Vicaire des Ardennes de ce que l’auteur annonce délibérément au public qu’ils ont long-temps à se voir et à se connaître l’un l’autre, ayant, dit-il, trente ouvrages consécutifs à faire paraître. Un trait du caractère de M. de Balzac, c’est, aussitôt qu’il écrit la première page d’un livre, d’avoir tout de suite trente autres volumes en idée devant lui et de rêver ainsi des séries indéterminées qui doivent, en se rejoignant, former une œuvre immense. Au reste, malgré les trente ouvrages promis et donnés par l’auteur du Vicaire, aucune œuvre suivie n’entrait alors dans sa pensée ; il écrivait au hasard, à foison, sans but ni souci littéraire. Wann-Chlore, il est vrai, se distingue des précédens ouvrages par un ton plus soutenu et des mœurs plus relevées ; mais qu’est-ce encore ! Les Derniers Chouans offrent seuls pour la première fois du pittoresque, de l’entente dramatique, des caractères vrais, un dialogue heureux ; par malheur l’imitation de Walter Scott et de Cooper est évidente. L’auteur a jugé ce roman digne d’être revu et reconnu, et il ouvre sa carrière ostensible à dater de là. J’ai lu aussi vers 1829, dans les Annales romantiques du temps, des vers signés du nom de Balzac, harmonieux et bien rhythmés, et qui se rapprochent du faire de M. de Latouche. M. de Balzac à cette époque ne se contentait plus d’écrire ; son esprit d’entreprise l’avait poussé à des opérations de librairie et d’imprimerie ; les Annales romantiques où il insérait les vers dont je parle, étaient, je crois, imprimées par lui, et il publiait une édition de La Fontaine à laquelle il ajoutait une notice. Au reste, le non-succès de sa tentative industrielle le rendit vite à la littérature, mais sur un tout autre pied que devant. « L’imprimerie, dit-il, m’a pris tant de capital, il faut qu’elle me le rende, » et redoublant d’activité, révélant enfin son talent, il a tenu son dire. Pour résumer notre idée sur la première période presque clandestine d’une existence littéraire désormais si en évidence, voici ce qui nous semble : M. de Balzac, jeune, au sortir des bancs, bachelier ès-lettres, mena, comme il en convient dans Lambert, une vie passionnée et aventureuse. Par nécessité et par pente, il se livra, de moitié avec de joyeux compagnons, à cette facilité d’imaginer et d’écrire que la littérature inférieure d’alors réclamait à si peu de frais, et il dépensa de la sorte une portion de l’effervescence fiévreuse dont sa jeunesse dut être plus secouée qu’une autre. Un homme de vif esprit qui l’a beaucoup connu et qui lui a servi quelquefois de conseil, M. de Latouche, pourrait seul, s’il le voulait sans trop d’ironie, raconter en détail et éclairer ces origines contemporaines qui déjà se dérobent ; il pourrait animer d’anecdotes caractéristiques toute l’arrière-scène obscure de l’atelier littéraire de ce temps-là. Pour nous, qui n’avons plus qu’à passer l’éponge sur ces produits inconnus, incertains, désavoués, nous en venons à M. de Balzac qui se réveille un matin, sachant beaucoup du monde et des femmes, saisissant les tendresses, les ridicules, et débrouillant à la hâte au dedans de lui-même tout ce qu’il n’y avait point soupçonné jusqu’alors.

La Physiologie du mariage est une macédoine de saveur mordante et graveleuse, dans le goût drolatique, et qui annonce un compatriote bien appris de Rabelais ou du moins de Béroalde de Verville. L’auteur y rajeunit à la moderne un sujet usé ; il n’échappe pourtant pas toujours à des plaisanteries devenues vulgaires. La morale scrupuleuse en est exclue, dès le titre, et il n’en faut pas parler. Certains côtés délicats et sensibles auraient pu être touchés avec art ; mais l’écrivain, pur épicurien, n’y est pas arrivé encore. Ainsi, plus tard dans le conte du Rendez-vous, M. de Balzac nous peindra Julie d’Aiglemont au retour de cette soirée brillante où elle a reconquis à force de coquetterie et de triomphe la fantaisie passagère de son mari ; il nous la peindra cédant une dernière fois par bonté et par calcul à l’égoïste faveur dont M. d’Aiglemont l’honore ; puis tout aussitôt, dès qu’elle se retrouve à elle, nous la voyons sombre, sur son séant, dans le lit conjugal, près du mari endormi, rougissant et pleurant comme d’un crime de cette espèce de profanation calculée à laquelle elle s’est soumise : il y a là une page admirable de vérité et de douleur. Au lieu de ces peintures vivantes, nous avons dans la Physiologie du mariage la théorie du lit, des deux lits jumeaux ou des chambres séparées, tout un étalage que rien n’ennoblit et ne rachète. La Peau de Chagrin, publiée en 1831, ouvre la nouvelle et la véritable série des romans de M. de Balzac. Le commencement en est vif, naturel, attachant ; mais l’intérêt se perd bientôt dans le fantasque et l’orgiaque. L’auteur s’est évidemment préoccupé d’Hoffmann qui faisait alors son apparition parmi nous. Le caractère de Fédora, de cette Femme sans cœur, indique pourtant le peintre déjà initié à demi. C’est dans ses Contes de la vie privée qu’il devait tout entier se produire.

M. de Balzac a un sentiment de la vie privée très profond, très fin, et qui va souvent jusqu’à la minutie du détail et à la superstition ; il sait vous émouvoir et vous faire palpiter dès l’abord, rien qu’à vous décrire une allée, une salle à manger, un ameublement. Il a une multitude de remarques rapides sur les vieilles filles, les vieilles femmes, les filles disgraciées et contrefaites, les jeunes femmes étiolées et malades, les amantes sacrifiées et dévouées, les célibataires, les avares : on se demande où il a pu, avec son train d’imagination pétulante, discerner, amasser tout cela. Il est vrai que M. de Balzac ne procède pas à coup sûr, et que dans ses productions nombreuses, dont quelques-unes nous semblent presque admirables, touchantes du moins et délicieuses, ou piquantes et d’un fin comique d’observation, il y a un pêle-mêle effrayant. Ôtez de ses contes la Femme de trente ans, la Femme abandonnée, le Réquisitionnaire, la Grenadière, les Célibataires ; ôtez de ses romans l’Histoire de Louis Lambert, et Eugénie Grandet, son chef-d’œuvre, quelle foule de volumes, quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolatiques, philosophiques, économiques, magnétiques et théosophiques, il reste encore ! Je n’ose me flatter d’avoir tout lu. Il y a quelque chose à goûter dans chacun sans doute ; mais combien de pertes et de prolixités ! Dans l’invention d’un sujet, comme dans le détail du style, M. de Balzac a la plume courante, inégale, scabreuse ; il va, il part doucement au pas, il galope à merveille, et voilà tout d’un coup qu’il s’abat, sauf à se relever pour retomber encore. La plupart de ses commencemens sont à ravir ; mais ses fins d’histoire dégénèrent ou deviennent excessives. Il y a un moment, un point où malgré lui il s’emporte. Son sang-froid d’observateur lui échappe ; une détente lui part, pour ainsi dire, au dedans du cerveau et enlève à cent lieues les conclusions : ainsi dans sa Recherche de l’Absolu, dont nous aurons tout à l’heure à parler ; ainsi dans ses excellens Célibataires, où son chanoine Troubert se grossit et s’exagère vers la fin au point de nous être donné comme un petit Richelieu. Le hasard et l’accident sont pour beaucoup jusque dans les meilleures productions de M. de Balzac. Il a sa manière, mais vacillante, inquiète, cherchant souvent à se retrouver elle-même. On sent l’homme qui a écrit trente volumes avant d’acquérir une manière ; quand on a été si long à la trouver, on n’est pas bien certain de la garder toujours. Aujourd’hui il enluminera un conte rabelaisien, et demain il nous déduira son Médecin de campagne. Pour en revenir à ma comparaison de M. de Balzac avec un alchimiste, je dirai que, même après la transmutation trouvée, cet alchimiste, qui n’a pas eu pleine connaissance de son procédé heureux, rétrograde parfois et revient à ses anciens tâtonnemens, qu’il retombe dans les scories et les dépenses infructueuses ; qu’il fait en beaucoup d’opérations de l’or très mêlé ou faux. On doit au reste en prendre son parti avec M. de Balzac et l’accepter selon sa nature et son habitude. Il ne faut pas lui conseiller de se choisir, de se réprimer, mais d’aller et de poursuivre toujours : on se rachète avec lui sur la quantité. Il est un peu comme ces généraux qui n’emportent la moindre position qu’en prodiguant le sang des troupes (c’est l’encre seulement qu’il prodigue) et qu’en perdant énormément de monde. Mais, bien que l’économie des moyens doive compter, l’essentiel après tout c’est d’arriver à un résultat, et M. de Balzac en mainte occasion est et demeure victorieux.

Il l’a été principalement dans Eugénie Grandet, et il s’en faut de bien peu que cette charmante histoire ne soit un chef-d’œuvre, — oui, un chef-d’œuvre qui se classerait à côté de tout ce qu’il y a de mieux et de plus délicat parmi les romans en un volume. Il ne faudrait pour cela que des suppressions en lieu opportun, quelques allégemens de descriptions, diminuer un peu vers la fin l’or du père Grandet et les millions qu’il déplace et remue dans la liquidation des affaires de son frère : quand ce désastre de famille l’appauvrirait un peu, la vraisemblance générale ne ferait qu’y gagner. La conclusion et la solution fréquente des embarras romanesques où M. de Balzac place ses personnages, c’est cette mine d’or dont il a la faculté de les enrichir : ainsi dans l’Absolu, ainsi dans Eugénie Grandet, ainsi dans le conte du Bal de Sceaux où l’or de M. Longueville est le ressort magique, le Deus ex machina. À voir les monceaux d’or dont M. de Balzac dispose en ses romans, on serait tenté de dire de lui comme les Vénitiens de Marc-Paolo à son retour de Chine : Messer Miglione. Il faudrait encore dans Eugénie Grandet amoindrir l’inutile atrocité d’égoïsme du jeune Charles à son arrivée d’Amérique ; il est à la fois trop ignoble de la sorte envers sa cousine, et trop naïf aussi de n’avoir pas deviné la grande fortune de son oncle ; le résultat mieux ménagé pourrait être d’ailleurs absolument le même, et l’admirable Eugénie, au milieu des Des Grassins et des Cruchotins, près de sa fidèle Nanon, ne perdrait rien ni en pâleur mortifiée, ni en sensibilité profonde et rétrécie, ni en perpétuel sacrifice. Apaisez en ce tableau quelques couleurs criardes ; arrivez, en éteignant, en retranchant çà et là, à une harmonie plus égale de ton, et vous aurez la plus touchante peinture domestique.

Je veux même entrer ici dans quelques détails de style et de diction, parce que M. de Balzac, tout abondant et inégal qu’il est, ne néglige pas ces soins, et bien au contraire s’en préoccupe beaucoup. M. de Balzac n’a pas le dessin de la phrase pur, simple, net et définitif ; il revient sur ses contours, il surcharge ; il a un vocabulaire incohérent, exubérant, où les mots bouillonnent et sortent comme au hasard, une phraséologie physiologique, des termes de science, et toutes les chances de bigarrures. Je lis, dès la première page d’Eugénie Grandet, cette phrase : « S’il y a de la poésie dans l’atmosphère de Paris où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs, n’y en a-t-il donc pas aussi dans la lente action du sirocco de l’atmosphère provinciale, qui détend les plus fiers courages, relâche les fibres et désarme les passions de leur acutesse. » Ailleurs, dans Louis Lambert, non loin des brûlantes et simples lettres du jeune homme, ce sont des expressions de mnémotechnie pécuniaire, un enfant dont je partageais l’idiosyncrasie ; dans les Célibataires je trouve une raison coëfficiente des évènemens, des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle, etc., etc. Souvent la phraséologie flexible où il se joue, entraîne M. de Balzac, et il nous file de ces longues phrases sans virgules à perdre haleine, comme on peut en reprocher parfois à la plume savamment amusée de Charles Nodier. La phrase suivante fait tache à mes yeux dans la première lettre de Louis Lambert à Mlle de Villenoix : « J’ai dû comprimer bien des pensées pour vous aimer malgré votre fortune, et pour vous écrire en redoutant ce mépris si souvent exprimé par une femme pour un amour dont elle écoute l’aveu comme une flatterie de plus parmi toutes celles qu’elle reçoit ou qu’elle pense. » M. de Balzac a fréquemment, et à son insu peut-être, l’image lascive, le coup de pinceau vagabond et sensuel. Il comparera tout d’abord la voix du chaste enfant Louis Lambert à une voix qui prononce un mot d’amour, au matin, dans un lit voluptueux ; il abusera, en peignant Mme Claës, des projections fluides dans les regards. Enfin, il y a une faute insoutenable qu’il pratique constamment et par système : au rebours des écrivains d’aujourd’hui qui ont mis le son, sa, ses partout, qui disent à propos d’un fait et d’une observation lui et elle, M. de Balzac ne connaît que le en : ainsi, dans les Célibataires, toutes les fois que l’abbé Birotteau était entré chez le chanoine Chapeloud, il en avait admiré l’appartement et les meubles. Dans la Grenadière, le jeune Louis ne se contente pas des assurances de bonne santé que lui donne sa mère, et il en étudie le visage, etc. En un mot, cet en est partout employé à faux par M. de Balzac ; il y trouve je ne sais quelle particulière douceur, et l’introduit jusque dans certaines locutions qui n’en ont que faire. Au lieu de dire, par exemple : Il y va de la vie, de la fortune, il ne manque pas de dire : il s’y en va de la vie. Nous adressons ces chicanes de détail à M. de Balzac, parce que nous savons qu’elles ne sont pas perdues avec lui, et que, malgré toutes les incorrections par nous signalées, il soigne son style, corrige et remanie sans cesse, demande jusqu’à sept et huit épreuves aux imprimeurs, retouche et refond ses secondes et troisièmes éditions, et se sent possédé du louable besoin d’une perfection presque chimérique. Il a même, selon nous, à se garder dans ces remaniemens successifs d’altérer quelquefois une première rédaction plus franche et plus simple. Ses efforts pourtant sont heureux en mainte circonstance. Il y avait dans la première édition de la Femme abandonnée, publiée par la Revue de Paris, une charmante page qui, à l’aide de quelques retouches habiles, est devenue tout-à-fait belle dans une édition suivante. Je la citerai ici pour montrer à M. de Balzac un excellent modèle en certaines parties de lui-même, et pour dédommager le lecteur de ces querelles de langue par une plus gracieuse image. Il s’agit de la première visite du jeune M. de Neuil à Mme de Beauséant, et du trouble incertain qu’il en rapporte : « À l’âge de vingt-trois ans, dit M. de Balzac, l’homme est presque toujours dominé par un sentiment de modestie. Les timidités, les troubles de la jeune fille l’agitent. Il a peur de mal exprimer son amour ; il ne voit que des difficultés et s’en effraie ; il tremble de ne pas plaire ; il serait hardi s’il n’aimait pas tant. Plus il sent le prix du bonheur, moins il croit que sa maîtresse puisse le lui facilement accorder ; d’ailleurs, peut-être se livre-t-il trop entièrement à son plaisir, et craint-il de n’en point donner. Lorsque par malheur son idole est imposante, il l’adore en secret et de loin : s’il n’est pas deviné, son amour expire. Souvent cette jeune passion, morte dans un jeune cœur, y reste brillante d’illusions. Quel homme n’a pas plusieurs de ces vierges souvenirs qui, plus tard, se réveillent, toujours plus gracieux, apportant l’image d’un bonheur parfait ; souvenirs semblables à ces enfans perdus à la fleur de l’âge, et dont les parens n’ont connu que les sourires ? »

La Recherche de l’Absolu, dernière publication de M. de Balzac, n’est pas un de ses meilleurs romans ; mais à travers des circonstances fabuleuses et injustifiables, cette histoire a beaucoup de mouvement, de l’intérêt, et c’est une de celles où l’on peut le plus étudier à nu la manière de l’auteur, sa pente et ses défauts. M. Balthazar Claës, qui unit les richesses de l’antique Flandre à la plus haute noblesse espagnole, habite à Douai une maison où se sont accumulées toutes les merveilles héréditaires de ces ménages opulens. Jeune, il est venu à Paris, vers l’an 1783 ; il s’est fait présenter dans les meilleures sociétés, chez Mme d’Egmont, chez Helvetius, qui pourtant était mort depuis plusieurs années ; mais peu importe l’anachronisme. Il a même étudié la chimie sous Lavoisier, et ne s’est retiré du tourbillon mondain que pour épouser Mlle de Temninck, avec laquelle il vit dans un long et fidèle bonheur. Mais à partir de 1809, les manières de Balthazar s’altèrent graduellement ; une passion secrète le saisit et l’arrache bientôt à tout, à la société, aux tulipes, même aux joies domestiques dont il se repaissait avec candeur. Il redevient chimiste : ses premiers travaux chez Lavoisier renouvellent tout leur attrait et le sollicitent à poursuivre ; un officier polonais, qui passe à cette époque par Douai et qui cause avec Balthazar, provoque en lui cette subite révolution. M. de Balzac semble croire qu’il n’y a qu’un pas entre le goût de l’alchimie et les leçons de Lavoisier, tandis qu’il y a un abîme ; c’est comme si l’on devenait astrologue après avoir été disciple de La Place. Quoi qu’il en soit, Claës se livre, à partir de ce moment, à la recherche de l’absolu, ce qui veut dire pour lui la transmutation des métaux et le secret de faire de l’or ; il s’y oublie, il s’y acharne ; il tue de chagrin sa femme ; il s’y ruine, ou du moins il s’y ruinerait, si l’imagination du romancier ne venait sans relâche au secours de cette fortune qui se fond dans le creuset, et si la fille aînée de Claës ne réparait à temps chaque désastre, comme une fée qui étend coup sur coup sa baguette d’or. Cette maison Claës est d’ailleurs une véritable Casauba, et l’auteur y a, dès l’abord, enfoui toutes les ressources qu’il n’a fait que disperser çà et là en échantillons dans ses autres romans. Si dans le Bal de Sceaux les héritages à flots ne lui coûtent rien ; si, dans les Célibataires, les meubles de Boulle, les Vierges de Valentin et les Christ de Lebrun se trouvent tout à propos mêlés au mobilier du chanoine Chapeloud pour faire péripétie vers la fin et révéler trop tard leur valeur au pauvre Birotteau dépossédé, ce ne sont là que des bagatelles et des pauvretés au prix de ce palais des Mille et une Nuits, de cette maison Claës et de ce qu’elle enferme. Ici les tableaux des maîtres, les tulipes introuvables, les meubles d’ébène et les boiseries dignes de Salomon sont dès l’avance disposés. Les solives et les poutres elles-mêmes récèlent de l’or : l’or ruisselle et pétille dans les parloirs, suivant l’expression du romancier enivré, de même que la dentelle bouillonne autour de la longue pélerine de Mme Claës. Au milieu de toutes ces merveilles qu’il gaspille, de ces trésors qu’il dissipe en fumée, Balthazar Claës, qui croit se mettre au courant de la science moderne en poursuivant le but mystérieux des Nicolas Flamel et des Arnauld de Villeneuve, est proclamé à tout instant homme de génie, et ses actes déréglés ou même cruels envers sa famille nous sont donnés comme la conséquence inévitable d’une intelligence supérieure en désaccord avec ce qui l’entoure. M. de Balzac, en effet, prodigue volontiers à ses personnages les termes de génie, comme il leur prodigue les trésors ; il ne laisse pas d’alternative entre le génie et tous les défauts. On rencontre fréquemment chez lui des sentences du genre de celle-ci, dans les Célibataires : « Il n’y a qu’un homme de génie ou un intrigant qui se disent : J’ai eu tort. » Et dans la Recherche de l’Absolu, dès les premiers chapitres, à propos de Claës : « Les gens d’esprit sont variables autant que des baromètres, le génie seul est essentiellement bon. » Mais il est temps de le dire, à travers toutes ces chimères de l’alchimiste et du romancier qui semblent ne faire qu’un, ce qui ressort à merveille, c’est l’insatiable espoir de l’adepte ; ce qui règne et palpite, c’est sa fièvre ardente, incurable, une fièvre d’avide crédulité ; on s’impatiente de l’entendre louer pour son génie ; on le traite de fou délirant ; on accuse la faiblesse de ses proches qui ne l’ont pas fait enfermer déjà ; on tremble quand on voit sa fille aînée lui obtenir, pour l’arracher à son laboratoire, une caisse de recette générale au fond de la Bretagne ; on froisse la page sous sa main, mais on y revient ; on est ému enfin, entraîné, on se penche malgré soi vers ce gouffre inassouvi. Quel mélange singulier et contradictoire dans le romancier que nous voudrions juger ici, sans faire notre parole plus sévère que notre pensée, — quel mélange d’observation souvent maligne, de réalité prise sur le fait comme par un clin d’œil de malin Tourangeau, de gaieté de bon aloi et digne de Chinon, — quel mélange de tout cela et encore de situations domestiques si fréquemment attendrissantes avec tant d’écarts divagans et d’incroyables fantaisies ! Mme Claës est une de ces femmes comme le romancier les affectionne, une laide presque contrefaite et pourtant séduisante, une femme de quarante ans de plus en plus adorable et rajeunissant. Combien de lectrices, en lisant ce portrait, se sentent tout bas flattées et comme magnétisées par l’auteur ! Cette figure de Mme Claës, où les hésitations magnétiques et les projections fluides des regards sont prodiguées, de même que le sont dans le portrait de Balthazar les idées dévorantes distillées par un front chauve, m’a bien fait concevoir le genre de portraits de Vanloo et des autres peintres chez qui des détails charmans et pleins de finesse s’allient à une flamboyante et détestable manière, à une manière sans précision, sans fermeté, sans chasteté. « Les personnes contrefaites qui ont de l’esprit ou une belle âme, dit M. de Balzac à propos de son héroïne peu régulière, apportent à leur toilette un goût exquis. Ou elles se mettent simplement, en comprenant que leur charme est tout moral ; ou elles savent faire oublier la disgrâce de leurs proportions par une sorte d’élégance dans les détails qui divertit le regard et occupe l’esprit. » Il est impossible de plus délicatement observer et de mieux dire. Mme Claës nous touche encore quand, voyant dans les premiers temps son mari qui lui échappe, sans en comprendre la cause, « elle attend un retour d’affection et se dit chaque soir : — Ce sera demain ! en traitant son bonheur comme un absent. » Mais ce qui choque bientôt et ce qui revient indiscrètement à plusieurs reprises, ce sont les allusions directes aux secrets de l’alcôve, et à des situations conjugales, aisément déplaisantes, qui rappellent trop le théoricien de la Physiologie du mariage.

Le dernier roman de M. de Balzac nous a fourni l’occasion de lire une brochure dont le sujet est le même, mais qui contient une histoire vraie et bien récente. Nul doute que, si M. de Balzac avait connu ce petit écrit, il n’eût donné à son livre le cachet de réalité qui y manque, et ne se fût garanti de beaucoup d’à-peu-près qui sont faux. Un alchimiste de nos jours (car, de nos jours, il y a çà et là répandus et cachés un assez grand nombre d’alchimistes encore) a fait imprimer en 1832, chez Félix Locquin, rue Notre-Dame-des-Victoires, le récit de ses tribulations et de sa découverte, sous le titre d’Hermès dévoilé. L’auteur de ce récit, qui ne se nomme pas, est évidemment un homme vertueux, d’une parfaite bonne foi, sensible de cœur et pénétré de la vérité de ce qu’il raconte. Nous citerons le début : « Le ciel m’ayant permis de réussir à faire la pierre philosophale, après avoir passé trente-sept ans à sa recherche, veillé au moins quinze cents nuits, éprouvé des malheurs sans nombre et des pertes irréparables, j’ai cru devoir offrir à la jeunesse, l’espérance de son pays, le tableau déchirant de ma vie, afin de lui servir de leçon, et en même temps de la détourner d’un art, etc. » en effet, l’honnête alchimiste, bien qu’il ait trouvé le secret de la transmutation, conserve jusque dans son triomphe un sentiment si profond de son infortune passée, qu’il voudrait détourner les jeunes gens des périls de cette science hermétique, au moment même où il la leur dévoile obscurément. Ses épreuves, pauvre homme ! furent grandement amères ; Bernard de Palissy n’en eut pas en son temps de si lamentables. Marié jeune, devenu père d’une nombreuse famille, l’alchimiste, qui ne se désigne lui-même que comme l’infortuné Ci...., dissipe la dot de sa femme, voit mourir de misère et de chagrin tous ses enfans ; mais il prend à toutes ces douleurs qui l’entourent une part de sympathie bien autrement active et humaine que Claës ; ce sentiment de bienveillance pour les hommes et de compassion pour les siens, qui se mêle à une si opiniâtre recherche, est un trait naturel que le romancier n’a pas assez deviné ni ménagé. Chaque ligne de ce petit écrit annonce un travailleur long-temps séquestré du monde, ignorant naïvement le train des choses, et en parlant avec une sorte d’enfance. Mais le plus touchant et le plus inimitable endroit est celui où il raconte sa découverte, et les sensations inouies qui l’agitèrent sitôt que le mercure brilla fixé en or sous ses yeux. « Que ma joie fut vive et grande ! j’étais hors de moi-même, je fis comme Pygmalion, je me mis à genoux pour contempler mon ouvrage et en remercier l’Éternel. Je me mis à verser un torrent de larmes ; qu’elles étaient douces ! que mon cœur était soulagé ! Il me serait difficile de peindre ici tout ce que je ressentais, et la position où je me trouvais. Maintes idées s’offraient à la fois : la première me portait à diriger mes pas près du roi-citoyen et à lui faire l’aveu de ma découverte ; l’autre, à faire un jour assez d’or pour former divers établissemens dans la ville qui me vit naître ; une autre idée me portait à marier le même jour autant de filles qu’il y a de sections à Paris, en les dotant ; une autre idée me portait à me procurer l’adresse des pauvres honteux, et à aller moi-même leur distribuer des secours à domicile. Enfin je commençai à craindre que ma joie ne me fit perdre la raison. Je sentis la nécessité de me faire violence et de prendre beaucoup d’exercice en me promenant à la campagne, ce que je fis pendant huit jours consécutifs. Il ne se passait pas quelques heures sans que j’ôtasse mon chapeau, et, levant les yeux au ciel, je le remerciais de m’avoir accordé un pareil bienfait, et je versais d’abondantes pleurs[2]. Enfin je parvins à me calmer et à sentir combien je m’exposerais en faisant de pareilles démarches. Après avoir réfléchi mûrement, je pris la résolution de vivre au sein de l’obscurité sans éclat, et de borner mon ambition à faire des heureux en secret, sans me faire connaître. » C’est le jeudi-saint 1831, à 10 heures sept minutes du matin, que l’alchimiste avait opéré seul la transmutation ; il a noté le jour et l’heure comme Dante et Pétrarque ont fait pour le jour et l’instant béni où ils virent leurs divinités, et la page que je viens de citer du bon alchimiste me semble presque rappeler en naïve allégresse certains passages de la Vita Nuova. L’alchimiste remit d’opérer la transmutation devant sa femme au lundi de Pâques ; il fit emplette d’une branche de laurier et d’une tige d’immortelle, pour lui annoncer dignement cette nouvelle heureuse ; toute cette conclusion domestique est pleine de simplicité, d’attendrissement et de sagesse : la réalité ici fait envie au roman. L’alchimiste, possesseur du merveilleux secret, vit de peu, répand les bienfaits sans bruit et se souvient de ses malheurs. Belle leçon à nous tous poètes, romanciers et hommes ! Heureux qui, dans sa vie laborieuse et du fond mélangé de ses œuvres, sait réaliser un peu d’or pur ! qu’il se tienne satisfait de son sort et remercie les dieux !


C. A.
  1. Mme Béchet, éditeur, quai des Augustins, 39.
  2. Le bon alchimiste oublie dans son transport que pleurs n’est pas du même genre que larmes.