Poètes et romanciers du Nord/Pouchkin
ii.
Il a fallu du temps à la Russie pour prendre sur la scène politique une place et un rôle à sa taille : travaillée pendant des siècles nombreux par des luttes intestines, presque réduite à la condition d’état fédératif, envahie par les Tartares, étrangère à toutes les transformations sociales, religieuses ou littéraires, que subissaient le centre et le midi de l’Europe, elle semblait attendre patiemment que l’esprit humain y fût parvenu à son apogée pour s’emparer du fruit de ses travaux et de ses découvertes. La Moscovie était mise par nos pères à peu près sur la même ligne que la Perse et la Chine, quand cette Moscovie sortit enfin de ses forêts, secoua sa barbarie, entra dans la carrière des armes, des sciences, de l’industrie, et la trouvant battue dans tous les sens par les nations qui l’avaient devancée, put sans peine la parcourir à pas de géant. Pierre Ier avait trouvé la Russie presque asiatique ; ce fut lui qui la saisit dans sa main puissante, et lança dans le système européen cette nouvelle planète dont ses successeurs plus hardis aspirent peut-être à faire le soleil autour duquel le monde doit graviter. Il fallut alors tout créer, c’est-à-dire tout emprunter, et grace à l’esprit souple et intelligent des Russes, grace à la volonté de fer du monarque réformateur, qui, l’épée d’une main et le bâton de l’autre, triomphait à Pultawa et poussait son peuple comme un troupeau à la révolution morale que ce peuple détestait, en moins d’un siècle la barbarie fit place à l’élégante corruption du siècle de Louis XIV ; ce fut un jour sans aurore, et les flatteurs purent bientôt s’écrier : C’est du nord aujourd’hui que nous vient la lumière. L’armée fut une des plus formidables de l’Europe, la cour une des plus somptueuses, l’aristocratie une des plus polies et des plus magnifiques. Mais, il ne faut pas s’y tromper, la métamorphose ne pouvait être et n’est encore complète qu’en apparence : le sol russe, au lieu d’être remué par une de ces tempêtes qui labourent profondément les nations, n’avait été qu’enduit d’une couche légère et brillante ; car les mœurs, les habitudes, les préjugés de quarante millions d’hommes, ne tombent pas comme une décoration de théâtre au coup de sifflet du machiniste. Quoi qu’il en soit, on s’arrêta, comme toujours, à la surface des choses, on ne vit que la brusque apparition d’une puissance qui, jusqu’alors presque inconnue, venait tout à coup jeter le poids de son épée dans la balance de l’Europe, en s’écriant, comme le Gaulois : Væ victis ! qui s’asseyait hardiment dans le conseil de ses rois, et y réclamait sa part d’influence dans la paix, sa part d’action dans la guerre, sa part d’agrandissement après la victoire ; et l’ambition de ses souverains, le succès de leurs entreprises, l’étendue de leur territoire, l’aveugle et fanatique obéissance de leurs sujets, tout dut exciter au plus haut degré la surprise, la jalousie, et cette terreur vague et mystérieuse qu’inspire un ennemi qu’on ne connaît pas, dont, par conséquent, on s’exagère les forces et les ressources. Dès-lors, tout en admettant la Russie dans la grande communauté européenne, il fallut surveiller tous ses mouvemens avec une inquiète et continuelle vigilance ; car, d’un côté, on avait tout à craindre d’un état où le monarque était absolu, la noblesse avide de guerres et de conquêtes, la nation dévouée à ses maîtres, et de l’autre on n’avait rien à espérer, rien à recevoir d’un peuple qui, né, pour ainsi dire, de la veille et forcé de travailler long-temps encore pour son propre compte, avant de se mettre au niveau des peuples voisins, ne pouvait ni faire avancer l’humanité dans la voie du progrès moral ou du bien-être matériel, ni s’associer d’une manière active au mouvement philosophique et littéraire des derniers siècles. Dès-lors, et par une conséquence logique, les relations qui s’établirent entre l’Europe et la Russie furent exclusivement politiques, commerciales ou militaires : la France, en particulier, ne vit jamais en elle qu’une alliée utile, une ennemie à craindre et un vaste débouché pour son industrie ; elle lui envoya, comme l’Angleterre et l’Allemagne, des savans, des architectes, des ingénieurs, des marchands ; mais, pareille au riche qui jette l’or à pleines mains, sans s’inquiéter de l’usage bon ou mauvais qu’en font ceux qui le ramassent, elle ne se demanda pas jusqu’à quel point les rayons de lumière qu’elle avait envoyés à la Russie, en avaient fécondé le sol et dissipé les ténèbres ; elle ne se demanda pas si les germes scientifiques et littéraires qu’on s’était hâté de lui emprunter, avaient produit une abondante moisson, et, oublieuse d’une civilisation fille de la sienne, indifférente à une gloire dont elle pouvait justement revendiquer sa part, mais dont le bruit lointain ne parvenait pas jusqu’à elle, elle ignora jusqu’aux noms des écrivains qui, élevés dans le culte de ses grands maîtres, essayaient de marcher sur leurs traces.
Cet oubli, cette indifférence, ne nous surprennent pas ; ils s’expliquent assez par ce sentiment de dédain que le siècle de Louis XIV nous avait légué pour tout ce qui s’écartait de nos règles et de nos formes, pour tout ce qui ne parlait pas notre langue ; sentiment, au reste, que l’Europe contribuait à entretenir pour sa part, en faisant de la connaissance de cette langue un élément essentiel de toute éducation libérale, en l’imposant partout aux transactions de la diplomatie et aux relations de la haute société, en nous permettant ainsi de croire qu’à elle seule appartenaient cette délicatesse de nuances, cette finesse d’aperçus, cette limpidité d’expression, qui caractérisent nos meilleurs écrivains. C’est à Voltaire, c’est surtout à Mme de Staël qu’était réservée la gloire de nous guérir de cette illusion, très flatteuse assurément pour notre amour-propre, très commode pour notre paresse, mais aussi très funeste à nos progrès dans tous les sens. Ce sont eux qui, en popularisant parmi nous les grands noms de l’Angleterre et de l’Allemagne, nous firent embrasser un nouvel horizon, connaître de nouveaux modèles, puiser à de nouvelles sources ; ce sont eux qui nous élevèrent au-dessus de ce vulgaire et jaloux patriotisme qui voudrait faire du talent le patrimoine exclusif d’une seule famille du genre humain, et préparèrent ainsi l’époque actuelle, où les peuples, sinon les rois, comprenant enfin leurs véritables intérêts, déposent leurs haines héréditaires, tristes fruits de l’ignorance et de la barbarie, pour se rapprocher les uns des autres, s’aider et s’éclairer mutuellement ; où, grace à la diffusion des lumières, à la rapidité des communications, les barrières qui séparent les territoires ne séparent plus leurs habitans, où chaque pensée utile, chaque œuvre du génie vole d’une extrémité de l’Europe à l’autre, répétée par toutes les bouches, reproduite dans toutes les langues, et ressemble à ce flambeau qui, dans les jeux solennels de la Grèce, passait de mains en mains, et, illuminant tout sur sa route, parvenait au bout de la carrière, sans qu’on eût pu suivre son passage ni savoir qui l’avait porté.
Mais tandis que des traductions nombreuses, de plus nombreuses imitations naturalisaient parmi nous les chefs-d’œuvre des Byron, des Walter Scott, des Schiller, des Goëthe ; tandis que la critique, cessant d’être, comme autrefois, parquée dans un pays, emprisonnée dans une langue, planait librement sur trois littératures différentes, élargissait son enseignement, multipliait ses parallèles, d’où vient qu’elle n’a pas porté ses regards plus loin encore ? D’où vient que la Russie, qui nous occupe tant sous le point de vue politique, nous occupe encore si peu sous le point de vue littéraire ? C’est que jusqu’à présent, et sauf d’honorables exceptions, elle n’a point d’écrivains originaux, c’est que la plupart d’entre eux ne sont guère que d’humbles ruisseaux qu’alimentent trois fleuves puissans, la France, l’Angleterre, l’Allemagne ; c’est que l’on ne peut faire apprécier à un lecteur étranger, ni le fond, ni la forme de leurs ouvrages ; l’un, parce qu’ils l’ont eux-mêmes emprunté, l’autre, parce qu’elle adhère trop intimement à la langue dont ils font usage pour pouvoir en être détachée. Cette absence d’individualité est encore une conséquence du mouvement que Pierre Ier a imprimé à son vaste empire. Il avait improvisé une armée, une flotte, une capitale ; il crut naturellement qu’il n’avait qu’à frapper le sol du pied pour en faire sortir des bataillons d’orateurs et de philosophes, qu’il pouvait commander aux grands hommes de naître comme à ses soldats de mourir ; qu’il fallait, en un mot, appliquer à la littérature le même procédé qu’à la menuiserie et aux manœuvres. Docile à la voix du maître, on vit en effet accourir une foule pressée d’écrivains, qui, impuissans à créer par eux-mêmes, inondèrent la Russie de plates traductions des auteurs allemands et français. Reconnaissons néanmoins qu’ils furent utiles, car ils dégagèrent la langue des étreintes du vieux slavon, ils assouplirent un idiome encore âpre et rebelle, qui n’avait guère servi jusqu’alors qu’à la rédaction grossière des chroniques, des homélies et des chants d’église ; mais, en revanche, les lettres s’empreignirent d’un servile esprit d’imitation. Au lieu de remonter à l’antiquité, les Russes s’arrêtèrent au siècle de Louis XIV ; au lieu de plonger d’un regard indépendant dans la nature et dans le cœur humain, ils les envisagèrent à peu près comme ces contrées lointaines dont on ne parle que sur la foi des hardis voyageurs qui les ont visitées. Quelques-uns toutefois résistèrent au torrent, et dans cette appréciation du caractère général de la littérature russe, qu’on trouvera sans doute bien sévère, il est juste de citer au moins leurs noms. Lomonosoff, contemporain de Pierre Ier et père de la poésie russe, montra dans ses odes et dans ses tragédies, où la forme lyrique domine encore, l’heureux emploi qu’on pouvait faire du slavon, véritable langue sacrée qui n’existe que dans la traduction de la Bible et dans les canons de l’Église ; en lui empruntant des formes, des images, des expressions, il rompt sans effort avec les habitudes prosaïques du langage vulgaire ; à des mots, traînés souvent dans la fange des plus vils discours, et qui, comme les monnaies livrées à une active circulation, perdent leur empreinte et leur valeur, il substitue des mots vierges de toute souillure, et dont l’antique énergie, souvent même la mystérieuse obscurité, soutiennent en quelque sorte le vol de sa pensée. Sous Catherine II naquit un grand poète, un poète toujours original, toujours lui dans ses écarts comme dans ses sauvages beautés, Derjavin. Ainsi que Lomonosoff, il chanta les merveilles du règne sous lequel il vivait, non en flatteur de cour qui se prosterne au pied du trône, mais en poète qui sent sa dignité, qui se place à côté de sa souveraine, et lui pose sur le front une couronne plus durable que son diadème impérial. Depuis ce grand homme, Ozeroff dans la tragédie, Dimitrieff, Krilow dans la fable, Joukowski dans l’ode et l’épître, ont acquis une gloire moins éclatante peut-être, mais plus populaire que la sienne. Cependant, chose bizarre au premier aspect, ils ont tous marché dans la carrière où leur maître les avait précédés, ils se sont tous illustrés comme poètes, et la Russie ne compte encore qu’un seul prosateur distingué, Karamsin, auteur d’une histoire nationale, que sa mort a laissée inachevée, mais qui, tout incomplète qu’elle est, peut se comparer aux grandes compositions des Robertson et des Gibbon. D’où vient cette abondance d’un côté, cette pénurie de l’autre ? Il est facile d’en déterminer la cause. Remarquons en effet qu’il faut au prosateur une indépendance à laquelle il ne saurait prétendre en Russie ; il faut que l’historien puisse aborder tous les faits, dévoiler toutes les turpitudes, stigmatiser tous les crimes ; il faut que du fond de son cabinet, le philosophe puisse émettre les idées les plus audacieuses sur la société, la religion, le gouvernement ; il faut que l’orateur ait une tribune retentissante, des voix pour l’attaquer, des voix pour l’applaudir ; il faut que les uns et les autres puissent s’adresser à un public sérieux, avide d’instruction, capable de recevoir et d’apprécier celle qu’on lui donne. Or, rien de tout cela n’existe en Russie. Là règne au contraire un souverain absolu, centre d’où tout rayonne, auquel tout aboutit ; mais le despotisme, quand il s’appuie sur la gloire et les arts, n’effraie pas les poètes ; je ne veux pour témoins qu’Horace et Virgile, Racine et Molière.
Avant de parler du poète Pouchkin, disons quelques mots de l’homme, de sa destinée et de son caractère ; cette destinée, comme celle de Byron, qu’il avait pris pour modèle dans sa conduite, a été long-temps errante et persécutée, long-temps pleine d’agitations et d’égaremens funestes à son bonheur, nécessaires peut-être au développement de son génie ; car, parmi les poètes, si les uns sont pareils à ces plantes délicates que brise le moindre souffle, auxquelles il faut constamment une onde pure qui les rafraîchisse, un soleil ami qui les réchauffe ; d’autres au contraire, et Pouchkin était de ce nombre, ressemblent à ces chênes puissans qui croissent au haut des montagnes et ont besoin des coups de la tempête, pour nous montrer combien leurs racines sont profondes et leur front inébranlable. D’ailleurs, ces agitations, ces égaremens, étaient l’inévitable résultat de l’opposition qui devait s’établir entre le pays où le sort avait jeté Pouchkin, entre la caste à laquelle il appartenait, et les instincts d’une nature indomptable. Ami fougueux de l’indépendance, passionné pour les institutions libérales qu’il aurait voulu transporter en Russie, passant avec une merveilleuse facilité du travail à l’inaction, du tumulte des orgies aux délices d’une paresse tout asiatique, incrédule nourri de la philosophie railleuse de Voltaire et du dévorant scepticisme de Byron, il devait rompre en visière à ces bienséances sociales que la haute aristocratie, russe respecte si scrupuleusement, à son adoration tout orientale pour la personne du souverain, à sa religion toute matérielle, tout hérissée d’abstinences et de pratiques monacales. Telle était la destinée de Pouchkin ; elle s’est accomplie. Né en 1799, et placé de bonne heure au lycée de Tzarkoe-Celo, il y débuta, dès l’âge de treize ans, par quelques poésies légères qui furent prônées avec exagération et recueillies sous le titre de Souvenirs de Tzarkoe-Celo. Ce succès d’écolier faillit lui devenir fatal. Il enflamma sa vanité, il égara sa jeune tête, et le détournant des études classiques qu’il avait à peine ébauchées, donna un essor précoce aux passions qui fermentaient déjà dans ce cœur adolescent. À vingt ans, il publie son poème de Rouslan et Ludmila. Mais déjà la hardiesse de sa conduite et de ses discours alarme sa famille, étonne le monde, déplaît au maître, et une ode sur la Liberté, supprimée sans doute par la censure, car on ne la trouve pas dans ses œuvres, le fait exiler en Bessarabie. Là, seul en face d’une nature sauvage et imposante, seul au milieu d’une race d’hommes sur laquelle la civilisation n’a pas encore fait peser son niveau et qui se rapproche singulièrement des Scythes de l’antiquité, des Tatares de l’Asie centrale, il s’abandonne avec ivresse à toutes les sensations nouvelles qui l’inondent ; il contemple le Don au cours limpide et majestueux, la mer Noire qui lui envoie ses murmures lointains et ses brises marines, les steppes qui se déroulent silencieusement à ses pieds, et il admire parce qu’il est homme et que la nature, dans ces grands spectacles, parle un langage intelligible à tous, et il pleure parce qu’il est banni, et il chante parce qu’il est poète. Ainsi s’écoula une partie de sa jeunesse, et lui-même il nous a raconté ses premières années dans quelques strophes que voici :
Cet exil, qui, l’arrachant pour un temps du moins à un monde corrompu, le jeta dans les bras de la solitude et de la nature, époque de regrets et de souffrances, mais aussi de travail, de recueillement, de méditations, dura jusqu’à l’avénement au trône de l’empereur Nicolas. Rappelé à Pétersbourg et fort d’une grace qu’il avait obtenue sans la solliciter, Pouchkin reparaît alors avec un nouvel éclat sur le théâtre de ses exploits, et se signale par de nouvelles témérités que cachent à peine les larges plis de son manteau de poète ; il fait tout haut profession d’athéisme, il joue, il se bat en duel le plus souvent qu’il peut, et ces graves occupations, qui paraissent absorber tous ses instans, ne l’empêchent pas de produire, en quelques années, de nombreuses poésies détachées et quelques œuvres de plus longue haleine, qui le placent au premier rang parmi les écrivains de sa patrie.
Enfin, las apparemment de cette existence de don Juan, il se marie, et, soit que l’âge et la satiété eussent amorti le feu de ses passions, soit qu’il cédât à l’influence irrésistible qu’exercent la religion et la vertu, quand elles ont pour interprète une femme jeune, belle et aimée, on le vit renoncer aux plaisirs désordonnés ; il parut comprendre les joies du foyer domestique qu’il avait si long-temps tournées en dérision ; ce ne fut plus par bonds capricieux, ce fut avec une ardeur soutenue, réfléchie, qu’il se livra désormais à l’étude et à la composition. Il travaillait à un grand ouvrage sur Pierre Ier, lorsque, offensé par son beau-frère, le baron d’Anthès, dans ce que l’homme a de plus sacré, l’honneur de la femme qui lui est chère, il provoque le véritable agresseur. Sa cause était juste, mais, comme si le ciel eût voulu le punir d’avoir tant de fois hasardé ses jours et menacé ceux des autres pour de misérables querelles d’amour-propre, il ne lui fut pas donné de venger la seule atteinte réelle qu’on eût jamais portée à son honneur et à ses affections. Blessé mortellement par son adversaire, il expira au bout de quelques jours, en homme repentant, dit-on, des fautes de sa vie passée, ou plutôt en poète qui, sans crainte, sans murmure, exhale en souriant son ame et son génie.
Telle fut en résumé l’existence de Pouchkin ; et maintenant que nous n’avons plus à nous occuper des aventures et des passions du dandy, que nous pouvons oublier cette face de l’homme qui plonge déjà dans l’ombre, pour ne plus voir que la face rayonnante et immortelle du poète, qu’on nous pardonne un sentiment de crainte et d’hésitation, car il n’en est pas d’un poète comme d’un historien ou d’un philosophe ; ceux-ci n’écrivent pas seulement pour leur pays ; les faits qu’ils racontent, les théories qu’ils exposent, s’adressent à l’humanité ; la lumière qui en jaillit, au lieu de se concentrer dans une nation, peut et doit s’épancher librement sur le monde entier ; mais un poète, un poète étranger que la nature même de son talent condamne en quelque sorte à n’être admiré que de ses compatriotes, un poète élégiaque, descriptif, tel que Pouchkin, dont le mérite réside avant tout dans la forme, et dont l’imagination paresseuse n’a point enfanté une de ces larges épopées qui projettent leur ombre sur tous les siècles et toutes les générations, comment le faire comprendre ? En le traduisant ? Mais songez que vous allez lui enlever le style, ce vêtement éblouissant dont il enveloppe sa pensée. Vous allez lui enlever non-seulement l’harmonie grossière qui naît du rhythme et ne flatte que l’oreille, mais encore l’harmonie intellectuelle que produit l’heureux emploi des expressions, des images particulières à une langue, et qui, dans cette langue seule, se groupent entre elles, se fondent les unes avec les autres, dont l’ensemble vous touche et vous ravit, tout en échappant à l’analyse. Et quand vous aurez livré à vos lecteurs une copie froide, décolorée, inintelligible pour eux, serez-vous bien venu à vous extasier devant un original qui n’existe que pour vous ? Quand vous aurez promené votre scalpel dans ce corps où la vie a cessé de battre, serez-vous bien venu à parler de la beauté de ses formes, de la grace et de la vivacité de ses mouvemens ? Ne croirez-vous pas voir errer sur toutes les lèvres un sourire de pitié et d’incrédulité, qui vous dira clairement : Nous ne vous comprenons pas ?
C’est là le danger qui nous menace et que nous avions hâte de signaler, dans l’intérêt même de l’auteur dont nous allons examiner les œuvres. Ces œuvres se divisent naturellement en deux grandes catégories : à l’une appartiennent les Poésies détachées ; à l’autre, les compositions plus étendues, telles que Boris Godounof, le Prisonnier du Caucase, Eugène Oneguine, etc. Ce sont, à notre avis, les Poésies détachées qui doivent surtout attirer notre attention ; c’est là que le génie de Pouchkin se déploie le plus librement, que son ame se réfléchit sous ses aspects les plus variés, que son caractère se dessine avec le plus de franchise et de netteté. On y retrouve l’indépendance d’idées qui a fait le tourment de son existence ; il ne plie le genou devant aucune idole, il ne se place sous aucun patronage, il n’a même pas rimé une seule épître, adressé une seule flatterie au puissant autocrate des Russies, et certes, ce n’est pas l’occasion qui lui a manqué. Comme Ovide, il a été exilé ; il a regretté, comme Ovide, l’absence de tout ce qu’on aime à vingt ans ; mais comme lui il n’a pas fléchi sous la main qui le persécutait, il n’a pas imploré son pardon dans des vers dont l’harmonie et la douceur font à peine oublier la bassesse, et le noble silence du poète russe a trouvé plus facilement grace que la servilité du poète romain. L’un a revu les bords de sa chère Newa, l’autre n’a pu saluer, à ses derniers instans, ce Capitole, ce Forum, et ce Tibre auxquels il murmurait, en partant pour l’exil, de si touchans adieux. À côté de ce premier trait de la physionomie de Pouchkin, il faut en noter un autre non moins saillant : c’est l’absence complète du sentiment religieux, qui s’harmonise si délicieusement avec l’amour, la rêverie, la tristesse, pour en recevoir quelque chose de plus doux et de plus tendre, et leur communiquer, à son tour, quelque chose de plus saint et de plus éthéré. Comment Pouchkin a-t-il pu fermer son ame à ce sentiment ? Comment ne pas puiser à cette source intarissable d’inspirations ? Comment ne jamais lever les yeux vers le ciel, ni pour l’adorer comme Lamartine, ni pour le maudire comme Byron ? Comment ne s’est-il pas aperçu qu’il manquait une corde à sa lyre, un sens à son ame, une note à cette gamme poétique dont il savait si bien parcourir et moduler tous les autres tons ? Quand l’homme commence à gravir la montagne de la vie, chaque pas lui découvre de nouveaux aspects ; parvenu au point qui lui semblait le plus élevé, des rochers inaperçus jusqu’alors lui cachent une partie de l’horizon ; il s’élance encore, mais avant d’arriver au sommet de la montagne, il tombe, épuisé de fatigue, haletant de soif, soupirant après un monde nouveau, et c’est la mort qui le prend dans ses bras, qui le pose sur ce sommet et lui fait embrasser ce monde dont ses désirs attestent l’existence, et que l’ame doit éternellement pressentir, sans que l’œil du corps puisse jamais le voir. Ces désirs, ces pressentimens célestes, qui, s’ils pouvaient être bannis de la terre et oubliés du reste des hommes, devraient avoir l’ame du poète pour dernier asile, étaient-ils donc inconnus de Pouchkin ? Nourri des leçons du xviiie siècle, n’avait-il donc pas entendu le long cri d’espérance qu’ont poussé vers le ciel toutes les grandes et nobles intelligences, de notre époque ? Sa vie et ses œuvres semblent prouver cette triste vérité ; athée dans ses discours, il est païen dans ses poésies. Là, toutes les divinités de l’Olympe et du Parnasse paraissent s’être donné rendez-vous ; là, on voit figurer Mars, Vénus, et les Muses, et Bacchus avec son inévitable cortége de bacchantes. Pouchkin est païen comme Anacréon, comme André Chénier ; dans les premiers essais de sa jeunesse, c’est le voluptueux abandon, c’est le coloris frais et gracieux de Parny qu’il reproduit avec un rare bonheur d’expression ; plus tard, Chénier s’empare de ses affections et de ses admirations de poète, il l’imite, il le traduit, il pleure sa mort dans une touchante élégie ; plus tard enfin, il emprunte à Byron des chants pleins d’une amère tristesse. Ami des fêtes bruyantes où l’on crie bien fort pour s’étourdir soi-même, dominé par des passions qui, pour être éphémères, n’en étaient pas moins violentes, il devait souvent éprouver la langueur des sens rassasiés de plaisir, le dégoût des choses, des hommes, de la gloire.
Cependant c’est de Chénier surtout que Pouchkin se rapproche. Comme Chénier, il est exclusivement préoccupé de l’amour du beau dans la nature et dans les arts ; comme lui, il a voué à la forme un culte exclusif ; le fond de ses poésies l’inquiète peu, il l’emprunte, sans scrupule, aux anciens et aux modernes ; ciseleur habile, il achète le lingot d’or et d’argent dont il a besoin, sans se donner la peine de fouiller la terre pour l’en retirer ; puis, il le travaille avec une merveilleuse patience, avec un art infini ; et, quand son œuvre est terminée, il se dit en souriant que désormais on oubliera le métal qu’a fourni le mineur, pour ne plus voir et ne plus admirer que le vase ou la coupe qu’a créé l’ouvrier. Esprit mobile et vagabond, il entremêle au hasard les sujets burlesques avec les sujets sérieux ou mélancoliques : ici, il aiguise une épigramme contre un Zoïle incommode ; là, il murmure une élégie ; plus loin, il vous raconte naïvement quelque ballade populaire. Ce n’est pas un voyageur qui, pressé d’arriver au but, marche rapidement dans un sentier poudreux c’est un enfant indolent qui erre dans une vallée, se mire dans un ruisseau, cueille une fleur, puis l’effeuille, puis se couche sous un arbre et s’endort, doucement bercé par des images de bonheur. Tableaux de la nature, cris de guerre, chants d’amour, soupirs de volupté, déceptions, tristesses, élans vers la gloire, voilà les thèmes que Pouchkin varie avec une inépuisable fécondité. Tantôt « il porte envie à l’aventureuse existence du hussard intrépide qui chante et qui triomphe, qui donne des dîners et des batailles, et, dans son bivouac enfumé, vit plus heureux que l’immortel fuyard de Philippes dans les jardins de Tibur, et, comme lui, il voudrait suspendre sa lyre héroïque entre la selle de son coursier et son sabre redouté. » Tantôt « il déplore la précoce vieillesse de son cœur ; il rappelle les flammes puissantes qui le dévoraient, et les larmes que lui arrachait l’enthousiasme, et les accens passionnés qui s’échappaient de son sein. » Tantôt « il se laisse envahir par un morne découragement ; qu’il erre dans les rues populeuses, qu’il entre dans un temple fréquenté, qu’il prenne place à un joyeux festin, rien ne saurait dissiper sa tristesse ; s’il voit un chêne solitaire, il pense, en gémissant, que ce patriarche des forêts doit lui survivre comme il a survécu à ses pères ; s’il caresse un enfant, il lui dit dans sa pensée : « Adieu ! je te cède la place ; à toi la vie, à moi la mort. » Et à chaque jour qui passe, à chaque heure qui sonne, il se demande si ce n’est pas à pareil jour, à pareille heure, qu’il doit descendre dans la tombe. »
Souvent il s’adresse au poète :
Au milieu de ces poésies, qui, comme on le voit, par nos citations, sont étrangères, non-seulement à la politique proprement dite, mais encore à l’histoire des quarante dernières années de l’Europe, on est presque surpris de trouver le nom que murmurent involontairement toutes les bouches dès qu’on veut parler de quelque chose de grand, dès qu’on veut personnifier le génie et le malheur : le nom de Napoléon. Ici s’offre à nous un curieux rapprochement entre deux époques différentes, entre deux poètes rivaux. Nous avons sous les yeux une longue et emphatique épître, que Joukowski adressait, en 1816, à l’empereur Alexandre ; là, Napoléon n’est rien moins « qu’un géant enfanté par la guerre et l’anarchie ; la Terreur marche à ses côtés. Et tandis qu’elle abat d’une main les armées et les cités, de l’autre elle cache l’abîme qui se creuse sous les pas du conquérant. Le monstre (c’est Napoléon), courbé sur le berceau des enfans, compte leurs années sur ses doigts sanglans, etc., etc. » Le tout est écrit du même style ; certes, jamais l’acharnement le plus aveugle n’imagina quelque chose de plus grotesquement hyperbolique ; mais six années s’écoulent, Napoléon meurt sur son rocher, et à ces cris de rage succèdent des cris de douleur et d’admiration ; l’on dirait que la gloire du banni, purifiée par cette solennelle expiation, remonte au ciel plus lumineuse et plus éclatante. Écoutons Pouchkin, mais remarquons d’abord que dans l’original plusieurs strophes sont incomplètes ; c’est que toutes les fois que le poète se permet de trop grandes licences, la censure est là, qui biffe et qui rogne ; c’est qu’à la place d’un de ces vers chaleureux, qui partent de l’ame et vont à l’ame, elle met des points. Heureuse encore la victime qui peut protester ainsi tacitement contre les mutilations qu’on fait subir à son œuvre, et indiquer au public que si sa pensée ne lui parvient pas dans son intégrité, c’est qu’il s’élève entre l’homme qui l’avait produite et l’homme qui devait la recevoir, une barrière que le génie ne saurait franchir, que toute une nation doit respecter : la volonté d’un maître interprétée par un sot ou par un envieux !
Voici le début du poète :
Après quelques strophes obligées sur la guerre de Russie et l’incendie de Moscou, le poète termine ainsi :
Comme nous l’avons dit en commençant, Pouchkin est, avant tout, un poète élégiaque et descriptif ; il n’était pas né pour le drame, et le seul qu’il ait fait prouve assez son défaut de vocation pour la scène. Boris Godounof n’est autre chose qu’un épisode de l’histoire russe, mis en dialogue, au lieu d’être mis en récit. On sait qu’après avoir assassiné son beau-frère, Fedor Iwanowitch, dernier souverain de la dynastie de Buric, et son fils le jeune Démétrius, Boris Godounof monta sur le trône et s’y maintint de 1598 à 1605 ; alors parut un moine, Grégoire Otrepief, qui, profitant de sa ressemblance avec Démétrius, s’enfuit de son couvent, se réfugia d’abord en Pologne, et bientôt, soutenu par cette puissance, se donna pour Démétrius échappé miraculeusement au fer des meurtriers. La haine qu’on portait à Boris favorisa les projets de l’imposteur, qui marcha sur Moscou, fit empoisonner son rival, et, reconnu par tous les boyards, s’assit sur un trône qu’une nouvelle révolution devait bientôt teindre de son sang. Tel est le sujet choisi par le poète : Il nous transporte d’abord dans le palais de Boris, où il nous fait assister aux sourdes menées des boyards, aux remords de l’usurpateur ; puis, dans le monastère de Tchoudow, où un moine ignoré s’apprête à venger Démétrius en prenant sa place ; à la cour de Pologne, sur les champs de bataille, où Grégoire triomphe et fuit tour à tour ; enfin dans la prison où languissent les enfans de Boris, victimes innocentes qui doivent expier le crime de leur père. On voit, par ce rapide exposé, que Pouchkin ne s’est nullement astreint aux unités de temps et de lieu, à ces règles classiques dont le rigoureux accomplissement caractérise la tragédie française au xviie siècle, et dont les premiers dramaturges russes, Kmajnin et Sonmarokow, avaient cherché à étayer leur faiblesse. Il a rejeté également loin de lui le moderne et brillant uniforme dont Racine et Voltaire habillent tous leurs héros, de quelque temps, de quelque pays, de quelque condition qu’ils puissent être. Son allure est plus libre et plus hardie, il passe brusquement de la prose au langage rhythmé, ne recule devant aucune trivialité, jette dans son dialogue des dictons populaires, et jusqu’à des jurons français et allemands.
Boris Godounof renferme de nombreuses beautés de détail, atteste une étude consciencieuse de l’histoire nationale. Nous allons en traduire deux scènes qui donneront une idée assez complète de la manière de l’auteur ; l’une se passe dans le couvent où Grégoire médite déjà ses projets de fuite et de grandeur, l’autre entre ce même Grégoire, recueilli à la cour de Pologne, et Marina, fille d’un noble polonais, qu’il poursuit de ses vœux, mais qui, fière et ambitieuse, ne veut s’unir au prétendant que lorsqu’il aura ceint le bandeau de Monomaque et de Jean-le-Terrible.
Pouchkin, en voulant faire un drame, avait méconnu la nature et la portée de son talent ; mais cette méprise, toujours dangereuse pour un écrivain, est la seule qu’on puisse lui reprocher. Rouslan et Ludmila, la Fontaine de Bachtchicarai, le Prisonnier du Caucase, Eugène Oneguine, appartiennent au domaine du récit, de l’élégie ou de la description.
Rouslan est un monument de la réaction patriotique qui s’est manifestée, parmi les littérateurs russes, en faveur des antiquités et des traditions nationales. En voyant Bouterwek, Schlegel, Sismondi, remettre en lumière et en honneur les fabliaux de la Provence et les romanceros espagnols, en voyant l’Allemagne couvrir de gloses et de commentaires le poème des Nibelungen, ils ont voulu suivre, pour leur compte, l’exemple de leurs voisins. Wladimir-le-Grand est devenu pour eux le centre d’une vaste épopée chevaleresque, pareille à celle dont Charlemagne et Arthur ont été les héros au moyen-âge. Ils ont dérouillé les vieilles épées, ils ont repoli les armures des Yaroslaf, des Igor, des intrépides successeurs de Ruric, qui, escortés de leurs Varègues, descendaient le Don dans leurs barques légères pour ravager les bords de la mer Noire et lever un tribut sur Constantinople. Ils ont recueilli avec un soin minutieux toutes les légendes mystiques de héros et de saints, si nombreuses dans un pays où la superstition est générale, tous les fabliaux populaires avec lesquels leurs nourrices les endormaient, et que racontent les vieilles paysannes russes dans les longues soirées d’hiver. Malheureusement ces fabliaux n’ont d’autre mérite que leur antiquité ; on en jugera par celui dont Pouchkin a fait choix. Ludmila, fille de Wladimir, est enlevée par un enchanteur dès la première nuit de ses noces. Rouslan, son époux, se met à la poursuite du ravisseur ; il rencontre en chemin une tête sans corps qui commence par chercher querelle au chevalier et par recevoir de lui un vigoureux soufflet ; puis elle entame une longue conversation, dans laquelle elle lui apprend que l’auteur du rapt est son frère, que toute sa puissance est dans sa barbe, et qu’il n’existe qu’une seule épée capable de la trancher. Après quelques incidens, découverte de l’épée, grace à l’intervention d’un magicien favorable à Rouslan, défaite de l’enchanteur, réunion des deux époux : voilà tout le poème. Il faut bien le dire, cette chevalerie errante, ces grands coups d’épée, ces tours où gémissent de belles prisonnières, ces malins enchanteurs, tout cela n’excite pas en nous un bien vif intérêt, tout cela ne dit rien à notre époque sérieuse et positive, n’appartient pas à la poésie telle que nous la concevons maintenant. Mais n’oublions pas que la poésie n’est point placée, en Russie, dans les mêmes conditions qu’en France ; que, n’y trouvant pas des institutions libres et populaires dont elle puisse suivre la marche et recevoir l’impulsion, elle ne saurait prétendre à la destinée philosophique, rationnelle, sociale, que lui prédit l’auteur des Méditations. Son but unique est donc d’amuser un public léger et inattentif, trop heureuse, quand, à force de fraîcheur dans le coloris, de grace, et de feu dans les descriptions, elle parvient à triompher de son indifférence pour la littérature nationale !
La Fontaine de Bachtchicarai est fondée, comme Rouslan, sur une de ces traditions que Pouchkin affectionne singulièrement, parce qu’elles lui livrent une fable toute faite et des personnages tout créés. On montre encore, en Crimée, l’ancienne résidence des khans de Tatarie, vaste et sauvage Alhambra, dont M. Mouravief-Apostol nous a donné une curieuse description. Dans la partie la plus reculée du palais s’élevait jadis une fontaine en marbre que le khan Guirei avait consacrée, dit-on, au souvenir de Marie, jeune princesse polonaise enlevée par lui dans une de ses incursions, et reléguée au fond du harem. Marie, dans le poème de Pouchkin, a inspiré au khan une passion qui l’occupe tout entier. Pour elle, il oublie les combats ; pour elle, il dédaigne toutes les beautés du sérail. Son front est plus sévère, son silence plus menaçant que de coutume ; et ses guerriers et ses eunuques, rangés autour de leur maître, ne peuvent deviner la cause du mal qui le consume, ni de la colère qui l’agite. Il ne souffre pas seul ; Zaréma, sa belle favorite, qu’il néglige depuis son retour, est en proie à tous les tourmens de la jalousie. Une nuit, elle trompe la vigilance des gardiens, elle pénètre auprès de Marie, auprès de cette rivale qu’elle déteste sans la connaître. Mais laissons le poète parler lui-même :
Cette entrevue des deux rivales ne tarde pas à être découverte ; l’amante délaissée est précipitée dans la mer, par ordre du khan, inexorable exécuteur des lois du sérail quand elles sont violées par ceux qui lui déplaisent ; la jeune prisonnière s’éteint doucement, chaste et résignée à son sort ; le khan pousse alors son cri de guerre et s’élance à cheval, car, pour éteindre son amour, il lui faut du sang. Idées, peintures, sentimens, style, tout, dans la Fontaine de Bachtchicarai, respire un parfum oriental ; on voit que Pouchkin était sur son terrain ; on reconnaît l’exilé de la Bessarabie, le promeneur solitaire des bords de la mer Noire, le voyageur qui a long-temps parcouru cette Tauride où la domination tatare s’est si profondément empreinte dans le sol, dans les mœurs, dans les monumens. Habitant de ces chaudes et voluptueuses contrées, c’était à lui d’en éprouver et d’en décrire les molles langueurs et les passions bondissantes ; c’était à lui de ressusciter ces sérails d’Orient, avec leurs hautes murailles, leurs silencieux jardins, leurs vastes salles toutes couvertes de tapis d’Asie, tout inondées de parfums, où veille un peuple d’eunuques, où dort un peuple d’odalisques ; et puis, jeter au milieu de cette prison, où l’amour est un hideux mélange d’obéissance passive et de plaisir brutal, une vierge chrétienne, qui a conservé avec la foi de ses pères toute la fierté de son cœur, toute la pureté de ses sens ; opposer une amante délaissée, tour à tour abattue par la douleur ou furieuse de honte et de désespoir, à cette jeune fille qui, tranquille au pied de la croix, ne regrette que sa patrie, ne désire que la mort ; faire naître pour elle dans l’ame d’un barbare une passion qui l’étonne lui-même, un respect dont il s’irrite, sans qu’il puisse étouffer cette passion ni dépouiller ce respect ; assurément c’était là une donnée dramatique, c’était là une belle occasion de personnifier en quelque sorte l’Europe dans cette jeune fille, l’Orient dans ce barbare et de nous montrer dans le triomphe de l’esclave chrétienne sur le farouche musulman toute la supériorité de nos lumières, de nos croyances, de notre civilisation. Malheureusement Pouchkin n’a pas creusé son idée, approfondi son sujet : il s’est contenté, suivant son usage, de quelques scènes à peine indiquées, de quelques caractères à peine ébauchés, et, sitôt que l’inspiration lui a manqué, que sa verve s’est refroidie, il a déposé la plume et clos son œuvre sans s’inquiéter de savoir si elle était réellement terminée.
Le Prisonnier du Caucase n’a de commun que son titre avec la nouvelle de M. le comte Xavier de Maistre. Un jeune Russe est tombé dans les mains des Tcherkesses ; ils ont laissé la vie à leur captif dans l’espoir d’une riche rançon, qu’il pourra bien leur faire long-temps attendre, car, dégoûté du monde, mort à toutes ses joies, poursuivi par une passion fatale, l’esclavage lui est presque indifférent ; mais une jeune fille se prend d’amour pour le pauvre prisonnier. Malade, elle le soigne ; triste et malheureux, elle le distrait par ses chansons ; insensible à sa tendresse, elle ne s’attache à lui qu’avec plus de force et de dévouement. Un jour que tous les guerriers de la peuplade sont partis pour une expédition lointaine, elle brise ses fers ; le Russe s’éloigne presque à regret. Tout à coup, il entend derrière lui l’onde s’agiter ; il se retourne, et ne voit plus qu’un vêtement qui flotte à la surface ; c’est tout ce qui reste de la jeune fille. Ce poème, fort court, et dont le fond, comme on voit, est assez insignifiant, a le tort de placer les deux acteurs du petit drame que nous venons d’analyser, dans une position sans issue, dans une situation d’ame qui est toujours la même : l’apathie du Russe est sans remède, la passion de la jeune fille est sans espoir, en sorte que nous désirons à peine la délivrance de l’un, et que la mort de l’autre, n’étant pas la conclusion nécessaire d’un amour calme et silencieux comme le sien, nous surprend sans nous affliger. Ce défaut capital à nos yeux, puisqu’il enlève tout intérêt au récit principal, est racheté par quelques détails poétiques sur les mœurs des habitans du Caucase. Simples dans leurs habitudes, hospitaliers envers l’étranger, implacables envers leurs ennemis, ces montagnards n’ont d’autres parures que leur poignard, leur carabine et leur yatagan, d’autre ami que leur cheval, d’autre plaisir que la guerre, d’autre fortune que la dépouille du vaincu. Chez eux, l’audace n’exclut pas la ruse ; s’ils ne craignent pas de se précipiter en aveugles sur un rempart de baïonnettes, ils savent aussi se mettre en embuscade derrière un arbre, un rocher, et là, comme un tigre qui guette sa proie, attendre patiemment, pendant des jours entiers, le passage d’un soldat ou d’un cavalier ennemi, pour lui envoyer une balle qui ne trompe jamais leur haine, et va toujours au cœur. Voilà les traits sous lesquels Pouchkin nous les décrit ; et, comme Russe, il doit bien connaître ces courageux martyrs de la liberté, qui, abandonnés de la Turquie, ignorés du monde entier, resserrés entre la mer Noire et la mer Caspienne, défendent pied à pied les gorges de leurs montagnes, et que l’invasion moscovite pourra bien anéantir, mais jamais dompter.
Eugène Oneguine, dernière production de l’auteur, n’est autre chose que le journal d’un dandy de Pétersbourg, c’est-à-dire de Pouchkin lui-même ; car bien que dans sa préface il proteste spirituellement contre la malignité publique, qui ne manquera pas de l’accuser d’avoir voulu travestir le Childe-Harold de Byron, le poète et son héros se touchent ici par trop de points pour qu’on puisse méconnaître leur identité. Eugène Oneguine est donc un des fashionables les plus accomplis de Pétersbourg. Cette variété de l’espèce humaine se reconnaît aux mêmes traits, à quelque degré du pôle qu’on l’observe : assez d’esprit pour demander un rendez-vous à la femme qu’on aime, assez de courage pour adresser un cartel au rival qui vous gêne, assez de fortune et de naissance pour ne songer qu’à ses plaisirs, et se présenter hardiment dans les salons les plus aristocratiques. La réunion de ces solides avantages n’empêche pas Oneguine de prendre un jour en haine et en pitié toute sa vie de bals, de festins, de jeux, d’intrigues misérables, de succès désespérans par leur facilité ; et, pour ne pas se suicider, il se confine bravement à la campagne. Là, il se lie bientôt intimement avec Lenskoi, jeune philosophe de vingt ans, qui revient de Goettingue et d’Iéna, qui a parcouru l’Allemagne le sac sur le dos, et n’en a rapporté qu’un peu de science, des idées passablement romanesques, un Werther dans sa poche, et de longs cheveux noirs flottans sur ses épaules ; présenté par son nouvel ami dans une famille de bons gentilshommes campagnards, Eugène y fait la connaissance de deux sœurs : Olga, Tatiana ; l’une, légère, coquette, insouciante ; l’autre, pâle, mélancolique, à l’abord glacial, au cœur ardent et passionné. Olga a été la compagne d’enfance de Lenskoi, et tous deux s’aiment de l’amour chaste et naïf qu’éprouvent deux ames qu’une sorte de prédestination a dérobées au contact de nos vices et de nos souillures. Tatiana, de son côté, nourrit en secret une profonde passion pour Eugène ; mais il a juré de ne plus aimer, il tient parole, et quand la jeune fille, long-temps partagée entre son orgueil qui lui dit de se taire et son amour qui lui dit de parler, avoue enfin à Eugène qu’elle ne peut vivre sans lui, Eugène ne répond à ces brûlantes confidences que par un long sermon, bien raisonnable et bien froid, bien moral et bien cruel. Cependant l’ennui vient le tourmenter au fond de sa retraite ; il est aussi las des eaux, des bois, de la solitude, qu’il l’était naguère du bruit des cités ; il souffre de l’absence du plaisir, comme il souffrait du plaisir lui-même ; il veut étudier, mais les anciens l’ennuient comme les modernes, les morts lui paraissent aussi sots que les vivans ; il veut écrire, mais sa tête est fatiguée, son cœur est vide ; en désespoir de cause, il se met à courtiser Olga. Lenskoi le croit son rival ; un cartel est envoyé, une rencontre a lieu, et le malheureux jeune homme tombe, trahi par sa maîtresse et frappé de la balle de son ami. Quelques années s’écoulent ; Olga s’est consolée en épousant un officier de hussards ; Eugène a voyagé pour oublier ce fatal coup de pistolet qui résonne toujours à son oreille ; il revient enfin à Pétersbourg, et dès sa première apparition dans le monde, il retrouve Tatiana, cette jeune fille qu’il a jadis rebutée, aujourd’hui femme d’un général, belle, adorée, puissante ; Tenté par la singularité de l’entreprise, il essaie de reprendre sur elle son ancien ascendant, il parle d’amour, il se jette à ses pieds ; mais les rôles ont changé, et, pour toute réponse, il reçoit une mercuriale qui venge la femme du sermon qu’avait subi la jeune fille. Ce fond sans doute est bien léger, mais Eugène Oneguine n’en est pas moins, selon nous, le chef-d’œuvre de l’auteur, parce qu’il est à la fois la manifestation la plus complète du caractère de l’homme et des qualités de l’écrivain. Action simple et attachante, style souple et facile, saillies spirituelles, voilà ce qui le distingue à chaque page ; on voit que Pouchkin n’invente pas, qu’il raconte, que ce sont partout ses souvenirs qu’il interroge, ses passions qu’il analyse, son caractère qu’il met en scène, toute sa vie de dandy, d’homme blasé, de duelliste, de poète qu’il expose avec verve, avec simplicité, avec bonhomie. Le monde qu’il décrit, il l’a vu, il a hanté ses salons, il a coudoyé ses grands hommes, il en a été lui-même le héros et la victime, l’admiration et la terreur ; les intrigues auxquelles il vous initie, il y a joué son rôle ; les femmes à la mode, fragiles idoles qu’on encense aujourd’hui pour les briser demain, il les a connues, il s’est assis dans leur boudoir, il a défait les boucles parfumées de leurs cheveux, il a fait serment de les aimer toujours, et il a oublié le lendemain les sermens de la veille ; tout cela c’est de l’histoire, et ses confidences sont d’autant plus naïves, ses épanchemens d’autant plus vrais, ses révélations d’autant plus intimes et plus piquantes, qu’il ne les fait pas en son nom, qu’il se met prudemment à l’abri de son héros, éditeur responsable de toutes ses œuvres, en sorte qu’il peut hardiment étaler à tous les yeux son portrait, sans qu’on ait jamais le droit de le reconnaître et de lui dire : C’est vous !
Disons, maintenant que nous avons parcouru toute la série des œuvres de Pouchkin, qu’on ne saurait lui accorder la force d’invention, la profondeur de sentiment, l’audace d’images, les vues larges et philosophiques qui distinguent le génie. Chacun des sujets qu’il traite n’est guère qu’un thème sur lequel il brode complaisamment de brillantes variations, de capricieuses fantaisies ; mais c’est le style qui lui assure l’immortalité. Tout dans ce style est plein, poétique, harmonieux ; véritable sylphide, sa période s’arrondit, se balance, se pose avec un charme inexprimable ; on admire son vol léger et gracieux, et on oublie de lui demander plus de force et d’élévation ; on écoute sa voix suave et mélancolique murmurer des notes d’une douceur infinie, et l’on ne songe pas que cette voix pourrait être plus variée et plus étendue. Rappelons enfin que Pouchkin est mort à trente-six ans, dans toute la vigueur de l’âge, dans tout l’éclat du talent ; mort à une époque où son caractère, modifié par le malheur, la réflexion, l’expérience des choses et des hommes, semblait subir une salutaire révolution ; mort au moment où, sentant peut-être tout ce que ses précédentes productions avaient d’incomplet et d’inachevé, il s’apprêtait à élever un monument à Pierre Ier, à lier son nom au nom de ce puissant réformateur, dont la grande figure domine toute l’histoire de Russie, et en fait comme deux parts, l’une pour l’Asie et la barbarie, l’autre pour l’Europe et la civilisation.