Poètes et romanciers contemporains. Seconde phase/01



POÈTES
ET
ROMANCIERS CONTEMPORAINS.

SECONDE PHASE.

I. — Mme SAND.[1]

Que dans l’histoire des littératures sont rares et courtes les époques où l’artiste, l’écrivain, se croient tellement en possession de la vérité religieuse et morale, qu’ils ne prennent pas souci de la chercher, mais uniquement de la peindre ! Quand Racine écrivait Athalie, l’inspiration du poète se confondait avec la foi du chrétien ; la veine était féconde parce que l’ame était pleine, et le génie n’avait d’autre travail que de trouver à ses sublimes croyances une expression qui ne les déparât pas. Un autre homme, Bossuet, doit l’admirable unité de son œuvre historique et oratoire à son inébranlable orthodoxie. Malheureusement, dans les annales de l’art, cette harmonie complète entre la forme et le fond est éphémère ; on dirait qu’elle ne brille d’un rapide et vif éclat que pour annoncer des luttes et des oppositions nouvelles.

Tout ce qui a porté le trouble dans les croyances religieuses a été aussi pour l’art une cause de révolution. En effet, lorsque les fondemens de la certitude et de la société sont ébranlés, le poète, avant d’exprimer des pensées, des sentimens, doit s’enquérir de leur vérité. Ses devoirs augmentent. Plus heureux que lui, ses devanciers ont pu recevoir des mains de la tradition et de la foi la matière de l’œuvre qu’ils devaient façonner ; mais le poète des temps d’examen et de révolte doit tout fournir, le fond non moins que la forme, et il arrivera qu’il aura pour caractère plutôt la force que la beauté.

C’est la force qui domine dans les œuvres importantes du XVIIIe siècle, aux dépens de l’unité et de l’harmonie. Il s’agissait à la fois de nier une partie des vérités reçues, d’en introduire de nouvelles, et de donner à cette œuvre de destruction et d’enfantement une forme vivante. Pour écrire Candide, les lettres de Saint-Preux et le Père de Famille, il a fallu que les auteurs eussent passé par l’initiation philosophique la plus laborieuse et la plus tourmentée. Ils élevaient leurs monumens avec les ruines qu’ils faisaient eux-mêmes.

En vérité, à la fin du XVIIIe siècle, on eût pu, avec quelque vraisemblance, douter qu’il y eût encore de beaux jours possibles pour les lettres françaises. Tout n’avait-il pas été dit, tant du côté de la tradition que dans le camp de la philosophie ? La foi et la pensée avaient produit chacune leur littérature : oui, mais ni la pensée ni la foi n’étaient épuisées. Avec deux romans, M. de Châteaubriand entreprend une réaction chrétienne, et voilà la guerre qui recommence.

Le caractère de notre littérature au XIXe siècle est polémique. Partout nous y trouvons la lutte et l’effort. Où est la foi commune ? Qu’est devenue cette naïveté féconde de l’artiste qui produit son œuvre sans vouloir en faire une démonstration, un plaidoyer, une attaque, une vengeance ? Soit pour le fond, soit pour la forme, tout a dégénéré en schismes, en divisions. En voici qui, avec un succès inégal, marchent péniblement dans la voie rouverte par l’auteur de René. Desservans plus empressés qu’utiles des autels de l’art chrétien, on les a vus plus d’une fois défigurer à grands frais la religion qu’ils prétendent servir. D’autres, loin du sanctuaire antique, demandent leurs inspirations à la nature, à l’enthousiasme parfois violent et grossier des passions, au culte de l’humaine individualité. Il y a dans la démarche de leur muse quelque chose de hautain et de fier qui étonne, mais le charme est absent. C’est qu’au fond toutes ces ames d’artistes sont troublées. Ni chez les interprètes de la vieille foi, ni chez les chercheurs de croyances nouvelles n’habite la paix, parce que les premiers chantent sans croire, parce que les seconds s’agitent sans mettre la main sur rien qui les puisse contenter et nourrir.

Nous parlons de foi solide et de découvertes véritables. La critique littéraire peut adopter ce mot de l’Évangile : Vous les connaîtrez par leurs œuvres. Pour savoir combien peu le sens intime du christianisme anime certains hommes, il n’y a qu’à lire leurs vers, à entendre leurs sermons, à regarder leurs toiles et leurs marbres. Les ébauches informes qu’enfantent les systèmes nouveaux portent sur la valeur des systèmes un témoignage redoutable.

Voilà pourquoi, dans les productions contemporaines, il y a beaucoup de choses remarquables et très peu de vraiment belles. À défaut de cette naïveté féconde dont nous parlions tout à l’heure, et qui, nous le reconnaissons, n’a qu’un temps dans l’histoire des lettres et de l’art, l’unité et l’harmonie des œuvres ne sauraient sortir que d’une conviction réfléchie, achetée par les plus longues méditations. Or, aujourd’hui, où sont les artistes qui méditent ? On produit, on fabrique. N’auriez-vous pas quelques sujets de roman à m’indiquer ? disait dernièrement un libraire ; l’auteur que j’édite travaille tant, qu’il n’a pas le loisir d’en chercher.

Au moment où les conditions de l’art deviennent plus difficiles et plus dures, l’ame de nos artistes s’amollit. Puisque dans la sphère des croyances et des idées il y a lutte et doute, il faudrait un travail sérieux de la pensée pour choisir et pour bien choisir. Puisque l’histoire du passé agrandit chaque jour sur tous les points ses horizons et ses profondeurs, l’artiste, pour s’en servir avec justesse et succès, devrait se plier à des études persévérantes. Comme dans chaque genre d’innombrables œuvres ont été produites, il est clair qu’une originalité, même restreinte, ne saurait être la récompense que d’une réflexion opiniâtre. Nous n’exceptons pas les natures les plus heureuses ; car, si elles mettent de la légèreté dans la direction de leur talent, elles n’échapperont pas aux réminiscences, à l’imitation. Néanmoins combien d’artistes oublient qu’ils vivent sous l’empire de ces rudes devoirs ! méconnaissance funeste qui pourra valoir, même aux plus forts, l’interruption de leur gloire, et comme des funérailles anticipées.

Non-seulement on ne songe pas à ces nécessités sévères qui sont pour tous des lois inflexibles, mais beaucoup de nos poètes et de nos écrivains semblent ne pas penser que le temps coule pour eux et leur impose des obligations nouvelles. Cependant suivez dans leur carrière les artistes qui y ont laissé un grand nom après s’y être lancés jeunes. Que de développemens ! que de transformations ! Le génie est comme le point géométrique capable d’irradier en tout sens et à l’infini. Seulement il ne saurait se passer du temps, qui est pour lui la condition vitale. Le temps est la succession des pensées : combien tel esprit en contient-il ? voilà la question. Tel écrivain tourne depuis long-temps dans le même cercle de sentimens et d’idées ; ou sa nature est pauvre, ou, plus souvent encore, sa volonté est faible. Il y a, il est vrai, des artistes d’élite dont les qualités sont plus éminentes que nombreuses, instrumens destinés à ne nous charmer que par quelques mélodies. Toutefois, si vous voyez une source poétique tarir soudain, ne vous hâtez pas de croire que la nature elle-même fait défaillance ; souvent elle ne paraît stérile que parce qu’elle n’est pas cultivée assez fortement. Le terrain semble désormais sec et aride ; sachez le remuer, sachez en creuser les entrailles à la sueur de votre front, et bientôt des eaux souterraines vous rapporteront en jaillissant la fécondité.

Nous avons sous les yeux des artistes et des écrivains qui ne marchent pas avec la vie. Ils restent ce qu’ils étaient-au début : ce qu’ils disaient en commençant, ils le répètent encore. Leurs procédés sont les mêmes ; leurs intentions principales et leurs moyens d’effet ne changent pas. On s’étonne de les trouver à la fois déjà si vieux et encore si jeunes ; car enfin ils entrent à peine dans la maturité, dans cet âge où l’esprit, lorsqu’il est bien conduit, est si énergique et sagement fécond. Il est un temps où l’imagination de l’écrivain l’emporte, il en est un autre où il la mène ; alors l’esprit est pleinement en possession, en jouissance de lui-même ; il ne va qu’où il veut, il atteint aussi loin qu’il l’a décrété. Il se contient : comme un coursier bien dressé, on dirait qu’il est rassemblé par une main habile pour mieux courir, et c’est en se modérant qu’il grandit. De nos jours, on est assez enclin à penser, nous le savons, que la force n’appartient qu’aux premiers feux de la jeunesse. Étrange erreur que les faits confondent. Vingt-un ans après avoir écrit Werther, Goethe composa Wilhelm Meister. Dans l’intervalle, le temps, l’étude approfondie de l’antiquité, une contemplation savante de la nature, l’expérience de la vie, la connaissance de l’homme, avaient décuplé les forces de l’artiste. Bossuet avait des cheveux blancs quand il couronna par un suprême effort d’éloquence ses oraisons et ses histoires, glorieuses filles de sa maturité. C’est à cinquante-sept ans que Kant publia sa Critique de la Raison pure ; neuf ans après, ses deux autres Critiques avaient paru, et il les fit suivre jusqu’à sa mort d’essais originaux où respire toute la vigueur de son génie. On voit que ce métaphysicien révolutionnaire ne manquait ni d’haleine ni de patience. Voltaire avait soixante-six ans quand il fit jouer Tancrède, celle de ses tragédies qui a le plus de mouvement et d’intérêt. Rien n’est plus vivace que l’esprit fortifié par le travail. De sa nature n’est-il pas immortel ? Spiritus intus alit. Sachons au moins le garder actif et fort jusqu’au jour où, sous les coups du temps, doit tomber une enveloppe périssable.

Cependant, à côté des artistes qui, restés immobiles, n’ont su avoir qu’une manière, et de ceux qui ont déserté le culte de l’art pour les calculs et les convoitises de l’industrie, il en est quelques-uns dont les transformations remarquables veulent être étudiées. Parmi ces derniers, il faut distinguer Mme Sand. Si cette femme célèbre, fidèle à ses premières inspirations, donnait encore d’aimables sœurs à Indiana, à Valentine, et à André de dignes compagnons, nous n’aurions pas à nous occuper d’elle. Les productions gracieuses et originales par lesquelles Mme Sand a signalé les premiers momens de sa carrière ont été dans la Revue l’objet d’une critique judicieuse et forte dont il serait à la fois inutile et téméraire de vouloir répéter ou réviser les arrêts. Mais, depuis l’époque où ces jugemens ont été consignés dans les pages de ce recueil, que de voies nouvelles tentées par l’auteur de Mauprat ! Nous avons dessein d’y suivre ses aventures et ses erreurs.

Toute transformation est un signe de puissance. Pour les organisations riches et fortes, il y a des phases successives où le bien et le mal se heurtent et se combattent. L’ordre dans lequel se développent les propriétés des natures vigoureuses dépend non-seulement de la volonté, mais des circonstances et de l’atmosphère morale où cette volonté s’agite. Jusqu’au milieu de la vie, un homme aura montré de la modération et de la mesure dans sa manière d’agir et de penser : tout à coup il manifeste une vivacité imprévue, il sort brusquement de la sphère dans laquelle il avait l’habitude de graviter ; il en a été arraché par des impressions violentes venues du dehors. Dans des temps ordinaires, cet homme aurait toujours paru sage ; mais des tempêtes politiques viennent allumer ses passions, et il éclate. C’est un malheur attaché à notre condition que les hommes réunis en société se créent à eux-mêmes comme une fatalité sous le joug de laquelle beaucoup sont contraints de courber la tête. Les jouets de ce destin seront surtout ceux chez lesquels le sentiment domine, et non pas la raison ; natures sans défense contre elles-mêmes et contre les autres, natures qui se laissent envahir par les impressions extérieures et les passions populaires, comme une ville ouverte. Ceux au contraire chez lesquels la raison est foncièrement plus forte que le sentiment acquièrent chaque jour en avançant dans la vie l’empire d’eux-mêmes : pour eux, les entraînemens juvéniles ne se perpétuent pas au-delà du terme marqué par la nature, leur volonté s’affermit, leur jugement s’étend et s’épure, et ils se mettent à remplir avec une application courageuse tous les devoirs que leur imposent la vie, leur siècle et leur intelligence.

Ont-ils bien réfléchi sur la nature et les difficultés de l’art, les écrivains et les poètes qui de nos jours se sont si fort félicités de vivre dans une époque où l’indépendance est absolue, où les règles et les classifications qui spécifiaient les genres sont tombées ? Les poètes et les artistes grecs eurent l’insigne bonheur de vivre dans des sociétés où la beauté humaine était l’expression révérée de la vérité divine. La religion maintenait l’art dans une grandeur régulière, et les bizarreries d’une fantaisie désordonnée, en admettant qu’alors elles eussent été possibles, auraient été considérées comme autant de sacriléges. Alors l’ame de l’artiste restait étrangère à ces désirs de révolte qui ont si fort tourmenté les modernes ; elle n’employait sa force que pour s’élever à l’idéal qui lui était imposé, c’est-à-dire à l’harmonieuse unité de l’énergie humaine et du calme divin. Le christianisme fut la contradiction la plus formelle de cette harmonie ; loin d’identifier la religion et l’art, il ne permit à ce dernier, et encore assez tard, de se développer qu’à la condition d’une entière dépendance. Il ne s’agissait plus de représenter la beauté, la puissance, mais une sainteté mélancolique. L’artiste était contraint de s’agenouiller et de croire avant de construire, de peindre ou de chanter : sans la foi, hors de la foi, il ne pouvait rien ; la foi le vivifiait en le contenant. L’art aujourd’hui ni ne se confond avec la religion, ni n’en dépend ; il ne relève plus que de l’individualité humaine, et voilà, comme nous l’avons dit au début, ce qui est effrayant pour ceux qui ambitionnent de se signaler par des œuvres d’imagination.

Aujourd’hui, la société dit aux artistes : Je ne vous impose rien, ni formes sacramentelles, ni restrictions sur le fond des choses ; vous êtes libres, vous pouvez tout oser. On ne vous accusera pas, comme Eschyle, d’avoir révélé quelque chose des mystères de Cérès, on ne condamnera plus vos tragédies au nom d’Aristote, et vos romans ne seront plus brûlés au pied du grand escalier. Vous n’avez plus rien à craindre, plus rien que vous-mêmes. Allez, je me réserve, non plus de vous entraver, mais de vous juger. — Enchantés de tant d’indépendance, les artistes donnent carrière à leur audace, à leurs fantaisies. Ils s’enivrent des applaudissemens qu’arrache plus à la surprise qu’à l’admiration leur pétulant essor ; en rois absolus, ils foulent aux pieds principes, règles et convenances. Cependant, autour d’eux murmure sourdement une réaction profonde, elle s’étend, elle éclate, et nos triomphateurs, violemment arrachés de leur char, voient, par une révolution irrésistible, tomber leur couronne, et leur dictature s’évanouir.

La véritable critique ne saurait avoir ce caractère de vivacité souvent injuste qui ne manque jamais aux réactions. Comme elle n’a pas le langage d’un enthousiasme irréfléchi, elle ne saurait prendre l’allure d’une proscription ardente. Elle ne s’inspire ni des passions d’une époque, ni des caprices de la mode, elle a les yeux fixés sur les lois permanentes de l’art, et sur les conditions du beau dont elle cherche à pénétrer l’essence. À ces lois, à ces conditions, à ces principes, elle compare les productions des inventeurs, et c’est en vertu de cette comparaison qu’elle rend ses arrêts. La cause de l’art n’est pas moins servie par la critique que par l’invention. Le poète crée, la critique explique cette création au poète lui-même et aux autres ; elle en signale les beautés, elle en marque les imperfections, les faiblesses et les vices. Dans la sphère de l’art, l’esprit humain se développe autant par le jugement que par l’imagination, et, pour avoir l’entière conscience du beau, il n’a pas moins besoin des philosophes que des artistes.

De nos jours, plusieurs écrivains semblent courir au-devant des jugemens de la critique avec un empressement singulier ; en effet, à peine à la moitié de leur carrière, ils nous donnent leurs œuvres complètes, et ils nous les donnent le plus qu’ils peuvent dans des éditions dites populaires. Nous ne voulons pas rechercher si à cet amour de la renommée ne se mêlent pas souvent des convoitises moins nobles : peut-être tel auteur qui prétend n’avoir d’autre ambition que de se mettre entre les mains du peuple, a souvent entassé bien des calculs sur les gains considérables qu’il attend ; mais nous écartons à dessein tout ce qui ne relève pas exclusivement de la juridiction littéraire de la critique. Autrefois, c’était seulement dans les dernières années de leur vie que les auteurs songeaient à rassembler complètement leurs œuvres, plus souvent même ils laissaient cet office à leur famille ou à l’amitié. Aujourd’hui, à voir avec quel soin, avec quelle hâte des écrivains encore dans la force de l’âge recueillent tous leurs titres, on dirait qu’ils n’ont plus de confiance dans leur avenir, et qu’en quelque sorte ils l’abdiquent. Quoi qu’il en soit, la critique trouve dans ces collections prématurées une occasion légitime de dire sa pensée avec plus d’ensemble, de réflexion et de franchise.

Une certaine puissance lyrique et le talent de conter sont les qualités qui distinguent surtout Mme Sand. Jusqu’à un certain point, ces qualités sont contradictoires, et pour les associer harmoniquement, afin qu’elles concourent au même but, il est besoin d’un art savant. Leur réunion chez le même écrivain témoigne que la nature l’a richement doué, mais cette générosité n’est pas sans périls pour ceux qui en sont l’objet. Un de ces dons peut nuire à l’autre. Si la faculté lyrique n’est pas bien dirigée, fortement contenue, si elle se manifeste et s’épuise en saillies capricieuses, au lieu de se développer dans un ordre puissant, non-seulement elle manque les effets qu’elle eût dû produire, mais elle exerce une influence funeste sur les autres parties du talent de l’artiste. Quand il devrait conter, l’écrivain déclame ; peindre, il déclame encore : il a perdu la force de se conduire, de varier les développemens, les formes de ses compositions, et, par un entraînement dont il ne peut triompher, il tombe dans une irrémédiable monotonie.

Dans l’œuvre de Mme Sand, nous trouvons à la fois des romans et des poèmes en prose. Dès les premiers romans, le lyrisme commence à poindre, et dans les meilleurs poèmes on remarque un récit habile ; ainsi chaque production de l’auteur met en présence, dans une mesure inégale, les deux qualités principales que nous avons dites. Toutefois, il vaut mieux commencer par étudier à part chacune de ces qualités dans les compositions où elle joue le premier rôle. Adressons-nous d’abord aux romans.

Une des choses que font le mieux les femmes qui écrivent, c’est de conter. Les évènemens de la vie domestique produisent d’ordinaire sur l’esprit des femmes des impressions vives qui les préparent, même à leur insu, au talent de peindre ce qu’elles ont vu, ce qu’elles ont éprouvé. Lisez les lettres qu’elles écrivent dans l’intimité de l’amitié, ou dans l’entraînement d’une passion plus vive, et vous y trouverez des récits piquans, animés, de charmans tableaux. La plume court avec agilité, les faits se déroulent, les traits se succèdent avec une prestesse brillante. Ce talent qu’ont inégalement toutes les femmes distinguées, Mme Sand l’a porté au plus haut point. Dans ses bons momens, elle fait passer sous les yeux du lecteur les scènes les plus pittoresques avec une facilité magique. On admirera toujours le coloris si frais et si pur des deux premières parties de Valentine, et de nombreuses pages d’André.

Mais l’habileté du récit ne suffit pas, et le conteur n’est que la moitié du romancier. Dans l’histoire, dans le roman, les évènemens dépendent surtout du caractère des personnages, et c’est l’homme qu’il s’agit de représenter. L’historien n’a pas à inventer, mais il a tout à comprendre ; il est spectateur, juge et peintre. S’il s’élève à la compréhension de lois générales et nécessaires, il n’ignore pas que ces lois ne sont autre chose que les résultats et les rapports de l’individualité humaine. C’est donc l’homme qui est toujours en jeu, en scène, en question. Étudier dans tous les sens cette nature humaine si diverse et pourtant si fidèle à elle-même, en suivre l’unité à travers toutes les civilisations, quel qu’en soit le symbole, l’aigle de Jupiter, le croissant ou la croix, en mettre en relief, en action l’originalité, les passions, les grandeurs et les vices, voilà l’œuvre de l’historien, qui doit avoir à la fois la profondeur d’un philosophe et la plastique d’un statuaire.

Le romancier commence par créer ce que l’historien n’a qu’à dégrossir ; il crée la matière première avec laquelle il travaillera : les faits et les personnages. Il nous donne la mesure de lui-même, non-seulement par sa manière de peindre, mais par le choix des choses qu’il veut peindre. Lieu de la scène, situations, caractères, tout par lui est inventé, et, pour prouver qu’il est un observateur véridique de la nature humaine, il doit auparavant se montrer poète.

Dans le roman comme dans l’histoire, la principale affaire est la connaissance de l’homme, c’est-à-dire la peinture des caractères. Les incidens, les aventures, les coups de théâtre, toute cette fantasmagorie constitue la partie inférieure de l’art. Tracer des caractères vraisemblables, réels, complets, animer des personnages qui paraissent au lecteur aussi vivans que ceux qu’il trouve dans l’histoire, voilà l’ambition d’un grand romancier. Entre les qualités dont il dote ses héros et les évènemens que ceux-ci traversent, il établit des rapports intimes. Sous sa plume, pas un fait ne se produira sans concourir à développer l’individualité humaine, qui naturellement doit réagir contre tout ce qui lui est obstacle. Il faut que les caractères soient la cause féconde et simple des évènemens.

Le poète dramatique n’a qu’une manière de peindre les hommes : c’est de les faire agir, c’est de mettre leurs qualités, leurs passions, aux prises avec une situation décisive. S’il a du génie, une scène, quelques traits du dialogue, un mot, lui suffiront pour graver d’une manière ineffaçable la physionomie de ses personnages dans la mémoire des hommes. Qui peut oublier Shylock, Tartufe, ou le vieil Horace ? Ici le romancier est nécessairement vaincu par le poète dramatique. Rien ne peut égaler ces grands effets du théâtre où l’art non seulement imite la nature, mais en double la puissance en concentrant, en idéalisant les traits de l’individualité humaine pour les rendre plus vrais à nos propres yeux.

Toutefois, le romancier a certains dédommagemens. Il tient à sa disposition un espace infini ; il peut suivre ses personnages dans tous les détails de leurs destinées et de leurs caractères. Des évènemens habilement variés mettront en jeu, en lumière, tous les ressorts, tous les secrets de la nature humaine ; à ces récits, pourra s’associer une analyse délicate de tous nos sentimens, analyse par laquelle le romancier pénétrera, s’il en a la force, dans les derniers replis du cœur. Enfin, il pourra de temps à autre parler en son nom, intervenir par ses propres réflexions comme le chœur des tragédies antiques, et suggérer ainsi au lecteur ce qu’il doit penser et sentir.

Les ressources dont dispose le romancier sont grandes ; mais, pour qu’en ses mains elles soient vraiment fécondes, il doit n’avoir pas moins de jugement que d’invention. La verve, le feu créateur de l’imagination, donnent la vie aux personnages ; puis, pour les faire agir et penser, il faut une intelligence énergique et maîtresse d’elle-même. Reproduire dans un tableau complet toutes les faces de la nature humaine et tous les accidens vraisemblables de la destinée est une œuvre qui demande un esprit étendu, libre et calme au sein de ses inspirations les plus vives.

Si l’imagination de l’écrivain, plus sensible que forte, recevait tour à tour les impressions les plus diverses sans le contre-poids d’une raison capable de les contrôler, si des émotions sans mesure et sans frein poussaient sa plume, il serait inévitable que ce désordre de l’ame ne passât dans son œuvre. Les conceptions seraient plutôt ébauchées avec une ardeur hâtive que réalisées avec puissance et sûreté ; les mœurs des personnages, les situations où le lecteur les trouverait placés seraient fausses ; la physionomie des caractères serait défigurée par de mensongères enluminures ; enfin, au milieu de signes épars de talent et de vigueur, on n’assisterait guère qu’à des efforts avortés, à une décadence laborieuse.

Dès les premiers momens où Mme Sand entra dans la carrière, elle avoua qu’elle écrivait ses romans avec certaines préoccupations sur notre état social. « Le narrateur espère, disait-elle dans la préface d’Indiana, qu’après avoir écouté son conte jusqu’au bout, peu d’auditeurs nieront la moralité qui ressort des faits, et qui triomphe là comme dans toutes les choses humaines. » Alors, il est vrai, Mme Sand protestait contre les prétentions philosophiques qu’elle devait afficher plus tard si hautement ; elle marchait un peu au hasard, sans bien savoir elle-même la portée de ce qu’elle écrivait. Tantôt ce qu’on est convenu d’appeler, dans le langage du jour, les questions sociales, semblait l’attirer ; tantôt on eût dit qu’effrayée de ces graves problèmes, elle revenait avec amour aux charmantes fantaisies de son imagination.

Ce n’est pas nous qui nous montrerons surpris ou mécontent des velléités philosophiques dont à toutes les époques fut animée Mme Sand. Nous avons dit plus haut comment notre littérature était nécessairement marquée d’un caractère polémique, et pourquoi de nos jours l’esprit de discussion dominait en toute chose et dans tout écrivain. À nos yeux, l’auteur d’Indiana était donc irrésistiblement destiné au rôle de romancier philosophe ; mais ce rôle, comment a-t-il été rempli ? L’institution du mariage telle que notre société l’a faite a été, dès le premier roman de Mme Sand, l’objet de ses attaques. On ne saurait s’étonner qu’un pareil sujet ait préoccupé une femme. Il y avait même quelque chose d’opportun dans l’intervention d’une femme douée d’un vrai talent, à une époque où les théories nouvelles des uns et le scepticisme des autres appelaient l’examen et la critique sur les fondemens de tout ce qui constitue la moralité sociale. Enfin les femmes allaient avoir un interprète de leurs sentimens, interprète qui, on pouvait l’espérer, saurait toujours unir à l’éclat de l’imagination une délicatesse habile et ce tact heureux qui n’est pas moins une puissance qu’un charme. Le champ était immense. Pour ne pas s’y perdre, il fallait à la femme qui descendrait dans l’arène un grand empire sur elle-même ; elle devait naturellement se trouver environnée de périls et d’écueils. Tout devait conspirer contre son indépendance, contre sa liberté, les coteries, les sectes, les partis, et ce qu’il y avait de plus dangereux, surtout dans cette circonstance, les admirateurs. Que de difficultés à vaincre pour conserver dans cette atmosphère ardente une imagination calme et pure, sans en altérer l’énergie féconde ! Nous ignorons si, pour toute autre femme, ces difficultés eussent été insurmontables ; mais Mme Sand n’a pas su en triompher.

Quand on passe en revue les compositions de l’auteur d’Indiana, on est frappé des impressions diverses et contradictoires sous l’empire desquelles elles ont été écrites. Dans ses romans, Mme Sand est naturellement disposée à donner aux femmes le premier rôle, le rôle le plus noble, le plus beau : on l’y voit goûter un plaisir d’orgueil et presque de vengeance à rabaisser, parfois même, comme dans Leone Leoni, à dégrader les caractères masculins. Ces intentions passionnées et malignes sont contraires aux grands effets de l’art, car elles ôtent à l’esprit la claire et pure vision des réalités qu’il doit peindre. Voilà déjà un écueil qu’une intelligence plus forte aurait su éviter. Cependant un autre danger attendait l’auteur de Valentine, c’était de subir l’influence de cette même puissance masculine contre laquelle elle levait l’étendard de la révolte. Cette femme, qui semblait animée d’un courroux si fier contre les prétentions de notre sexe, contre sa tyrannie, son égoïsme, ne peut échapper à la loi commune, et les hommes que tour à tour elle rencontre à travers la vie laissent dans son imagination et dans ses écrits la trace de leur passage. Successivement les hommes les plus divers seront l’objet de son enthousiasme et de son émulation. Au critique succédera le poète, dont l’auteur d’Aldo le Rimeur voudra imiter la capricieuse allure et l’audacieuse gaieté. Quand Mme Sand aura causé avec un prêtre éloquent, elle écrira les Lettres à Marcie, et croira trouver dans les fantaisies du néo-catholicisme une source d’inspirations. Voici un avocat démocrate dont le prosélytisme impérieux et rude entend mettre la plume de Lélia au service de son parti, et veut enchaîner cette muse vagabonde au culte d’une liberté farouche. Enfin un métaphysicien socialiste qui a l’ambition de fonder une religion nouvelle est aujourd’hui pour l’auteur de la Comtesse de Rudolstadt comme un autre Mahomet, dont il faut s’employer à répandre la parole à travers le monde.

En portant successivement tous ces jougs, l’auteur de Mauprat n’en aura pas moins de brusques accès de sauvage indépendance. Dans certains momens elle regardera les plus sages conseils comme des attentats à sa liberté ; elle s’irritera contre ceux qui voudront, dans l’unique intérêt de sa gloire, éclairer son esprit, épurer ses œuvres. C’est alors qu’elle s’écrie, comme saisie d’un enthousiasme bizarre et d’une fébrile impatience : « Ô verte Bohême ! patrie fantastique des ames sans ambition et sans entraves, je vais donc te revoir ! J’ai erré souvent dans tes montagnes et voltigé sur la cime de tes sapins ; je m’en souviens fort bien, quoique je ne fusse pas encore née parmi les hommes, et mon malheur est venu de n’avoir pu t’oublier en vivant ici. » Quelles sont donc ces réminiscences étranges qui viennent porter le trouble dans l’ame de Mme Sand ? On dirait qu’en se plongeant dans le passé, elle cherche à saisir des souvenirs de famille et de race, souvenirs encore pleins des émotions désordonnées de la vie de théâtre et de la vie de guerre.

Il y eut un moment où l’auteur de Jacques paraissait surtout frappé de ce qu’a de noble et de pur la vocation du poète, quand il écrit ce qu’il sent dans la complète indépendance de son génie. En comparant les artistes aux hommes politiques, Mme Sand pensait alors que les premiers étaient plus sincères et plus heureux que les seconds, parce qu’ils n’étaient pas condamnés à tout sacrifier à un but, unique objet de leurs soucis, de leurs efforts. Qu’il est fâcheux qu’elle n’ait pas toujours jugé de même de l’art et de la politique ! Après avoir prodigué dans ses premiers romans tant de fraîches couleurs et d’expansions naïves, le talent de Mme Sand devait naturellement prendre un caractère plus ferme et plus réfléchi. On peut saisir les symptômes de ce changement dans Lélia et dans Jacques. Si, à cette époque, Mme Sand eût persévéré dans la préférence qu’elle donnait à l’art sur la politique, elle était sauvée.

C’était pour son talent et sa renommée un intérêt de premier ordre que le choix des idées principales qui devaient désormais dominer dans ses œuvres. Plus un artiste s’élève dans la sphère de la pensée, plus il s’approche des régions du beau ; mais s’il s’égare, s’il se croit en possession de la vérité philosophique quand il n’est que la dupe de conceptions incomplètes, le jouet de sentimens exclusifs, le disciple aveugle de systèmes vicieux, alors la splendeur de son talent se ternit, et, sous la pernicieuse influence des erreurs de son jugement, l’art se dégrade. Telle est malheureusement l’histoire de Mme Sand dans la seconde phase de sa carrière. Au lieu d’affermir et d’élever son intelligence par l’examen impartial des choses humaines, elle se laissa envahir par des passions de partis qui se rendirent entièrement maîtresses de son imagination. Aussi ne vit-elle plus les faits et les hommes de son époque que sous un jour faux : des fureurs coupables lui parurent héroïques ; elle adopta, elle admira sans réserve des théories et des actes qui devaient au contraire être cités avec courage au tribunal d’une raison ferme. Malheur à l’artiste, au poète qui se laisse enrôler par un parti ! Il perd sa noble et féconde indépendance, il ne retrouvera plus les libres et purs élans de l’esprit ; souvent même il ne sera plus maître de choisir lui-même l’objet de ses chants. Sujet, idées, sentimens, tout lui sera suggéré, imposé, et son génie, au lieu d’être sa loi à lui-même, ne sera plus entre les mains de ceux qui l’asserviront qu’un instrument mutilé.

Pendant que l’auteur de Jacques s’abandonnait ainsi sans réserve à des inspirations, à des influences qui devaient si fort l’égarer, il se passait quelque chose de contraire dans la plupart des esprits. Ces passions démagogiques, ces théories sociales qui séduisaient Mme Sand, étaient jugées sévèrement. On était revenu des premières émotions inséparables d’un grand mouvement populaire ; on sentait le besoin de sortir d’une exaltation désormais stérile pour entrer dans un mouvement régulier. On comprenait que ni les peuples, ni les individus, ne sont faits pour vivre éternellement de la double fièvre des révolutions et de la jeunesse. Il s’opérait donc autour de Mme Sand des transformations qui contredisaient la sienne. Ici, dans cette Revue, la politique, la philosophie, l’art, l’histoire, la poésie, étaient traités avec plus de maturité, avec plus d’expérience et de réflexion. Entre cette marche plus mesurée et les nouvelles allures de Mme Sand, il y avait un désaccord inévitable que chaque jour aggravait. Enfin, il vint un moment où les compositions offertes par Mme Sand à ce recueil formaient un si étrange contraste avec les principes sociaux et littéraires qui s’y trouvaient défendus, qu’elles n’y purent plus trouver place. Comment le roman d’Horace et le Compagnon du tour de France eussent-ils pu être insérés dans la Revue ? Entre les emportemens démocratiques de Mme Sand et l’esprit de ce recueil, l’incompatibilité était trop flagrante, et la force des choses amena une séparation.

Alors on vit l’auteur d’Horace, par un des plus funestes caprices qui aient jamais pu égarer un écrivain, tourner le dos à cette société d’élite, à ce monde dont il avait brigué souvent et mérité plusieurs fois les suffrages. Mme Sand s’imagina qu’elle ne devait plus écrire que pour le peuple, pour les prolétaires, pour quelques étudians excentriques et leurs maîtresses. Elle n’eut plus pour tout le reste de la création qu’injure et anathèmes ; elle déclara que dans les mansardes il se débitait plus d’esprit en une heure que dans les salons de Paris pendant un mois. Il n’y avait donc plus à balancer ; il fallait changer de lecteurs, de public, et Mme Sand entra enseignes déployées dans le champ de la littérature non plus classique ou romantique, mais prolétaire.

Pour qui faut-il écrire ? eh ! pour tout le monde. Regardez Molière, Voltaire, Jean-Jacques, nos plus populaires auteurs ; ont-ils jamais songé à se mettre au niveau des classes dont cependant ils ambitionnaient les suffrages ? C’étaient elles qui devaient monter, et ce n’était pas à eux de descendre. C’est précisément l’excellence des lettres et des arts de concentrer dans leurs chefs-d’œuvre ce qui touche et affecte tous les hommes, si variées que puissent être leurs conditions sociales, qu’ils soient couverts de bure ou de soie. Le beau, le vrai, appartiennent à tous, et, pour trouver la puissance d’en faire jouir toutes les ames, ce n’est pas apparemment dans des situations étroites et hostiles qu’il faut se placer.

Consultez les instincts du peuple, vous qui vous vantez à tort d’être les meilleurs interprètes de ses besoins et de ses désirs. Son admiration ne s’égare pas ; au milieu de nos théâtres et de nos musées, elle va droit à ce que l’art et la poésie ont de plus grand, de plus pur et de plus vrai. Livré à lui-même, il admirera naïvement ce qui est au-dessus de lui ; il s’enthousiasmera pour les rois, pour les chefs de république, quand il les verra briller de l’éclat douloureux du malheur et du génie. Il s’associera à tous les sentimens élevés, à toutes les délicatesses morales, qui sont le fruit d’une grande éducation et d’une haute fortune. Qu’on ne croie donc pas que le plus sûr moyen de captiver l’attention du peuple, de le tenir suspendu au spectacle d’un drame, à la lecture d’un roman, soit de lui raconter sa propre histoire, de lui peindre ses mœurs, et de transporter ses obscures misères dans le monde que crée l’imagination. Nous n’ignorons pas qu’en ce moment on abuse de ce procédé facile et grossier ; mais sans doute on ne niera pas qu’avant notre époque les lettres et les arts, sans se vouer uniquement à la reproduction servile des types populaires, aient su procurer au peuple de nobles plaisirs et de profondes émotions.

On tomberait aussi dans une lourde méprise, si l’on pensait que, pour bien peindre le peuple, il faut se placer au point de vue de ses passions et de ses préjugés. Tous les grands artistes qui ont mis le peuple en scène, Thucydide, Shakspeare, Molière, Walter Scott, montrent une intelligence supérieure aux acteurs qu’ils font mouvoir. Cette supériorité seule leur permet d’être vrais : ils n’exagèrent ni les travers, ni les vertus de ceux qu’ils représentent. Cette sûreté de coup-d’œil, qui est la condition nécessaire de la justesse dans l’exécution, a tout-à-fait manqué à Mme Sand, quand elle s’est aventurée dans la peinture des mœurs populaires. On dirait, en lisant le Compagnon du tour de France, que l’auteur est un jeune gars nouvellement initié, et qui, sous le charme des merveilles du compagnonnage, n’est encore le maître ni de ses impressions, ni de ses idées.

« Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, a écrit Mme Sand dans l’avant-propos qui précède le Compagnon. Cette littérature commence au sein même du peuple ; elle en sortira brillante avant qu’il soit peu de temps. C’est là que se retrempera la muse romantique, muse éminemment révolutionnaire, et qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille. » Toutes ces idées sont confuses et fausses. Il n’y a pas de littérature spéciale à créer pour la peinture des mœurs populaires ; de tout temps, cette peinture a été un des élémens des compositions des grands maîtres. La muse romantique n’est pas une muse éminemment révolutionnaire ; elle est la fille des temps modernes, elle est l’expression même de la civilisation qui a succédé au polythéisme. Pendant que Mme Sand revendique le romantisme au profit des révolutionnaires, on s’écrie, au nom du catholicisme, que la muse romantique est exclusivement chrétienne et monarchique. Mais le beau, mais l’art et la poésie tels que les comprend le génie moderne, ne s’identifient ni dans ces formes, ni dans ces passions.

Comment s’étonner qu’avec une poétique aussi erronée, aussi mesquine, le roman, au lieu d’être un tableau vrai de la vie, ne soit plus qu’une déclamation monotone ? Aussi le Compagnon du tour de France n’est qu’un factum dirigé contre toutes les classes de la société au nom de la dernière. Pour avoir l’ame élevée, le sens droit, le sentiment des beautés de la nature et de l’art, il faut être prolétaire. Si l’on appartient à la bourgeoisie ou à la noblesse, on se trouve entaché d’un vice originel qui corrompt les meilleures ames. Cet homme pouvait aimer sincèrement la liberté ; mais, que voulez-vous ? c’est un bourgeois : il ne sera jamais, comme le prolétaire, à la hauteur du problème social. Voici un vieillard bienveillant, aimable, qui emploie sa fortune à vivifier par le travail la contrée qu’il habite ; malheureusement il y a dans son caractère un fonds d’égoïsme et d’hypocrisie : en peut-il être autrement ? c’est un grand seigneur. Pierre Huguenin, compagnon menuisier, et son ami le Corinthien concentrent en eux seuls toutes les grandes qualités. L’homme par excellence, c’est Pierre Huguenin ; le Corinthien, voilà le grand artiste ; à celui-ci la palme de l’art, à l’autre la couronne de la vertu !

Mme Sand ne se contente pas, pour son héros de prédilection, d’une vertu ordinaire ; elle en fait le continuateur du Christ. Voici ce que dit le Corinthien à Pierre Huguenin : « Je ne serai jamais impie, et, dût-on se moquer de moi, je ne me moquerai jamais de Jésus, le fils du charpentier. Qu’il soit dieu ou non, qu’il soit tout-à-fait mort ou qu’il soit ressuscité, je ne peux pas examiner cela, et je ne m’en inquiète pas. Il y en a même qui disent qu’il n’a jamais existé. Moi, je dis qu’il est impossible qu’il n’ait pas existé, et j’en suis sûr depuis que j’ai compris ce que tu penses et ce que tu veux faire comprendre aux autres. Pourquoi serais-tu le premier ouvrier qui aurait eu de telles idées ? Je ne conçois pas comment je ne les ai pas eues plus tôt, et je me dis que tu ne les aurais pas, si des hommes ou des dieux comme Jésus ne les avaient pas répandues dans le monde. » Est-ce assez d’incohérence et de désordre dans les idées ? Nous ne parlons ici qu’au point de vue de l’art et dans l’intérêt du goût. Peut-on imaginer un objet plus blessant pour la raison qu’un ouvrier comparant son compagnon à Jésus-Christ, qui sera, au choix de chacun, un dieu ou un homme ? C’est une question que le prolétaire ne tranche pas. Voilà donc la poésie nouvelle qu’on nous promet ! C’est avec ces belles imaginations qu’on prétend rajeunir la littérature épuisée !

Pour un observateur impartial, pour un peintre ingénieux, la société de la restauration est pleine des plus piquans tableaux. Cette société a disparu, mais on peut la reconstruire. Beaucoup de ses acteurs s’agitent encore sous nos yeux, et sont comme des indications vivantes des caractères de cette époque. Seulement, pour la représenter avec fidélité, il faut avoir l’esprit libre de préjugés iniques et haineux. Dans le Compagnon du tour de France, Mme Sand n’a sur la société de la restauration que des observations superficielles, des appréciations vulgaires ; elle n’aperçoit plus les choses et les hommes qu’à travers son enthousiasme exclusif pour Pierre Huguenin, le menuisier révélateur. Toutefois, avant de fermer ce roman, n’oublions pas une figure qui attire et satisfait les regards du lecteur : c’est la physionomie d’une femme du peuple, de la Savinienne, qui tient une hôtellerie occupée par des ouvriers compagnons. Cette femme est belle, bonne, active, fait avec simplicité des actes de dévouement et de vertu. Elle plaît précisément parce qu’elle est tout-à-fait en dehors des intentions systématiques de l’auteur. Cette création naïve est la meilleure critique des autres personnages populaires que Mme Sand a si prétentieusement posés.

Nous dirons des passions de la jeunesse ce que nous avons dit de celles du peuple : pour bien les représenter, il faut que l’écrivain les domine par la maturité de sa raison. Goethe, dans ses romans et dans ses drames, met souvent en scène la jeunesse des universités. Avec quelle vérité il peint les pétulances de l’âge, ses nobles ardeurs, ses témérités, son inexpérience, son dédain des sages conseils, ses aspirations vers un avenir inconnu, sa soif de l’infini ! Les jeunes et brillans héros de Goethe sont vrais. Pourquoi ? Parce que le poète qui les a créés les juge en les faisant mouvoir, et amène le spectateur à les juger comme lui. On les suit avec intérêt, tout en riant doucement de leur ignorance de la vie. Le poète n’oublie pas non plus de transporter ses personnages dans une sphère qui les sépare d’une réalité triviale. Comment l’auteur d’Horace a-t-il pu s’imaginer que, pour peindre avec vérité la jeunesse de nos jours, il fallait nous la montrer se rejetant sur les côtelettes plus larges et les beefstakes plus épais de M. Pinson, dont la cuisine est excellente, très saine et à bon marché ? Mme Sand, en écrivant Horace, s’est trompée sur tous les points. Elle a cru qu’il fallait se faire étudiant pour peindre les étudians ; elle a pensé qu’elle devait mettre le lieu de la scène entre la Chaumière et le Pont-Neuf. De toutes ces méprises, il est sorti quelque chose d’informe que nous caractériserions sévèrement, si le souvenir des gracieuses artisanes d’André ne nous arrêtait pas.

Après avoir montré comment chez Mme Sand les qualités du romancier se sont altérées au milieu de l’atmosphère de préjugés et de passions dont elle s’est laissé envelopper, disons un mot des compositions où ses instincts poétiques ont surtout cherché à se faire jour. Cet examen nous rendra plus facile l’appréciation de la dernière production de Mme Sand, de Consuelo, où l’auteur semble vouloir prendre tous les tons, et se montrer en même temps romancier, poète et philosophe.

Dans la civilisation antique, les objets chantés par les poètes étaient positifs, saillans, précis. On célébrait des dieux dont les attributions et les qualités étaient claires pour tous les esprits, on louait des héros dont le caractère et les passions étaient vivement en relief, on faisait des tragédies avec d’illustres infortunes, éclatans témoignages de l’inflexibilité du destin. Les types que la religion et la société fournissaient aux artistes étaient frappans, complets ; sans doute les artistes y mettaient aussi l’empreinte de leur génie individuel, mais avec réserve et sobriété. Simonide, Pindare, Sophocle, donnent cours à leurs propres pensées : néanmoins on sent toujours que leur lyrisme est inspiré et contenu par la puissance du culte et des traditions historiques. Chez les modernes, la situation est inverse, c’est l’individualité du poète qui domine et transforme les objets qu’il chante : elle s’est faite souveraine. Aussi le lyrisme moderne cherche surtout ses inspirations dans l’infini, dans l’essence des choses. Rien ne le limite, il peut tout atteindre et tout envahir :

Omnia pontus erant : deerant quoque littora ponto.

Ici l’écueil est grand. Concilier l’infini de la pensée avec la précision de la forme, sans laquelle les œuvres de l’art n’existent pas, est l’éternelle difficulté que les poètes modernes doivent vaincre, s’ils veulent vivre. C’est parce qu’il en a triomphé que Byron est si grand. Il a su donner à des pensées et des sentimens modernes l’adorable précision de l’art antique.

On dit qu’il y eut un moment où l’auteur de Lélia aurait voulu aller rejoindre Byron sur le sol de la Grèce, tant cette jeune imagination était déjà frappée par l’héroïsme et le génie du poète qui se faisait soldat ! En effet, il est facile de reconnaître, en lisant certains ouvrages de Mme Sand, l’impression profonde qu’a produite sur elle le chantre de Childe-Harold. Poète, elle se sentait naturellement attirée vers un grand poète.

Il y a chez Mme Sand une poésie réelle. Les magnificences de la nature la touchent, et les peintures qu’elle en fait sont limpides et éclatantes. Le monde moral, les idées qui sont débattues de nos jours, les partis politiques qui sont en présence, le scepticisme des uns, les penchans religieux des autres, ont produit sur elle des impressions plus vives que claires, qui ont amassé dans son ame de tumultueux orages. De là un lyrisme impétueux qui ne sait ni modérer ses élans ni ménager ses expansions. Le torrent déborde, se trouble et se perd. C’est surtout dans Lélia qu’on vit sourdre une poésie incomplète et véhémente. En écrivant ce livre, après l’avoir écrit, Mme Sand traversait une époque, une crise, qui devaient être décisives pour son talent. Lélia était comme une protestation passionnée contre la torpeur morale qui, suivant l’auteur, engourdissait à la fois le corps social et le cœur de chacun. Les attaques étaient vives ; mais, si l’écrivain voulait affirmer quelque chose en son nom, son indécision était visible.

C’est alors, comme nous l’avons dit, que Mme Sand, au lieu de se replier sur elle-même, de s’examiner, de s’attendre, se livra ; elle se livra à de faux théoriciens, à une mauvaise école de philosophie. Est-il donc dans la destinée des femmes, même en apparence les plus fortes, de ne pouvoir retenir la direction d’elles-mêmes ? Alors, au lieu de chercher à féconder sa faculté poétique, en interrogeant elle-même les choses et les hommes, en descendant avec ses propres forces dans les abîmes du cœur et de la pensée, Mme Sand ne sut plus qu’accepter des opinions, des théories toutes faites : on la vit recevoir avec docilité les enseignemens et les inspirations des néo-chrétiens, des démocrates et des humanitaires. Elle ne s’appartint plus : ce ne fut plus une muse, mais un écho.

Spiridion fut, en 1838 et en 1839, l’expression poétique de cette phase nouvelle. Nous voulons d’abord dire de ce livre tout le bien qu’on peut raisonnablement en penser. Dans Spiridion, le style est brillant encore ; la diffusion des développemens est encore resserrée dans certaines limites ; l’attention est parfois réveillée par des échappées, par des élans d’imagination et d’éloquence. Néanmoins, malgré ces qualités, Spiridion fit éprouver à la majorité des lecteurs un mécompte véritable. Pour ceux qui demandaient à cette composition de Mme Sand un intérêt romanesque, comme pour d’autres qui y cherchaient une poésie philosophique forte et nouvelle, la déception fut égale. Immédiatement avant Spiridion avait paru l’Uscoque, histoire de pirate contée par Mme Sand avec la verve entraînante de ses meilleurs jours. On fut généralement d’accord pour préférer l’Uscoque à Spiridion. Cette préférence choqua vivement l’auteur des deux ouvrages, qui la considéra comme une preuve du mauvais goût des lecteurs ; à ses yeux, l’Uscoque était la pire chose qu’il eût faite, Spiridion la meilleure. Nouvelle preuve de la prédilection touchante des écrivains pour leurs enfans malheureux.

Si le début de Spiridion a le mérite d’éveiller la curiosité, le milieu et la fin ont le tort de ne pas la satisfaire. L’auteur, en commençant, a un sincère et vif désir de s’ouvrir pour lui-même et pour ses lecteurs des régions nouvelles, il aspire à des choses extraordinaires et grandes ; mais le résultat ne répond pas à l’effort. Ni Angel, ni Alexis, ni Fulgence, ni Spiridion ne nous font entrer dans ce monde inconnu où nous devions voir la vérité face à face. C’est en pure perte qu’à la place du fameux manuscrit qui devait nous dévoiler les mystères de l’éternité, nous en trouvons trois. Le premier est l’Évangile selon l’apôtre saint Jean, chose assez connue ; le second est l’Introduction à l’Évangile éternel ; il était écrit, nous dit Mme Sand, de la propre main de l’auteur, le célèbre Jean de Parme. Cependant cet évangile éternel a été successivement attribué à un autre Jean, un des généraux des frères mineurs, puis à Amaury, enfin à des disciples d’Amaury. Mme Sand eût été moins prompte à faire exclusivement honneur de l’évangile éternel à Jean de Parme, si elle se fût souvenue que, sur l’intervention expresse du cardinal Ottobon, toute poursuite contre ce religieux fut arrêtée, et qu’il vécut fort tranquille pendant trente ans dans le couvent de Grecchia près de Rieti. Quoi qu’il en soit, qu’annonçait cet évangile éternel, qui était au XIIIe siècle le livre favori des joachimites, et qui fut condamné par le concile d’Arles en 1260 ? Il annonçait, comme s’en plaignit expressément l’archevêque d’Arles, que pendant la religion mosaïque c’était Dieu le père qui avait régné, que le règne du fils, de Jésus-Christ, venu avec le christianisme avait duré douze cent soixante ans, et devait faire place au règne du Saint-Esprit prédit par saint Jean. Ainsi le christianisme finissait, et le véritable règne de la grace et de la vérité allait commencer. Telle est l’hérésie du XIIIe siècle, que plusieurs ont cherché depuis long-temps à accommoder aux besoins du XIXe. Mme Sand vient un peu tard. Enfin nous ouvrons le troisième manuscrit qui doit être, suivant la conjecture d’Alexis, la clé des deux autres. Ce dernier manuscrit est l’œuvre même de l’abbé Spiridion ; cette fois sans doute nous allons apprendre quelque chose de nouveau. Vaine espérance ! Il est vrai que Jésus-Christ lui-même apparut à Spiridion, qui raconte dans son manuscrit cette vision merveilleuse, mais c’était uniquement pour lui dire que le christianisme devait avoir trois époques, et que les trois époques étaient accomplies. Maintenant commence l’ère d’une religion nouvelle. Par quelle imagination bizarre est-ce le Christ qu’on charge de nous l’apprendre ?

Comme œuvre d’art, Spiridion a peu de charme ; comme morceau philosophique, il est sans force. La fable a peu d’intérêt, et les héros déclament au lieu d’agir. Les idées auxquelles cette fable est destinée à servir de cadre manquent de solidité, de substance. C’est ainsi que, pour n’avoir pas assez mûrement réfléchi tant sur la forme que sur le fond de sa composition, un écrivain d’un brillant talent ne satisfait ni ceux qui veulent être émus ou agréablement distraits, ni ceux qui cherchent à être éclairés et instruits.

À chaque pas se trahit l’inexpérience d’un esprit s’attaquant à des questions qu’il n’a entrevues que d’hier. Comment ne pas sourire quand on lit que Bossuet est un protestant mal déguisé ? Bossuet, le représentant le plus énergique du dogmatisme traditionnel ! L’auteur nous dit encore que Spiridion est au-dessus de Bossuet, oubliant qu’au point de vue de l’art rien n’offusque plus le bon sens que la comparaison d’un personnage fantastique avec un grand homme de l’histoire. Mme Sand a commis la même faute quand elle ose un moment faire parler Bonaparte, et lui prête une tirade qu’elle mêle aux récits du père Alexis. Elle accueille tous les caprices, toutes les fantaisies qui se présentent à son esprit, elle écrit avec une précipitation, avec une étourderie funestes.

Nous retrouvons la même hâte, la même irréflexion dans les Sept Cordes de la Lyre. Il est dans le monde poétique des types, des caractères qui ont reçu du génie une physionomie si frappante, une empreinte si vive, qu’il n’est plus permis de les reproduire. Assurément Faust et Méphistophélès sont au nombre de ces créations immortelles. Ç’a donc été de la part de Mme Sand une bien imprudente fantaisie de ressusciter Faust dans le personnage de maître Albertus et de mettre à côté de lui Méphistophélès qui s’écrie : « Pédant mystique, tu me donnes plus de peine que maître Faust, ton aïeul. » Et c’est au courant de la plume, dans une improvisation diffuse, que Mme Sand s’aventure à entrer en concurrence avec Goethe ! Nous sommes assez disposé à croire qu’il n’y a pas eu chez elle de préméditation orgueilleuse : elle a plutôt cédé à une boutade ; elle s’est mise à écrire sans trop savoir où elle s’engageait. Une fois cette rapide esquisse terminée, elle n’eut pas le courage de la condamner, et cependant les conseils ne lui manquèrent pas. Il faut avoir plus de sévérité envers soi-même quand on veut tenir son rang dans la famille des vrais artistes. De nos jours, il est un poète qui a été tellement obsédé pour ainsi dire par l’apparition de Faust, qu’il n’a pu résister au désir d’oser une création analogue : c’est Byron ; mais quel soin il a pris pour éviter toute ressemblance de costume et de formes avec ce même Faust qui lui inspirait une émulation irrésistible ! Manfred n’aura rien qui rappelle le docteur ; il est gentilhomme, il est comte, il a un château dans les hautes Alpes, de nombreux vassaux. Dans de longues veilles, Faust se consume sur les livres innombrables qui encombrent son cabinet ; Manfred vit le plus souvent au milieu des montagnes, qu’il parcourt avec l’agilité d’un chasseur de chamois. C’est chose curieuse de voir comment Byron a lutté contre le célèbre monologue de Faust saluant les rayons de la lune, sa sombre et triste amie, qui vient jeter une pâle lumière sur ses livres et ses manuscrits. Manfred aussi se complaît au spectacle nocturne de la nature ; du haut de la tour de son château féodal, il contemple la lune resplendissant sur les cimes neigeuses des montagnes, et sa clarté lui rappelle qu’autrefois il errait à Rome au milieu des ruines du Colysée durant d’aussi brillantes nuits. Alors il nourrissait dans son cœur un amour silencieux des grands débris du monde antique, qui, comme le cirque du gladiateur, paraissait encore debout, quoique détruit. Ainsi Byron appelait à son aide les plus puissans souvenirs ; il pensait que ce n’était pas trop de l’image de Rome elle-même, de ses palais et de ses tombeaux renversés pour que la figure de Manfred ne pâlit pas tristement devant la solitude et la lampe du docteur Faust. Toujours les artistes de génie font tourner à leur gloire l’admiration qu’ils ont pour leurs rivaux et le respect qu’ils ont d’eux-mêmes.

Cependant il devait arriver un moment où Mme Sand, excitée par ceux qui l’adulaient, pour la mieux dominer, s’affranchirait de toute réserve. On ne remonte pas les mauvaises pentes, elles vous précipitent. Consuelo fut pour Mme Sand comme une Bohême littéraire où elle se permit tout. Elle goûta cette fois sans scrupule et sans gêne le plaisir d’errer à l’aventure ; enfin elle put se croire tout-à-fait indépendante. Elle commence son roman sans savoir où elle va, ce qu’elle veut, c’est le droit et la liberté du génie. Autour d’elle, qui songerait à le lui demander ? Dans le monde où elle vit désormais, elle est à l’abri de tout avertissement, de tout conseil fâcheux. Une très-jeune cantatrice d’un talent réel, mais inégal, était l’amie de Mme Sand ; elle deviendra l’héroïne du roman et s’appellera Consuelo. Nous sommes à Venise, qui inspire toujours bien l’auteur des Lettres d’un voyageur.

Rien de plus vif et de plus gracieux que la peinture des naïves amours du bel Anzoleto et de la sauvage élève du professeur Porpora. Malheureusement ces charmantes scènes durent peu : bientôt fond sur le lecteur une trombe d’incidens, d’aventures, de mystiques visions, de déclamations philosophiques. Tous les tons sont confondus, toutes les couleurs mêlées : ce sont à la fois les fantaisies d’un conte, les prétentions d’un poème, les développemens d’une dissertation.

L’auteur de Consuelo voulait-il se donner le plaisir d’écrire un roman plein d’événemens merveilleux, d’apparitions, de fantômes ? soit. C’était déroger. Mais après tout il n’est pas défendu à un artiste de chercher parfois dans des genres inférieurs des diversions à ses habituels travaux. Seulement dans ces excursions on doit au moins se tenir à la hauteur des vocations spéciales avec lesquelles on entre en rivalité. Une femme, Mme Radcliffe, s’est fait un nom célèbre par la composition de romans à aventures. Elle intrigue le lecteur par son récit, elle l’y attache en l’effrayant : elle a le don de répandre dans ses histoires une sorte de terreur. Sans être de premier ordre, le talent de Mme Radcliffe est remarquable : nous le comparerions volontiers, pour les effets qu’il produit, à celui de deux de nos auteurs dramatiques, Crébillon et Lemercier. Ces deux tragiques, bien au-dessous des grands maîtres, ont néanmoins la puissance d’émouvoir fortement le spectateur en l’épouvantant. Les romans de Mme Radcliffe laissent dans l’imagination du lecteur des impressions analogues. En nous conduisant au château des Géans, habité par les seigneurs de Rudolstadt, Mme Sand avait bien l’intention d’arriver aux mêmes effets que l’auteur des Mystères d’Udolphe. Elle égare Consuelo dans d’innombrables escaliers, dans d’interminables corridors, dans un labyrinthe infini de galeries et de passages ; elle nous montre des chapelles secrètes, des statues blanchâtres, des tombes mystérieuses ; elle voudrait bien nous faire peur, mais bientôt elle en désespère et se met à dire : « Si l’ingénieuse et féconde Anne Radcliffe se fût trouvée à la place du candide et maladroit narrateur de cette très-véridique histoire, elle n’eût pas laissé échapper une si bonne occasion de vous promener, madame la lectrice, à travers les corridors, les trappes, les escaliers en spirale, les ténèbres et les souterrains pendant une demi-douzaine de beaux et attachans volumes pour vous révéler, seulement au septième, tous les arcanes de son œuvre savante. » Évidemment Mme Sand s’était imaginé au début que rien ne lui serait plus facile que de faire mouvoir les ressorts de ce merveilleux dont Mme Radcliffe connaissait si bien les secrets : bientôt elle a reconnu que toutes ces combinaisons lui demanderaient trop de temps et de travail, aussi elle y renonce brusquement. Plus tard elle voudra y revenir ; mais le charme est rompu, le talisman est brisé, et cette maladroite imitation des scènes romanesques de l’auteur du Confessionnal des Pénitens noirs demeure sans attraits pour le lecteur, sans effet possible sur son imagination.

Nous croyons que Mme Sand elle-même a fini par s’ennuyer au château des Géans, car nous la voyons se remettre à courir la campagne avec son héroïne. Consuelo, après s’être guérie d’une fièvre cérébrale que lui avaient causée les transports bizarres et les hallucinations d’Albert de Rudolstadt, après avoir entendu Albert lui faire des leçons historiques sur les Taborites, les Orébites, jouer du violon et disserter sur Satan, reprend sa course à travers l’Europe avec d’autant plus d’ardeur qu’elle veut fuir Anzoleto, le beau Vénitien, qui, lui aussi, arrive un jour, on ne sait comment, dans le château des Géans. Voici maintenant un voyage d’artiste avec des digressions sur la musique ; puis nous entrons dans Vienne, et Consuelo se trouve en face de l’impératrice Marie-Thérèse.

Mettre aux prises la chanteuse et l’impératrice pour abaisser Marie-Thérèse devant Consuelo a paru à Mme Sand une idée hardie et poétique : elle s’est trompée ; l’idée est vulgaire et peu juste. C’est se faire le complice de l’orgueil ridicule de certains artistes et de certains musiciens. Le poète ne doit pas aduler les puissances de la terre, mais il ne faut pas non plus qu’il les dégrade pour élever au-dessus d’elles les rois et les reines de théâtre ; il n’y a là ni indépendance d’esprit ni grandeur dans l’imagination. Malheureusement, chez Mme Sand, la haine des noms illustres de l’histoire et de la politique va maintenant jusqu’à la manie. Avant de paraître devant Marie-Thérèse, Consuelo avait rencontré dans un des salons de Vienne le prince de Kaunitz. « Ce n’est point là l’idée, dit-elle à son maître Porpora, que je me faisais d’un homme d’état. — C’est que tu ne vois pas comment marchent les états, lui répond le maestro. Si tu le voyais, tu trouverais fort surprenant que les hommes d’état fussent autre chose que de vieilles commères. » Quelques jours après, Consuelo dit à son maître : « Souvenez-vous de ce que nous avons dit du grand ministre Kaunitz en sortant de chez la margrave ; eh bien ! je vous dis maintenant : Sa majesté l’impératrice reine de Hongrie est aussi une commère. » Voilà comment aujourd’hui Mme Sand entend peindre les personnages de l’histoire, les cours et le monde. Nous verrons bien autre chose quand Consuelo aura quitté Vienne pour Berlin : ce sera le tour du grand Frédéric et de Voltaire. Ils se tireront des mains de Mme Sand comme ils pourront.

Entre les aventures de Consuelo et celles de la comtesse de Rudolstadt, qui n’est autre que Consuelo anoblie par son mariage avec Albert, Mme Sand a placé un morceau historique intitulé Jean Ziska, épisode de la guerre des Hussites. Ce sont des notes qui lui restaient de ses lectures sur l’histoire de la Bohême. Si elle les donne ainsi sans façon, c’est que plusieurs dames lui ont demandé ingénument ce qu’était ce Jean Ziska, dont parlait si souvent le comte Albert de Rudolstadt. Loin de dédaigner cette sainte ignorance, Mme Sand est charmée de pouvoir faire part à ses lectrices du peu qu’elle a lu sur la matière. C’est fort bien : seulement nous craignons que ses lectrices n’échangent leur ignorance, appelée sainte nous ne savons pourquoi, que contre des notions peu exactes. En effet, Mme Sand nous apprend qu’elle enrichit ce qu’elle a lu de quelques contradictions prises sous son bonnet. Cette déclaration pourra surprendre des gens scrupuleux ; qu’ils sachent donc que l’auteur de Consuelo a toujours été convaincu qu’un savant sec ne valait pas un écolier qui sent parler dans son cœur la conscience des faits humains. Depuis long-temps, Mme Sand avait envie de faire la guerre aux savans secs. Les hommes graves sont aussi suspects à ses yeux ; ce sont des pédans qui veulent, dans les matières historiques, reprendre les choses à leur origine. Quelle prétention ridicule ! L’auteur de Consuelo choisit une route plus courte ; il n’apprend pas l’histoire, il la devine.

N’oublions pas d’ailleurs que Mme Sand n’écrit plus pour les hommes graves ou légers, prolétaires ou bourgeois, riches, nobles ou pauvres, elle n’écrit plus que pour les femmes. En effet, nous l’entendons s’écrier : « Femmes, quand je me rappelle que c’est pour vous que j’écris je me sens le cœur plus à l’aise… » Sans s’en apercevoir, Mme Sand traite ici les femmes assez légèrement. Si elle écrivait pour des hommes, elle prendrait souci de l’origine des choses et de l’exactitude des faits ; mais pour les femmes, tant de travail est inutile. En se donnant la mission d’instruire son sexe, l’auteur de Consuelo s’est créé pour son propre usage une méthode particulière. Quand elle ignore les choses, on sait où elle va les prendre : sous son bonnet ; puis elle s’abandonne à toutes les divinations du sentiment. Les savans secs en penseront ce qu’ils voudront, mais Mme Sand écrit l’histoire avec son bonnet et son cœur. À quoi servent les dons les plus heureux, si une femme qui, dans des compositions charmantes, a montré un talent supérieur, tombe dans ces aberrations déplorables ? C’est que l’esprit le mieux doué peut se gâter lui-même à force d’aveuglement et d’infatuation.

S’il y eut jamais quelque chose de périlleux, c’est de faire parler des hommes illustres qui, indépendamment du génie que révèlent leurs actions ou leurs œuvres, ont eu beaucoup d’esprit. Mme Sand a couru au-devant de ce danger avec sa légèreté ordinaire. La difficulté de mettre en scène les deux hommes les plus spirituellement originaux du siècle dernier, Frédéric et Voltaire, ne l’a pas arrêtée un instant. Elle n’a éprouvé sur ce point aucune des terreurs d’un véritable écrivain ; elle a eu toute l’audace d’un faiseur de vaudevilles. En racontant la vie qu’il menait à Potsdam, Voltaire nous dit : « Les soupers étaient très agréables. Je ne sais si je me trompe, il me semble qu’il y avait bien de l’esprit. Le roi en avait et en faisait avoir, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je n’ai jamais fait de repas si libres. » Retrouvons-nous ces soupers dans la caricature esquissée par Mme Sand ? Au milieu du repas, Frédéric devient tout à coup rêveur, se lève de table brusquement et sort. Les convives, ignorant qu’il se rend auprès de Consuelo, le croient encore dans la chambre voisine, et n’osent rien dire qu’il ne puisse entendre. Voltaire respire quand il apprend que le roi est véritablement sorti. Mme Sand n’a pas été heureuse en évoquant l’auteur de Candide ; pas un trait, pas un mot qui puisse un moment produire quelque illusion au lecteur. En conscience, nous sommes obligé de le déclarer, Mme Sand n’a pas tout-à-fait autant d’esprit que Voltaire. Pour Frédéric, il faut voir comment Consuelo le malmène. Ce causeur caustique, dont en Europe on redoutait les saillies mordantes à l’égal de ses armées, se sent tellement inférieur à la cantatrice dans les conversations qu’il a avec elle, que, pour s’en venger, il la fait enfermer à Spandaw. Que d’illustres victimes immolées à la gloire d’une chanteuse : le prince de Kaunitz, Marie-Thérèse, Voltaire et Frédéric-le-Grand !

Cette immolation préméditée de tout ce qui est illustre et glorieusement historique a ses causes dans certaines idées systématiques qui ont été suggérées à Mme Sand. Voici en substance la philosophie de l’histoire qui lui a été enseignée. Depuis dix-huit cents ans, le monde se trompe et il est trompé ; depuis dix-huit cents ans, le christianisme est perverti. Sous la tiare, sur le trône, ceux que l’assentiment du genre humain a proclamés de grands hommes n’ont jamais été que des imposteurs et des tyrans. Ni dans l’orthodoxie religieuse, ni dans les institutions politiques qui sont le fondement et la vie de la société moderne, il n’y a jamais eu vérité. Puisque le monde orthodoxe et légal est l’empire de l’erreur, la vérité est donc bannie de la terre ? Non ; mais, pour la trouver, il faut entrer dans un monde obscur, souterrain, secret. C’est le monde des hérétiques, des sectaires, des conspirateurs, des révoltés : là est le règne de Dieu. La vérité est donc dans l’hérésie, et la véritable gloire, la véritable grandeur, dans les membres des sociétés secrètes, depuis les johannites jusqu’aux carbonari.

Qui doute qu’il n’y ait eu dans l’histoire des héroïnes nécessaires et des révoltes légitimes ? Qui voudrait méconnaître le génie de plusieurs dissidens illustres qui ont laissé dans les années du christianisme une trace immortelle, et l’héroïsme de ceux qui ont engagé contre l’injustice et la tyrannie des luttes désespérées. Apparemment personne ne niera non plus que l’église et la royauté aient eu d’indignes représentans. Le bien et le mal sont indistinctement répandus parmi les hommes et les choses humaines. Il n’y a pas pour le bien de classes privilégiées, ni de castes éternellement vouées au mal. Les théoriciens qui prétendent, au nom de la philosophie, caserner les vices et les crimes dans les palais des grands, des riches de la terre, et qui dotent la pauvreté de toutes les vertus, font à la vérité un outrage dangereux, qu’il soit ou non volontaire. Jamais un vrai philosophe ne descendra à une aussi triste partialité qui, pour premier châtiment, rapetisse l’esprit et le cœur de ceux qui s’y abandonnent.

Que deviendra aussi le poète avec une aussi pauvre façon d’apprécier les choses humaines ? Entre le monde et lui sont répandues des ténèbres qui lui en dérobent la vue. Il n’apercevra pas la variété des caractères, les contrastes entre les qualités personnelles et les situations sociales, la diversité des mœurs, des physionomies, la nature humaine, en un mot, avec toutes ses contradictions et tous ses ressorts. Nous pouvons constater ici comment de fausses théories sont parvenues à appauvrir, à dévaster une telle imagination. Le naturel heureux, la facilité brillante, la nature vigoureuse et instruisable, suivant une expression de Montaigne, de l’auteur de Jacques et de Lélia, autorisaient l’espérance d’une maturité féconde en résultats meilleurs encore. Aujourd’hui le talent du romancier, l’inspiration du poète, sont altérés et flétris sous le souffle aride de doctrines mensongères. On exige que l’artiste n’ait plus d’autre pensée que la propagation de ces doctrines, et l’auteur de Consuelo, l’exemple de son héroïne, semble devenu l’humble servante de certains illuminés.

Jugemens sur l’histoire, idées philosophiques, Mme Sand accepte tout de la main de ses nouveaux maîtres avec une docilité sans exemple. Elle affirmera sans hésiter que, comme il n’y a qu’une religion, il n’y a qu’une hérésie. Cette hérésie est la religion secrète qui, commençant à la prédication de Jésus, aboutit à la révolution française, se reforme et se discute aujourd’hui dans les clubs chartistes, dans l’exaltation communiste ; cette hérésie est toujours la même, malgré la diversité des formes et des noms. Voilà ce qu’on fait écrire aujourd’hui à Mme Sand, voilà comment on lui apprend l’histoire. On lui dit que les hérésies du passé ne sont autre chose que le communisme d’aujourd’hui ; elle le croit, et s’évertue à le faire croire à d’autres.

Cependant ni Arius, ni Sabellius, ni Eutichès, n’étaient communistes, et probablement saint Paul ne songeait pas aux chartistes quand il prononçait cette parole célèbre : Il faut qu’il y ait des hérésies. Les maîtres de Mme Sand ne lui ont pas expliqué qu’il était inévitable qu’à chaque dogme fondamental du christianisme correspondit une hérésie, que les idées métaphysiques avaient pour les Grecs et pour les Orientaux un attrait irrésistible, et qu’elles faisaient le fond de toutes les doctrines professées par les grands hérésiarques des premiers siècles de l’égise. On a pensé sans doute qu’il était inutile de faire connaître à Mme Sand toutes ces choses, qu’il était préférable de la laisser sur tous ces points dans une sainte ignorance, et qu’elle n’en aurait que plus d’ardeur pour prêcher l’hérésie, qui se trouverait ainsi avoir à ses yeux la même unité que le catholicisme.

Il a fallu toutes les préoccupations dont est aujourd’hui assiégée Mme Sand pour qu’elle ait pu croire trouver dans la franc-maçonnerie un monde poétique nouveau, et des effets par lesquels il lui serait facile de saisir et de charmer l’esprit. Rien de plus connu, rien de plus usé que la franc-maçonnerie, qui compte partout aujourd’hui tant d’innocens adeptes, et dont les mystères ont été si souvent révélés depuis cinquante ans[2]. Encore si Mme Sand eût choisi quelque époque bien reculée où les associations secrètes pouvaient, jusqu’à un certain point, répondre au génie et aux besoins du temps ! Pourquoi ne nous a-t-elle pas montré au XIVe ou au XVe siècle quelque société mystérieuse nourrissant dans son sein de grands projets et des passions ardentes ? Avant l’imprimerie, il était permis de croire à la puissance du mystère. Mais quel intérêt prendre à des invisibles qui sont contemporains de Diderot et de Jean-Jacques ? Nous n’ignorons pas qu’au XVIIIe siècle il y eut en Allemagne comme une recrudescence de maçonnerie, il y eut des maçons à Manheim, à Berlin, à Dresde ; il y eut des templiers à Jéna, il y en eut à Vienne ; la Bavière et les cercles du Rhin se peuplèrent d’illuminés. Dans ces associations, il y avait des têtes frivoles, des cerveaux faibles, plus d’un traître, et quelques hommes sincères, qui, malgré leur bonne foi, jouaient un rôle subalterne, s’agitaient dans des efforts impuissans. La force n’était plus dans les trames secrètes, elle s’épanouissait, elle mûrissait au grand jour. Il n’était plus nécessaire que le génie de l’innovation conspirât dans l’ombre, puisqu’il multipliait ouvertement ses complices sur les trônes, dans les cours, dans les salons, dans les académies, dans les écoles. Confondre le succès des idées nouvelles avec les destinées de la maçonnerie est une conception fausse qui, dans le domaine de l’art, devait être stérile. Les effets de mélodrame prodigués par Mme Sand dans la Comtesse de Rudolstadt, cette peu divertissante série d’initiations, d’épreuves, de surprises, d’apparitions, toutes ces scènes maçonniques forment un contraste puéril avec un monde, avec une société où l’on entend les éclats de rire dont retentissent les soupers de Frédéric, où l’on aperçoit le boudoir de Mme de Pompadour.

Au surplus, il est juste de reconnaître que, dans les intentions de Mme Sand, cette mise en scène avait un but philosophique. Elle voulait rendre frappantes et populaires les idées que ses maîtres et ses amis désirent propager. Le mariage nouveau et solennel de Consuelo avec Albert, qu’elle retrouve sous le masque de l’invisible Liverani, devait offrir le spectacle d’une rupture éclatante avec le vieux monde et ses principes. Nous assistons, en effet, aux rites du nouveau culte. Nous voyons les spectateurs de l’union de Consuelo Porporina avec Albert Podiebrad ne pas rester indifférens au lien moral qui se contracte devant eux, mais étendre les bras sur les époux pour les bénir, puis se prendre tous ensemble par les mains et former autour d’eux une chaîne d’amour fraternel et d’association religieuse. Apparemment c’est une danse symbolique. Écoutons, du reste, la sibylle Wanda, qui prend la parole et donne cours à son enthousiasme. Elle recommande aux ministres du nouveau culte de ne pas intervenir, comme des prêtres catholiques, comme des magistrats du vieux monde, dans l’exécution du serment que se font les époux. Elle veut que le sacrement soit une permission religieuse, une exhortation à la perpétuité de l’engagement ; mais elle défend qu’il soit un commandement, une obligation, une loi. « N’inscrivez pas le serment sur un livre de mort, pour le rappeler aux époux par la terreur et la contrainte ; laissez Dieu en être le gardien. » On a vu des réformateurs chercher à substituer à des règles anciennes des règles nouvelles. Ici l’esprit novateur montre d’autres prétentions ; il ne veut aucune loi. Les époux devront être fidèles l’un à l’autre, mais aucun pouvoir n’aura le droit de punir l’infidélité, qui d’ailleurs sera fort rare. L’amour, dans l’avenir, sera tellement idéal, il sera si différent de ce que nous le voyons aujourd’hui, qu’il pourra durer. « Et qui sait alors ? s’écrie la sibylle, la frémissante Wanda, peut-être un jour le prêtre et le magistrat, comptant avec raison sur le miracle permanent de l’amour, pourra-t-il consacrer au nom de Dieu même des unions indissolubles avec autant de sagesse et de justice qu’il y porte aujourd’hui, à son insu, d’impiété et de folie. » Il y a donc de la sagesse dans la permanence et l’indissolubilité du mariage, puisque le progrès qui doit s’accomplir sera de les rétablir après les avoir détruites ? Nous prenons acte de la concession que fait ainsi au vieux monde la frémissante Wanda, et nous la prions, elle et ses amis, de réfléchir encore quelque temps avant d’abroger le code civil. Quand Mme Sand écrivait Jacques et Lélia, elle s’élevait contre certains vices, contre certains préjugés de notre ordre social avec une éloquente douleur ; il était permis alors d’espérer que cette indignation serait féconde et la conduirait, quand sa raison serait plus mûre et plus forte, à des critiques philosophiques dont peut-être, dans l’avenir, le législateur aurait pu profiter. Dix ans sont passés, et l’auteur de Consuelo, au lieu de nous dire des choses raisonnables, rend sur le mariage des oracles sibyllins.

Le second mariage d’Albert avec la comtesse de Rudolstadt, qui est le symbole des hyménées de l’avenir, sert de conclusion à l’interminable roman de Mme Sand. Cependant tout n’est pas encore achevé. Après la conclusion vient un épilogue. Ceux qui aujourd’hui inspirent Mme Sand ont désiré sans doute que le dénouement suprême concordât avec les prémisses. Puisque sur la terre le vice et le crime sont toujours triomphans, puisque la vertu s’y trouve toujours opprimée, Consuelo et Albert, qui sont comme les prophétiques modèles des vertus de l’avenir, devaient nécessairement finir dans la misère et dans l’opprobre. Ils retombent dans la vie errante des bohémiens ; puis on perd tout-à-fait leur trace ; des derniers temps de leur vie et des circonstances de leur mort, on ne sait absolument rien. Enfin est-ce tout ? Non ; avant de prendre définitivement congé du lecteur, Mme Sand l’accable par une nouvelle et dernière dissertation philosophique ; mais, cette fois, il est clair que ce n’est plus elle qui parle. Elle a remis docilement la plume aux mains d’un révélateur qui a imaginé de mettre sa religion à la queue d’un roman pour la populariser.

L’Inde, l’Égypte, la Grèce, ont connu le Dieu en trois personnes que le christianisme prétend avoir révélé seul. Comme Dieu, l’homme est un et triple. Cette trinité de l’homme s’appelle sensation, sentiment, connaissance. Celui qui oserait dire que l’essence divine, qui est beauté, bonté, puissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Satan. Celui qui oserait dire que l’essence humaine, créée à l’image de Dieu, et qui est sensation, sentiment, connaissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Caïn. — Nos lecteurs se rappelleront peut-être que le fond de ces idées constitue la doctrine d’un livre dont nous les avons entretenus dans ce recueil[3]. Comme cette doctrine est, aux yeux de celui qui nous l’a révélée, le dernier terme de la science humaine, il a pensé qu’elle devait servir d’épilogue aux aventures de Consuelo, qui sont l’image des destinées de l’humanité. C’est une singulière fin pour un conte romanesque qu’une dissertation sur Pythagore, sur la tétrade, sur Jésus-Christ et la trinité, dissertation extraite d’un livre publié il y a quatre ans ; mais sans doute ces scrupules littéraires auront paru frivoles en face des hauts intérêts de la religion de l’avenir. Il est permis aux hommes qui ont de grands desseins de s’affranchir des règles ordinaires ; seulement, si l’on compare les tribulations de la pauvre Consuelo et du malheureux Albert au résultat final offert au lecteur, c’est vraiment alors qu’ils paraissent à plaindre. Quoi ! tant d’épreuves, d’infortunes, de persécutions, de mystères, pour apprendre que Pythagore était socialiste ! C’est une révélation achetée bien cher.

Nous éprouvons un déplaisir profond, quand nous voyons un artiste supérieur comme Mme Sand garrotté dans les liens d’une métaphysique erronée. Les saines idées philosophiques n’entravent pas l’imagination ; elles la nourrissent et la fortifient. Elles ne lui imposent pas des formules lourdes et abstruses ; elles lui laissent toute sa liberté pour créer des formes belles et divines. On sent parfois que Mme Sand se fatigue du joug qu’elle porte ; elle s’échappe par des digressions, elle se permet quelquefois des épisodes, des tableaux qui n’ont heureusement rien de commun avec les prédications sur la religion nouvelle : révoltes trop rares, sans lesquelles il ne serait pas possible de croire que la même main a écrit Valentine et Consuelo.

Le talent de conter, la faculté lyrique de Mme Sand, ont été tour à tour l’objet de notre examen. Il ne nous reste plus qu’à reconnaître quelle est chez elle la force et la compétence du penseur. Il y eut un temps où Mme Sand trouvait étrange qu’on exigeât d’elle une certaine gravité philosophique : elle ne voulait être que le petit George. Elle disait alors qu’elle n’était qu’un pauvre poète qu’on n’avait pas le droit d’interroger sur ses sentimens et ses croyances ; qu’elle n’était ni Bossuet ni Montesquieu, et qu’on devait la laisser tranquille. Plus tard, elle a cessé d’opposer ces fins de non-recevoir à la critique ; elle s’est occupée ouvertement des plus graves questions. Elle a eu raison de changer ainsi de conduite et de langage, car autrement on eût pu lui dire : Si vous êtes le petit George, pourquoi ambitionnez-vous de réformer le monde ? ou, si vous avez cette ambition, consentez à être responsable de vos idées et de vos croyances.

Recueillir sa pensée, la concentrer, la mûrir, contrôler avec vigilance ses observations et ses jugemens, sont des actes de l’esprit qui demandent de la force et de l’empire sur soi-même. Ils étaient pour Mme Sand d’autant plus difficiles à accomplir, qu’elle avait plus de verve et de facilité. Pourquoi étudier, pourquoi réfléchir, quand on peut si rapidement couvrir avec de brillantes divagations de nombreuses feuilles de papier ? Écrivons, moquons-nous des pédans. Le lecteur est trop heureux que nous voulions bien lui jeter au nez nos impressions, quelles qu’elles soient, les plus fugitives ou les plus contradictoires. Nos ennuis, nos voyages, nos distractions, nos plaisirs, nos douleurs, nos fantaisies, des idées à peine entrevues, des théories adoptées sans examen, nous répandrons tout cela pêle-mêle sur le grand chemin de la publicité.

Mais plus tard le lecteur voudra revoir ce qui l’avait d’abord étonné et séduit. Quel changement ! Maintes choses qui avaient paru splendides ont pâli, ou bien leur éclat menteur se fait reconnaître. Par un triste contraste, les défauts semblent saillans et grossiers. Être relu, voilà pour un écrivain la véritable épreuve. C’est la gloire des grands maîtres d’en sortir sans cesse victorieux et plus admirés. Ils ont mis dans leurs œuvres la plus pure substance d’eux-mêmes. Ils se sont donné le temps de choisir parmi leurs idées, parmi leurs conceptions, les plus fortes, les plus fécondes, et, entre leurs sentimens, les meilleurs. Quand nous les lisons, leur ame répond à la nôtre, dans ce que la nature humaine a de plus élevé, d’impérissable : morts illustres, morts chéris, qui semblent plus vivans à mesure que les siècles et les années s’accumulent entre eux et nous. Comment le style d’un écrivain aura-t-il une consistance et des qualités qui en rendent la beauté durable, sans un travail courageux de la pensée améliorant sans relâche le fond et la forme ? Il faut que le temps mûrisse les choses dans le cerveau de l’écrivain ; puis le goût les choisit, la réflexion les coordonne, l’imagination les dessine et les colore. En relisant Mme Sand, surtout les écrits des dernières années, que de fois nous avons déploré ce fougueux mépris du temps et de la réflexion qui éclate dans ses pages et les gâte ! On dit qu’un orateur antique, lorsqu’il haranguait le peuple, avait derrière lui un esclave qui devait, lorsque son maître s’abandonnait à des mouvemens trop impétueux, l’avertir de se calmer en lui faisant entendre les doux sons d’une flûte. Quand elle écrit, Mme Sand aurait besoin de quelque avertissement semblable. On souffre en voyant une diffusion effrénée dénaturer si fort l’harmonie, l’intérêt, la vérité de ses compositions. Mme Sand n’a donc jamais songé à quel degré inférieur tombe l’écrivain dont on peut çà et là supprimer des pages nombreuses en se retrouvant au même point de la pensée ?

Parmi les femmes qui sont l’honneur de l’esprit français, il en est deux qui ont incontestablement la préséance, Mme de Sévigné et Mme de Staël, l’une sujette enthousiaste de Louis XIV, l’autre ennemie courageuse de Napoléon. Avoir autant, plus d’esprit qu’homme de France, tout en gardant le privilége des femmes, celui d’être injuste et légère avec une gracieuse impunité, immortaliser par un style inimitable la causerie de son siècle, rester charmante en déraisonnant sur Descartes, en méconnaissant Racine, en se montrant cruelle envers les protestans, telle fut la gloire de Mme de Sévigné, qui prit pour muse la plus pure des passions, l’amour maternel. Mme de Staël aima son père autant que Mme de Sévigné chérit sa fille : à cette piété chaleureuse elle joignit l’ambition déclarée de s’élever à toute la hauteur du génie masculin. Toutefois elle sut rester femme ; elle sut captiver des hommes supérieurs, profiter de leur commerce, garder au milieu d’eux une sorte de prééminence contre laquelle ils ne se révoltaient pas. Quand en 1800, au début de notre siècle, la question du romantisme fut posée pour la première fois, elle trouva son Aristote dans Mme de Staël, qui eut parmi les femmes le trop rare avantage de tempérer l’éclat et l’ardeur de l’imagination par la fermeté du bon sens. À la fin de sa vie, l’auteur de Corinne était devenu un écrivain politique de premier ordre. Un moment, il y a dix ans, après les éclatans débuts de Mme Sand, on eut la magnifique espérance que les deux femmes illustres dont nous parlons auraient une rivale. Avec quelle joie tous ceux qui sont sensibles aux beautés de l’imagination et de l’art ne voyaient-ils pas une femme jeune, brillante, s’engager d’un pas résolu dans les sentiers qui devaient la conduire au sommet de la double colline ! Nos lecteurs savent maintenant par quelle suite de déviations funestes elle s’est égarée bien loin des hauteurs où l’appelaient tant de vœux. Quelle distance incalculable la sépare aujourd’hui de Mme de Staël, sur laquelle elle a eu l’inexplicable imprudence de laisser échapper des paroles de dédain !

Pourquoi l’auteur de Consuelo, jugeant lui-même un passé qui l’a fait déchoir, ne chercherait-il pas pour l’avenir des inspirations meilleures ? Les fautes commises sont grandes, elles ne sont pas irréparables. Avec le talent vigoureux et souple dont elle est douée, Mme Sand pourrait se corriger elle-même, se transformer encore ; mais pour cela il faut qu’elle reprenne sa liberté, qu’elle pense par elle-même, et non pas par d’autres. On a étrangement abusé de son imagination ; on lui a donné des idées, des notions fausses ; on lui a peint l’histoire sous de menteuses couleurs. Elle pourrait encore répudier ces enseignemens erronés et en appeler à sa propre raison, à des études nécessaires. Puisse la critique avoir à signaler dans quelques années ce changement heureux !

Il s’est répandu de nos jours une étrange erreur. On a cru qu’il suffisait de frapper les airs des mots d’avenir, d’humanité, de progrès, pour enfanter une poésie nouvelle. Cette illusion ne serait pas moins funeste aux véritables intérêts de l’art qu’un matérialisme grossier ou que l’imitation impuissante qui tourmente la forme classique sans la féconder.

Jamais on n’extraira une poésie forte d’idées incomplètes et vagues. Ex nihilo nihil. Voyez sur quel fonds substantiel, inépuisable, ont travaillé les grands poètes. L’idéal qui les inspirait était fort positif.

Il y a aujourd’hui comme une suspension, comme un point d’arrêt dans la production des œuvres que l’art peut avouer. Les poètes déjà célèbres se reposent ou se sont mis à dédaigner la poésie pour la politique. Quant aux fatigues incessantes de quelques autres écrivains, on ne sait vraiment si dans le bilan littéraire elles sont profits ou pertes. Il faut donc en venir au chapitre des espérances ; il faut attendre l’heure, le moment des imaginations fraîches et neuves qui aspirent à s’ouvrir, l’avénement d’artistes jeunes, encore ignorés de tous, et qui se cherchent eux-mêmes. À ceux-là, à ces talens inconnus, nous conseillerons de se demander pourquoi tant de naufrages autour d’eux, et comment il est possible d’éviter un pareil sort. Pour peu qu’ils se posent à eux-mêmes ces questions d’une manière précise et sincère, ils reconnaîtront, nous en sommes persuadé, combien il leur serait fatal de tomber, eux aussi, dans les piéges d’un idéal faux. Le véritable idéal est une lumière pure qui colore et vivifie tout ; l’autre est une lueur vacillante qui laisse bientôt au milieu des ténèbres ceux qu’elle devait guider.

Lerminier.
  1. Œuvres complètes de George Sand ; 16 vol. in-18 sont en vente chez Perrotin.
  2. Parmi les livres écrits sur ce sujet, nous citerons le Voile levé pour les curieux, ou l’histoire de la Franche-Maçonnerie (Liège, 1826), et la Maçonnerie considérée comme le résultat des religions égyptienne, juive et chrétienne, par Reghellini de Schio ; Paris, 1833, 3 vol. in-8o.
  3. De l’Humanité, par M. Pierre Leroux (Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1840.)