Poètes et romanciers modernes de la France/Béranger

Poètes et romanciers modernes de la France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 777-803).

POETES


ET


ROMANCIERS MODERNES


DE LA FRANCE




LIII.

BERANGER.

Oeuvres complètes, édition nouvelle, 2 vol. in 8°, Perrotin.




Il y a trente-cinq ans que le nom de Béranger fut révélé à la France pour la première fois, et depuis trente-cinq ans ce nom a grandi de jour en jour ; c’est aujourd’hui le nom le plus populaire de la littérature contemporaine. Le talent de Béranger, mêlé activement à la lutte des partis politiques, est toujours demeuré étranger à la lutte des partis littéraires. Les opinions qu’il avait soutenues pendant quinze ans avec une infatigable énergie ont triomphé d’une façon définitive, et le poète est resté après le triomphe aussi admiré que pendant le combat. Le talent d’un tel poète est à coup sûr un digne sujet d’étude. Comment et pourquoi Béranger a-t-il été accepté par toutes les écoles ? Comment les partisans de la tragédie impériale, aussi bien que les disciples prétendus de Shakspeare et de Byron, se sont-ils trouvés unis, bon gré mal gré, dans une commune admiration ? Voilà ce qu’il s’agit d’expliquer. La popularité même dont le nom de Béranger est depuis si long-temps environné rend plus difficile la solution de cette question délicate. Il ne s’agit pas, en effet, de discuter telle ou telle théorie littéraire, car Béranger, je le crois du moins, n’a jamais attaché grande importance aux théories, et ne s’en est guère préoccupé. Il n’a pas écrit une ligne dans sa vie pour fournir des argumens aux systèmes vieux ou nouveaux, inventés hier ou ramassés dans la poussière du passé. Je ne pense pas qu’il ait donné quinze jours à la lecture des poétiques : l’activité de son intelligence s’est portée d’un autre côté, et l’événement a prouvé qu’il avait choisi la voie la plus féconde. Ce n’est donc pas au nom des principes posés par une école qu’il est possible de juger Béranger. Pour le comprendre, pour l’apprécier, pour expliquer l’autorité permanente de son talent, il faut se placer à un autre point de vue : le caractère spécial de ses œuvres impose à la critique une méthode étrangère à ses habitudes.

Pour déterminer nettement le rang qui appartient à Béranger dans notre histoire littéraire, il s’agit d’abord de rechercher les origines de son talent ; ces origines, rapprochées du but qu’il s’est proposé, du but qu’il a touché, nous aideront à le classer. Béranger n’a étudié ni les langues anciennes, ni les langues de l’Europe moderne ; il ne connaît que la langue dont il se sert, et cette condition, assez rare parmi les écrivains de tous les temps, en limitant nécessairement le nombre de ses lectures, en les renfermant dans un cercle particulier, a donné à son esprit une direction originale. Obligé de vivre dans le commerce exclusif des poètes, des philosophes, des historiens français, ou du moins n’acceptant, ne consultant qu’avec défiance les livres qu’il ne pouvait aborder sans le secours d’un interprète, il s’est trouvé dans l’heureuse nécessité de relire souvent ses livres de prédilection ; il en a épuisé la substance, il a fait siennes toutes les pensées qu’il avait vues et revues tant de fois. Béranger ne se glorifie pas d’ignorer les langues anciennes et les langues modernes de l’Europe ; il ne méconnaît pas la saveur et la pureté des sources où il n’a pu s’abreuver ; il a trop de bon sens et de sagacité pour parler légèrement des hommes et des choses qu’il ignore ; il envisage sa condition d’une façon plus modeste et plus profitable. Si l’Europe lui est fermée, s’il ne peut pas l’étudier directement, il ne s’attribue pas le droit de nier dédaigneusement la valeur des œuvres qu’il n’a pas appréciées par lui-même ne voulant pas juger d’après le témoignage d’autrui, il s’abstient discrètement et se borne à jouir des œuvres de l’esprit français. Or, parmi les hommes exclusivement voués à l’étude de l’histoire littéraire, il en est peu qui connaissent les trois derniers siècles de notre pays aussi bien que Béranger ; il n’a pas interrogé avec la patience et la curiosité d’un érudit toutes les figures qui ont pris part au mouvement intellectuel de ces trois siècles ; il a négligé volontairement les personnages qui n’ont fait qu’obéir pour s’occuper des personnages qui ont commandé. Il ne vous dira pas les infiniment petits si obstinément, si fièrement admirés par quelques esprits plus instruits qu’éclairés ; il vous dira sûrement, avec une simplicité précise, la valeur des hommes qui ont joué le premier rôle.

Ainsi l’ignorance des langues anciennes, loin de contrarier le développement de sa pensée, lui a donné peut-être une plus grande activité. En exerçant son intelligence sur un plus petit nombre d’objets, il est arrivé à les connaître plus profondément.

C’est aussi grace à cette bienheureuse ignorance que Béranger s’est interdit l’imitation ; n’ayant sous les yeux que les modèles de notre langue, il ne s’est pas trouvé exposé à la tentation de donner comme siennes les pensées qui n’étaient pas écloses dans son intelligence, sans prendre la peine de se les assimiler. Si le hasard de la naissance lui eût ouvert les portes d’un collége, si pendant dix ans il eût promené, ses yeux d’Homère à Virgile, de Thucydide à Tacite, de Démosthène à Cicéron, peut-être eût-il succombé, comme tant d’autres, au facile plaisir de glaner dans l’antiquité, et parfois même de moissonner dans le champ qu’une autre main avait labouré.

Il y a, je le sais, toute une génération glorieuse qui a su, dans l’imitation même, garder son originalité, qui, tout en interrogeant familièrement la Grèce et l’Italie antiques, n’a pas renoncé au droit de penser par elle-même et de choisir pour sa pensée des couleurs que l’antiquité n’a pas connues ; mais pour garder son originalité jusqu’au sein de l’imitation, pour ne pas confondre la sagesse du conseil avec l’autorité du commandement, il faut un singulier bonheur ou plutôt une singulière puissance, et Béranger échappait naturellement au danger que je signale par l’ignorance des langues anciennes : car les pensées et les images, en passant d’une langue dans une autre, reçoivent tant de blessures, qu’elles perdent la moitié de leur charme et sont souvent méconnaissables. Aussi la tentation de dérober, si forte chez les esprits qui aperçoivent directement la poésie antique, est bien faible et bien rare chez ceux à qui l’éducation des premières années ou les études volontaires d’un âge plus mûr n’ont pas donné cette faculté.

Eût-il été à souhaiter que Béranger, à qui la pauvreté de sa famille avait fermé les portes du collége, étudiât, dans l’âge viril, les langues qui se parlent autour de nous, derrière les Alpes et les Pyrénées, au-delà du Rhin ou de la Manche ? Je ne le pense pas. Je rends pleine justice aux travaux de Mme de Staël sur l’Allemagne, de Ginguené sur l’Italie ; la France a gagné à ces travaux une impartialité dont elle avait été privée trop long-temps. Sur la foi de ces juges éclairés, elle a enfin rendu justice aux œuvres qu’elle avait si follement dédaignées. Si nous n’avons rien sur l’Espagne et l’Angleterre qui se recommande par des noms revêtus d’une pareille autorité, il ne faut pourtant pas regarder comme inutiles et sans valeur tous les travaux entrepris pour nous initier à la connaissance de ces deux pays. Est-ce à dire que toutes ces pérégrinations de l’esprit français, si importantes lorsqu’on les envisage dans leur rapport avec l’éducation générale de la nation, n’aient pas exercé souvent une influence fâcheuse sur le développement du génie poétique ? Je ne crois pas qu’il soit permis d’en douter.

L’école littéraire de la restauration, dont je n’entends pas contester la valeur d’une façon absolue, quoique ses intentions aient été trop souvent supérieures à ses œuvres, se fût peut-être montrée plus féconde, si l’Allemagne et l’Angleterre, après avoir excité sa curiosité, n’eussent offert à sa faiblesse de nombreuses occasions de succomber, en lui offrant de trop nombreux modèles. La poésie française, après avoir imité l’Italie sous les Médicis, l’Espagne sous Louis XIII, s’est mise, sous la restauration, à imiter l’Angleterre et l’Allemagne. Au XIXe siècle, comme au XVIe, comme au XVIIe, les esprits doués d’une véritable puissance ont su résister à la tentation, ou garder dans l’imitation des peuples voisins leur physionomie individuelle. Cependant ces glorieuses exceptions n’infirment pas la valeur de ma pensée. La connaissance des littératures étrangères, utile et féconde pour les esprits qui veulent juger, puisqu’elle leur fournit de nouveaux termes de comparaison, expose à de cruelles méprises les esprits qui prétendent produire. La mémoire prend parfois la place de l’imagination, à l’insu même du poète, qui s’applaudit de son larcin comme d’une œuvre enfantée par son génie.

À Dieu ne plaise que je méconnaisse les services rendus à l’esprit français par l’étude des littératures étrangères ! Sans accepter comme vrai le mot de Charles-Quint, ou du moins le mot qu’on lui prête, sans croire comme lui qu’un homme qui sait cinq langues vaille cinq hommes, je vois pourtant dans la connaissance des idiomes étrangers un accroissement de puissance. Une vérité si évidente n’a pas besoin d’être démontrée. Cependant cet accroissement de puissance, utile à ceux qui possèdent déjà par eux-mêmes une force créatrice, lorsqu’il tombe en partage à des intelligences privées de toute fécondité, ne sert qu’à les abuser sur la pauvreté de leur nature ; elles croient inventer lorsqu’elles se souviennent. Si, pour me servir d’une expression familière à ceux qui ont étudié l’extraction et l’emploi des métaux, il était permis dans les œuvres modernes, je veux dire dans les œuvres publiées depuis la restauration jusqu’à nos jours, de faire le départ des pensées qui appartiennent à Goethe ou à Byron, et de celles que la France peut revendiquer comme siennes, on serait justement étonné en voyant à quoi se réduit notre vraie richesse.

Goethe et Byron, inépuisables sujets d’étude pour ceux qui veulent connaître à fond le génie moderne et comprendre tout ce que l’intelligence ajoute à la douleur, ont créé sous nos yeux toute une famille de prétendus poètes qui, sans eux, n’eussent jamais songé à nous entretenir de leurs rêveries, de leurs angoisses, qui se glorifient dans leur souffrance, et qui pourtant n’ont rien souffert, qui s’affublent gauchement du manteau de Faust ou de Manfred, et se croient ingénument en butte aux traits de la colère céleste. Béranger, qui eût trouvé sans doute dans l’étude des littératures étrangères des modèles et des ressources que la France ne pouvait lui fournir, n’a jamais consulté les peuples voisins qu’avec une prudente réserve. Il est probable que le commerce familier de Goethe et de Byron n’eût pas changé la pente de son génie, et pourtant, éclairé par un instinct prévoyant, il n’a pas voulu les consulter trop souvent. Pour laisser à sa pensée son caractère primitif, pour ne pas altérer l’unité des sentimens dont son cœur s’était nourri, pour mieux goûter le fruit de ses premières études, il n’a touché qu’avec discrétion à la poésie allemande, à la poésie anglaise, dont il comprend toute la valeur. Je ne voudrais pas proposer l’exemple de Béranger comme une règle de conduite à tous les poètes de notre temps ; je me borne à le noter comme une preuve de sagacité. Il a renoncé volontairement aux riches plaines, aux vallons fleuris qui s’ouvraient devant lui, pour cultiver d’une main plus active le champ modeste qu’il avait choisi. Pouvons-nous songer à le blâmer ?

Ceux qui aiment la vérité mathématiquement démontrée, qui dédaignent les conjectures, pourront sourire et m’accuser de présomption en me voyant essayer de déterminer à quelles sources Béranger a puisé, à quels hommes il s’est adressé pour son éducation littéraire, pour la formation de son talent. Cependant, dût-on me jeter à la face le reproche d’outrecuidance, je n’hésite pas à nommer les écrivains qui, dans les trois derniers siècles de notre histoire, ont dû enseigner à Béranger la langue qu’il manie si habilement, la justesse de l’expression qui donne un si grand relief à sa pensée, la sobriété des images qu’il s’est imposée comme une loi constante, et qui imprime à toutes ses œuvres un cachet de précision, et je dirais volontiers de nécessité. Quoique Béranger ne m’ait fait à cet égard aucune confidence, je crois pouvoir écrire ces noms avec une sécurité parfaite. Je n’ai jamais interrogé personne pour pénétrer le secret de ses lectures, et pourtant, en lisant avec attention ses œuvres gravées aujourd’hui dans toutes les mémoires, il me semble reconnaître, à des indices certains, l’origine des tours qui lui sont familiers. Les aïeux, les maîtres de Béranger s’appellent Rabelais, Régnier, Molière, La Fontaine et Voltaire. Pour les trois derniers, il est probable que je rencontrerais bien peu de contradicteurs. Sans prétendre, en effet, établir aucune ressemblance littérale entre ces trois illustres modèles et le poète qui, dans ma pensée, s’est formé à leurs leçons, je ne crois pas qu’on puisse nier la parenté intellectuelle qui les unit. C’est à Molière que Béranger a emprunté l’habitude de préférer en toute occasion l’expression propre, l’expression directe, les gens scrupuleux diraient l’expression crue, la périphrase, à l’expression détournée. Béranger appelle volontiers les hommes et les choses par leur nom ; il n’aime pas à laisser deviner sa pensée, il se résout hardiment à nous la montrer telle qu’il la conçoit ; il ne s’accommode pas des réticences, il va droit à son but sans craindre d’effaroucher l’oreille des censeurs. Or, dans ce genre de hardiesse, dans cette passion pour le mot propre, dans cette haine de la réticence, dans ce dédain pour la pruderie, quel homme s’est jamais montré plus constant que Molière ? Depuis le Misanthrope jusqu’à George Dandin, c’est-à-dire depuis la poésie la plus élevée jusqu’à la poésie la plus familière, n’a-t-il pas toujours présenté sa pensée avec une simplicité, une franchise toute rustique ? Aux yeux des poètes de cour, Molière n’est-il pas ce qu’était pour le sénat romain le paysan du Danube ? Où trouver un modèle plus accompli de familiarité sans prosaïsme, d’élégance sans afféterie ? Béranger n’a-t-il pas dû s’instruire à l’école de Molière ? est-il permis d’en douter ? Pour La Fontaine, la parenté n’est pas moins facile à établir. Ce qui caractérise, en effet, le génie de La Fontaine, c’est la simplicité poussée jusqu’à ses dernières limites, simplicité tellement frappante, image si fidèle de la nature, que les ignorans ne savent pas y découvrir le génie. Le langage que La Fontaine prête à ses acteurs est empreint d’une telle naïveté, que les intelligences vulgaires se croiraient volontiers capables de l’inventer ; ou plutôt, si elles consentaient à nous parler avec une entière franchise, si le respect humain ne les retenait pas, si l’admiration commune ne les forçait à déguiser la meilleure part de leur pensée, elles nous avoueraient qu’elles n’aperçoivent chez La Fontaine aucune trace d’invention. Les signes du travail se montrent si rarement, il faut pour les surprendre un œil si exercé, que la foule des lecteurs accepte de confiance le rang assigné à La Fontaine sans deviner, sans comprendre clairement pourquoi les hommes studieux l’ont placé si haut. Eh bien ! ne trouvons-nous pas dans Béranger comme dans La Fontaine une simplicité capable d’abuser les yeux de la multitude ? Chez l’ami de Manuel comme chez l’ami de Fouquet, l’art de bien dire n’est-il pas voilé avec un soin jaloux ? Les détails les plus familiers ne sont-ils pas rassemblés avec un air de négligence qui semble exclure l’intervention de la volonté ? La Fontaine est un écrivain d’une science consommée ; pour le nier, pour en douter un instant, il faut n’avoir jamais cherché pour l’expression de ses sentimens une forme fidèle et précise. Quiconque a essayé une fois en sa vie de dire nettement ce qu’il désire ou ce qu’il pense, quiconque a tenté de concilier dans l’arrangement des paroles l’élévation et la simplicité, de dire ce qu’il veut sans rien dire de plus, sait à quoi s’en tenir sur la négligence de La Fontaine. Il y a, sous ce désordre apparent, un art très laborieux, une habileté qui a coûté bien des veilles. Béranger ne l’ignore pas, et j’oserais parier qu’il a étudié mainte et mainte fois le secret de cette négligence. Il a étudié les procédés du bonhomme comme les botanistes étudient les organes d’une plante avant de la classer ; il a interrogé tous les ressorts mis en usage par l’écrivain naïf pour être naïf à son tour, sans rien abandonner au hasard. Ou je m’abuse étrangement, ou la lecture de Béranger, suivie avec lenteur, comme la lecture d’Horace du de Virgile par les amis de l’antiquité, confirme ce que j’avance. De page en page, un œil attentif reconnaîtra les leçons du bonhomme et devinera l’art sous la simplicité. Si La Fontaine compte peu d’élèves, ce n’est pas qu’il soit avare de leçons ; pour mettre ses leçons à profit, il faut une rare sagacité ; Béranger les a comprises et s’en est souvenu.

À quel titre devons-nous ranger Voltaire parmi les aïeux de Béranger ? Molière et La Fontaine lui ont enseigné la franchise et la simplicité ; quel enseignement Béranger a-t-il reçu de Voltaire ? Cette question à peine posée se résout d’elle-même. C’est de Voltaire, à mon avis, qu’il tient le goût de la clarté. Ce goût, je le sais bien, fût demeuré impuissant, s’il n’eût trouvé pour se développer, pour se fortifier, un ensemble de facultés heureuses.. Il ne reste pas moins vrai, moins évident pour moi que Béranger a puisé dans Voltaire le goût de la clarté. Ce n’est pas que je veuille établir aucune comparaison entre les vers de Voltaire et les vers de Béranger. Un tel rapprochement serait dépourvu de bon sens et d’à-propos. Les vers de Voltaire, utiles en leur temps, puisqu’ils ont servi à populariser les idées les plus importantes de la philosophie moderne, n’ont qu’une valeur secondaire dans l’ordre poétique ; mais la prose de Voltaire, abstraction faite des vérités qu’elle énonce, quels que soient les changemens survenus dans la science, conserve encore aujourd’hui une incontestable valeur. Le mérite dominant de la prose de Voltaire, c’est la clarté. L’histoire et la philosophie ont subi, depuis cinquante ans, des révolutions profondes. L’érudition a démenti bien des assertions données comme irréfutables dans l’Essai sur les moeurs ; le Dictionnaire philosophique a été convaincu d’ignorance sur bien des points : la prose historique et la prose philosophique de Voltaire n’en demeurent pas moins des modèles de clarté. Je ne doute pas que Béranger n’ait étudié long-temps la prose de Voltaire.

Il y a pour un poète, dans cette étude, un écueil que chacun devine. L’amour de la clarté, tel que Voltaire l’a pratiqué dans sa prose, ne semble pas pouvoir se concilier facilement avec le libre essor de l’imagination. C’est là, en effet, un problème difficile à résoudre. La clarté qui convient à la prose convient-elle également à la poésie ? La lumière distribuée par l’historien dans le récit des faits, par le philosophe dans la démonstration de ses idées, peut-elle être impunément distribuée par le poète avec la même générosité sur toutes les parties de sa pensée ? Non, sans doute. Je ne le crois pas, et Béranger ne l’a pas cru non plus. La poésie la plus claire doit toujours laisser dans l’ombre et voiler de mystère quelques-uns des sentimens qu’elle exprime. Déterminer ce qui appartient à l’ombre, ce qui appartient à la lumière, c’est la tâche du goût, et Béranger a su l’accomplir. Étudier la clarté dans la prose sans devenir prosaïque, estimer les idées pour ce qu’elles valent par elles-mêmes, comme s’il s’agissait de les démontrer, et les revêtir d’images éclatantes, ajouter à la vérité la beauté, transformer la philosophie en poésie, voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce que Béranger a fait.

Il est moins facile, j’en conviens, de saisir le lien qui unit à notre poète Rabelais et Régnier. Pourtant je ne crois pas que la relation puisse être sérieusement contestée. Béranger n’a pas pu demander à l’antiquité classique les origines de notre langue, et cependant il n’a pas voulu se résoudre à les ignorer complètement. Or, le XVIe siècle de notre langue devait naturellement exciter sa curiosité. Outre l’intérêt poétique, les œuvres de Rabelais et de Régnier lui offraient un sujet d’étude purement technique. Non-seulement, en effet, Molière et La Fontaine ont pris dans Rabelais et dans Régnier quelques-uns des traits les plus heureux que nous admirons ; ils leur ont emprunté avec une égale liberté plusieurs tours de phrase qui appartiennent en plein au XVIe siècle, et qu’on chercherait vainement ailleurs. Béranger, qui connaît à merveille les trois derniers siècles de notre histoire littéraire, ne pouvait négliger une source aussi féconde, et l’on s’aperçoit, en lisant ses œuvres, qu’il y a puisé largement. Il n’a pas seulement demandé à Rabelais le secret de son intarissable gausserie, à Régnier l’art de rajeunir par l’image une idée populaire depuis long-temps ; il les a consultés sur la formation de notre langue, ou, pour parler plus exactement, sur la dernière transformation qu’elle a subie avant de devenir la langue de Pascal et de Bossuet, de Corneille et de Molière. Sans remonter jusqu’à Commines, jusqu’à Froissart, jusqu’à Joinville, il a voulu savoir si le style des Femmes savantes appartenait tout entier au XVIIe siècle, et, pour résoudre cette question, il ne pouvait choisir un conseiller plus sûr que Rabelais et Régnier.

Sans l’étude du XVIe siècle, sans l’étude de Rabelais et de Régnier, Béranger ne manierait pas notre langue aussi librement qu’il la manie ; son talent n’aurait pas la souplesse, la variété qui nous étonnent, et que la foule prend pour des dons heureux. Ces dons heureux, qu’on ne s’y trompe pas, il ne les a pas reçus en naissant, tels que nous les voyons dans ses œuvres. Quelle que soit la richesse de sa nature ; il doit au travail, à l’étude, la meilleure partie de son talent. S’il a reçu du ciel l’imagination en partage, c’est au travail, c’est à l’étude qu’il a demandé la franchise, la simplicité, la clarté. Molière, La Fontaine, Voltaire lui ont enseigné ce qu’il voulait savoir. Après cette triple conquête, il ne s’est pas tenu pour satisfait ; il a voulu remonter plus loin dans le passé, il a interrogé les maîtres de ses maîtres. Rabelais et Régnier lui ont, à leur tour, livré leurs secrets. Instruit à l’école des trois derniers siècles, il était sûr désormais de trouver pour sa pensée une forme obéissante. Son espérance n’a pas été trompée.

Voyons maintenant par quels tâtonnemens il a passé avant de choisir le genre qu’il semble avoir épuisé. Les tâtonnemens de Béranger ont été nombreux. Avant de se décider pour la chanson, il a étudié à peu près tous les genres, depuis l’idylle jusqu’à l’épopée. Ces essais qu’il a jugés indignes de voir le jour, qu’il a condamnés au feu, n’ont pas été sans profit pour lui. Dans ces études silencieuses, dans ces tentatives persévérantes, il a mesuré ses forces, et lorsqu’enfin il a renoncé à ses premières espérances, il avait acquis dans la lutte une nouvelle énergie. Les quinze années qui ont précédé la publication de son premier recueil seraient pour l’histoire littéraire de notre temps un chapitre plein d’intérêt. Béranger seul pourrait nous raconter tout ce qu’il a voulu, tout ce qu’il a espéré, tout ce qu’il a tenté, et, pour l’enseignement des générations futures, produire les pièces à l’appui. Avec une discrétion bien rare aujourd’hui, il a tenu caché ce que tant d’autres à sa place se seraient hâtés de nous montrer ; c’est de sa part une preuve de bon goût. Nous savons pourtant qu’il a d’abord rêvé la gloire épique, nous connaissons même le sujet qu’il se proposait de traiter : Béranger voulait écrire pour nous une épopée nationale, et raconter l’établissement des Franks dans la Gaule romaine ; l’Achille de cette nouvelle Iliade se fût appelé Clovis. À l’époque où le jeune poète rêvait son épopée, la dynastie mérovingienne n’avait pas encore été étudiée sérieusement ; Augustin Thierry n’avait pas retrouvé, ressuscité la première race. Grégoire de Tours n’était guère connu que des érudits. Sismondi même, qui, le premier, a écrit l’histoire des temps mérovingiens en consultant exclusivement les textes originaux, n’avait pas encore entrepris les annales de notre pays. La voie où Béranger voulait marcher n’était pas même déblayée. Il fallait chercher dans la collection de dom Bouquet les récits que le talent sévère d’Augustin Thierry a rendus aujourd’hui si populaires. Béranger avait donc tout à faire, et il le sentait si bien, qu’il se proposait d’employer plusieurs années à rassembler les matériaux de son poème. Il ne devait se mettre à l’œuvre qu’après avoir interrogé par lui-même ou avec le secours de ses amis les principaux documens qui se rapportent à l’époque mérovingienne. Quel eût été le caractère d’une épopée écrite par Béranger ? A cet égard, nous ne pouvons former que des conjectures ; pourtant il est permis de croire que cette œuvre si laborieusement préparée n’aurait eu rien à démêler avec le merveilleux païen ou chrétien ; il est probable que le poète nous eût raconté la lutte de la race germanique et de la race gallo-romaine sans appeler à son aide les démons ou les anges ; il est probable qu’il eût cherché dans l’histoire seule tous les incidens, tous les épisodes de son poème. La nature de son génie l’appelait-elle à l’accomplissement de cette tâche difficile ? Il ne l’a pas pensé, et rien ne nous donne le droit de dire qu’il s’est trompé. L’accuser de pusillanimité serait de notre part une ridicule flatterie ; mais, si nous ne pouvons le blâmer d’avoir renoncé à son projet, nous pouvons sans témérité affirmer que, sans ce projet si long-temps nourri dans sa pensée, il n’eût jamais rencontré la grandeur, la sévérité de style qui recommandent la meilleure partie de ses œuvres. C’est en marquant bien haut et bien loin le but de son ambition qu’il a compris la nécessité de réfléchir mûrement avant de produire sa pensée, de chercher à loisir pour l’expression de ses sentimens la forme la plus élégante ; c’est en proposant à ses efforts un terme qui reculait chaque jour qu’il s’est instruit dans l’art si utile de se contenter difficilement. Je pense que ce projet épique, en obligeant le futur poète à de continuelles méditations, en le forçant de chercher, parmi les œuvres du même genre, celle dont l’action et les personnages pouvaient offrir à son imagination l’occasion d’une lutte glorieuse, lui a rendu un premier service. Si Béranger n’eût rêvé que les couvres qu’il nous a données, il est permis de supposer qu’il ne leur eût pas imprimé le cachet d’élégance et de sévérité que nous admirons.

L’épopée n’a pas été la seule ambition de Béranger. La comédie ne l’a pas tenté moins vivement. Doué d’un esprit naturellement observateur, enclin à la raillerie, habile à saisir le côté ridicule de tout homme et de toute chose, il semble qu’il aurait dû céder à cette dernière tentation, et pourtant il a résisté courageusement. Malgré, son goût, malgré son talent pour l’ironie, il n’a pas osé s’aventurer dans la comédie. Pourquoi ? Nous n’avons pas à le deviner. Ses amis ne l’ignorent pas, et ont pris soin de nous l’apprendre. La lecture de Molière, en le frappant d’étonnement et d’admiration, l’a détourné de ce nouveau projet. L’étude de ce grand modèle, au lieu d’exciter son émulation, lui a inspiré une telle défiance de lui-même, qu’il a renoncé à la comédie comme il avait renoncé à l’épopée. Devons-nous le blâmer ? devons-nous l’applaudir ? Si nous ne consultons que notre intérêt personnel, nous le blâmerons, car, avec les facultés qu’il possède, qu’il nous a révélées, il n’est pas douteux qu’il eût réussi dans la comédie ; il aurait saisi avec bonheur, reproduit avec habileté les caractères de la société au milieu de laquelle nous vivons. La sobriété de son style, si favorable au relief de la pensée, eût été dans la comédie d’un merveilleux effet. Il nous eût égayés à nos dépens. Si, au lieu de songer à nos plaisirs, nous songeons à la gloire du poète, la question change de face. Tout en reconnaissant que ses facultés l’appelaient à la comédie, nous sommes forcé d’avouer qu’il n’a pas agi à l’étourdie en y renonçant. Si la comédie, en effet, lui promettait des applaudissemens, elle ne pouvait lui promettre le premier rang. Quoi qu’il fît, quelque nouveauté, quelque hardiesse qu’il mît dans ses ouvrages, il ne pouvait guère espérer surpasser Molière. Dans l’intérêt de son nom, dans l’intérêt de sa gloire, il a donc pris un parti sage. Il voulait le premier rang, et la comédie lui refusait l’accomplissement de sa volonté. Il avait donc d’excellentes raisons pour se tourner d’un autre côté : il a choisi la chanson.

La chanson avant Béranger n’était pas considérée comme une œuvre littéraire. Personne ne songeait à juger la chanson d’après les lois de la poétique ; on aurait cru se rendre ridicule en lui demandant de la correction, de l’élégance, un choix d’images avoué par la raison. Pourvu que la chanson fût gaie, amusante, le public se déclarait satisfait. Depuis les refrains de la fronde jusqu’aux refrains de Panard et de Collé, on s’était toujours montré fort indulgent pour les rimes qui n’avaient pas la prétention d’être lues. Béranger eut le bonheur de comprendre que la chanson était encore parmi nous un genre incomplet, et qu’il y avait là une mine toute neuve à exploiter. La gaieté de Panard, les traits satiriques de Collé, si justement applaudis, n’avaient cependant pas de quoi décourager celui qui voudrait suivre leurs traces, ou plutôt il ne s’agissait pas de les suivre, mais bien d’ouvrir à la chanson une voie que ni Panard ni Collé n’avaient devinée. Sans renoncer à la gaieté, à la satire dont la chanson ne peut se passer, il fallait donner au couplet une forme plus précise, aux rimes plus d’exactitude et de richesse, aux images plus d’éclat et de variété. Enfin, il fallait trouver pour la chanson des sujets qu’elle n’eût pas encore abordés. La chanson ainsi agrandie, ainsi renouvelée, devenait un genre vraiment littéraire ; elle prenait droit de bourgeoisie parmi les pauvres poétiques. En ajoutant l’élégance à la gaieté, la concision du style aux traits satiriques, elle ne compromettait pas sa popularité, elle la doublait en élargissant le cercle de son auditoire. Jusqu’à Panard, jusqu’à Collé, elle avait égayé la guinguette et parfois les petites maisons. Or, entre la guinguette et les petites maisons, il y a toute une société sérieuse, vouée aux travaux de la science ou de la politique qui sourit et se déride volontiers, pourvu que la gaieté se présente comme une fille hier élevée. Cette société, dont Panard et Collé n’ont jamais tenu compte, a été pour beaucoup dans la popularité de Béranger. S’il tient aujourd’hui une place si importante dans notre littérature, ce n’est pas seulement parce que ses refrains sont répétés depuis trente-cinq ans dans les ateliers et les chaumières, les cabarets et les casernes. Les salons aussi bien que les chaumières connaissent le nom et les œuvres de Béranger. La précision de la forme qui plaît aux lettrés, qui les oblige à voir dans la chanson quelque chose de plus que la gaieté du refrain, n’est pas non plus sans action sur la foule ignorante. Le laboureur qui fredonne en creusant son sillon subit à son insu la puissance que les hommes lettrés reconnaissent et proclament. Une image bien choisie frappe vivement son imagination et se grave sans peine dans sa mémoire. La même pensée présentée sous une forme moins pure, revêtue d’une image moins juste, n’éveillerait pas dans son cœur une émotion aussi profonde, se graverait plus difficilement dans sa mémoire. Il y a donc pour le poète double profit à respecter, à pratiquer les lois du goût le plus sévère. Sa popularité reçoit ainsi une double consécration.

Hâtons-nous de le dire : Béranger a cherché dans la chanson, dans la poésie lyrique autre chose qu’une satisfaction de vanité. Il aima la gloire, qui oserait le blâmer ? mais ce qu’il aime, ce qu’il a cherché, ce qu’il a trouvé dans la gloire, c’est la puissance, c’est le bonheur d’enseigner à la foule ses droits et ses devoirs, de réveiller ses souvenirs, de ranimer ses espérances. La gloire ainsi comprise, ainsi poursuivie, fait du poète un homme nouveau que Platon ne voudrait plus bannir de sa république. Chacun sait quelle a été la puissance de Béranger sous la restauration. Maintenant que son rôle politique est terminé, maintenant que son nom appartient à l’histoire, il est permis de juger l’ensemble de ses œuvres, sinon avec une impartialité absolue, du moins sans se préoccuper trop vivement de l’importance de la lutte en elle-même. Les questions posées par la restauration sont aujourd’hui résolues ; nous pouvons parcourir le cercle entier des pensées exprimées par Béranger, avec la certitude que ni la haine ni le regret ne troubleront nos études.

Il y a dans les œuvres de Béranger deux parts bien distinctes, et qui pourtant ne sauraient être séparées sans préjudice pour la popularité de son nom : l’une, qui appartient tout entière à ce que nos aïeux appelaient la gaudriole ; l’autre, que la philosophie peut à bon droit revendiquer comme sienne. Si la part sérieuse eût été offerte au public séparément, si la gaudriole n’eût pas servi de passeport à la philosophie, il est douteux que le nom de Béranger eût jamais conquis la popularité dont il jouit aujourd’hui. La raison et la gaieté unies ensemble par une étroite alliance ont remporté une victoire que chacune des deux, livrée à ses seules forces, aurait difficilement obtenue. La gaieté sans la raison aurait classé Béranger parmi les successeurs de Panard et de Collé. Ce serait tout simplement un nom ajouté à la liste des bons vivans qui ne boivent jamais sans trinquer, qui ne trinquent jamais sans chanter. La raison sans la gaieté l’eût classé parmi les poètes moralistes, et son nom, environné de l’estime des hommes studieux, serait ignoré de la foule. Le rusé chansonnier, qui se donne modestement pour un disciple de Collé, a bien senti le prix de cette alliance, et dans les adieux qu’il adressait au public, il y a dix-sept ans, il a pris soin de nous expliquer sa pensée. Il ne demande grace ni pour la gaieté quelque peu irrévérencieuse des refrains écrits dans sa jeunesse, ni pour la tristesse austère des couplets écrits dans un âge plus mûr. La gaieté, qui frappe à toutes les portes, introduira la vérité, qui, sans cette compagne obligeante, courrait le risque de rester dans la rue, et la vérité à son tour plaidera pour sa compagne, et la justifiera sans l’humilier. L’arrangement des pièces de son recueil n’est pas livré au hasard ; l’auteur n’a suivi ni l’ordre de composition, ni la division qui semblait indiquée par la nature des sujets. Il a voulu que chaque pièce fût défendue par celle qui la précède, protégée par celle qui la suit. Sans cette pensée prévoyante que le poète lui-même nous a révélée, le mélange des chansons grivoises et des chansons philosophiques ne se comprendrait pas.

L’amour, dans les chansons de Béranger, n’est pas une passion, mais un plaisir. Il semble que le poète envisage l’amour jaloux, l’amour exclusif comme une pure fiction ; Rose et Lisette ont de nombreuses compagnes, et dans les couplets qu’elles inspirent il n’y a pas place pour un regret : c’est l’amour, en un mot, tel qu’on le comprenait au XVIIIe siècle, avant la publication de la Nouvelle Héloïse. Assurément, l’amour réduit au seul plaisir des sens n’a rien de très poétique. Cependant on ne peut nier que Béranger n’ait trouvé pour la peinture du plaisir amoureux des couleurs vives et charmantes. Dans la Bacchante, il a lutté de verve et d’ardeur avec le plus sensuel des poètes latins, avec Properce. Il ne peint que l’ivresse du plaisir, mais il la peint sans monotonie, et marque avec un art infini tous les progrès de l’exaltation amoureuse. Sous le rapport purement littéraire, cette pièce est, à mon avis, l’une des plus intéressantes du recueil ; le titre même de cette pièce indique assez nettement ce que l’auteur a voulu exprimer, et impose silence au reproche. Il n’est guère permis de demander à une bacchante un amour qui relève du cœur et de l’intelligence en même temps que des sens ; le nom païen que Béranger a choisi s’oppose à toute méprise. Cette donnée une fois acceptée, et la poésie ne saurait la répudier, puisqu’elle est déjà consacrée par des œuvres éclatantes, il est impossible de ne pas admirer le parti que Béranger en a tiré. Trente vers lui suffisent pour composer un tableau complet. Il n’y a pas une parole oiseuse, pas un trait qui n’ajoute une vigueur nouvelle au personnage. Cette petite pièce, qui n’est pas datée, mais qui appartient au premier recueil publié en 1815, révèle déjà un soin scrupuleux dans l’achèvement des moindres détails. Jamais ni Panard ni Collé, que Béranger appelle ses maîtres, n’ont apporté dans l’expression de leur pensée une telle exactitude, une telle patience. Le lecteur sent dès les premières lignes qu’il n’a pas sous les yeux une ébauche improvisée, mais une œuvre conçue lentement, ordonnée avec prévoyance, dont chaque strophe renferme un sens complet et ne pourrait être impunément déplacée. La Bacchante nous emporte bien loin des chansons du Caveau, si long-temps applaudies comme le modèle le plus parfait du genre. Ce n’est pas au fond d’une bouteille qu’on trouve de pareilles inspirations ; les flacons les plus généreux ne dicteraient pas une strophe de cette ode amoureuse. Il faut pour la concevoir, pour l’écrire, un goût très fin que la réflexion seule peut développer, et une connaissance complète des ressources de notre langue. Il n’y a qu’un talent mûri par l’étude qui puisse enfermer dans un cadre si étroit une série de pensées qui semblerait demander un plus large espace. Ici, la concision est un des principaux mérites de l’œuvre. Multipliez les strophes, et loin d’ajouter à la vivacité, à l’énergie du tableau, vous l’appauvrirez. Le poète savait très bien ce qu’il voulait dire, et il a mis au service de sa volonté une expression rapide et fidèle qui ne laisse aucun doute sur son intention : c’est pourquoi la Bacchante vaut mieux que bien des odes vantées dont les strophes se comptent par vingtaines.

Frétillon, qui n’a rien à démêler avec le souvenir des poètes latins, n’est pas composée avec moins d’habileté que la Bacchante. Il ne s’agit plus de l’ivresse des sens, mais du plaisir insouciant et joyeux. Fréfillon est petite-fille de Manon Lescaut, et ne comprend rien à la constance. Le caprice gouverne sa vie, et son cœur ne connaît pas le repentir. Elle a pourtant sur Manon un incontestable avantage, le désintéressement. Elle aime la richesse, les dentelles, les équipages, et, pour contenter ses goûts, elle ne recule devant aucun sacrifice, ou plutôt elle fait si peu de cas de sa personne, elle attache si peu d’importance à sa beauté, à sa jeunesse, qu’elle les abandonne comme une chose insignifiante, comme un hochet sans valeur au premier Turcaret qui se présente, et lui offre des chevaux et des parures ; mais vienne un homme qui lui plaise, un homme qu’elle aime, autant qu’une pareille fille peut aimer, elle mettra tout en gages, elle vendra tout sans hésiter pour payer les dettes de son amant. Elle n’attendra pas, comme Manon, pour retourner à lui la fin de sa richesse, car elle ne craint pas la misère, pourvu qu’elle soit aimée. Elle se ruine gaiement pour l’homme qu’elle aime, et ne songe pas au lendemain. Le caractère de Frétillon est tracé de main de maître. Un tel caractère, je le sais bien, n’a rien qui puisse émouvoir. À proprement parler, Frétillon, comme donnée poétique, est au-dessous de la Bacchante. Qu’est-ce que l’amour sans l’exaltation des sens ou du cœur ? Si l’amour complet ne se conçoit pas sans une double ivresse, s’il faut, pour réaliser le type de la passion, aimer avec toutes ses facultés, on ne peut méconnaître du moins dans la Bacchante une face de la passion. Frétillon, bonne fille au demeurant, ignore l’amour, car elle ne connaît ni l’exaltation des sens ni l’exaltation du cœur. Elle n’aime pas l’homme pour qui elle se dépouille, car, si elle l’aimait, elle ne livrerait pas à d’indignes caresses sa jeunesse et sa beauté. Il y a pourtant beaucoup à louer dans Frétillon. Si elle n’excite pas en nous un intérêt sérieux, il faut avouer que Béranger a peint à merveille sa folle gaieté, son aveugle imprévoyance. Le rhythme du couplet s’accorde très bien avec la vivacité du personnage ; il y a dans la mesure même des vers quelque chose de leste et de provoquant qui défie la censure et commande l’indulgence. Je ne crois pas qu’il soit possible de traiter un pareil sujet avec plus de souplesse, plus d’agilité. La pensée va si vite, que l’œil ébloui ne songe pas à compter les fredaines de l’héroïne. Toute la pièce est animée d’une gaieté franche contre laquelle le lecteur le plus austère essaierait en vain de se défendre. Bon gré mal gré, il faut rire en écoutant le récit de cette vie joyeuse et folle. Si la morale condamne Frétillon, la poésie l’adopte comme une œuvre pleine de jeunesse et de franchise. Cette strophe si vive, si alerte, est-elle née sans effort ? Pour ma part, je ne le crois pas. Ce n’est pas en quelques heures que les mots peuvent se discipliner. Ces strophes charmantes, qui jaillissent avec tant d’abondance et de rapidité, ont coûté au poète un peu plus de temps que le sonnet d’Oronte. Le point important est que l’effort ne se trahisse nulle part. Or, dans Frétillon, le travail n’a laissé aucune trace.

Dans le Grenier, Béranger exprime l’amour sous une forme plus vraie, plus attendrissante que dans la Bacchante et dans Frétillon. Il est impossible de lire sans une émotion profonde les couplets où le poète nous retrace sa pauvreté joyeuse, ses vers charbonnés sur les murs d’une mansarde. Le frais visage de Lisette change la mansarde en palais. Le poète avait vingt ans, et ne songeait pas à demander qui payait la toilette de sa maîtresse. Il règne, dans toute cette pièce, une sincérité de regrets, une vivacité de souvenirs qui n’appartiennent qu’aux cœurs capables d’aimer. Le poète ne pleure pas seulement la fuite de sa jeunesse, il pleure surtout la maîtresse qu’il a perdue, qui répandait sur toute sa vie la lumière et la joie. Il donnerait les années qu’il lui reste à vivre pour un mois de cette vie enchantée, dont chaque heure était embellie par l’espérance, dont le bonheur était doublé par la foi. Pour moi, le Grenier est une des œuvres les plus émouvantes de Béranger ; la tristesse empreinte dans chaque ligne n’a rien de factice, rien d’apprêté. C’est le cœur, le cœur seul qui parle, et qui éveille en nous un écho sympathique.

La Bonne Vieille est d’un ordre encore plus élevé. Ici, l’amour n’a plus rien de sensuel ni de frivole. Le poète prévoit sa mort prochaine, et recommande son souvenir à sa maîtresse. Que la vieillesse n’efface pas dans son cœur l’image de son amour ; qu’elle pratique fidèlement jusqu’au dernier jour les leçons qu’il lui a données ; qu’elle enseigne a la jeunesse l’amour de la patrie et lui raconte nos revers et nos victoires ; qu’en attachant des fleurs à son portrait, elle lève les yeux vers le monde où se réunissent pour toujours les ames unies sur la terre d’une sainte affection. Cette pensée d’immortalité donne à la Bonne Vieille une grandeur, une sérénité que je ne me lasse pas d’admirer. Que nous sommes loin de la Bacchante et de Frétillon ! Il n’y a rien dans cette pièce que le goût le plus sévère puisse réprouver. L’espérance d’une éternelle réunion ennoblit l’amant et la maîtresse ; leur mutuelle passion nous inspire un religieux respect.

Entre les chansons satiriques de Béranger, j’en choisis trois qui résument toute la finesse de son talent : le Roi d’Yvetot, le Sénateur et Paillasse. Les deux premières appartiennent vraiment à la comédie. Quand on pense que l’auteur de ces deux pièces charmantes a sérieusement pensé à tenter le théâtre, il est impossible de ne pas regretter la résolution modeste à laquelle il s’est arrêté. Certes, il y a dans le Roi d’Yvetot l’étoffe d’une comédie. Cette chanson, écrite dans les dernières années de l’empire, est une des satires les plus ingénieuses que le pouvoir absolu de Napoléon ait inspirées. Le poète, s’emparant avec bonheur d’une tradition populaire, oppose à la grandeur du colosse impérial la simplicité toute patriarcale du roi d’Yvetot, Il n’y a pas un trait de cette chanson délicieuse qui ne porte coup. La malice se cache sous la bonhomie avec un art si parfait, que les intelligences vulgaires, en lisant cette chanson, peuvent s’étonner de l’admiration unanime qu’elle a excitée. Il semble en effet que rien au monde ne soit plus facile que d’écrire une pareille chanson ; le bon sens le plus trivial paraît en avoir fourni les élémens, et cependant, si l’on veut bien prendre la peine de comparer les couplets dont elle se compose aux événemens accomplis en France et en Europe depuis l’établissement du consulat jusqu’à la campagne de 1812, il est difficile de ne pas admirer la raillerie naïve qui prend corps à corps toute l’histoire de ces années belliqueuses qui condamnaient la pensée au silence et la liberté à l’oubli. Le mérite de cette chanson consiste précisément dans sa simplicité. Chaque parole semble inspirée par la bonhomie la plus inoffensive ; un enfant trouverait ce que le poète a écrit, la foule le croit du moins. Et pourtant chaque couplet renferme un jugement sévère, plein de pénétration et de sagacité. Le Roi d’Yvetot est conçu comme les meilleures fables de La Fontaine ; les pensées qui se succèdent se présentent si naturellement, qu’elles touchent presque à la trivialité. Essayez d’en troubler l’ordre, essayez de déplacer les couplets, et vous verrez quelle profonde réflexion, quelle prévoyance vigilante a présidé à leur enchaînement. C’est là, selon moi, le dernier effort, le dernier triomphe de l’art. Vouloir et prévoir, dissimuler sa volonté, sa prévoyance, de façon à les cacher aux yeux de la multitude, donner au travail le plus persévérant l’apparence de l’improvisation, n’appartient qu’aux intelligences d’élite. Pour masquer si habilement l’étude qui a préparé la simplicité que nous admirons, il faut une rare puissance, et l’absence même de l’étonnement chez le lecteur est la preuve d’un talent consommé. Un poète d’un ordre secondaire eût choisi dans la vie de Napoléon quelques épisodes faciles à détacher, empreints d’un caractère particulier, pour les flétrir avec colère, pour les dénoncer à l’indignation publique ; un poète vraiment sûr de lui-même ne saisit, dans cette vie si funeste aux libertés de la France, que la physionomie générale, et la condamne sans avoir l’air d’y toucher. Pour atteindre ce but, il lui suffit de raconter le règne d’un roi patriarche. Ce récit naïf porte avec lui la condamnation du despote.

Le Sénateur, qui porte la même date, est pour la vie privée ce que le Roi d’Yvetot est pour la vie politique. Comment ne pas sourire au bienheureux orgueil du bourgeois qui a ouvert sa maison au sénateur La beauté de sa femme est une gloire, un triomphe de tous les instans. Le sénateur mène sa femme au bal, il la présente chez le ministre, il n’y a pas de bonne fête sans elle. Que Rose tombe malade, le sénateur fait un cent de piquet avec le mari ; que le mari s’enivre à la campagne, le sénateur lui donne le meilleur lit du château, et Rose fait lit à part ; que Rose ait un enfant, le sénateur baise le nouveau-né en pleurant de joie et le met sur son testament ; que l’orage gronde, que la pluie fouette les vitres, le sénateur offre au mari son équipage et demeure seul avec Rose en toute liberté. Enfin, pour compléter le tableau, le mari se gausse des railleries qu’on ne lui épargne pas. Il sait qu’on le range dans la famille des Dandin, et il le dit gaiement à l’amant de sa femme. Certes, Molière n’eût pas désavoué la joyeuse figure de ce bourgeois, trompé, montré au doigt et content. Ses plus franches comédies, sauf l’abondance des développemens, qui leur assigne un rang plus élevé, ne surpassent pas en gaieté le Sénateur. Le mari de Rose est d’un bout à l’autre un chef-d’œuvre de mise en scène. Ce bienheureux mari s’explique avec une précision, une clarté qui ne laissent rien à désirer. Il prend soin de nous apprendre tous les hauts faits de son ami, il en tient registre et nous les raconte jour par jour ; George Dandin ne parle pas mieux. On trouverait sans peine dans cette chanson tous les élémens d’une action comique. Cependant je verrais avec regret la pensée changer de cadre. Le type conçu par Béranger ne gagnerait rien à se mouvoir dans un plus vaste espace. Il me semble au contraire que tous les traits de crédulité, d’orgueil niais, de vanterie stupide rassemblés dans cette chanson, noués par le poète comme les épis par le moissonneur, exciteraient chez nous une gaieté moins vive en s’éparpillant dans le champ d’une comédie.

Quant à Paillasse, je ne l’ai jamais lu sans admirer la verve, la puissance avec laquelle Béranger a flétri l’apostasie politique. Ce paillasse dont le nom est dans toutes les bouches, joyeux compagnon, gourmand, paresseux, libertin, méprisant, méprisé, rampant et hautain, insolent et insensible à l’insulte, est un des types les plus complets que la satire ait jamais dessinés. La rapidité de la période, la familiarité de l’expression, n’ôtent rien à l’amertume de la pensée. On sent, on aime à sentir sous cette raillerie abondante, sous cette intarissable ironie, l’indignation d’une ame généreuse. La gaieté parle au nom de la colère et n’oublie pas un seul instant sa mission. Cette chanson, écrite dans la langue des tréteaux, doit à sa trivialité même une partie de sa valeur. Pour peindre les baladins qui font la roue, qui amusent le maître, quel qu’il soit, il fallait emprunter la langue des baladins ; l’hexamètre de Juvénal se fût souillé en les touchant.

La patrie a été pour Béranger la muse la plus généreuse ; c’est à l’amour de la patrie qu’il doit ses inspirations les plus heureuses, les plus populaires. Si dans l’expression de l’amour il est incomplet, s’il a volontairement ou fatalement négligé tout ce qui donne à l’amour une véritable importance poétique, s’il a omis la peinture de la passion pour s’en tenir à la peinture du plaisir, comme je crois l’avoir montré, il a trouvé dans la patrie le sujet de plusieurs odes qui emportent la pensée dans les plus hautes régions. C’est dans les chants patriotiques de Béranger qu’il faut chercher la raison de sa puissance ; c’est à ces chants qu’il doit son autorité, c’est par eux qu’il a gouverné la multitude : il nous semble donc utile de les étudier avec un soin particulier. Ce qui les caractérise d’une façon générale, c’est la simplicité du début, simplicité d’autant plus frappante, qu’elle contraste heureusement avec l’énergie, avec la grandeur des idées que le poète nous présente ; cette simplicité est à mes yeux un des principaux mérites de Béranger. Pour donner à ma pensée plus de précision et de clarté, je choisis dans son recueil quelques chansons consacrées au culte de la patrie. À Dieu ne plaise que j’essaie d’analyser le procédé à l’aide duquel le poète nous émeut et nous entraîne ! on m’accuserait trop justement de présomption et de témérité ; mais, si je m’interdis par prudence l’analyse du procédé, analyse qui sans doute demeurerait impuissante ; si je renonce à décrire une méthode dont le secret n’appartient qu’au génie, je crois pouvoir, en toute modestie, appeler l’attention du lecteur sur la physionomie poétique de ces compositions. Or, après la simplicité du début, dont je parlais tout à l’heure, ce qui me frappe constamment, chaque fois que je relis les chansons patriotiques de Béranger, c’est la progression dramatique des sentimens et des pensées. L’ordre des strophes n’a rien de fortuit, rien de capricieux ; elles ne pourraient être déplacées sans porter un grave préjudice à l’émotion poétique. On trouverait sans peine plus d’un drame développé en deux mille vers dont l’exposition, le nœud, la péripétie et le dénoûment ne sont pas conçus avec une logique aussi rigoureuse, une prévoyance aussi sévère que les chansons patriotiques de Béranger. Relisez le Vieux Drapeau. Pouvez-vous ne pas admirer l’art infini avec lequel le poète nous amène à partager tous les regrets, toutes les espérances du soldat qu’il met en scène ? Quelques verres de vin, bus au cabaret avec ses compagnons de gloire, réveillent et rajeunissent ses souvenirs. Il revoit par la pensée tous les champs de bataille arrosés de son sang, et il songe au vieux drapeau enfoui sous la paille de son grabat. Certes, il serait difficile de débuter plus modestement, et pourtant ce début suffit à Béranger pour composer une ode émouvante, une ode dont chaque vers renferme un sentiment vrai, une pensée élevée. En regardant son drapeau déchiré par les balles ennemies ; en couvrant de larmes et de baisers ces lambeaux tachés de sang et de poudre, il se rappelle comme par enchantement toutes les capitales de l’Europe dont les murs ont vu flotter son drapeau victorieux, et il compare tristement le présent au passé, l’inaction au mouvement, l’oubli à la gloire. Il se demande si la gloire est perdue sans retour, s’il est condamné pour toujours à l’inaction, si son vieux drapeau doit demeurer à jamais enfoui sous la paille de son grabat ; son cœur s’échauffe, l’espérance se ranime ; il sent que le rôle de la France n’est pas fui ; il étreint son drapeau d’une main convulsive, il entrevoit pour son pays un avenir de bonheur et de puissance. Les larmes qui tombent de ses yeux ne sont plus des larmes de regret et d’humiliation, mais des larmes de joie et de fierté ; car le soldat mutilé compte bientôt venger la défaite de nos vieilles légions. Eh bien ! n’y a-t-il pas dans ce petit poème une série d’idées qui réunit toutes les conditions du développement dramatique ? Le refrain ne revient pas une seule fois sans être appelé par la nature même du sentiment exprimé, et jamais il ne paraît gêner le poète dans le choix des images ou dans les évolutions qu’il veut imposer à sa pensée.

Ce que j’ai dit du Vieux Drapeau, je peux le dire du Vieux Sergent. Dans cette dernière composition, la progression dramatique est plus facile à saisir. Près du rouet de sa fille bien-aimée, le vieux sergent berce deux jumeaux ; il rêve à l’avenir que Dieu leur garde, il interroge leur destinée. Il ne demande pas pour eux la richesse et le loisir. Ses souvenirs guerriers dominent sa tendresse ou plutôt se confondent avec elle ; il souhaite à ses petits-fils un beau trépas. Sa pensée se reporte sur toute sa vie militaire ; il revoit le Tibre et le Rhin, le Danube et le Tage, le Nil et la Néva, les Pyramides, les Pyrénées, les Alpes et le Kremlin ; il évoque l’image de ses camarades moissonnés à ses côtés par la mitraille, et il demande pour les deux jumeaux un beau trépas. Le tambour retentit ; le vieux soldat se lève comme si son devoir l’appelait dans les rangs. Les armes étincellent, le bataillon débouche dans la plaine. Hélas ! c’est un drapeau que le vieux soldat ne connaît pas. Il adresse au ciel une prière fervente : — Que les deux jumeaux endormis maintenant dans leur berceau vengent un jour les trois couleurs ; qu’ils versent leur sang pour la patrie ; qu’ils effacent par de nouvelles victoires le souvenir de nos revers ; qu’ils obtiennent un beau trépas. La jeune mère, tout en filant son rouet, essaie de consoler le vieux soldat, et lui chante les airs qui tant de fois l’ont mené au combat. Il attache sur les deux jumeaux un regard attendri, et répète d’une voix tout à la fois pieuse et fière : Dieu, mes enfans, vous donne un beau trépas !

Le Violon brisé est, à mon avis, une des pièces les plus touchantes de Béranger, une pièce qu’on ne peut lire sans un profond attendrissement. Un vieux ménétrier qui refuse de chanter la victoire des étrangers, qui ne veut pas célébrer l’invasion, qui aime mieux voir son violon brisé que de renoncer au culte de la patrie, qui perd son gagne-pain plutôt que de se déshonorer, que peut-on rêver de plus grand, de plus vrai, de plus poétique ? A qui s’adresse le vieux ménétrier pour épancher toute l’amertume de ses regrets, toute sa colère, toute son humiliation ? Au chien compagnon fidèle de sa pauvreté, de son labeur. C’est à son chien qu’il raconte ses espérances déçues, ses projets de vengeance.

Il nous reste un gâteau de fête,
Demain nous aurons du pain noir.

Il y a dans ces simples paroles le cœur tout entier du vieux ménétrier. Son violon était la joie et la consolation du village ; son violon brisé, il n’a pas deux partis à prendre ; l’étranger lui a rendu le courage facile. Le vieux ménétrier foulera aux pieds les débris de soit violon et s’armera du mousquet pour venger la défaite de son pays. Je crois qu’on trouverait difficilement un poème qui renferme dans un si étroit espace un plus grand nombre de sentimens vrais, de sentimens choisis avec un goût sévère.

Le Quatorze Juillet, composé sous les verrous de Sainte-Pélagie, célèbre dignement la prise de la Bastille en 1789. Il n’y a pas une strophe de cette ode qui ne puisse, qui ne doive être avouée par le philosophe le plus impartial, par l’historien le plus éclairé. L’auteur avait neuf ans quand il fut témoin de la prise de la Bastille ; il raconte les paroles qu’il a recueillies de la bouche d’un vieillard, et donne à son récit toute la majesté, toute la sérénité d’une prophétie. L’avènement de la liberté, l’affranchissement politique de la nation, chanté sous les verrous, sans amertume, sans colère, avec une foi profonde, que peut-on souhaiter de plus grand, de plus religieux ?

Waterloo est un des plus admirables emplois que je connaisse d’une figure que les rhéteurs appellent, je crois, prétérition. De vieux soldats mutilés supplient le poète de composer un chant funèbre sur la dernière, sur la plus sanglante de nos défaites : le poète refuse avec une fierté obstinée ; mais son refus même, motivé avec une énergie croissante, avec une exaltation tour à tour ironique ou attristée, son refus est un chant funèbre, un des plus beaux qui se puissent rêver.

Parlerai-je des Souvenirs du Peuple, consacrés aux derniers combats de Napoléon pour la défense de la patrie ? A quoi bon ? cette pièce héroïque n’est-elle pas gravée dans toutes les mémoires ? Que pourrait, que signifierait. l’analyse à propos d’une telle pièce, écrite dans la langue du hameau, qui suit pas à pas le géant des batailles et qui va droit au cœur ? Contentons-nous d’affirmer que jamais moins de mots n’ont exprimé d’une façon plus poignante le désespoir de la défaite d’une façon plus ardente la ferveur de l’admiration. Arrivé à ce point, l’art n’est plus un sujet d’étude : c’est un bonheur, c’est un don auquel il faut se contenter d’applaudir sans essayer de l’expliquer.

Cependant la patrie n’a pas épuisé la veine poétique de Béranger. Si, pendant quinze ans, depuis le retour jusqu’à l’exil des Bourbons, il a dû à la patrie dignement chantée la meilleure partie de sa puissance ; s’il a gardé son autorité sous le règne de la dynastie nouvelle, grace aux regrets qu’il avait si noblement exprimés, il ne s’est pas cru cependant dispensé d’aller plus loin à la poursuite de la vérité. Il avait chanté la patrie, et la patrie lui avait rendu en popularité ce qu’il lui avait donné en dévouement. Un esprit nourri d’idées mesquines aurait pu faire halte et regarder d’un œil indifférent toutes les questions sociales qui s’agitent autour de nous : Béranger ne l’a pas voulu, et bien lui en a pris, car sans doute c’est pour avoir sondé les questions sociales qu’il verra la popularité de son nom ratifiée par le jugement austère de la postérité. Le poète qui a écrit la Métempsychose et Mon Ame ne doute pas de l’immortalité intellectuelle, et je peux lui parler de la postérité sans amener sur ses lèvres un sourire de raillerie incrédule. N’eût-il écrit dans sa vie que le Dieu des Bonnes Gens, les Fous et la Sainte-Alliance des Peuples, qu’il aurait encore sa place marquée parmi les premiers esprits de notre âge, et serait sûr de garder son rang. Jacques, les Contrebandiers, Jeanne-la-Rousse, appartiennent au même ordre de sentimens, mais ne caractérisent pas avec autant de grandeur les espérances qui animent le poète : c’est pourquoi je me borne à les nommer. Quant au Dieu des Bonnes Gens, je le compare sans hésiter aux plus sévères inspirations de la philosophie antique. Jamais, je crois, la bonté ne s’est produite sous une forme plus intelligente. Comprendre pour aimer, telle est la loi de Béranger, et cette loi se trouve admirablement formulée dans le Dieu des Bonnes Gens. La Sainte-Alliance des Peuples peut, à bon droit, passer pour un traité de politique cosmopolite : c’est une protestation éloquente contre la sainte-alliance inaugurée par Alexandre ; c’est la réponse énergique de la tolérance au mysticisme. Les Fous nous offrent, sous une forme austère, l’apothéose de tous les rêveurs que leur siècle maudit ou bafoue, qui vivent dans la pauvreté, dans l’humiliation, et à qui pourtant l’avenir appartient. L’idée nouvelle, vierge obscure et stérile, est condamnée à l’oubli jusqu’au jour où un homme de courage, qui croit au lendemain, l’épouse et la féconde : c’est à cette image si vraie que Béranger demande ou plutôt qu’il confie l’expression de sa pensée. Il n’espère pas, il ne veut pas que la société soit renouvelée demain depuis la base jusqu’au faite : seulement il demande justice pour ceux qui ne voient pas dans le présent le dernier mot du bonheur et de l’humanité ; il demande attention et tolérance pour les rêveurs qu’on traite de fous, et dont la folie, dans vingt ans, dans cinquante ans, s’appellera peut-être sagesse. Certes, il n’y a rien dans une pareille requête qui mérite le nom de témérité.

La fantaisie pure a inspiré à Béranger trois pièces charmantes : les Bohémiens, le Voyage imaginaire et le Pigeon messager. Il est impossible de présenter la vie errante et vagabonde sous un aspect plus poétique, plus séduisant. Il y a dans les Bohémiens une audace de pensée, une liberté de caprice, qui étonnent sans jamais blesser, une senteur de bois qui enivre. La poitrine s’élargit, les poumons s’emplissent de l’air vif et pur des montagnes. De strophe en strophe, le cœur se familiarise avec les sentimens sauvages qui animent ces intrépides pèlerins, ces voyageurs sans but, pour qui la liberté est le premier des biens. Leur insouciance hautaine, leur dédain constant pour toutes les joies de la vie civilisée, leur amour passionné pour l’imprévu, pour le sommeil en plein champ ou dans le fond des bois, au milieu des foins, sur la mousse ou la bruyère, sont racontés avec tant de franchise, d’abondance et de rapidité, que l’esprit se sent malgré lui emporté loin des villes, loin de la famille, loin de la vie réglée par le devoir, par la loi, et se surprend à envier l’heureuse misère des bohémiens. Errer librement, à toute heure et partout, comme l’oiseau, qui ne demande conseil qu’à la force de ses ailes, quitter tout sans regret, saluer avec joie tous les lieux nouveaux, se passer d’avoir en voyant, posséder toute chose par la vue, rassasier ses yeux de toutes les merveilles qu’on ne peut saisir, quel bonheur, quelle ivresse, quel rêve enchanteur, quel rêve digne d’envie ! C’est là pourtant la vie du bohémien. Le poète nous cache habilement toutes les douleurs de cette vie insouciante, la faim et le froid, la lutte contre la loi ; le bohémien subit sans colère ces cruelles épreuves, et les oublie devant un bon gîte, un bon repas. Le passé s’efface de sa mémoire, comme le sillage du navire sur les flots de la mer. À quoi bon se souvenir de la veille, à quoi bon songer au lendemain ? Voir c’est avoir ; prévoir c’est gâter le présent, c’est troubler par une folle inquiétude les joies qui s’offrent à nous, c’est nous montrer ingrats envers Dieu qui nous les envoie. Avec ces pensées, Béranger a composé une ballade entraînante, qui impose silence à toutes les récriminations que pourraient hasarder les esprits chagrins. Il ne s’agit pas de prononcer entre la vie nomade et la civilisation, entre l’insouciance et la prévoyance, entre la liberté sans limites et la liberté réglée par la loi : toutes ces questions disparaissent devant l’émotion poétique ; mais la sagesse la plus austère n’a pas à s’effrayer de cette émotion, car la ballade de Béranger, empreinte d’une spontanéité toute-puissante, animée d’un souffle sauvage, ne prêche pas la révolte contre la loi. Elle chante l’indépendance de la vie errante sans appeler le mépris sur les joies du foyer domestique ; tout en raillant la philosophie. tout en narguant la mort, elle ne sort jamais du domaine de la fantaisie ; c’est un caprice traité tour à tour avec une rare énergie, une grace ingénieuse, un caprice pur dont la morale ne peut s’alarmer, qui relève de la seule poésie.

Le Pigeon messager peut se comparer, pour l’élégance de la forme et le développement naturel des sentimens, aux meilleures odes d’Horace. Le billet trouvé sous l’aile du pigeon qui est venu s’abattre au milieu des convives, la liberté d’Athènes annoncée par ce gracieux messager, les vœux enthousiastes inspirés au poète par cette nouvelle inattendue, composent un drame d’une grandeur et d’une simplicité dont il faut chercher le modèle parmi les monumens de l’art antique. Il y a dans le refrain de cette chanson un mélange d’orgueil et de volupté qui encadre et caractérise merveilleusement la pensée générale de la composition. Le poète tend sa coupe pleine d’un vin généreux au messager haletant, et l’invite à dormir sur le sein de Noeris. Toutes les espérances éveillées par l’affranchissement d’Athènes, tous les vœux formés pour la liberté du monde, tous les anathèmes lancés contre le despotisme et l’intolérance, ramènent à point nommé cet admirable refrain, sans que jamais l’imagination du poète semble gênée par le retour de ces paroles prévues. Le refrain, loin d’enchaîner l’essor de sa pensée, agrandit et fortifie ses ailes. Pour s’animer, pour trouver des vers ardens, il contemple d’un œil radieux sa coupe écumeuse et le rein de Noeris. Entre les pièces de Béranger dont tous les détails sont traités avec tant de soin, le Pigeon messager mérite cependant une attention particulière, car, outre la finesse constante de l’exécution, il nous offre une pureté de lignes qu’on dirait dérobée à la Grèce de Sophocle et de Phidias.

Le Voyage imaginaire nous présente, sous une forme charmante, un des rêves chéris du poète. L’automne, en voilant le ciel de la France, en lui rappelant la fuite des années, reporte sa pensée vers sa patrie de prédilection. En vain faut-il qu’on lui traduise Homère ; il s’est assis aux bords de l’Ilissus, il a cueilli le laurier sur les rives de l’Eurotas. Il s’est promené sous les galeries du Parthénon, il a contemplé les Panathénées, il a vu les Théories aborder au Pirée. C’est en Grèce qu’il est né, c’est en Grèce qu’il voudrait mourir. Il y a dans toute cette pièce une admiration sincère pour l’art et la poésie antiques, un sentiment de légitime orgueil, la conscience d’une parenté méconnue, exprimée avec une franchise qui désarme le lecteur le plus morose. Si la parenté que Béranger revendique si énergiquement pouvait être contestée, la langue harmonieuse et savante qu’il emploie pour plaider sa cause suffirait à établir son bon droit. Pour parler si naturellement la langue des Muses, pour traduire sa pensée en strophes si rapides et si variées, il faut avoir éveillé les abeilles sur le mont Hymète. Le Voyage imaginaire n’est qu’une question de métempsychose ; Béranger n’a pas rêvé que la Grèce est sa patrie, qu’il a pris part aux fêtes de Minerve et de Bacchus ; c’est l’ame de Tyrtée qui se souvient.

Si maintenant, après avoir parcouru le cercle entier des sentimens exprimés par Béranger, j’essaie de résumer l’impression générale que j’ai reçue de ses œuvres, il m’est impossible de méconnaître l’intime parenté qui l’unit à Robert Burns. Comme le poète écossais, Béranger s’est toujours tenu près de la nature ; c’est à la nature, et non aux livres, qu’il a demandé ses inspirations. C’est le peuple, c’est son propre cœur qu’il a interrogé avant de prendre la parole. S’il a étudié avec un soin persévérant les trois derniers siècles de notre langue, c’était pour donner à sa pensée plus de précision, plus de franchise, et non pour chercher un modèle, car le genre qu’il a choisi est un genre créé par lui, et qui peut-être après lui demeurera long-temps stérile. Béranger a vécu aux champs, loin de nos querelles littéraires, n’ayant d’autre muse que la vérité, contemplant avec une raillerie indulgente les systèmes qui divisent la poésie, l’amour aveugle du passé qui réprouve le présent, l’enthousiasme irréfléchi pour les nouveautés qui dédaigne le passé sans le connaître, et sans prêter l’oreille aux imprécations ignorantes, aux anathèmes qui n’avaient pas la foi pour excuse, il a persévéré dans la voie qu’il avait choisie. Si le style de Béranger pèche quelquefois par un excès de concision, je dois dire qu’il est généralement d’une limpidité irréprochable, et que sa pensée se laisse voir tour à tour dans toute sa grace et dans toute son austérité. Les trois derniers siècles de notre langue ont livré tous leurs secrets au poète du Dieu des Bonnes Gens : abondance, grandeur et clarté. Chose rare dans le temps où nous vivons, chose rare dans tous les temps, il n’a pas voulu plus qu’il ne pouvait ; il pouvait sans doute plus qu’il n’a voulu. Sans fatiguer ses yeux, sans user son intelligence dans la lecture des philosophes, sans pâlir sur les œuvres de la sagesse antique, sans interroger les esprits qui, depuis l’avènement de la foi nouvelle, ont remis en question les devoirs et la destinée de l’humanité, il a résolu à sa manière le problème du bonheur ; il a mis sa volonté au-dessous de sa puissance ; il a soumis ses vieux à ses facultés. Tandis qu’une foule d’esprits condamnés à l’obscurité par l’indigence de leur nature s’agitent et s’épuisent dans une lutte impuissante, inspiré par les conseils de la vraie sagesse, mesurant son ambition à ses forces, ou plutôt mesurant ses forces pour modérer son ambition, il a renoncé au fruit qu’il pouvait cueillir en gravissant la montagne, pour se contenter du fruit éclos et mûri dans sa paisible vallée, du fruit qu’il avait sous la main. Il s’est détourné de l’épopée que nous n’avons pas, de la comédie que nous avons ; il a voulu demeurer chansonnier, et il a écrit des odes admirables. Soit prudence, soit bonheur, il jouit parmi nous d’un privilège digne d’envie ; en ménageant une part de sa puissance, il a joué complètement le rôle qu’il avait rêvé ; il n’a rien à regretter. Parmi les poètes, combien peuvent en dire autant ?

Le mérite capital des chansons de Béranger est, à mon avis, la sobriété du style. L’auteur ne dit jamais que ce qu’il veut dire, et sait d’avance la valeur et la portée de sa pensée. Louer ce mérite si généralement apprécié au XVIIe siècle, estimé d’une façon moins unanime au siècle suivant, ressemble à un paradoxe dans le siècle où nous vivons. Le vieux proverbe si populaire dans nos écoles : « on les pèse, on ne les compte pas, » applicable à tous les travaux, semble aujourd’hui oublié de la plupart des écrivains. Il ne s’agit plus, en effet, d’exprimer des pensées vraies, des sentimens puisés dans le cœur humain, mais d’ouvrer un grand nombre de pages. La vogue, je ne parle pas de la gloire, ne va pas aux livres conçus lentement, composés dans de longues veilles, écrits sans hâte, rêvés à loisir ; elle caresse, elle applaudit les livres conçus sans réflexion, composés sans discernement, écrits à la course, et la multitude ignorante compte les pages qu’elle ne peut juger. Dès qu’un récit fatigue les yeux pendant six semaines, dès qu’un drame dure sept heures, ils sont assurés d’avance d’une moisson abondante d’applaudissemens. Les couvres de Béranger, qui, depuis trente-cinq ans, enchaînent l’admiration de la multitude et forcent la critique au silence, doivent être considérées comme une protestation éloquente, une protestation victorieuse contre la dépravation du goût public. La multitude qui applaudit aux chansons de Béranger, qui les grave et les garde en sa mémoire, qui les répète en chœur comme une consolation, comme une espérance, comme un encouragement, donne un conseil assez clair aux esprits dépravés par l’oisiveté. Ce qu’elle aime, ce qu’elle admire, ce qu’elle salue avec enthousiasme dans les chansons de Béranger, ce n’est pas l’abondance, mais la vérité des paroles ; elle ne compte pas les pensées, elle se demande ce qu’elles valent, ce qu’elles signifient, et ne s’arrête pas à supputer les milliers de mots entassés sur des simulacres de sentimens. Ceux qui ne savent pas, mais qui sentent, qui ont vécu et qui se souviennent de leur vie, donnent, en cette occasion, une leçon sans réplique à ceux qui, dans leur jeunesse, ont pâli sur les livres avec dégoût, et qui ne cherchent maintenant dans la lecture qu’un puéril délassement.

La sobriété du style, que Béranger a toujours respectée comme le premier de ses devoirs, imprime à toutes ses œuvres un cachet particulier, le cachet de la nécessité. L’art d’écrire, tel qu’il le comprend, n’est pas seulement l’art d’exprimer sa pensée, mais l’art non moins délicat, non moins difficile, de constater la présence de sa pensée. Cette seconde face de l’art d’écrire, trop méconnue de notre temps, supprimerait bien des livres inutiles, bien des récits fastidieux, si elle reprenait le rang qui lui appartient. Bien dire est sans doute un don merveilleux ; il y a pourtant un don plus digne d’envie, le don de savoir si notre cœur recèle un sentiment vrai, si notre ame a conçu une pensée nouvelle. Or, pour mener à bien cette épreuve difficile, je ne connais qu’une seule méthode victorieuse, la sobriété du style : c’est pour avoir pratiqué cette méthode toute puissante que Béranger a su, à toute heure, en toute occasion, s’il devait parler, s’il avait quelque chose à dire.

J’ai l’air de démontrer l’évidence, et pourtant toute la littérature qui se fait autour de nous donne à mes paroles une importance que je voudrais voir s’amoindrir. La sobriété du style, qui mène à la sobriété de la pensée, ou qui plutôt sert à démontrer la présence même de la pensée, est aujourd’hui tombée dans un oubli si profond, qu’il y a presque de la témérité à vouloir en réveiller le souvenir. Ai-je besoin de dire que les maîtres de notre art demeurent hors de cause ? Ce serait de ma part un soin superflu. La maladie que je signale, le fléau contre lequel je prêche, n’ont pas atteint les esprits éminens de notre âge. Mais la pâture dont se nourrissent les esprits oisifs serait réduite à néant, si la sobriété du style retrouvait les honneurs qui lui sont dus. Tous les noms glorifiés aujourd’hui par une foule ignorante et désoeuvrée tomberaient en cendres, si la sobriété du style reprenait dans la littérature le rang qui lui appartient. C’est pourquoi, en parlant des œuvres de Béranger, j’insiste sur ce mérite. Si Béranger est grand parmi nous, ce n’est pas seulement pour avoir exprimé des pensées vraies, des sentimens généreux ; c’est encore pour n’avoir jamais mis sa parole au service de pensées absentes, de sentimens fictifs. Cette réserve obstinée, qui semble si facile, et qui pourtant est si rarement pratiquée, donne à ses œuvres une physionomie originale. Depuis ses chansons purement joyeuses jusqu’à ses chansons politiques ou philosophiques, depuis Frétillon jusqu’aux Contrebandiers, depuis la Vivandière jusqu’aux Esclaves gaulois, il n’y a pas un vers signé de son nom qui ne porte l’empreinte de la nécessité. Cette empreinte est à mes yeux le signe éclatant, le signe irrécusable du génie. Parler à son heure, ne jamais ouvrir la bouche à moins que la pensée ne demande à se révéler, n’assembler jamais des rimes harmonieuses sur des sentimens encore à trouver, ne jamais compter sur la parenté des désinences pour rencontrer des pensées que l’esprit n’a pas entrevues, voilà ce que j’appelle pratiquer sévèrement les devoirs de l’écrivain, voilà ce que je trouve dans Béranger. La sobriété du style, le désir d’exprimer en peu de mots un grand nombre de pensées, ont quelquefois jeté dans ses vers un peu d’obscurité ; mais ce défaut, si rare d’ailleurs, n’est-il pas amplement racheté par la transparence habituelle qui caractérise toutes ses chansons ? Au milieu de toutes les œuvres verbeuses et vides qui s’amoncellent à nos pieds, les chansons de Béranger sont pour nous une précieuse consolation. Puissent la poésie lyrique, le roman et le théâtre profiter bientôt de cet exemple éloquent !

Cependant mon admiration même pour le poète cloué d’un si rare bon sens me fait un devoir de rappeler ici une faute que l’histoire n’oubliera pas. Tous les amis sincères de Béranger, tous les partisans sérieux des principes démocratiques auxquels il a voué sa vie et son talent, regrettent à bon droit qu’il ait abandonné l’assemblée constituante, dont les portes lui avaient été ouvertes par cent quatre-vingt-douze mille suffrages. Après avoir combattu trente-trois ans pour la liberté, après avoir conquis sur l’opinion une autorité toute-puissante, il devait à son pays les conseils de son expérience. Toutes ses paroles auraient été écoutées avec respect. Sa voix eût contenu sans doute bien des esprits impatiens ; la vérité, en passant par sa bouche, n’eût blessé personne. Je ne doute pas qu’il n’eût trouvé moyen d’éclairer bien des questions. En restant sur les bancs de la constituante, il n’aurait pas compromis sa popularité ; il eût ajouté à de belles œuvres une bonne action.


GUSTAVE PLANCHE.