Poètes et humoristes de l’Allemagne - Joseph-Victor von Scheffel

Poètes et humoristes de l’Allemagne - Joseph-Victor von Scheffel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 863-895).
POETES ET HUMORISTES
DE
L’ALLEMAGNE

JOSEPH-VICTOR VON SCHEFFEL.

Œuvres complètes : I. Der Trompeter von Säkkingen, 101e édition, 1883. — II. Gaudeamus, 34e édition, 1880. — III. Frau Aventiure, 6e édition, 1873. — IV. Juniperus, 3e édition, 1876. — V. Ekkehard, 61e édition, 1882. — VI. Die Bergpsalmen, 4878. —VII. Waldeinsamkeit, 3e édition, 1881.

Lorsqu’en 1876 on célébra en Allemagne le cinquantenaire de M. Scheffel, le plus chanté et l’un des plus admirés parmi les poètes allemands contemporains, ce fut une démonstration nationale : de toutes les classes et de toutes les contrées germaniques, de Vienne et de Kœnigsberg, de Munich et de Berlin, de partout où résonne la langue allemande, congratulations, adresses, distinctions honorifiques, cadeaux commémoratifs, objets d’art, albums, diplômes, décorations arrivèrent en foule à la demeure du poète, à Karlsruhe, où une vaste chambre suffit à peine à les contenir. Le chancelier de l’empire d’Allemagne envoya une dépêche à M. Scheffel pour le féliciter; le grand-duc de Bade prit place au banquet dressé en l’honneur du plus célèbre de ses sujets et lui conféra, en cette circonstance solennelle, la noblesse héréditaire. Mais ce fut surtout le jeune monde des étudians, dont M. Scheffel est l’idole, qui donna le branle à la fête. Ainsi que le remarque M. Karl Bartsch[1], à qui nous empruntons ces détails, le centenaire de Goethe fut loin d’exciter le même enthousiasme ; quant au centenaire de Schiller, la politique ne resta pas étrangère au zèle que l’on mit à l’organiser : c’était l’apôtre de la liberté qu’on exaltait dans la personne de Schiller, c’était l’homme qui avait crié à son peuple par la bouche de Guillaume Tell :


Soyez unis, unis, unis !


Mais, dans l’ovation faite à M. Scheffel, il n’y avait en jeu aucune passion de circonstance ; l’Allemagne unanime lui décernait la couronne du poète.

Faveur du prince et du peuple, honneurs, éditions innombrables, ne préjugent pas toujours le mérite hors de pair, exquis et singulier. Il ne faut pas moins constater, dans cet accord de louanges, la preuve d’une harmonie intime, d’une communion parfaite entre le poète et son public. Nous n’admirons sincèrement, chez nos auteurs préférés, que les formes et les idées qui répondent en nous à des idées confuses, à des aspirations instinctives ; or, M. Scheffel a fait vibrer plus fortement qu’aucun autre certaines fibres de l’âme allemande, et c’est par là qu’il a charmé. S’il n’a pas révélé à l’Allemagne un idéal nouveau, du moins son œuvre est le fidèle écho du pur esprit germanique, sans trace d’imitation ni de goût étranger.

Ce caractère de particularisme national, si l’on peut dire, explique pourquoi un écrivain si répandu en Allemagne et dans les pays d’affinités germaniques, tels que le Danemark, l’Angleterre, la Hollande, où des traductions l’ont fait connaître, demeure encore à peu près ignoré de la France[2]. Son œuvre nous a pourtant semblé demander une étude particulière, s’il est vrai que l’essence de la critique soit de savoir comprendre des états très différens de celui où nous vivons. Nous n’ignorons point les formes de pensée propres aux Allemands; leurs systèmes de philosophie nous sont devenus familiers ; nous connaissons par leurs poètes lyriques le tour sentimental de leur fantaisie amoureuse ; nous avons plus de peine à nous figurer comment ils rient et s’amusent. Type indigène de bonne humeur et de jovialité, chantre original et populaire de la vie d’étudiant, M. Scheffel va nous montrer comment les Allemands « s’esbaudissent, » comment ils savent « soy rigouler. »


I.

Joseph-Victor Scheffel est né à Karlsruhe en 1826. Son père, ingénieur de mérite, avait servi dans l’armée badoise, qu’il quitta avec le grade de major, pour occuper d’importantes fonctions dans les ponts et chaussées du duché de Bade. Il mourut en 1869, officier de la Légion d’honneur, à un âge très avancé.

Son fils tenait de lui un goût marqué pour les beaux-arts : mais on le destinait à la magistrature, et le jeune étudiant fréquenta les universités de Munich, d’Heidelberg et de Berlin. Le héros d’un de ses poèmes, auquel il prête selon toute vraisemblance ses propres sentimens, s’exprime en ces termes sur le droit romain :


Droit romain, quand je pense à toi, — Tu me pèses sur le cœur comme un cauchemar, — Sur l’estomac comme une meule, — Ma tête est comme assommée... — Serons-nous donc toujours condamnés — A ronger l’os énorme — Que les Romains nous ont jeté — Comme relief de leur festin? — La fleur du droit national ne doit-elle pas — Fleurir un jour sur la terre allemande?.. — Triste lot des Épigones, — Il faut s’asseoir, il faut suer, — Tirailler de tous côtés les fils — D’un écheveau archi-embrouillé. — N’y a-t-il donc pas une épée et d’autres solutions[3]?


C’est parler en vrai Teuton, partisan du vieux droit allemand, du Faustrecht, ou droit de la poigne. Le temps qu’il pouvait dérober à l’étude des lois, il l’employait à suivre des cours d’archéologie et d’histoire littéraire. Les leçons du professeur Ruth à Heidelberg l’initièrent à la poésie de Dante ; encore étudiant, il fit à Berlin une conférence sur les écrits politiques du Florentin : admiration digne de remarque chez un poète d’une gaité épanouie pour l’une des plus sévères figures du moyen âge.

Ses grades une fois obtenus, M. Scheffel remplit un emploi juridique, de 1847 à 1852, dans la petite ville de Säkkingen, puis à Bruchsal. Déjà, nous dit M. Bartsch, les premiers essais de sa muse étaient goûtés par les sociétés qu’il fréquentait. C’était en versifiant qu’il se consolait de vivre au milieu des paperasses et de la chicane. « Selon mes inclinations et dispositions naturelles, écrivait-il, j’aurais dû devenir peintre ; l’aspiration vers l’art non satisfaite et le vide d’une occupation machinale éveillèrent en moi la poésie. » Tout en compulsant des dossiers, il roulait dans sa tête le plan d’un poème, des projets d’études et de voyages.

Bientôt il abandonna sans retour des fonctions qui convenaient peu à son esprit, tout de fantaisie et d’indépendance, et commença une existence nouvelle de poète nomade, de littérateur errant. Il visita le Sud de la France, l’Italie à plusieurs reprises. En 1857, il vécut quelque temps à Munich, en compagnie des poètes Heyse, Bodenstedt, Geibel, Lingg, que le roi de Bavière Maximilien II avait réunis autour de lui. Puis il séjourna une année à Donaueschingen en qualité de bibliothécaire du prince Egon de Furstenberg, et entreprit de nouveaux voyages avant de se fixer, dix ans après, dans sa ville natale. La passion des lettres faisait l’unité de cette vie si dispersée au dehors.

Ses débuts ne furent ni lents ni pénibles. Son premier ouvrage, le Trompette de Säkkingen, épopée héroï-comique, publiée en 1854, ne tarda pas à acquérir une vogue qui depuis n’a cessé de se soutenir. Peu de livres en Allemagne ont eu autant de débit, succès rare pour un poème de huit mille vers environ, et dans un pays où la réclame n’est encore que médiocrement organisée. Si elle ne donne pas la mesure complète du talent de l’auteur, cette œuvre en marque au moins le ton dominant. L’inspiration, dit-il dans sa dédicace, lui en vint à Rome, où il se trouvait durant un hiver pluvieux. Les poétiques fantômes qui commençaient à le hanter l’obsédèrent à Naples et à Pompéi, et c’est à Caprée seulement qu’il s’en est délivré en donnant un corps à ces âmes en peine, en les emprisonnant dans ses vers. Comme le marin perdu dans les mers lointaines, lorsqu’il se penche sur le bord du navire par une mer calme, croit apercevoir au fond de l’abîme la patrie qu’il a quittée, il semble que le poète, dans le ciel clair d’Italie, ait vu comme en un mirage sa paisible petite cité d’Allemagne par une après-midi de dimanche, avec ses hauts pignons, ses étroites fenêtres encadrées de vigne et de lierre, ses places ornées de fontaines sous l’ombre parfumée des tilleuls séculaires, sa cathédrale dont les tours se reflètent dans les vagues bleues du Rhin. Grâce au prestige et à l’émotion de l’éloignement, ce coin perdu de Säkkingen, où il languissait d’ennui, lui suggère les scènes les plus riantes des mœurs provinciales. Pour les peindre, il invoque une Muse aux joues fraîches, aux lèvres vermeilles :


Mon poème a plus d’un défaut, hélas! — Il lui manque les hautes échasses tragiques, — Il lui manque le sel piquant de l’esprit de parti, — Il lui manque aussi l’empourprée et suave vapeur d’encens de l’âme dévote, — Et une pâleur pleine de prétention. — Prenez-le tel qu’il est, avec les joues rouges, — Jeune et rustique fils de la montagne, — Une branche de sapin sur le simple chapeau de paille.


Le récit court sur un rythme bref et moqueur, avec cet accent d’impertinente bonhomie.

L’action se passe pendant les années qui suivirent la guerre de trente ans; le cadre, c’est d’abord la Forêt-Noire, le Rhin dans les environs de Säkkingen, le héros, un de ces étudians voyageurs, si nombreux durant le moyen âge, et dont la race ne s’est pas encore tout à fait perdue. — Un cavalier de bonne mine, jeune et blond, l’épée au côté, une trompette dorée en bandoulière sur un long manteau gris, chevauchait à travers la forêt. Assailli par une bourrasque de neige, il perd sa route; puis le vent s’apaise, la nuée se déchire, il aperçoit dans un magnifique horizon le Rhin, les Alpes helvétiques, il oublie toute inquiétude, attache son cheval à un arbre, fait sauter son chapeau en l’air, embouche sa trompette, et salue le fleuve par une joyeuse fanfare retentissante qui roule d’échos en échos le long de la vallée. Tandis qu’il sonnait sa fanfare, le digne curé d’un village voisin vint à passer et offrit au jeune étranger l’hospitalité de son presbytère. Tout bon luthérien qu’il soit, M. Scheffel fait ici l’éloge du curé de campagne, — une manière d’abbé Constantin. Les toiles d’araignée recouvraient ses livres de polémique, mais partout où il était besoin d’un secours, d’une consolation, il accourait, avec un message authentique de paix et de pardon, ne souhaitant pour lui d’autre récompense que la vénération des enfans et le dernier sourire des moribonds. Arrivés au presbytère, le curé régala son hôte d’une truite, d’un jambon frais et d’un poulet rôti, et dès que celui-ci eut apaisé sa faim gloutonne, il le fit asseoir sur le petit banc derrière le poêle, l’engageant à étendre les jambes, à se mettre tout à fait à l’aise, et le priant, par une citation d’Homère, — car l’abbé était bon humaniste, — de lui dire quelle personne il est, de quelle famille, d’où il vient, où il va.

Werner Kirchhof, c’est le nom du jeune homme, raconte qu’il étudiait le droit à Heidelberg, sa patrie, et cultivait de préférence l’art de la trompette, en même temps que la poésie, voire la métaphysique, en compagnie du bouffon du landgrave, le nain Perkeo, dans la grande cave du château, près du tonneau gigantesque. Un jour qu’il était sorti de cette conférence, l’esprit plus troublé que d’habitude par les fumées du vin, il aperçut accoudée à un balcon la belle comtesse palatine Léonore, et osa lui faire une déclaration d’amour dans un sonnet improvisé. L’impromptu ne fâcha point la comtesse; mais l’audacieux poète fut chassé de l’Université et dut quitter la ville, « ayant auparavant payé toutes ses dettes, ce qui est rare en pareil cas. » Le voilà donc errant par monts et par vaux, sans but et sans fortune. Il demande conseil au curé, qui choque son verre contre le sien et lui dit en souriant : « C’est demain la fête de saint Fridolin, à Säkkingen, la ville voisine. Allez prier saint Fridolin, patron des jeunes gens dans l’embarras; nul ne l’a jamais imploré en vain. » Et Werner partit, emportant les vœux et les bénédictions du bon prêtre.

C’est la fête de saint Fridolin, le saint venu des contrées lointaines de l’Irlande, le patron vénéré de la vallée du Rhin. Le soleil de mars s’est mis de la partie, tout Säkkingen est en habits de fête, les cloches tintent à plein carillon, on entend le doux et solennel grondement de l’orgue retentir autour de la cathédrale. Chapeau bas, Werner s’avança jusque sous le porche : la procession défilait, douze enfans portaient les reliques du saint enfermées dans un cercueil orné d’or et d’argent, et chantaient un cantique : « Fridolin! Fridolin! » Suivaient les notables de la ville, après eux les dames du grand chapitre, à leur tête, l’abbesse princière, qui fut jeune et belle il y a bien des années, et grommelait entre ses dents : «Fridolin, excellent saint, que ne peux-tu me rendre ma jeunesse! » Paraît ensuite une théorie de jeunes vierges chrétiennes vêtues de blanc qui portent la bannière de Marie, mère de Dieu. Une seule entre toutes attire comme l’aimant les regards du jeune trompette ; elle est blonde et svelte, un bouquet de violettes lui sert de coiffure, l’éclat de son visage transparaît sous la blancheur du voile : Werner se sent blessé d’amour. Le soir venu, jeunes gars et jeunes filles dansaient en l’honneur de saint Fridolin, les cabarets fourmillaient de buveurs. Werner, tout pensif, errait sur la rive du Rhin à la clarté des étoiles: soulevant au-dessus des eaux sa tête humide, le fleuve lui apparut: « Celle que tu aimes, lui dit-il, se nomme Marguerite; elle est la fille du baron dont le château se dresse sur mes bords et dont tu vois d’ici une fenêtre, éclairée de l’intérieur, briller dans la nuit comme une étoile conductrice. »

Tandis que Werner écoutait le vieux Rhin, le baron châtelain était étendu près d’un feu clairet, dans une chambre haute, lambrissée de chêne sculpté, au milieu des portraits de ses poudreux ancêtres. Ancien colonel de la guerre de Trente ans, ce vieux guerrier à la moustache grise, le front sillonné d’une balafre, jurait comme un reître à chaque élancement de la goutte qui tourmentait son pied gauche. Assise près de lui, les yeux baissés sur son ouvrage, sa fille Marguerite écoutait ses longs récits de bataille, puis l’aventure de son mariage ; comment, prisonnier des Français au fort de Vincennes, il fit la conquête de sa défunte femme, Mlle Montfort du Plessys, qui était venue avec tout le beau monde de Paris voir les Allemands fumer des pipes, — car le tabac était alors une nouveauté. Grâce à son talent de fumeur, l’ours allemand fut préféré à tous les lions parisiens... Il en était à cet endroit de son récit, quand le bruit éclatant d’une trompette qui sonnait la charge et l’hallali vint interrompre le baron. Il dressa l’oreille comme un vieux cheval de bataille... Marguerite se pencha en vain à la fenêtre et ne put distinguer Werner, caché par l’ombre de la grosse tour.

Le lendemain, dès l’aurore, Antoine, le fidèle cocher, reçut l’ordre de rechercher le trompette inconnu dans toutes les auberges de la ville. Le baron n’eut pas de cesse qu’on ne lui eût amené l’étranger, qu’il créa son secrétaire et son trompette en titre, car il était mélomane passionné, ainsi qu’il l’expliquait à son nouvel hôte :


Voyez-vous, mon jeune ami, tant — Que le monde durera, il y aura aussi des hommes — Qui chevaucheront leurs dadas. — L’un aime le mysticisme et l’ascétisme, — L’autre préfère le vieux kirsch ; — Quelques uns cherchent les antiquités, — Quelques autres se nourrissent de hannetons, — Un troisième fait de mauvais vers. — C’est une plaisanterie singulière que chacun — Entreprend de préférence ce — Pourquoi justement il a le moins de vocation. — Moi aussi je chevauche ma manie,— Et cette manie, c’est la noble — Musique : elle me réconforte et me rafraîchit.


Werner jouait donc au baron ses airs favoris. Dans la petite chambre qu’il occupait au sommet du donjon, il se trouvait le plus heureux des hommes et des trompettes. Marguerite, en mainte occasion, lui témoignait sa bienveillance : dans une partie de campagne que les habitans de Säkkingen entreprirent par une belle matinée de mai sous la conduite du baron, elle couronna le musicien aux applaudissemens de l’assemblée, et lui serra la main un jour qu’il avait secrètement organisé un concert pour la fête de son père. Elle-même devint l’élève du trompette; et le baron, d’abord contrarié, finit par se réjouir d’entendre Marguerite lui corner la charge aux oreilles.

Cependant les paysans de la Forêt-Noire, accablés d’impôts et de misère, préparaient une jacquerie, à la grande joie de maître corbeau, qui se délectait dans l’espérance d’un régal de chair fraîche. La guerre civile ayant éclaté fournit à Werner l’occasion de déployer un courage téméraire : une blessure qu’il reçut en repoussant l’attaque du château mit ses jours en danger, et cette circonstance exalta les sentimens de la jeune fille. Bientôt ils échangèrent le premier baiser, en présence du chat de la maison, nommé Hiddigeigei, qui, se grattant le front avec sa patte, se posait à ce propos des questions embarrassantes :


Pourquoi les hommes échangent-ils des baisers? — Pourquoi sont-ce la plupart du temps les jeunes? — Pourquoi ceux-ci principalement au printemps? — Sur tous ces points, je veux — Demain sur la gouttière — Méditer d’un peu plus près.


Ce premier baiser des amans évoque dans l’imagination du poète une vision paradisiaque :


Je voyais le vieux jardin de la création, — Le jeune monde exhalait — La douce haleine de ce qui vient de naître, — Et ne comptait son âge que d’après les jours, — C’était le soir : une légère vapeur empourprée — Brillait au ciel; dans les ondes, — Le soleil déclinant plongeait; — Sur le rivage, les animaux jouaient, folâtraient, — Prenaient leurs ébats. — A travers les avenues ombreuses des palmiers — S’avançait le premier couple humain. — Silencieux, ils laissaient au loin errer leurs regards. — Dans la paix nocturne de la jeune création, — En silence ils se regardèrent dans les yeux — et échangèrent un baiser. — Une autre vision succède à celle-ci, un sombre paysage — Se dessine peu à peu : — Nuit au ciel, tempête, ouragan; — Les monts se fendent; du sein des abîmes — Les eaux surgissent écumantes. — La vieille terre est inondée. — Elle va périr. — La monstrueuse vague siffle contre le rocher, — Contre le vieil homme et la vieille femme, — Les deux derniers humains. — A la lueur d’un éclair, je les vois, sourians, — S’embrasser, échanger un baiser, — Un baiser muet; la nuit maintenant. — La vague se retire et, mugissante, — Les entraîne à l’abîme.


Le premier baiser une fois pris et rendu, M. Scheffel renonce à compter, « l’amour et la statistique ayant par malheur, dit-il, des rapports tendus. »

Encouragé par de tels gages, le jeune trompette s’enhardit jusqu’à demander au noble baron la main de sa fille. Mais, dès les premières ouvertures, le vieux colonel féodal se hâte d’expliquer à l’humble secrétaire que la fusion des classes et le croisement des races ne donnent comme résultat que des générations abâtardies, qu’une fille de si haut parage ne peut épouser un simple trompette. Le cœur gros, l’amoureux éconduit plia sa légère valise, sella son cheval, sonna une triste fanfare d’adieu et disparut au tournant de la forêt. Déception de la belle et généreuse Marguerite, qui se disait en soupirant : « Eût-il terre, castel, et soixante-douze quartiers, serait-il donc plus joli garçon? »

Au bout de quelques années, nous retrouvons le trompette de Säkkingen fixé à Rome. Fidèle à un amour sans espoir, il résiste aux beaux yeux des Romaines et au stylet des bravi, et fait éprouver à l’un d’eux « comme une lame allemande résonne sur un crâne welche. »

Un intermezzo lyrique interrompt en cet endroit la suite du récit épique. Chacun des personnages exprime, dans de courtes pièces, les sentimens secrets de son âme. Plein de mélancolie, Werner rêve à la patrie, à la bien-aimée :


Le soleil plonge dans le Tibre, — Le ciel se couvre d’une dernière rougeur, — Le jour disparaît lentement. — Au loin tintent les cloches du soir : — Je pense à toi, Marguerite.

La tête appuyée sur l’arête du rocher, — Étranger en terre étrangère, — Les vagues écument à mes pieds; — Un rêve traverse mon âme : — Je pense à toi, Marguerite.


Quelques-uns de ces lieder, pleins de sentiment, sont d’exquises petites fleurs de la poésie allemande. M. Scheffel use d’ailleurs sobrement de cette veine de sentimentalisme si familier à l’école de Souabe et parfois si affadi. La trompette de Werner sonne un air martial et fanfaron à travers toute l’épopée.

Bientôt, à bout de ressources, notre héros entre au service du pape Innocent XI et devient maître de chapelle des chanteurs de la Sixtine. C’est en cette qualité que, le jour de la fête des apôtres Pierre et Paul, il traverse Saint-Pierre, conduisant son troupeau languissant d’enfans de chœur efféminés. Au dehors, jaillissent les belles fontaines ; sur les degrés de l’église se pressent tous les grands personnages de Rome. Cette grasse éminence au visage en pleine lune et au double menton, appuyée sur un domestique galonné, c’est le cardinal Borghèse, « ami du classique et du bucolique. » Cet autre, orné d’une chaîne d’or, qui secoue sa perruque comme un Jupiter olympien, c’est le cavalier Bernini. Voici venir Salvator Rosa et près de lui la reine Christine de Suède : tous se pressent sur le passage du cortège papal. Hallebardiers, suisses, capucins, franciscains, cardinaux dont les queues écarlates traînent sur le pavé de marbre, gardes nobles, l’épée nue, précèdent le pape porté sur sa chaise, au milieu des pages qui balancent les longs éventails de plume de paon. Le maître de chapelle bat les premières mesures, le chant de Palestrina retentit; tout à coup, une émotion se produit dans la foule : c’est une femme qui se trouve mal, et cette femme n’est autre que Marguerite, venue à Rome pour se distraire, sur le conseil des médecins, en compagnie de l’abbesse princière de Säkkingen. Dans la tribune des chanteurs de la Sixtine, elle venait de reconnaître son cher trompette d’autrefois.

L’évanouissement d’une si belle personne attira les yeux du saint-père. Mis au courant de l’aventure, édifié par les bonnes mœurs de son maître de chapelle, il leva le seul obstacle qui s’opposait à l’union des amans en créant Werner Kirchhof chevalier et marquis de Campo-Santo. Les deux fiancés, agenouillés aux pieds du saint-père, dans les jardins du Vatican, reçurent sa bénédiction. La vieille abbesse pleurait si fort « que le gazon, étonné, regardait le ciel pour voir s’il ne pleuvait pas. » Bientôt le fidèle cocher Antoine fit claquer joyeusement son fouet et ramena ses maîtres à petites journées sur les bords du Rhin, vers le manoir patrimonial. Et voici la morale de cette histoire :


L’amour et l’art de la trompette — Servent à de très bonnes choses. — L’amour et l’art de la trompette, — Conquièrent même une épouse de la noblesse. — L’amour et l’art de la trompette, — Puissent-ils réussir à chacun, — Comme au seigneur trompette Werner — Sur le Rhin à Säkkingen !


La fable est, on le voit, des plus simples. Ces courtes citations suffisent à donner le ton général du poème. Mais les épisodes qui s’y mêlent tiennent autant de place que le récit principal et montrent à quel point M. Scheffel est imprégné du souvenir des mœurs et des légendes des bords du Rhin : de là cette saveur particulière de son œuvre pour les lecteurs allemands. Le poète met sous leurs yeux une suite de tableaux variés, repas champêtres, pêche, intérieurs de cabarets, concert, scènes d’amour et de bataille, où la grâce du récit alterne avec le burlesque et où défilent les personnages les plus divers : un instituteur, un aubergiste allemand, des êtres fantastiques, nains et cobolds, un philosophe solitaire qui s’abîme en des méditations sur le phénomène et le noumène... Il y en a pour tous les goûts.

Une autre source encore de l’intérêt que le public de M. Scheffel trouve à cette lecture, c’est le nombre des parodies et réminiscences d’une foule de situations, de scènes et de mots célèbres chez les classiques allemands : l’Atta Troll d’Henri Heine a fourni le mètre du vers; le chat Murr, d’Hoffmann, baptisé du nom d’Hiddigeigei, joue dans le récit le rôle du chœur antique; la Marguerite du poème est une cousine germaine de la blonde Gretchen, comme l’amante de Faust, elle nous apparaît au sortir de J’église et, dans son angoisse, agenouillée devant la madone, elle lui adresse une prière qui, par la consonnance harmonieuse du premier vers, rappelle les stances de Goethe :


Ach neige, — Du Schtnerzen reiche — Dein Antlitz gnädig meiner Noth


Toutes ces scènes et tous ces traits se fondent dans une même teinte joviale : c’est la belle humeur du poète qui en fait le lien et l’unité.


II.

Dans le poème que nous venons d’exposer, M. Scheffel surveille encore et contient sa verve : c’est dans ses lieder ou chansons qu’il lui laisse tout son essor. Elles sont montées à un diapason de gaîté plus élevé, car elles s’adressent à la classe spéciale des étudians, qui salue en M. Scheffel son poète favori, qui acclame en lui le vétéran d’université, la tête moussue (bemoostes Haupt), le vieux camarade, le bursch accompli, en un mot l’antithèse absolue du philistin. Une certaine médiocrité de fortune, jointe au sérieux habituel de l’esprit, fait qu’en Allemagne, plus encore qu’en France, les années passées à l’université sont, par contraste, un temps de plaisir, d’indépendance et de folle humeur. Le souvenir de ces fraîches années reste toujours vif et présent, et le vieillard ne peut chanter sans émotion les refrains bachiques de sa jeunesse. Or quiconque s’est assis sur les bancs académiques sait par cœur les chansons de M. Scheffel, et chaque génération les apprend à la suivante. Avant d’être réunies en volume, elles ont circulé longtemps sans nom d’auteur, et comme le remarque M. Karl Bartsch, elles présentaient ainsi les vrais caractères de toute poésie populaire, la tradition orale et la composition anonyme afin de rendre intelligibles à un public français ces poésies privées de chant et, de plus, refroidies et éteintes par une traduction, il semble utile d’indiquer les circonstances où elles ont été composées et à quelles coutumes elles correspondent : sur ce sujet, mœurs et littérature se trouvent mêlées et confondues.

A son retour d’Italie, d’où il rapportait le manuscrit du Trompette de Säkkingen, M. Scheffel, alors dans sa vingt-septième année, se fixa pour quelque temps à Heidelberg. Il s’adonnait avec passion à des études sur le moyen âge et assemblait les notes d’un roman historique. Là il vivait dans une société de gais compagnons qui pourrait rappeler, à certains égards, notre Caveau français. L’historien doctrinaire, Louis Hausser, professeur en vogue, orateur politique très applaudi, qui rêva de fonder l’unité allemande, non par le fer et le sang, mais par la liberté parlementaire, était l’âme de ce cercle joyeux où se rencontraient des hommes de lettres, des érudits, des professeurs, un philologue, un conseiller, un éditeur d’œuvres d’art, un capitaine, un pasteur protestant, tous amis de la dive bouteille. À ces assemblées du mercredi, M. Scheffel avait mission de fournir des chants à la bande ; le pasteur Schmetzer choisissait pour chaque pièce des mélodies appropriées, et les chantait avec un art peu commun, du moins en France, parmi les théologiens. C’est dans ce milieu que sont nées la plupart de ces chansons, toutes chaudes encore des fumées du vin. Le poète les a placées sous l’invocation de « l’humide génie d’Heidelberg. » Il célèbre les souvenirs de ces réunions et les tavernes préférées, mais ses chants ont eu bientôt franchi ce cercle étroit et tout local pour se répandre dans les universités d’Allemagne. L’auteur les a réunies plus tard sous le titre de Gaudeamus ! emprunté à une chanson latine des étudians allemands, parodie d’un chant d’église du XVIe siècle :


Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus.
Post jucundam juventutem,
Post molestam senectutem,
Nos habebit humus, nos habebit humus !


Cette évocation d’idées funèbres pour s’exciter au plaisir, ces chansons à boire qui ont un faux air de De profundis, semblent caractériser un peuple qui n’est pas naturellement gai et qui a besoin d’un coup de fouet pour se mettre en joie. Cette méthode n’est pas particulière aux Allemands. On sait que les Égyptiens plaçaient des simulacres de mort sur la table des festins, et, dans le Satyricon de Pétrone, Trimalcion se fait apporter au milieu du repas un squelette en argent dont les articulations jouaient. Il régale les convives du spectacle de ses diverses attitudes, puis ajoute, dans l’esprit du Gaudeamus :


Heu ! heu ! nos miseros, quam totus homuncio nil est !
Quam fragilis tenero stamine vita cadit !
Sic erimus cuncti, postquam nos auferet Orcus.
Ergo vivamus, dum licet esse bene.


Ce que l’on a traduit :


O misère ! ô pitié ! que tout l’homme n’est rien !
Qu’elle est fragile, hélas ! la trame de sa vie !
Tel sera chez Pluton votre état et le mien.
Vivons donc tant que l’âge à jouir nous convie[4].

C’est là une gaîté de fossoyeurs. Des convives français, du moins ceux de jadis, disposés à rire sans excitans de ce genre, glissaient plus volontiers sur cette idée de la mort prochaine :


Aime, ris, chante et bois :
Tu ne vivras qu’une fois.


Telle est la devise de Désaugiers, qui ne fait que rappeler en passant la brièveté de la vie sans appuyer sur les pelletées de terre qui bientôt couvriront nos cercueils : Nos habebit humus ! nos habebit humus ! Dans le Trompette de Säkkingen, M. Scheffel emploie ce procédé du comique par le contraste; son héros, qui personnifie la fougue de la jeunesse et l’esprit d’aventure, il l’affuble du nom lugubre de Kirchhof, en allemand : cimetière. On trouve aussi dans ses chansons plus d’une veine de mélancolie :


Force de la jeunesse, comme tu t’épuises!.. Bientôt les ossemens fatigués du voyageur blanchiront oubliés dans le sein de la terre... et la mousse couvrira son tombeau !


Cette association de jovialité et d’images funèbres est un des caractères de l’humour.

Outre le petit livre de Gaudeamus, les chansons de M. Scheffel se trouvent en grande partie insérées dans le Commers-Buch[5], sorte de bréviaire profane, de livre canonique pour tous les rites et solennités bizarres en usage parmi les corporations d’étudians, dont il reflète la tournure d’esprit et les habitudes sociales. C’est une branche toute spéciale de la littérature allemande que cette poésie de corporation, ces chants de société (gesellige Lieder), à peu près inconnus en France. M. Scheffel y a excellé, effaçant parfois le souvenir de ses prédécesseurs, si bien qu’il est aujourd’hui de tous ces poètes le plus chanté et le plus applaudi. Voyons en quoi il a innové.

En Allemagne, au début de toute assemblée chantante et buvante, on entonne, en guise de Benedicite, quelque hymne patriotique. Ces poésies ont été composées pour la plupart lors de la guerre de délivrance, où le lyrisme allemand joua un rôle si glorieux. Comme les vieux Germains, les soldats de 1813 chantaient en allant au combat et à la mort. Le courage des Allemands se réchauffe et s’enflamme à l’excitante harmonie de leurs marches, de leurs chants qui retentissent comme des appels de clairon à travers la mitraille. Aussi ces chants font-ils partie de l’éducation nationale et de la discipline militaire : l’écolier les épelle et les psalmodie en même temps que sa Bible et son alphabet. On y sent vibrer l’expression d’un patriotisme sacré.

Les chantres du nouvel empire germanique, que M. Cherbuliez présentait naguère aux lecteurs de la Revue[6], avec la connaissance et l’intuition des hommes et des choses de l’Allemagne que nul ne possède autant que lui, semblent peu dignes de figurer à côté de leurs illustres ancêtres. M. Scheffel, sur ce sujet, n’a pas été mieux inspiré. Chargé, lors de l’ouverture de l’université de Strasbourg, de composer une pièce de circonstance, il s’est vu déserter par la muse, de son aveu même, car il n’a pas jugé ces vers dignes de figurer dans toutes les éditions du Gaudeamus :


Aujourd’hui notre désir amoureux
N’est plus séparé par un Rhin allemand, par un Rhin gaulois.
Nous glissons, semblables aux cygnes de Lohengrin,
Joyeux comme une matinée de mai dans Strasbourg.


Le poète toutefois ne se fait pas illusion sur les sympathies des Alsaciens pour les oiseaux de proie métamorphosés en cygnes légendaires au doux et blanc plumage :


Pourquoi tourner vers l’Ouest tes regards pleins de tristesse,
Compatriote et frère d’Alsace ?


Un jeu de mots assez pauvre sur les deux syllabes de Strasbourg termine la chanson ; cette cité va devenir une route (Strasse) pour l’activité des jeunes, une citadelle (Burg) pour les sages.

La difficulté tenait sans doute au sujet, et Pindare lui-même eût été dans l’embarras si, au lieu de glorifier les vainqueurs des jeux Olympiques, il lui avait fallu célébrer l’habile gagnant d’un lot inespéré à la loterie des dés de fer.

Mais voici une autre pièce de M. Scheffel, bien antérieure à 1870 et fameuse entre toutes, la Bataille de Teutobourg, destinée à exalter, sous forme de parodie et de sinistre bouffonnerie, le sentiment national :


Lorsque les Romains crûrent en insolence, — Ils pénétrèrent dans le nord de l’Allemagne. — A leur tête, au bruit des fanfares, — Chevauchait le général feld-maréchal — Son Excellence Quintilius Varus. — Mais dans la forêt de Teutobourg, — Aïe ! que le vent froid sifflait, — Des corbeaux fendaient l’air — Et on sentait comme une émanation putride — De sang et de cadavres. — Tout à coup, des profondeurs de la forêt, — Bondirent les Chérusques. — Avec Dieu, pour le prince et la patrie — Ils se ruent pleins de rage — Sur les légions. — Las! ce fut un grand carnage. — Ils assommèrent les cohortes; — Il n’y eut que la cavalerie romaine — Qui réussit à s’échapper, — Car elle était à cheval. — O Quintilius, malheureux capitaine! — Pensais-tu que le monde fût ainsi fait? — Quintilius s’égara dans un marais, — Perdit deux bottes et une chausse, — Et le pauvre diable resta là planté. — Alors il dit, plein de douleur, — Au centurion Titius : — Camarade, tire ton épée — Et me transperce d’outre en outre — Puisque tout est f.... — Dans la malheureuse armée romaine — Servait aussi comme volontaire — Scævola, étudiant en droit ; — On lui avait fait l’injure de le retenir prisonnier — Comme tous les autres. — A celui-là mal lui en prit ; — Avant de le pendre — On lui perça la langue et le cœur, — On lui cloua le gras du deo — Sur son Corpus juris.

Lorsque le carnage eut cessé, — Le prince Hermann se frotta les mains, — Et, pour consacrer sa victoire, — Il invita les Chérusques — A un grand déjeuner. — Ah! il y eut du jambon de Westphalie, — De la bière tant qu’ils en voulaient boire. — Même en buvant, Hermann fut héroïque; — Et sa femme Thusnelda aussi — Se soûla comme un palefrenier[7]. — A Rome, on n’était pas gai, — On achetait des habits de deuil. — Auguste était en train de dîner — Dans le salon impérial, — Quand vint le funèbre message. — Il fut saisi d’effroi; — Une bouchée de paon faillit l’étrangler, — Et, rouge de colère, il se mit à crier : — Varus, malédiction sur toi! — Redde legiones. — Son esclave teuton, nommé Schmidt, — Pensait à part lui : « Qu’il y compte — Qu’on les lui rende jamais, — Car ceux qui sont étendus morts — Ne reviennent pas à la vie. » — Et, en l’honneur de cette histoire, — On veut élever un monument. — Déjà le piédestal est dressé, — Mais qui paiera la statue? — C’est le secret de Dieu dans le ciel...


Henri Heine, dans Germania, s’était autrefois demandé ce qu’il serait advenu de l’Allemagne si Varus avait vaincu : « Dans notre patrie régneraient les coutumes de Rome; il y aurait des vestales même à Munich!.. Mais nous sommes restés Allemands, et nous parlons allemand; l’âne s’appelle âne et non asinus... O Hermann! voilà ce que nous te devons; c’est pourquoi, comme bien tu le mérites, on t’élève un monument à Detmoldt; j’ai souscrit moi-même pour cinq centimes. » L’imitation des derniers vers est flagrante. Même ironie, moins légère, il est vrai, et sans ailes, dans le morceau de M. Scheffel.

Après les chants patriotiques, les gaudrioles et les fariboles tiennent une large place dans le Commers-Buch. M. Scheffel est sans rival en ce genre drolatique et goguenard. Il y a cherché un filon d’originalité qu’il a fini par rencontrer. Des leçons populaires sur la théorie de l’évolution, faites à Heidelberg par son ami le plus intime et confrère en Bacchus, le pasteur Schmetzer, lui suggérèrent l’idée burlesque de mettre cette théorie en chansons et de tourner en ridicule nos ancêtres les fossiles, que M. Louis Bouilhet a chantés en France avec sérieux et respect. De là une suite de chansons cosmogoniques et paléontologiques, où nous voyons le megatherium se vautrer dans sa monstrueuse paresse, l’ichtyosaure, conservateur antédiluvien, se lamenter sur la décadence prochaine, sur la dégénérescence des mâles et des femelles :


Il se fait un bruissement dans les prèles, la mer a des lueurs douteuses; les larmes dans les yeux, un ichtyosaure s’avance à la nage.

Il gémit sur la corruption des temps, car une tendance fort dangereuse s’était depuis peu manifestée dans le terrain du lias.

« Le plésiosaure, le vieux drôle, fait force ripaille, le ptérodactyle lui-même est rentré soûl chez lui.

« Cette brute d’iguanodon, dont l’impudence n’a plus de bornes, a déjà osé en plein jour baiser l’ichtyosauresse.

« Je pressens un cataclysme, les choses ne peuvent durer ainsi. Que deviendra le lias si pareils faits se produisent? »

Ainsi gémissait l’ichtyosaure, et il avait l’humeur crayeuse. Il rendit le dernier soupir au milieu des vapeurs et des bouillonnemens de l’onde,

A la même heure, périt toute la famille des sauriens; ils s’enfoncèrent trop dans la craie, et naturellement ce fut la fin.

Et celui qui nous a chanté cette chanson pétrifiée l’a trouvée comme une feuille d’album fossile sur un coprolithe.


Plaisanterie toute allemande que ce dernier vers : le coprolithe est un excrément fossile. Une autre pièce, intitulée Guano, dont il suffira d’indiquer le titre, car elle n’est pas de bonne compagnie, chante les digestions heureuses de l’âge préhistorique. Elle rappelle la fameuse lettre qu’écrivait la princesse palatine, Madame, mère du régent, sur le même sujet. Dans la pièce érotique intitulée Asphalte, notre poète, dès la première strophe, invite le lecteur à se boucher le nez; il raconte qu’un derviche en bonne fortune se promenait un jour sur les bords empestés de la Mer-Morte, une belle à son bras. Impatient de la caresser, il la fait asseoir par mégarde sur un bloc de bitume, où ils demeurent l’un et l’autre à jamais collés. La moralité de cette fable, c’est qu’il y a de ces liaisons dont les jeunes gens ont bien de la peine à se dépêtrer, et qu’un derviche, avant de se livrer à l’amour, doit soigneusement reconnaître le terrain. — Est-il besoin d’insister sur l’épaisseur de ces facéties poissardes? L’auteur veut être badin ; il réussit souvent à être balourd. Serait-ce que l’élégance et la légèreté restent étrangères au génie allemand? Nous ne saurions généraliser à ce point. Que de grâce, par exemple, en ces vers de Goethe, que nous trouvons aussi dans le Commers-Buch, sous le titre de Confession générale : « Oui, nous le confessons, nous avons souvent rêvé éveillés, négligé de vider le verre où le vin frais écumait ; nous avons laissé passer plus d’une rapide heure du berger, nous avons négligé de cueillir plus d’un baiser furtif sur des lèvres chères. Mais M. Scheffel nous donne mieux que personne le ton des réunions d’étudians (burschikoser Kneipeton), où des délicatesses de salon ne seraient guère de mise. Ce n’est point trop de ces chansons cosmogoniques, nous dit un professeur allemand, pour dérider les fronts de nos pédans bourrus. Et de même que l’engloutissement de quantités prodigieuses de vin et de bière suffit à peine à secouer ces grands corps lymphatiques, de même il faut de ces plaisanteries colossales pour mettre en train des esprits lents.

Les chansons purement bachiques tiennent autant de place dans le bréviaire des étudians allemands que l’ivrognerie dans les mœurs nationales, et en particulier dans les coutumes académiques. « L’ivrognerie, dit le docteur Rodolphe Schultze, auteur d’un traité sur la matière, est le vice national de l’Allemagne, comme la perfidie est le vice italien et la vanité le vice français par excellence. » Les Français, ajoute le même auteur, qui nous ont emprunté le verbe trinken, boire en allemand (trinquer, dans notre langue), ne connaissent que l’ivresse légère, ils se montrent plus fidèles à Venus qu’à Bacchus; leur façon de boire, comme celle des autres nations romanes, n’a rien de caractéristique ; les Anglais s’adonnent à l’ivresse brutale et solitaire; les seuls Allemands s’enivrent avec méthode au milieu de la cordialité des banquets[8]. Ce vice, ou plutôt cette fatalité nationale, est née dès la plus haute antiquité dans les âpres forêts et les vallées humides de la Germanie. Les vieux Germains étaient déjà célèbres par leur courage, leur chasteté, leur ébriété habituelle. Boire des journées et des nuits entières, a dit d’eux Tacite, n’est une honte pour personne. Saint Boniface, l’apôtre de ces contrées, constate avec douleur que c’est là le principal obstacle à leur conversion. Ils buvaient en l’honneur d’Odin, ils burent en l’honneur des nouveaux saints du paradis, l’essentiel pour eux étant de toujours boire. Toute cérémonie, toute circonstance, — mariage, naissance, enterrement, achat ou vente, élection d’un bourgmestre, fête d’église, changement de saison, soirée ou matinée, — offre une occasion propice dévider les verres. «Les Allemands boivent quasi également de tout vin avecques plaisir, écrit Montaigne; leur fin, c’est l’avaller plus que le goûter. » Les femmes participaient à cette débauche, et notre bon roi Henri, quatrième du nom, disait qu’il se garderait bien d’épouser une Allemande, parce qu’autant vaudrait prendre avec soi un pot à vin. L’immense capacité de leurs tonneaux et de leurs hanaps, le cérémonial de leurs banquets, la richesse de leur langue en termes bachiques, témoignent de cette passion commune à toutes les classes, surtout aux étudians, pour qui l’université n’est souvent qu’une école supérieure d’ivrognerie. Les amoureux même n’en sont point exempts. Charlotte grondait Werther, parce qu’il cherchait à noyer dans l’ivresse ses peines de cœur. « Elle m’a reproché mes excès, mais d’un ton si aimable ! mes excès de ce que d’un verre je me laisse quelquefois entraîner à boire la bouteille ! Évitez cela, me disait-elle, pensez à Charlotte. » Le chancelier de l’empire, qu’il faut toujours prendre comme le type achevé du grand Allemand, racontait que l’art de supporter les vins généreux, afin de tirer à ses adversaires les vers du nez, était un procédé de l’ancienne diplomatie : lui-même, digne héritier des Bismarck, race de chasseurs et de buveurs, ne le cédait à personne sur le chapitre du boire, surtout en sa jeunesse. Écoutons-le parler lui-même : «Un jour j’allai à Brandenbourg faire une visite aux cuirassiers qui avaient reçu une nouvelle coupe. Je devais être le premier à y boire et la consacrer par là. Sa capacité était à peu près celle d’une bouteille entière. Je fis mon allocution et posai la coupe après l’avoir vidée d’un trait, ce qui les étonna fort, car les hommes de cabinet n’inspirent guère confiance. Mais c’était un souvenir de mes exercices d’étudiant à Gœttingue. Je me rappelle encore qu’à une chasse sous Frédéric-Guillaume IV, il s’agissait de vider un vase à boire du temps de Frédéric-Guillaume Ier. Il était fait de telle sorte qu’on ne pouvait approcher les lèvres du bord de cette coupe, qui contenait environ trois quarts de bouteille, et cependant il ne fallait pas répandre de liquide. Je la saisis, je la vidai, bien que ce fût du Champagne frappé, et ma jaquette blanche ne portait trace d’aucune goutte répandue. La société ouvrait de gros yeux, moi je dis : « Encore une autre! » mais le roi s’écria : « Non! cela suffit. » Et les choses durent en rester là[9]. »

Les chansons bachiques sont un accompagnement obligé de ces sortes de prouesses fréquentes parmi les étudians. La littérature nationale en offre une grande variété. Sans remonter jusqu’à Hagedorn, l’Anacréon allemand, nous citerons une des pièces les plus célèbres du répertoire : Grad’ aus dem Wirthshaus, œuvre d’un ancien ministre des cultes prussien, M. de Mühler, réactionnaire, protestant « clérical, » et poète à ses heures :


Je sors du cabaret. Rue, que tu me semblés étonnante; le côté droit, le côté gauche, tout est brouillé. Rue, je le vois bien, tu es ivre.

Quel visage de travers, lune, me fais-tu donc? — Elle tient un œil ouvert, l’autre fermé; tu as bu, cela est clair. Honte à toi, honte à toi, vieille lune !

Les réverbères maintenant, que vois-je? ne peuvent rester fixes; ils branlent et vacillent en tous sens. Ils me semblent tous ivres morts.

Autour de moi, en grand, en petit, c’est un tourbillon; m’y hasarder, moi qui suis seul à n’avoir pas bu, hum ! cela me paraît mériter réflexion ; ce serait un coup de tête. Rentrons au cabaret.


Voilà l’ancienne chanson classique par excellence et le chef-d’œuvre du genre. M. Scheffel y a introduit le goût romantique, l’appareil moyen âge, ne faisant en cela que suivre la mode qui s’est répandue dans l’ornementation des cabarets. De savans architectes ont reconstitué dans certaines villes d’Allemagne l’antique taverne germanique, die altdeutsche Weinstube, et les Parisiens ont imité les Allemands, car ils se plaisent à boire les breuvages les plus modernes sur des tables en style renaissance dans des salles ornées de tapisseries où trône l’image du Teuton Gambrinus. Le poète allemand s’est mis en quête de sujets appropriés à cette architecture, et il a célébré l’ivresse gothique et ogivale avec force vieilles formes et vieux mots hors d’usage, revernis et repolis, à l’usage d’un public d’érudits, portant lunettes. C’est ainsi qu’à l’occasion de la XXVIe assemblée générale des philologues allemands réunis à Heidelberg en septembre 1865, dans une pièce de vers farcie de notes savantes et de renvois, il fait la nomenclature de tous les vases, amphores, outres et tonnes où les divers peuples ont enfermé la liqueur précieuse; mais le grand tonneau d’Heidelberg l’emporte sur les autres tonneaux, comme l’ivrognerie allemande sur celle des autres nations. Dans une seconde chanson de circonstance, lors d’une solennelle ripaille organisée au vieux château pour fêter l’oie de la Saint-Martin, il imite avec art les chants populaires où le sujet est souvent traité[10]. Ailleurs il parodie le plus ancien monument de la langue et de la poésie allemandes, le Chant d’Hildebrand et nous présente ce chef légendaire et son fils Hadubrand sous les traits de deux ivrognes fieffés. Enfin il a créé dans le chevalier de Rodenstein un type d’ivrognerie allemande, que les belles illustrations de M. de Werner ont achevé de rendre populaire. Ce junker assoiffé, après avoir bu les trois villages qu’il possédait, achève de boire son patrimoine, son pourpoint, ses bottes, son chapeau, et il boira jusqu’à ce qu’on lui prenne son gosier en gage. Dévoré d’une soif immortelle, au fond du tombeau, il en sort sur l’heure de minuit, enfourche son grand cheval et, le fouet à la main, suivi par la troupe maudite de tous les buveurs trépassés, il ébranle la porte des cabarets et prend d’assaut les presbytères :


Et Rodenstein dit encore : «Allons, ma troupe maudite, je vais surprendre Tiefschluckhausen[11] et mettre le pasteur à sec. Hors, hors de la maison, seigneur curé, que Dieu vous aide! N’y a-t-il plus nulle part une goutte de vin, la nuit, vers l’heure de minuit? »

Le curé, brave et saint homme, parut devant sa porte armé en guerre, avec le bénitier, le scapulaire et l’anathème; il conjura les esprits : « Loin, loin de la maison ! Que Satan vous protège si vous obtenez une seule goutte de vin, la nuit, vers l’heure de minuit! »

Mais, tout joyeux, le junker Rodenstein grommelle : « curé, je te prendrai pourtant. Fermez la porte aux esprits, ils passent par la serrure! Entrez là, entrez là, le vin est là ! Hurrah!.. nous y voici, sa cave est bien garnie ! Hurrah ! nous allons boire ! »

Et quand l’horloge sonna une heure, la troupe des esprits chantait d’une voix creuse et sourde : « Curé, curé, nous en avons assez. Curé, adieu maintenant, sortons ! sortons de la maison ! Curé, portez-vous bien, il ne coule plus une goutte de vin des cruches, robinets et bondons. »

Alors le curé jura : « Grand merci, le diable vous emporte ! Puisque tout est bu, je veux moi-même suivre la troupe maudite comme aumônier de campagne ! Hors maintenant ! hors de la maison ! Seigneur chevalier, touchez là, l’affaire est faite ! Puisque tout mon vin est au diable qu’un autre soit curé! Hurrah ! Halloh ! Jo, hihaho! Rumdiridi !.. Chœur infernal, je marche en tête. Partons, allons, marchons! »


Une traduction, si fidèle qu’on l’imagine, ne saurait rendre la verve endiablée de ces vers faits pour être hurlés en chœur. Si d’ailleurs on voulait goûter le sel de ses chansons, il faudrait oublier nos habitudes françaises, se transporter sous le ciel brumeux d’Allemagne, se gorger à des banquets copieux de jambons de Mayence et de langues fumées, arrosés de bières lourdes et de vins aigrelets, s’introduire dans une de ces Kneipen, qui sont le home des corporations d’étudians, assister à une de leurs diètes d’ivrognerie officielle. La salle est ornée de devises patriotiques, d’écussons peints, de rapières entre-croisées : un tonneau est placé au milieu, où chacun va puiser ; la chaude atmosphère du poêle, l’acre et suffocante fumée des pipes enveloppe des faces épanouies, aux yeux injectés, aux teints d’écrevisse, des trognes luisantes de buveurs « humant le piot, » vidant d’un trait des brocs d’une capacité profonde. Bons chantres autant que bons ivrognes, en liesse et jocondité, d’une hilarité expansive et contagieuse, ils attaquent chaque couplet à plein gosier et à pleins poumons. Tel est le cadre et tel est le public des chansons de M. Scheffel. Tout le plaisir que des Français, légèrement animés par l’élégance et l’urbanité d’un festin, cherchent dans une causerie à demi-voix, sur un ton décent, avec des dames parées, les Allemands le goûtent dans le vacarme et la cordialité de ces réunions (gemüthliche Kneiperei), non pas seulement la jeunesse oisive, batailleuse et tapageuse, mais aussi les jeunes érudits, historiens, théologiens ; c’est là qu’ils se reposent du labeur de chaque jour et de la paisible monotonie des petites villes universitaires. Ils retrouvent dans ces Lieder, sous des figures burlesques, le sujet de leurs préoccupations familières ; Hildebrand et Haduhrand réjouissent le cœur des médiévistes ; le megatherium et l’ichtyosaure font pâmer de rire les disciples de M. Hæckel. La nuit se passe en joyeux devis, en longues beuveries, en clameurs assourdissantes. Déjà l’aube commence à poindre : troublant le silence matinal de la rue déserte et le sommeil des philistins, maint philologue en goguette, maint naturaliste titubant chante encore à tue-tête ces refrains baroques, d’une voix entrecoupée de hoquets, et dans l’égarement de ses esprits, il a peine à gagner sa modeste demeure, où il va cuver, sur un lit étroit, son vin et ses chansons.

C’est là sans doute une grosse joie, une gaîté de calibre énorme, plus proche de la farce que de l’esprit, mais c’est une gaîté saine et robuste. Le rire de M. Scheffel est un large rire, sans subtilité ni replis, sans aucune de ces arrière-pensées pleines de malice et d’esprit de parti, que l’on retrouve par exemple sous l’apparente bonhomie du sourire de Béranger : nous le rapprocherions plutôt de notre Désaugiers pour la franchise d’inspiration, la belle humeur à fleur de lèvres; sauf qu’il n’a composé ni musique, ni vaudevilles, on pourrait définir M. Scheffel un Désaugiers allemand, romantique et érudit.

Dans l’étude qu’il a consacrée à ce dernier de nos chansonniers, Sainte-Beuve, citant ces vers de l’Appel aux Français :


Peuple français, la politique
T’a jusqu’ici fort attristé.
Rappelle ta légèreté,
Ton antique
Joyeuseté !


considère cette gracieuse chanson comme le chant du cygne de la gaîté en France. Il constate que la politique gagne de plus en plus, que si l’on rit encore avec Désaugiers, ce n’est qu’une trêve, que la France a subi des affronts, vu de près d’affreux désastres, que l’inquiétude est partout, se répand à l’intérieur, se prolonge dans l’avenir, que la gaîté enfin, outre les circonstances propices, exige un tempérament non compliqué ou qui, du moins, ne soit pas altéré de bonne heure par des habitudes sociales trop factices et trop contraires[12]. Plus récemment, M. Jules Simon, parlant dans un discours d’académie de M. de Rémusat, rappelait qu’il avait fait des chansons dans sa jeunesse, et regrettait qu’on n’en fit plus aujourd’hui. C’est qu’en effet, la morgue doctrinaire, la dignité d’emprunt, la Bourse surtout et le fanatisme politique ont tué la gaîté en France. Nous ne rencontrons plus que des fronts soucieux. Si nous éprouvons le besoin de rire, d’exercer les muscles zygomatiques que la Providence nous a octroyés évidemment pour nous en servir, c’est aux petits théâtres que nous allons entendre des acteurs dont les gestes et les contorsions ont peine à nous arracher un sourire nerveux. Nous ne puisons plus en nous-même la joie innocente. C’est moins l’amitié qui nous assemble à nos banquets que la sympathie des haines communes. Il semble que le peuple d’Athènes soit devenu sombre et morose et que ce soit chez les Thraces qu’il faille aller pour trouver encore des gens gais.


III.

Les chansons de M. Scheffel n’ont été, comme nous l’avons vu, que l’œuvre de délassement et de loisir d’un jeune érudit absorbé dans des études d’archéologie et d’histoire-, l’auteur conciliait le goût de la bouteille et le goût de l’érudition, deux passions chères à l’Allemagne et qui s’y trouvent réunies comme dans le singulier livre de Rabelais. Durant ce séjour d’Heidelberg, très fructueux pour ses ouvrages futurs, on le voyait passer avec un égal attrait de la taverne à la bibliothèque, aussi joyeux de boire du vin doré dans des coupes verdâtres que de tenir entre ses doigts de vieux parchemins jaunis, avec un cachet de cire rouge au bas. Chez les Allemands, l’érudition se mêle à tout, même aux chansons à boire; en parcourant le Commers-Buch, on y rencontre des chants latins et jusqu’à une traduction grecque du roi de Thulé ; on trouve également dans le Gaudeamus de M. Scheffel de savans morceaux où éclate la passion de l’humaniste et du philologue.

Notre auteur estime, en effet, que la poésie doit se rajeunir et se rafraîchir aux sources de l’érudition et de l’histoire. Ce que nous appelons actualité, modernité, offre aux Allemands de l’école de M. Scheffel peu d’intérêt poétique. Stendhal constate chez ce peuple l’aversion de la sensation présente. Tandis que l’homme de lettres parisien cherche l’excitation et l’inspiration dans le souffle léger de la vie mondaine et tire les sujets qu’il traite de la réalité immédiate qu’il a sous les yeux, l’Allemand considère que notre vie moderne, sous son jour terne et cru, notre civilisation positive et rationaliste, notre langue, faite d’idées et de mots abstraits, fournissent moins à l’imagination désenchantée que le tableau coloré des vieux âges. Aussi se plaît-il à errer dans le vaste champ du passé fouillé jusque dans les moindres recoins. C’est le rôle du poète, selon M. Scheffel, que de compléter celui du chercheur exact et scrupuleux, de l’amasseur sagace de matériaux et de documens historiques. Il est donc nécessaire que le poète se double d’un érudit.

Mais, par érudition il ne faut pas entendre cette étude pédante et casanière qui consiste à s’enfouir dans les livres pour devenir savant. L’historien doit, au contraire, courir le monde, en posséder une connaissance directe, s’inspirer de l’aspect des lieux et des monumens, de l’influence des climats. Aussi M. Scheffel a-t-il pris pour devise et pour règle ces préceptes d’un vieil auteur allemand qui reflètent le fanatisme de la curiosité historique : « Un historiographe consciencieux doit non-seulement étudier avec soin dans les bibliothèques, les manuscrits, les chartes, les chroniques, les chansons populaires, les livres de messe et de prières, les calendriers, les nécrologes, les registres de la vie des saints,.. mais il doit payer de sa personne, supporter le froid et la chaleur, la sueur et la poussière, la pluie et la neige, découvrir et fouiller les ruines, examiner les monumens funéraires, les colonnes, les images, les croix, les vieilles pierres, les anciennes médailles, les sépultures, les peintures, les églises, relever soigneusement les inscriptions, etc.. » « Et surtout, ajoute M. Scheffel, ruminer en voyageant ses meilleures pensées[13]. » Fidèle à ce programme, après les préparations nécessaires et les études préalables, le docte antiquaire a fermé ses livres, bouclé son havresac, saisi le bâton du pèlerin fervent et infatigable. C’est de cette méthode que sont sortis les poésies et le roman historique, qu’il nous reste à faire connaître au lecteur.

Les sujets en sont empruntés au moyen âge, dont M. Scheffel, comme beaucoup de lettrés et d’artistes de son pays, est un amateur ardent, un dévot. Le mouvement romantique, bientôt épuisé chez nous, où il a été surtout affaire de costumes et de décor, a beaucoup poussé en Allemagne à une étude approfondie des œuvres littéraires et de l’esprit de cette époque. En France, cette étude n’est guère sortie d’un monde restreint d’érudits dont la science et le zèle désintéressés ont été surtout appréciés dans les universités d’outre-Rhin. Au contraire, en Allemagne, cette langue et cette littérature sont demeurées pour les poètes un objet constant de recherche et d’imitation. Goethe, Uhland, Henri Heine ont dérobé aux légendes, aux chants populaires leur exquise et pénétrante simplicité de forme, leur inaltérable fraîcheur. Puis le patriotisme s’en est mêlé. Possédés d’aspirations unitaires au milieu du morcellement de leur patrie, après des déceptions si souvent éprouvées, les écrivains allemands demandaient au passé l’oubli, la consolation du présent, le pressentiment d’un meilleur avenir, l’espoir de ranimer un jour la splendeur éteinte et de relever la nationalité presque anéantie. Ainsi s’explique comment ils apportaient à ces études d’archéologues et de lettrés l’ardeur des luttes politiques. En pénétrant dans l’histoire de leur vieil empire, en publiant des éditions et des commentaires multiples des anciens poèmes, en recueillant pieusement dans des livres innombrables les chants populaires qui ont jailli des profondeurs mêmes du génie national et qui correspondent pour les peuples aux phases de leur développement, le but était de glorifier l’antique éclat de l’esprit germanique, — die altdeutsche Herrlirhkeit.

Lorsque M. Scheffel a choisi pour thème des poésies lyriques qu’il a réunies sous le titre de Dame Aventure, — nom de la muse ou de la fée si souvent invoquée par les poètes du moyen âge, — la glorieuse époque du XIIIe siècle, le siècle des Hohenstaufen et des chevaliers poètes, le siècle qui a produit les Nibelungen et le Parsifal, lorsqu’il a pris pour canevas le petit poème du tournoi poétique de la Wartbourg, il ne faisait que traiter un lieu-commun romantique cher aux littérateurs, aux peintres, aux musiciens, qui a inspiré un roman à Novalis, un drame à Lamotte-Fouqué, un conte nocturne à Hoffmann, des pièces lyriques à la comtesse Ida de Hahn-Hahn, à Richard Wagner le second acte du Tannhäuser, à Moritz de Schwind une fresque qui orne la salle des ménestrels dans le château de la Wartbourg. C’est la vue de cette peinture qui a suggéré à M. Scheffel l’idée première de ses poésies, et il s’est mis à parcourir jusqu’au Danube tous les sites et toutes les ruines d’Allemagne sur les traces des Minnesinger. Enfin d’autres poètes de son école, notamment M. Julius Wolf, ont après lui traité en vers la même légende que nous allons rappeler brièvement.

D’après une chronique conservée dans un ancien poème, plusieurs chevaliers poètes, qui vivaient à la cour du landgrave Hermann de Thuringe, ou s’y trouvaient réunis, décidèrent en 1207 de rivaliser dans un tournoi de chant, à condition que celui qui serait vaincu mourrait de la main du bourreau, recette infaillible, mais violente pour purger le monde des mauvais poètes. Deux écoles se trouvaient en présence : l’école purement germanique, qui ne traitait que les sujets nationaux, représentée par le poète légendaire Henri d’Ofterdingen, l’auteur prétendu des Niebelungen, et l’école d’imitation française, représentée par le chevalier Wolfram d’Eschenbach, auteur très réel du Parsifal, imité, comme on sait, du Perceval de maître Chrétien de Troyes. Dans cette lutte, Henri d’Ofterdingen fut déclaré vaincu, mais, comme bien on pense, il protesta contre le jugement, et refusa de se livrer au bourreau. Sophie, femme du landgrave Hermann, dont il avait invoqué la protection, lui permit d’en appeler de cette sentence au sorcier et poète Klingsor en Hongrie, qui termina paisiblement le conflit. — Dans ses poésies lyriques, M. Scheffel a voulu retracer cet âge d’or de la poésie chevaleresque. Entête de chaque morceau, il cite quelques vers des poètes plus ou moins connus, plus ou moins réels de l’époque, quelques passages des poèmes qui leur sont attribués, et il les développe : ce sont autant de variations brillantes d’un compositeur moderne sur de vieux airs. Comme ces poésies sont remplies d’allusions aux caractères supposés de ces poètes, et aux événemens de leur vie que leur prête la légende ou l’histoire, elles exigent tout un commentaire. Une foule d’annotations remplit la fin du volume.

Un autre thème de Frau Aventiure, ce sont les chants d’étudians voyageurs, empruntés au recueil des Carmina burana, ou chants latins des étudians du moyen âge, qui forment avec les deux grandes épopées des Nibelungen et du Parsifal, un des monumens de l’esprit germanique au XIIIe siècle. Ces étudians allemands, — fahrende Schüler, scholastici vagantes, — étaient pour la plupart de jeunes ecclésiastiques séculiers, parcourant le monde pour gagner leur vie, se louant pour un temps comme maîtres d’écoles, chantres ou vicaires. Ils voyageaient en compagnie des devins, des trompettes, des chercheurs de trésors qui étonnaient et abusaient le peuple par leurs expériences physiques. A un esprit juvénile, plein d’insouciance et de malice, ils joignaient une haute culture sans pédantisme, que nous révèle la bonne latinité de leurs chants. Ce contraste a fait d’eux les héros préférés de M. Scheffel : « Comme un écolier errant je voyageais en pays étrangers, » dit-il au début du Trompette de Säkkingen, et Werner Kirchhof n’est aussi lui qu’un scholasticus vagans. Dans toutes ses excursions pédestres, notre auteur emportait les Carmina burana. Assis sur l’herbe poudreuse de la route, il sentait, en lisant ces chansons latines, son âme vibrer à l’unisson de ces poètes de grand chemin. Aussi les a-t-il imités avec une virtuosité toute scolaire. Mais ce sont là des sujets qui intéressent moins le public étranger.

L’auteur qui vient de nous peindre dans son animation le monde des chevaliers poètes et des étudians voyageurs du XIIIe siècle nous introduit par une de ses œuvres les plus répandues, le roman d’Ekkehard, au milieu des moines allemands du Xe siècle. Sous l’uniformité de la règle et du froc, M. Scheffel dessine avec beaucoup de relief une foule de figures très variées, prises dans ces cloîtres qui ont renfermé pendant des siècles ce qu’il y a eu de meilleur dans la société humaine. Comme la préface nous l’explique, l’époque choisie par le romancier fut un temps de transition et de renouvellement, de civilisation naissante sur un fond de simplicité primitive. L’esprit de féodalité n’était pas encore développé, les dieux du paganisme continuaient à vivre dans la foi nouvelle sous forme de démons; la classe la plus éclairée, le clergé, était composée de grossiers personnages, presque tous honorables, qui échangeaient des injures et parfois des coups, mais qui sous cette épaisse enveloppe n’étaient pas moins accessibles à toute noble aspiration. Cette société nous frappe par sa naïveté, sa force, son courage viril. Le moine qui le matin traduisait Aristote dans sa cellule se délassait l’après-midi dans la forêt, en chassant avec la lance l’ours et le loup ; il quittait son livre de prières pour ceindre l’épée et défendre son pays contre les incursions des Hongrois. Il y avait dans la vie d’alors une joie d’action et de travail inépuisable. Les cloîtres allemands étaient enflammés de cet enthousiasme pour les anciens que l’on verra renaître au XVIe siècle; l’art entrait dans une première et légère floraison. — Ces traits généraux se révélaient au romancier à mesure qu’il s’enfonçait dans les grands in-folio des Monumenta Germaniœ. Les. épisodes du roman disposés de manière à faire contraste, ici un intérieur de couvent, là une scène de sorcellerie, une petite cour féodale, un combat de Huns, etc., sont destinés à refléter les différens aspects de l’époque, et ne se rattachent que par un faible lien à l’action principale. Celle-ci est empruntée à la chronique latine du cloître de Saint-Gall, « véritable collier de perles littéraires. » Voici les principaux passages de cette chronique, dont M. Scheffel ne nous donne dans ses notes que des fragmens : le texte complet se trouve dans l’étude de M. Bartsch :


Hadwige, duchesse de Souabe, habitait sur le Hohentwiel[14]. C’était une très belle femme, mais d’une grande sévérité envers les siens, ce pourquoi on la redoutait dans le pays au loin et au large. Le duc Burchard l’épousa étant déjà vieux, et, à ce qu’on dit, il n’accomplit pas son devoir d’époux. Burchard étant mort, Hadwige alla faire un pèlerinage au cloître de Saint-Gall : « Mais de tous les présens que lui offrit l’abbé, elle ne voulut que le moine Ekkehard pour lui enseigner le latin.» De retour dans son château, « elle fit donner à son professeur, comme elle l’appelait, une chambre à côté de la sienne. Elle y entrait nuit et jour, avec une suivante, laissant toujours les portes ouvertes, afin que nul ne pût répandre, à ce sujet, de mauvais propos. Par sa dureté et son humeur emportée, elle mit quelquefois le moine hors de lui, si bien qu’il préférait souvent être seul plutôt qu’avec elle. On avait dressé sur son ordre, dans la chambre du moine, un lit précieux, orné de draperies, mais celui-ci le fit enlever, dans son humilité; pour ce motif, elle voulut qu’on lui administrât la bastonnade, et ce n’est qu’à force de supplications qu’Ekkehard obtint de n’avoir pas les cheveux coupés (ce qui était une flétrissure pour un homme libre.) Lorsqu’il allait à son monastère, elle le chargeait de présens. » Un jour que le moine était allé faire une visite dans un cloître du voisinage, comme il prenait congé de l’abbé, ce dernier, en l’embrassant lui murmura dans l’oreille : « Heureux homme, qui as une si belle écolière à instruire dans la grammaire ! » sur quoi Ekkehard lui répondit, à l’oreille, également en plaisantant: « Comme toi, bon apôtre, qui as instruit dans la dialectique la belle nonne Gotelinde, ta chère élève. »


Sur ce canevas M. Scheffel a brodé son roman, qui n’est pas moins remarquable par l’ampleur de l’érudition que par la description des paysages. Il semble que son ambition ait été d’unir l’exactitude d’un Augustin Thierry à l’imagination d’un Walter Scott. Si pénétrante pourtant que puisse être la sagacité de l’érudit, et si scrupuleuse, du moment que la vive imagination du poète s’y mêle, qu’il ne se contente plus de suivre pas à pas des traces à demi effacées, qu’il prend son vol vers les vagues régions de la fantaisie, bien des traits modernes se glissent inévitablement sous sa plume. Il serait aisé de signaler dans ce roman plus d’un anachronisme, ils sont même parfois voulus; d’après une pratique assez fréquente chez les écrivains romantiques. M. Scheffel se joue volontiers de son sujet, il y introduit des scènes bouffonnes, il se plaît à détruire par l’ironie gaie ce qu’il vient d’édifier à grand renfort de notes, de citations, et de documens précis. Il nous donne bien le détail exact du paysage, de l’habitation, des mœurs et des costumes, mais il réussit peut-être moins à éclairer le monde obscur de ces âmes qui ne pensaient que par visions et que notre intelligence abstraite et notre langage analytique ont tant de peine à concevoir et à exprimer. J’imagine que Gustave Flaubert, s’emparant de la chronique de Saint-Gall, nous eût laissé quelque vive et étrange peinture de femme à demi barbare, dans le goût d’Hérodiade ou de Salammbô. M. Scheffel, au contraire, a singulièrement adouci les traits fournis par la chronique monacale; tout en les amplifiant et en les développant, il a supprimé les plus saillans, il a sensibilisé avec esprit, mais selon le goût moderne, les amours de la duchesse. On en jugera par l’analyse suivante.

Hadwige est devenue veuve du duc Burchard. Il lui a pris un jour fantaisie de faire une excursion au cloître de Saint-Gall, la plus célèbre des écoles de toute l’Europe. Elle arrive avec sa suite à la porte du cloître. Mais la règle de Saint-Benoît ferme expressément aux femmes l’entrée de ces pieux asiles. Perplexité de l’abbé, qui craint de mécontenter une si puissante voisine. Le chapitre assemblé partage l’embarras de son supérieur, lorsqu’un jeune moine du nom d’Ekkehard, à qui sa précoce sagesse avait valu la dignité importante de portier du couvent, exprime une opinion qui rallie tous les suffrages. « Notre règle, dit-il, interdit assurément à une femme de poser le pied sur le seuil du cloître, mais elle n’interdit pas qu’on lui fasse franchir le seuil en la portant. » Cette ingénieuse solution tire l’abbé d’embarras, et satisfait à la fois sa conscience et les règles de l’ordre. On décide que l’auteur du projet sera chargé de l’exécuter Séduite par la belle figure du jeune moine, la duchesse consentit à cette transaction. A peine eut-elle sauté à bas de son cheval, il l’enleva dans ses bras nerveux ; et l’auteur voit là le symbole des rapports de l’église et de l’état au bon vieux temps.


Pendant qu’elle se sentait comme bercée dans les bras du portier, la duchesse pensait : « En vérité, jamais le froc de Saint-Benoît; n’a mieux habillé personne; » et tandis qu’Ekkehard déposait son fardeau avec une dignité timide à l’intérieur du cloître, il ne lui vint rien autre chose à l’esprit si ce n’est que jamais l’intervalle qui séparait la porte et le seuil ne lui avait paru si court. — Vous m’avez sans doute trouvée lourde? dit doucement la duchesse. — Noble dame, vous pouvez dire sans crainte, comme il est écrit : « Mon joug est doux et mon fardeau léger, » répondit-il[15],


avec un audacieux à-propos tiré des textes sacrés.

Introduite dans ce sanctuaire d’études savantes et de bonne latinité, la duchesse se mit en tête de lire Virgile dans l’original, et demanda à l’abbé de lui donner le portier blond comme professeur. L’abbé céda, bien à regret, toujours par crainte d’une redoutable inimitié. Ekkehard obéit, non sans un secret plaisir, mais avec un pressentiment du danger de cette mission pour la salut de son âme. Le fracas de la petite cour de Hohentwiel, où il ne retrouvait plus le recueillement de sa cellule, l’étourdit tout d’abord. La chambre qu’il occupait confinait aux appartemens de la duchesse ; le bruit des éperons, le caquetage des filles de service troublait profondément sa prière. Il s’enhardit jusqu’à demander une petite retraite silencieuse au sommet de la tour carrée du Burg. La duchesse fronça le sourcil, et ce fut un premier nuage que le moine ne sut pas discerner. Hadwige était, en effet, bien moins éprise de latinité que du professeur de latin ; à sa vue, elle avait été tentée comme une fille d’Eve et courait d’instinct à l’obstacle et au péché. Lui, remplissait ses fonctions avec conscience, faisait conjuguer innocemment à son élève le verbe amare, expliquait et commentait d’une voix chaude et sonore le IVe livre de l’Enéide, sans avoir l’idée, tant son cœur restait pur, de tirer profit des exemples de Didon. Il était tout à son affaire, et en récitant les vers classiques, il se délectait à la façon d’un érudit allemand, « non comme le papillon qui voltige autour de la fleur, mais comme un ours savant qui fourre ses pattes dans la ruche à miel et les lèche. »

Ce n’est pas qu’Ekkehard fut de tous points un lourdaud insensible, invulnérable à l’amour. La rougeur lui était montée au front la première fois qu’il avait vu la duchesse de Souabe; la présence de cette femme le troublait et il lui arrivait de contempler le lac, le ciel nocturne avec un vague sentiment de tristesse qu’il n’avait jamais connu. Un jour qu’ils étaient montés ensemble au sommet d’une montagne, Hadwige, émue aussi devant le vaste horizon, s’appuya fortement sur le bras du moine, et d’une voix attendrie : « Que pense mon ami? » dit-elle. La Bible lui fournit encore sa réponse : « Puis le diable le conduisit sur une haute montagne... » Cette fois, Hadwige en colère se détourna de lui.

A quelque temps de là, les hordes hongroises envahirent le pays. Une petite armée, composée de tous les hommes valides, moines et paysans de la contrée, se réunit autour du château fort de Hohentwiel afin de résister à l’assaut des Huns. Au matin du combat, la duchesse de Souabe pénétra seule dans la chambre d’Ekkehard ; elle lui apportait l’épée ornée de pierres précieuses du duc Burchard, son défunt mari. Le cœur du pauvre moine battait à tout rompre, et il fut sur le point de serrer sa maîtresse dans ses bras, mais le souvenir du vœu monacal triompha de sa passion, et ce scrupule acheva de le perdre dans l’esprit de cette femme altière. Il eut beau se signaler entre tous, courir au devant de la mort, tremper l’épée de Burchard dans le sang des Huns, il avait laissé fuir l’heure propice.

L’amour s’était emparé de son âme. Dès lors plus de paix dans sa cellule, plus de joie au travail, plus d’application à ses manuscrits, à ses miniatures. La volupté s’éveillait tard dans ses veines, mais avec d’autant plus de véhémence. Une tentation sourde l’envahissait peu à peu, à mesure que la duchesse se déprenait de lui. Pour comble d’infortune, le moine Gunzo, dont il avait humilié par ses critiques la vanité littéraire, écrivit contre Ekkehard un venimeux pamphlet, qui ternit le renom qu’il avait de bon latiniste et le couvrit de ridicule aux yeux de la duchesse : maintenant « c’était la pitié que ses regards apportaient à Ekkehard, mais non cette douce pitié d’où jaillit l’amour, comme le lis surgit de la terre humide; ce sentiment cachait un mauvais germe de mésestime. » Qu’importaient désormais à Hadwige les amours de Didon? Le commentaire l’assommait, depuis que le commentateur avait, à ses yeux, perdu tout prestige.

En vain Ekkehard voulait prier, en vain il mouillait ses yeux avec l’eau du Jourdain, remède contre la tentation. Un jour, plus troublé que d’habitude, il descendit dans la sombre et silencieuse chapelle du château et posa son front brûlant sur les marches de pierre de l’autel. Une ombre glissa sur le seuil de la chapelle, c’était la duchesse Hadwige. Depuis qu’elle se sentait de l’éloignement pour le moine, l’image de son vieux mari défunt flottait plus souvent qu’autrefois devant ses yeux; « à mesure que le vivant baissait, le mort montait. » L’ayant aperçue, Ekkehard s’approcha d’elle; dans ses yeux profonds brûlait une flamme d’enfer :


Des ténèbres s’agitaient devant son regard, il fit un pas en avant; ses bras enveloppèrent l’orgueilleuse femme, il la pressa contre lui avec fureur, son baiser flamboya sur ses lèvres, il n’entendit plus ce qu’elle disait... La duchesse était épouvantée comme un faon blessé; sa dignité offensée se cabrait... elle repoussa la tête du furieux d’une main puissante... Il tenait encore sa taille embrassée lorsque la porte de l’église s’ouvrit; un rayon de grand jour traversa cette demi-obscurité... ils n’étaient plus seuls[16].


Il faut de la diplomatie même en amour ; « il n’y faut rien de forcé et cependant il n’y faut rien de lenteur, » a dit Pascal. Ce roman pourrait s’intituler: Ekkehard, ou l’Occasion perdue, et comme dans la confession générale que nous citions plus haut, le moine aurait pu faire son mea culpa : « Je m’accuse d’avoir manqué la rapide heure du berger, d’avoir négligé de cueillir maint baiser furtif sur des lèvres chères. »

Cette brutale agression entraînait pour le coupable les conséquences les plus funestes. On l’avait surpris en flagrant délit d’amour illicite, de violence, d’insolence, de désobéissance, de profanation. Son cas était clair ; il fut enfermé, en attendant d’être soumis au jugement de Dieu, obligé de retirer l’anneau abbatial d’une chaudière bouillante, et fustigé. Mais il parvint à s’échapper, grâce à la compassion et à la dextérité d’une suivante de la duchesse. Il se réfugia dans les Alpes helvétiques, sur le Saentis, d’où le regard plane sur les vertes vallées d’Appenzell. Il devint le pasteur des habitans de la montagne. Au milieu de cette nature grandiose, après tant d’épreuves et de souffrances, la solitude fut un baume à ses blessures; la paix du renoncement le visita de nouveau :


La vapeur du matin flottait sur les vallées, lourde, immobile, amoncelée comme si une mer, roulant partout ses vastes flots, avait été pétrifiée au moment même où les vagues se couvraient d’écume : les crêtes des montagnes découpaient leur dentelure claire et aiguë dans le bleu profond du ciel, et émergeaient comme des îles géantes du sein de la mer vaporeuse. Le lac aussi était enveloppé de vapeurs, dans une brume légère s’étageaient les horizons des chaînes éloignées; la tranquille clochette des troupeaux puissans retentissait. Dans l’âme d’Ekkehard murmurait comme une prière du matin d’une humilité fière[17].

Tant d’émotions et de combats avaient fini par dégager sa nature un peu lourde, mais pleine de ressources en ses profondeurs. Il devint poète, écrivit une épopée et fut consolé.

La description de la retraite du moine sur le Saentis révèle chez l’auteur un vif sentiment de la nature. Ce sentiment lui a inspiré ses deux derniers ouvrages, deux opuscules : les Psaumes de la montagne[18], écrits en forme d’odes, et qui ont pour sujet, comme les derniers chapitres d’Ekkehard, l’influence bienfaisante de la saine vie naturelle sur l’homme fatigué du monde.

Saint Wolfgang, évêque de Ratisbonne au IXe siècle, las des tracas et des agitations de la cour, quitte pour quelque temps sa cathédrale, dépose sa crosse d’ivoire, sa mitre chargée d’or, et va faire une retraite dans les alpes de Salzbourg, près de l’Abersee, où l’on voit encore sa petite église. Ces psaumes nous peignent la nature telle qu’elle devait apparaître à un pieux évêque du moyen âge, vue comme à travers des vitraux diaphanes sur lesquels les apôtres émaciés, les martyrs douloureux et les vierges fluettes profilent leurs ombres pâles, illuminant le monde extérieur de lueurs mystérieuses et le peuplant d’apparitions fantastiques. Dans un dernier poème : la Solitude au milieu des bois, le poète décrit le paysage vu à travers l’œil contemporain d’un garde des eaux et forêts. Ce que cet Allemand moderne admire dans la nature, c’est l’évolution qu’accomplissent sans hâte ni repos les forces sourdes qui font fermenter la sève du monde, et quand il quitte ces hautes pensées, c’est pour songer avec attendrissement au ménage tranquille, à l’intérieur bourgeois et plantureux, à la soupe fumante qui l’attendent au milieu de l’encadrement sauvage des bois et des bruyères.

Après les chansons bachiques de M. Scheffel, ces idylles donnent la sensation d’un souffle frais et pur au sortir d’une tabagie : c’est une entrée en forêt d’Hobbema, à côté des intérieurs d’auberge de Jean Steen ou de Brauwer. En des genres si différens se retrouve la même sincérité d’inspiration. Au goût de la saine et joyeuse convivialité de l’étudiant nomade a succédé chez notre auteur le goût dominant de la solitude champêtre. Depuis 1872, M. Scheffel vit une grande partie de l’année retiré sur les bords du lac de Constance, au milieu de ces contrées qu’il a décrites dans Ekkehard avec une largeur magistrale. Il considère en quelque sorte son œuvre comme terminée, ou du moins comme suspendue : « Le cerveau humain, écrivait-il à un ami, ressemble à un instrument à cordes ; quand on en joue trop, les cordes cassent et celles-là on ne peut les réparer : il n’y a pas d’activité plus assujettissante et qui use plus que celle du poète. Pour produire, il met en action toute l’énergie de son âme, tend toutes les forces de son esprit ; pour lui les intervalles de repos sont plus nécessaires que pour tout autre. » Ces lignes laissent entrevoir ce que son œuvre lui a coûté d’efforts laborieux.

Il nous resterait à parler du mérite de l’exécution ; les traductions, les analyses permettent de juger du pouvoir créateur, mais non de la mise en œuvre et de la valeur d’expression. Or la forme surtout révèle l’artiste. C’est par cette lacune inévitable que toute étude sur les écrivains, principalement sur les poètes étrangers, reste bornée, insuffisante. Comment, en effet, goûter une poésie privée de l’harmonie et de la facture du vers ? On ne perçoit finement les nuances de versification que dans sa propre langue. Toutefois le style de M. Scheffel a des caractères assez marqués, même pour les lecteurs étrangers, un souci de tournures archaïques, de formes vieillies, d’expressions surannées, qui introduisent dans sa prose des obscurités et des disparates, et nuisent à la clarté et au coulant du vers. Le Trompette de Säkkingen est exempt de ce défaut, surtout sensible dans la seconde manière de l’auteur. L’abus de la philologie, le médiévisme dans la matière ou dans le langage, c’est là l’excès vers lequel penchent M. Scheffel et son école.


Cette œuvre, dans son ensemble, ne manque, comme on voit, ni de saveur, ni d’étrangeté : elle ne satisfait peut-être pas toujours notre goût français, qui a les avantages comme les inconvéniens de la correction, et se caractérise surtout par le sens des beautés d’ordre général. Aussi l’intérêt que nous avons trouvé à lire l’œuvre de M. Scheffel est-il peut-être moins littéraire que psychologique. Le chantre des légendes du Rhin, de la vie d’étudiant, des gloires allemandes du moyen âge et de la solitude alpestre, nous a fourni certains traits essentiels du pur caractère allemand, l’humour, l’ivrognerie, le fanatisme de l’érudition, l’enthousiasme de la nature. Mais il y a Allemands et Allemands. Ce qui distingue notre auteur et lui donne sa valeur d’originalité, c’est l’humeur ouverte du Souabe, aussi opposée à la raideur prussienne que le duché de Bade et la vallée du Rhin, pays de vigne et de soleil, où l’homme chante comme l’oiseau dans la saison clémente, diffèrent du ciel bas, des tristes plaines sablonneuses de la Prusse. Par sa verdeur native, par sa gaîté salubre, M. Scheffel nous représente en perfection l’Allemand du Sud,


J. BOURDEAU.

  1. M. Karl Bartsch, professeur à Heidelberg, le philologue et l’érudit bien connu en France par ses savans travaux sur la littérature provençale, a consacré à l’œuvre de M. Scheffel, dans la revue Nord und Sud (juillet 1878;, une étude très utile à consulter, comme opinion d’un lettré allemand sur le poète qui nous occupe.
  2. Une exacte et élégante traduction française d’Ekkehard, par M. A. Vendel, vient de paraître chez l’éditeur Bonz, à Stuttgart.
  3. Der Trompeter von Säkkingen, p. 41.
  4. Satyricon, ch. XXXIV.
  5. Commers-Buch für den deutschen Studenten, 15e édition. Leipzig:, 1862.
  6. Voyez la Revuedu 15 mars 1872.
  7. Dans son recueil de Gaudeamus, M. Scheffel a supprimé cette strophe, qui se trouve imprimée dans le Commers-Buch. Aujourd’hui que le farouche Arminius et la blonde Thusnelda sont devenus les divinités tutélaires et providentielles de l’empire d’Allemagne, il ne convient plus, en effet, d’en parler sur ce ton d’irrévérence.
  8. Geschichte des Weins und der Trinkgelage. Ein Beitrag zur allgemeinen Kultur und Sittengeschichte, von Dr Rudolf Schultze. Berlin, 1867, passim.
  9. Graf Bismarck und seine Leute, von Dr Moritz Busch, vol. I, p. 347-348, 1878. Leipzig.
  10. Voir la courte et excellente anthologie intitulée : Handbüchlein fur Freunde des deutschen Volksliedes, von A. F. B. Vilmar. Marburg, 1879. 2e édition.
  11. Mot à mot, le village de la gorgée profonde.
  12. Portraits contemporains, tome V.
  13. Préface de Juniperus, page II.
  14. Montagne près du lac de Constance.
  15. Ekkehard, page 22.
  16. Ekkehard, page 345.
  17. Ekkehard, page 364.
  18. Traduits en anglais, par Ch, Leland. Londres, 1872.