Poètes et humoristes de l’Allemagne - Gottfried Keller

Poètes et humoristes de l’Allemagne - Gottfried Keller
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 882-897).
POETES ET HUMORISTES
DE
L'ALLEMAGNE

M. GOTTFRIED KELLER

I. Der Grüne Heinrich, 3e édit., 1884. — II. Die Leute van Seldwyla, 4e édit., 1883. III. Sieben Legenden, 3e édit., 1884.

Un critique allemand, homme d’esprit, auquel nous demandions quels livres nouveaux il se plaisait à lire, nous répondait : « Le traité de la Consolation du sénateur Boèce, » et il nous confiait qu’ayant ouvert tel chef-d’œuvre à la mode, il n’avait pu dépasser les vingt premières pages : « Ce sont des livres tellement ennuyeux, ajoutait-il, que l’on s’endort en les lisant ; mais on rêve que l’on continue la lecture, et l’ennui vous réveille en sursaut. » Ce n’est pourtant point la variété des genres qui manque en Allemagne. On y cultive avec succès le roman égyptien, romain, germain, le roman philosophique, patriotique, idéaliste. Mais où trouver le roman de caractère et le roman de mœurs ? L’Allemagne attend encore un Balzac ou un George Eliot. M. Freytag, qui, dans sa première œuvre, Doit et Avoir, semblait ouvrir et tenter cette veine, s’en est depuis détourné pour brosser de grands décors patriotiques, un panorama national, qu’il a intitulé les Ancêtres. Le mérite de M. Gottfried Keller, c’est qu’il est étranger dans ses romans à toute prétention érudite et systématique. Moins populaire que M. Freytag on que M. Scheffel, moins généralement goûté que M. Paul Heyse, M. Gottfried Keller est pourtant un auteur original, dans le sens relatif où il faut toujours entendre ce mot, et c’est ce qui nous a encouragé à faire connaître son œuvre à nos lecteurs.


I

M. Gottfried Keller appartient à la Suisse, et nous marquerons l’influence de cette origine sur son talent. Mais, en matière de littérature, n’est-ce pas la langue qui détermine la nationalité ? Bien qu’elle n’ait pas orné l’Allemagne de noms aussi glorieux que ceux de Jean-Jacques et de Mme de Staël, la Suisse allemande a toujours participé à la vie intellectuelle des Allemands. Zurich, sa capitale littéraire, est un des centres nerveux de la pensée germanique, qui n’est pas concentrée, comme en France, en une seule ville, en un cerveau unique et absorbant.

C’est à Zurich que M. Gottfried Keller est né en 1819. Son père y exerçait la profession de maître tourneur ; il mourut jeune, laissant son fils et sa fille aux soins de leur mère, qui les éleva le mieux qu’elle put. Ses premières études terminées, Gottfried crut sentir en lui la vocation de la peinture ; il se rendit en Allemagne, fréquenta les ateliers, et s’aperçut bien vite de sa méprise. De retour à Zurich, il mit de côté toile et pinceau et se tourna vers les lettres. Des querelles politiques et religieuses déchiraient alors les cantons suisses : la passion de parti lui inspira, en 1846, un volume de poésies où il est question des jésuites et de l’araignée de Rome ; mais, dans ce genre inférieur de la poésie politique, M. Gottfried Keller n’a pas atteint la réputation d’un Herwegh ou d’un Freiligrath. Ses poésies complètes, réunies en 1883, renferment quelques pièces que l’on pourrait citer, par exemple son Gueux, dans le goût de Callot ; elles n’ont obtenu toutefois qu’un succès d’estime. Après cette incertitude des premiers débuts, M. Gottfried Keller devait bientôt trouver sa voie. En 1848, il retournait en Allemagne pour y compléter ses études aux frais du gouvernement cantonal. Il séjourna à l’université d’Heidelberg, puis à Berlin plusieurs années, et composa dans cette ville son premier roman sous le titre bizarre : le Vert Henri, der Grüne Heinrich[1].

Publié en 1854 et 1855, ce roman a paru sous une nouvelle forme et avec un nouveau dénouaient en 1879. C’était d’abord un récit, ce sont maintenant des confessions que fait le héros lui-même. Dans leurs classifications barbares, les Allemands dénomment cette forme littéraire le Ich-Roman, roman du moi, par opposition à l’Er-Roman, ou roman du lui, quand c’est l’auteur qui parle au lecteur. Sous couleur de fiction, M. Gottfried Keller a écrit dans ce livre ses Mémoires de jeunesse ; non que tous les détails et tous les épisodes en soient exactement vrais, mais un fond réel leur sert de canevas.

Les premiers chapitres sont une peinture des mœurs nationales. Fille d’un pasteur de campagne, demi-paysan, demi-lettré, la mère du Vert Henri a épousé un maître tailleur de pierres du nom de Lee et vient se fixer avec lui à Zurich. Lee, homme d’énergie, et dont l’initiative s’exerce au milieu d’une démocratie où l’état n’a d’autre fonction que de protéger la liberté de tous, exhorte les ouvriers, ses compagnons, à unir leurs forces et leurs ressources, à organiser des sociétés d’assurances, à fonder des écoles, des bibliothèques populaires : pour mieux corriger en eux la grossièreté native, il les dresse au jeu de la scène et les exerce à déclamer les pièces de Schiller. C’est une société démocratique qui tend à s’élever, qui aspire à plus de culture et de politesse. Cependant Lee pousse ses propres affaires avec la même fougue, il devient architecte et se voit en passe de faire fortune. Mais, bientôt usé par tant d’activité et d’entreprises, il meurt dans la force de l’âge et laisse dans une situation précaire sa femme et son tout jeune enfant. Dévorée de soucis d’avenir, la veuve se trouve aux prises avec le redoutable problème de l’éducation et se heurte à un caractère énigmatique et obstiné.

On a comparé au David Copperfield de Dickens, cette partie du Grüne Heinrich où l’auteur retrace son enfance. Mais M. Gottfried Keller cherche moins à émouvoir notre sensibilité, par le récit de ses jeunes chagrins, qu’à nous montrer à nu une âme d’enfant. En cet essai de psychologie, il laisse entrevoir d’abord comment, dans l’intelligence qui s’éveille, tout prend forme et figure : l’enfant est incapable de concevoir des idées abstraites, et, lorsqu’on lui parle de Dieu, il l’imagine sous un étrange aspect :


Sur le toit (de l’église voisine) il y avait un petit clocher élancé, terminé en pointe d’aiguille, et dans lequel était suspendue une petite cloche. Quand, à l’heure du crépuscule, la clochette tintait, ma mère me parlait de Dieu et m’apprenait à prier. Je demandais : Qu’est-ce que Dieu ? Est-ce un homme ? Et elle répondait : Non, Dieu est un esprit. Le toit de l’église s’enfonçait peu à peu dans l’ombre grise, la lumière grimpait au sommet du petit clocher jusqu’à ce qu’enfin elle étincelât sur le coq d’or qui formait la girouette, et un soir je me trouvai soudain dans la foi certaine que ce coq était Dieu. Et dans le domaine de la volonté nous voyons se manifester de bonne heure chez Henri Lee cette opiniâtreté soudaine, ces lubies et ces suggestions perverses, que chacun de nous retrouverait dans ses propres souvenirs pour peu qu’il ait de sincérité ou de mémoire. Car il y a en chaque homme, même parmi ceux qui sont réputés les meilleurs ou les moins mauvais, un germe de malignité que la théologie fait remonter au péché originel, et que la science explique par une hérédité d’animalité primitive, de barbarie ancestrale ou de dégénérescence. Henri Lee est possédé par un mauvais démon, un kobold boudeur et ombrageux, qui fausse sa volonté et endurcit son cœur. Il aime sa mère, il est capable de dévoûment et de remords, mais ne pourrait se montrer bon et tendre dans une intimité douce. Cette fatalité d’un caractère qui pèse sur toute une vie a fort préoccupé M. Gottfried Keller ; il en a fait le sujet d’une de ses nouvelles, Pancraz der Schmoller[2].

Henri Lee, que d’inexplicables malentendus éloignent de sa mère, se transforme en amoureux sentimental quand vient l’âge de la passion ; nos caractères varient, en effet, avec les circonstances, et tel peut se montrer à la fois fils cruel et amant dévoué. Toujours flottant en ses désirs, d’une volonté toujours hésitante, Lee aime également une jeune fille et une jeune veuve, ou plutôt ce qu’il aime, c’est l’amour même : « Je pensais toujours, à Anna, et j’aimais pourtant à me trouver près de la belle Judith, car, à cet âge d’inconscience, je prenais volontiers une femme pour une autre. » La délicate figure d’Anna est esquissée d’après les modèles romantiques. Sa grâce trop frêle n’est pas faite pour vivre. Elle pâlit bientôt, la pauvre fille, et il passe près d’elle des heures silencieuses, tenant sa main fluette, tandis que les lèvres de la bien-aimée ébauchent un triste sourire. Et quand vient le printemps, elle parait encore plus pâle. C’est à peine si, par les tièdes après-midi de mai, on peut la transporter à sa fenêtre, d’où le regard plonge, à travers les lauriers roses, sur le lac argenté. Elle meurt et il la revoit étendue sur le lit funèbre :

Peu différent de ce qu’il était, mais les paupières baissées, son visage pâle semblait toujours sur le point de se colorer d’une rougeur légère, sa chevelure brillait fraîche et dorée, et ses petites mains blanches, croisées sur le vêtement blanc, tenaient entre les doigts un bouton de rose… Je vis bien tout cela, et, en une si triste circonstance, j’éprouvai une sorte de sentiment d’orgueil à voir devant moi une bien-aimée de ma jeunesse morte et si poétiquement belle… Les heures fuyaient, et je ne pourrais dire ce que je pensai et ce que j’éprouvai. Le silence était si profond, que je croyais entendre bruire les vagues de l’éternité : la blanche jeune fille immobile était étendue là, et les fleurs diaprées du tapis semblaient croître sous la lumière douteuse. L’étoile du matin se levait, et le lac reçut son reflet. J’éteignis la lampe en l’honneur de l’étoile, afin que l’astre fût l’unique lumière de mort, puis je m’assis dans un coin obscur, et je vis la chambre s’éclaircir peu à peu. Avec le crépuscule, qui fit place aux lueurs du matin de l’or le plus pur, la trame de la vie semblait frissonner autour de la figure silencieuse, jusqu’à ce que les traits parussent très nets dans le jour brillant. Je me levai, et me tins debout, près du lit, et à mesure que ses traits s’éclairaient, je prononçai son nom doucement, comme un souffle ; un silence de mort régnait, et lorsque je touchai sa main, en hésitant, je retirai la mienne avec effroi… car la main était glacée comme une poignée de terre humide. »


La vie cruelle effacera peu à peu la poésie de ce souvenir. Le choix d’une carrière s’imposait à Henri Lee. Un goût qu’il avait pour le dessin lui fit croire qu’il était appelé à devenir un grand peintre, et il résolut de visiter cette Allemagne qui lui apparaissait, à travers ses poètes, comme un monde enchanté. Mais après quelques années d’études, il s’aperçoit qu’il a pris pour un talent des velléités de jeunesse, et qu’il n’est pas de ces artistes privilégiés auxquels un Dieu accorde d’exprimer ce qu’ils souffrent. Aimer la muse ne suffit point, il faut encore être aimé d’elle, maîtresse capricieuse, dont le dédain et les froideurs désespèrent’ et dégoûtent de vivre. Henri Lee est du nombre de ces ratés qui peuplent le monde, mais il ne s’abuse pas, comme tant d’autres, de ces flatteuses illusions de l’amour-propre qui nous cachent les bornes infranchissables de notre médiocrité. Il se croyait né pour la gloire et les œuvres supérieures : au lieu des couronnes rêvées, il ne cueille que le fruit amer de l’expérience.

A l’inquiétude d’une vocation manquée s’ajoutaient les anxiétés de la vie matérielle. Il avait non-seulement dépensé en vaines études le temps précieux de sa jeunesse, mais entamé les dernières ressources de sa mère. Celle-ci vivait dans la solitude, en proie à l’intime torture des âmes tendres qui se sentent impuissantes pour le bonheur de ceux qu’elles aiment. Sa Bible la sauve du désespoir, mais parfois, à la tombée de la nuit, elle appuie la tête sur sa main, perdue dans les noirs regrets, se reprochant d’avoir imaginé, en sa naïve tendresse, que son fils était un génie, de l’avoir abandonné, sans direction, à des caprices de dilettante, d’avoir compromis tout son avenir. Par la négligence qu’il met à lui écrire, Henri Lee achève de déchirer le cœur de la vieille femme. Il revient mais trop tard ; sa mère est à l’agonie ; il lui ferme les yeux et s’abîme dans les repentirs inutiles.

On ne saurait imaginer d’impression plus mélancolique que celle de ce récit, sans ironie ni amertume, du naufrage de deux destinées sur lesquelles a pesé si lourdement la chaîne des causes. M. Gottfried Keller donne à ses tristes confessions un cadre lugubre ; elles s’ouvrent par la description d’un cimetière, et il y a dans le roman huit ou neuf tableaux de cimetières ou de funérailles. L’auteur nous promène à travers le champ des morts tantôt par une glorieuse journée d’été, lorsqu’un concert d’insectes aux ailes frémissantes, bourdonne parmi les jasmins odorans, au-dessus du silence des tombeaux et des siècles, tantôt par un soir d’automne trempé de pluie, par un ciel lourd et nuageux qu’une bande d’un rouge de feu déchire vers le couchant et qui éclaire de ses reflets empourprés les pierres tombales. Afin de nous rendre encore plus présente l’infinie vanité de tout, et cette mort dont nous portons, sous forme de squelette, l’image en nous-mêmes, le Grüne Heinrich, dans son mince bagage, emporte un crâne vide, qui orne son atelier, grimace sur sa table, et que son hôte lui lance sur les talons, le jour de son départ, si bien que la tête de mort roule de marche en marche avec un fracas sinistre.

À ces peintures et à ces contrastes, il est aisé de reconnaître l’imitation de Jean-Paul, qui n’est lui-même qu’un imitateur de Laurence Sterne, dont tant d’écrivains allemands nous ont laissé de si médiocres copies. Mais à Sterne comme à Shakspeare ils ont emprunté le désordre et l’incohérence, plutôt que l’originalité de l’humour. Dans un monde sans contours arrêtés, l’esprit allemand, naturellement informe, se meut à l’aise. Nous ne saurions nous accommoder de cette absence de composition, habitués que nous sommes à la régularité latine et aux bulles ordonnances classiques. Nos auteurs français cherchent toujours à satisfaire plus ou moins ce goût du public, tandis que l’écrivain allemand parait souvent n’écrire que pour se raconter à lui-même son rêve intérieur. Débarrassé des épisodes romanesques, des digressions sur lia théologie, le libre arbitre et l’immortalité, le Grüne Heinrich n’est pas dénué d’intérêt psychologique. Ses défauts passent pour des qualités aux yeux des lecteurs, il a fait battre plus d’un cœur sentimental, et les critiques d’outre-Rhin savent y découvrir de singulières beautés <ref> F.-T. Vischer, Altes und Neues. — Gottfried Keller, ein literarischer Essay, von Otto Brahm.</ref>.

I

En racontant ses vains efforts pour devenir un peintre, M. Gottfried Keller, dès l’âge de vingt-trois ans, avait trouvé sa voie d’écrivain. Il quitta Berlin, revint en Suisse près de sa mère, et exerça les fonctions de chancelier du canton de Zurich (Staats-schreiber), qu’il quitta pour s’adonner entièrement aux lettres. En 1875, il réunissait en quatre volumes sous ce titre : les Gens de Seldwyle, une série de nouvelles dont les premières avaient paru en même temps que le Grüne Heinrich, et qui ont fondé son renom littéraire. Après le roman de caractère, il écrit le roman de mœurs ; pour employer une expression bien germanique en sa lourdeur, il passe du subjectivisme à l’objectivisme, c’est-à-dire qu’au lieu de s’étudier lui-même, il observe et décrit le monde qui l’entoure.

Les Gens de Seldwyle ont plu tout d’abord par l’originalité. Mais en littérature il y a peu d’oeuvres spontanées ; les auteurs s’engendrent comme dans les généalogies de la Bible. En écrivant ses Confessions, M. Gottfried Keller s’était inspiré des romans de Jean-Paul et du Wilhelm Meister de Goethe ; par ses nouvelles, il se rattache étroitement à son compatriote Jérémie Gotthelf, un des précurseurs du réalisme. Le goût réaliste est un des traits du caractère national tel que les mœurs démocratiques ont contribué à le façonner. Il y a, en effet, affinité, harmonie préétablie, entre la démocratie et le réalisme ; tant par les peintures matérielles que par le choix des personnages, il reflète la vie populaire comme le genre classique exprimait autrefois l’urbanité d’une aristocratie de salon.

C’est une figure intéressante que celle du pasteur Bitztus (1797-1854), plus connu sous le pseudonyme littéraire de Jérémie Gotthelf. Il a laissé une vingtaine de volumes encore aujourd’hui lus et goûtés en Suisse et en Allemagne. Il imitait les romans rustiques de Pestalozzi, destinés à l’éducation du petit peuple, mais il en modifiait singulièrement la forme et le ton. Sous l’influence des idées de Rousseau, Pestalozzi considérait les paysans comme des âmes nobles accidentellement corrompues par une mauvaise éducation ; Gotthelf, moins chimérique, avait observé leur grossièreté native et foncière. Ce Bossuet champêtre, s’adressant à des esprits à peine éveillés, ne tombe pas dans l’erreur des prédicans de village, qui déversent en flots d’éloquence sur leur auditoire la réfutation d’hérésies inconnues, ou de dogmes incompréhensibles. Il captive, au contraire, l’attention de ses lecteurs, en plaçant sous leurs yeux les images, et sous leur nez les odeurs les plus propres à secouer leur engourdissement. Les valets de charrue et les filles de ferme qu’il met en scène, plantés entre des pots cassés et de vieux balais d’écurie, exhalent un vague parfum de fumier. Gotthelf pourrait prendre pour devise ce vers d’un poète réaliste de l’antiquité :


Hominem pagina nostra sapit…


Notre page sent l’homme. La crudité de son langage fait penser à nos écrivains de l’école naturaliste ; mais il en diffère absolument d’esprit et de tendance. Loin de chercher ses inspirations dans le matérialisme et le pessimisme, il ne flatte la bassesse du goût populaire que pour corriger les passions mauvaises, prêcher une morale rude et répandre le Décalogue. Ses nouvelles sont autant de paraboles tirées, comme celles de l’évangile, de la vie rustique. On y trouve un vif sentiment de la nature alpestre, et la langue, mêlée de patois suisse, a les qualités de simplicité et d’énergie des dialectes populaires : mais Gotthelf manque de goût, non pas tant à cause de la vulgarité de ses personnages, que par un constant souci de prédication. On peut rapprocher de son œuvre celle de Berthold Auerbach, le délicat conteur de la Forêt-Noire : Auerbach moralise également à sa façon ; au lieu d’un verset de l’évangile, c’est une proposition de Spinoza qui servirait d’épigraphe à chacune de ses œuvres. Dans ses procédés réalistes, M. Gottfried Keller se rattache plus étroitement à Jérémie Gotthelf, bien qu’il soit étranger à toute préoccupation religieuse ou métaphysique, car si l’auteur des Gens de Seldwyle est un moraliste, c’est à la façon des satiriques.

Qu’est-ce donc que Seldwyle ? « Ce mot signifie dans l’ancienne langue un endroit délicieux et inondé de soleil : la petite ville de ce nom est, en effet, située quelque part en Suisse, son vieux corset de murailles et de tours l’enserre comme il y a trois cents ans, mais elle se trouve heureusement située, au milieu des campagnes verdoyantes, au midi, à l’abri du moindre vent âpre ; aussi d’assez bonnes vignes croissent-elles autour du vieux rempart, tandis que plus haut sur la montagne, des forêts s’étendent à perte de vue. » Si l’on contemple la petite ville des hauteurs avoisinantes, comme elle paraît paisible et poétique, avec ses horizons dormans ! Pourtant elle est peuplée de philistins aux sentimens bas, aux pensées mesquines et plates :


Below me there is the village, and looks how quiet and small,
And yet bubbles o’er like a city, with gossip, scandal and spite[3]. Seldwyle est, en effet, un Carpentras ou un Landernau, le Yonville-l’Abbaye de Gustave Flaubert, ou le Middlemarch de George Eliot. À travers les rues tortueuses, où l’herbe encadre les pavés, M. Gottfried Keller nous fait pénétrer dans les maisons noircies par le temps, les tristes échoppes, les chambres obscures et étouffées. La vieille fille à sa fenêtre, entre une cage à serins et un pot de géraniums, cesse de dévider son fil, et aplatit son nez contre les vitres verdâtres, au moindre bruit insolite qui pique sa curiosité toujours à l’affût et vient rompre l’écœurante monotonie de la vie journalière Voit-on passer quelque étranger, quelque bête inconnue, âne bœuf, chien ou cheval, il n’en faut pas davantage pour mettre la ville en rumeur. Mais d’ordinaire les gens de Seldwyle en sont réduits à s’occuper les uns des autres. Chacun se livre sur son voisin à une minutieuse et perpétuelle enquête, se réjouit de toute mésaventure qui accable autrui, s’afflige des destinées prospères, comme si elles s’accomplissaient à ses propres dépens, lit quand la chronique locale ne fournit pas assez de nouveautés, ces gens à imagination féconde inventent de nouveaux sujets de calomnie ou de médisance. La politique achève d’alimenter les haines, car les Seldwyliens se montrent « gens de parti passionnés, grands reviseurs de constitutions et élaborateurs d’amendemens. » La petite cité démocratique a aussi sa lie, ses outlaws, ses anarchies retirés dans leurs antres et leurs repaires, au fond des cabarets à l’odeur nauséabonde, dont les murs gardent l’empreinte des têtes graisseuses : là se réunissent avocats sans cause, négocians sans clientèle, petits employés congédiés, agens infidèles, littérateurs incompris, « prêts à noyer de leurs mains malpropres, dans le déluge universel, la mauvaise étoile qui les poursuit depuis des années. » Telle est Seldwyle et tels sont les Seldwyliens.

Entre toutes ces nouvelles réunies sous le titre commun de Leute von Seldwyla, la plus célèbre, celle qui a consacré la réputation de M. Gottfried Keller, est intitulée Roméo et Juliette au village. Elle a valu à l’auteur le litre un peu ambitieux de Shakspeare de la nouvelle, que M. Paul Heyse lui a décerné dans un sonnet. C’est l’histoire de deux amans en sabots, séparés, comme ceux de Vérone, par des haines de famille. Un beau jour d’automne, dans les environs de Seldwyle, deux paysans labourent, vont et viennent derrière leur charrue et chacun empiète peu à peu sur le champ abandonné qui deviendra bientôt le sujet de leur querelle et l’occasion de leur ruine. Près du champ, leurs enfans jouent : Juliette a cassé sa poupée, Roméo s’est emparé de la tête, où il enferme une grande mouche bleue, en bouchant l’orifice avec des brins d’herbe :

Les enfans tinrent la tête de la poupée par les oreilles et la posèrent solennellement sur une pierre, en sorte que, par son bourdonnement, elle ressemblait à une tête prophétique ; et tous les deux, enlacés, écoutaient dans un profond silence ses oracles et ses fables. Mais tout prophète inspire l’effroi et l’ingratitude ; le peu de vie, dans cette figure grossière, excita l’instinctive cruauté des enfans, et ils se décidèrent à enterrer la tête. Ils creusèrent donc un trou et l’y posèrent sans demander l’avis de la mouche captive, et élevèrent sur cette tombe, avec de petites pierres, un monument important. Puis ils éprouvèrent un certain effroi d’avoir enterré quelque chose ayant vie et figure, et s’écartèrent assez loin de cet endroit sinistre. La fillette, fatiguée, se coucha sur le dos, à une place couverte d’herbes vertes et se mit à chanter quelques mots, toujours les mêmes, sur un ton monotone… Le soleil pénétrait dans sa bouche ouverte, éclairait ses petites dents d’un blanc éclatant et brillait à travers ses lèvres rondes et purpurines.


Cette gracieuse scène d’enfans sert de prologue à la tragédie. Les années se passent, la haine éclate entre les pères, une haine de paysans, ruminée nuit et jour. Ils se rencontrent sur un pont de bois, s’élancent l’un contre l’autre ainsi que deux boucs furieux, les têtes s’entre-choquent, les poings se crispent. Leurs deux enfans ne les peuvent séparer qu’épuisés et meurtris, après une lutte acharnée. Puis viennent les procès, finalement la ruine et la noire misère. Le fils et la fille, qui s’aiment, n’ont pas le courage d’affronter une vie incertaine et menacée. Mais, avant de mourir ensemble, ils se donnent la joie d’un dernier jour de fête, revêtent leurs meilleurs habits et se rendent à la kermesse voisine :


Ils se trouvèrent bientôt en pleine campagne et marchèrent silencieux, l’un à côté de l’autre, à travers les champs et les plaines ; c’était une belle matinée de dimanche en septembre ; pas un nuage n’était visible au ciel, une légère gaze vaporeuse, épandue sur les montagnes et les forêts, rendait la contrée plus mystérieuse et plus solennelle, et de tous côtés sonnaient des cloches d’église : ici le tintement harmonieux et profond d’un bourg riche ; là les deux clochettes bavardes d’un pauvre petit village. Les deux amoureux oublièrent ce qui devait se passer à la fin du jour, ils s’abandonnaient à une joie sans paroles, respiraient, sous leurs habits de fête, libres de se promener tout le long du dimanche, comme deux heureux qui s’appartiennent légitimement ; tout bruit qui retentissait dans le silence dominical ou tout cri éloigné trouvait dans leur âme un tremblant écho…


Quand la nuit fut venue, ils s’arrêtèrent à une auberge perdue dans la montagne, où les paysans les plus pauvres avaient coutume de se réunir ; là, le petit violoneux bossa, au nez d’aigle, aux longs cheveux noirs, une branche de sapin vert passée dans son chapeau, raclait des valses frénétiques. A la fin, lasse de danser, la foule sort et s’ébranle comme une noce joyeuse que précède le gai ménétrier. Bientôt les deux jeunes gens se séparent de la bande, dont les cris et les chants s’éteignent peu à peu. Au bord de la rivière, ils aperçoivent une barque chargée de foin odorant, qui leur servira de lit nuptial. Ils s’y élancent, ils la détachent ; la barque suit à l’abandon le fil de l’eau :


Le fleuve traversait tantôt de hautes forêts obscures, qui le couvraient de leur ombre, tantôt un pays découvert, tantôt des villages silencieux, tantôt des chaumières isolées : ici la force du courant s’arrêtait, le fleuve ressemblait à un lac tranquille, la barque bougeait à peine, plus loin le courant grondait à travers les rochers et laissait rapidement derrière lui les bords endormis : dès la première aurore, une cité avec ses clochers sortit de l’horizon de l’eau d’un gris d’argent. La lune d’un rouge d’or, à son déclin, traçait une route étincelante qui remontait le courant, et vers cette route de lumière la barque s’avançait en obliquant. Comme elle approchait de la ville, dans le froid de cette matinée d’automne, deux ombres pâles étroitement enlacées glissèrent du haut de la masse obscure dans les flots glacés…


On voit par ce dénoûment combien M. Gottfried Keller s’éloigne de Jérémie Gotthelf et de sa prédication piétiste. Dans un sujet aussi banal que le suicide d’une grisette de village et d’un garçon de ferme, il a voulu peindre l’obscur instinct de l’amour, qui ne sait pas s’exprimer en belles phrases, mais qui éclate en un acte désespéré, il a voulu nous apprendre comment battent les cœurs simples. Ce récit est goûté en Allemagne comme le sont parmi nous les pastorales de George Sand : il compte parmi les chefs-d’œuvre de ces Dorfgeschichten, ou nouvelles villageoises, aujourd’hui si répandues chez nos voisins, qu’on y compte toute une classe d’écrivains dénommés Dorfgeschichtler.

D’autres nouvelles de ce recueil ont un ton franchement humoristique : parfois même l’auteur abonde dans la bouffonnerie et dans la farce, et ses sujets pourraient servir de thème à des pièces selon le goût de M. Labiche[4]. Ou bien encore, il fait la satire de ses compatriotes[5]. Une des nouvelles les plus plaisantes est celle où il raille la préciosité littéraire et le réalisme niais chez les écrivains suisses[6]. De beaux esprits, académiciens de canton, feuilletonistes de gazette locale, conférenciers de salle de danse, commis-voyageurs épris de littérature allemande, viennent de fonder à Seldwyle une société de gens de lettres, et rêvent d’ouvrir une nouvelle ère de Sturm und Drang, d’orage et d’assaut. Grands lecteurs de journaux, grands consommateurs de revues, ces modernistes ignorent les meilleurs livres. En leur qualité d’hommes de lettres, ils honnissent la morale bourgeoise, considèrent comme un devoir professionnel d’étudier la psychologie dans les mauvais lieux, colportent des cartes transparentes et font des mots. Il y a parmi ces génies un naturaliste consciencieux, Viggi Störteler, toujours en quête de descriptions d’après nature, toujours à l’affût du document humain. Passant un jour à côté d’une ornière, il s’arrête, transporté d’admiration, tire aussitôt son carnet et prend les notes suivantes :


Motif pour une nouvelle villageoise : sillon creusé par une roue de charrette, à moitié rempli d’eau, où nagent des petites bêtes aquatiques. Chemin creux, terre humide, d’un brun sombre. Une eau rougeâtre, ferrugineuse, remplit aussi les empreintes des pas. Grande pierre dans le chemin, récemment écornée comme par des roues de charrette.

Plus loin, il rencontra une pauvre paysanne, l’arrêta, lui donna quelque menue monnaie, et la pria de rester quelques instans tranquille. L’examinant des pieds à la tête, il écrivit : « Apparence rude, pieds nus, poussière des routes jusqu’au-dessus des chevilles, jupon à raies bleues, corsage noir, reste d’un costume national, tête enveloppée dans un foulard rouge à carreaux blancs. » Mais soudain la fille se mit à fuir à toutes jambes, comme si elle avait le diable sur les talons. Viggi la suivit curieusement du regard, et se hâta d’écrire : « Délicieux, figure démoniaque, nature élémentaire ! » Quand elle eut couru assez loin, la fille s’arrêta et regarda derrière elle ; voyant qu’il continuait à écrire, elle lui tourna le dos, et se frappa plusieurs fois avec le plat de la main, derrière les hanches, puis disparut dans la forêt.


Par un heureux sort qu’il ne mérite pas, ce minutieux observateur de la nature insignifiante a épousé une blonde ménagère, qui a du bien, un pied charmant, et qui file à son rouet tout le long du jour, mais dont l’éducation tant littéraire que scientifique laisse à désirer. Aussi lui met-il entre les mains un traité d’anthropologie, et afin de mieux l’initier à l’expression des beaux sentimens, il fait un voyage et se propose d’échanger avec elle une correspondance amoureuse qu’il publiera peut-être un jour. N’est-ce pas là un des travers de l’homme de lettres, pour qui les sentimens ne valent que par le tour qu’on leur donne, qui tient aux mots plus qu’aux choses, et qui ne traverse les passions que pour en orner sa phrase ou en colorer sa période ? Cruel embarras de Gritli, inexperte à ce jargon précieux. Elle s’adresse à un professeur de beau langage, qui lui fournit le brouillon de ses épîtres, mais qui s’enflamme à ce commerce de rhétorique. Le mari s’étant à la fin aperçu de la fraude, divorce pour épouser un bas-bleu. Il est berné de tous les Seldwyliens. Cependant Gritli et son maître de style vivront en heureux époux, et cela sans le secours des revues, des feuilletons et des belles-lettres.

Comme pendant à cette caricature de l’homme de lettres, M. Gottfried Keller, dans une autre nouvelle[7], a tracé le portrait de la femme intellectuelle de bas étage, Mlle Züs Bünzlin, repasseuse érudite et dévote, lauréate des concours scolaires, aussi bornée que vaine de sa science de perruche, et la cervelle tout enflée d’idées générales. Viggi Störteler composait des nouvelles réalistes, Mlle Züs écrit des petits traités idéalistes : Sur l’utilité d’un lit de malade. — Sur la mort. — Sur l’effet salutaire du renoncement. — Sur la grandeur du monde visible et le mystère du monde invisible. — Sur la vie de campagne et ses joies. — Sur la nature. — Sur les rêves. — Sur l’amour. — Quelques mots sur l’œuvre de rédemption du Christ. — Trois points de justice envers soi-même. — Pensées sur l’immortalité. Assise à côté d’une cathédrale de carton en miniature, dressée à sa gloire par un apprenti relieur, elle éblouit et endoctrine trois prétendans, ouvriers en peignes, séduits par sa dot, qui s’élève à quelques centaines de florins. Comme aucun goût ne l’entraine plutôt vers celui-ci que vers celui-là, le succès d’une course décidera lequel des trois épousera l’infante et possédera la fabrique. Tous les habitans de Seldwyle s’assemblent sur le passage des coureurs ; mais le plus avisé laisse partir les deux autres et demeure sous un arbre à caresser Mlle Züs. Elle, oubliant ses petits traités d’édification, se laisse renverser sur l’herbe tendre, semblable au hanneton couché sur le dos, qui ne sait plus se relever, et l’amant sort ainsi vainqueur d’un combat dont Züs Bünzlin est le prix.

Il aurait fallu traduire en entier les Trois Justes Fabricans de peignes, pour donner une idée de l’humour de M. Gottfried Relier, mais le comique en est si violent, et les personnages en sont si bas, que nos lecteurs ne pourraient supporter ce récit. Notre auteur s’y montre âpre moraliste des faubourgs populaires, et c’est d’après ce-pauvre monde qu’il a dessiné ses grotesques.

III

Entre les œuvres les plus récentes de M. Gottfried Keller, nous choisirons le petit volume intitulé Sept Légendes, qui nous sortira de cette société d’ouvriers en peignes, d’apprentis tailleurs, donneurs de drap, de commis et de repasseuses, en un mot, de tous les Philistins de Seldwyle, qui, à la longue, donnent des nausées. Le thème de quelques-unes des légendes est emprunté à des textes du moyen âge, où l’auteur s’est efforcé de découvrir un sens réaliste et païen ; d’autres sont de pure invention. En exposer l’analyse serait parfois mal aisé, à cause de la liberté du sujet[8], et présenterait, en outre, l’inconvénient de disperser l’attention sur trop d’ouvrages variés. Mieux qu’une analyse, le passage suivant[9] permettra d’entrevoir, à travers le voile gris de la traduction, la couleur et l’enluminure de ces courts et gracieux récits.

C’était grand jour de fête au ciel : en de pareils jours, bien que le fait ait été contesté par saint Grégoire de Nysse, mais maintenu comme certain par saint Grégoire de Nazianze, la coutume était d’inviter les neuf Muses, qui passaient le reste du temps en enfer et de les laisser entrer au paradis pour qu’elles prêtassent leur concours à la fête. On les traitait bien, mais les cérémonies une fois terminées, il leur fallait retourner à leur premier séjour.

Lorsque les danses et les chants eurent été exécutés, la foule céleste se mit à table et les Muses prirent la place qu’on leur avait réservée :

Elles étaient presque intimidées les unes à côté des autres et regardaient autour d’elles avec leurs yeux d’un noir de feu ou d’un bleu sombre. La diligente Marthe, dont parle l’évangile, les servait. Elle avait noué autour de sa taille son plus beau tablier et portait à son menton blanc une petite tache de suie : elle insistait amicalement pour que les Muses goûtassent à tous les bons plats. Les craintives dépouillèrent leur timidité lorsque sainte Cécile et d’autres femmes expertes en art s’approchèrent d’elles et les saluèrent joyeusement. Elles devinrent confiantes et la joie sereine régna dans le cercle des femmes. Musa était assise à côté de Terpsichore, et Cécile entre Polymnie et Euterpe et toutes se tenaient par la main… Le roi David vint en personne et apporta une coupe d’or à laquelle toutes burent si bien qu’une douce gaîté les échauffait : plein de condescendance, il fit le tour de la table, non sans avoir caressé en passant le menton de l’aimable Erato. Lorsque l’animation fut à son comble, Notre chère Dame parut dans toute la splendeur de sa beauté et de sa bonté ; elle s’assit à côté des Muses et baisa tendrement sur les lèvres, sous sa couronne d’étoiles, la sublime Uranie, lui disant d’une voix douce en prenant congé d’elle, qu’elle n’aurait point de repos jusqu’à ce que les Muses pussent demeurer pour toujours dans le paradis.

Il ne devait pas en être ainsi. Afin de se montrer reconnaissantes de l’amitié et de la bonté qu’on leur témoignait, les Muses se concertèrent et se mirent à répéter, dans un coin retiré de l’enfer, un chant de louanges auquel elles s’efforcèrent de donner la forme d’un choral solennel, comme ceux qu’on chantait dans le ciel. Elles se partagèrent en deux chœurs chacun de quatre voix, dont Uranie dirigeait la partie haute et elles produisirent ainsi une remarquable musique vocale.

A la prochaine fête qu’on célébra dans le ciel, les Muses remplirent de nouveau leur office, et, saisissant le moment qui semblait favorable à leur projet, elles se réunirent et commencèrent leur chant sur un ion doux qui s’éleva bientôt puissamment. Mais, en ce lieu, il retentit d’une façon lugubre et même presque arrogante et rude, et il exprimait un tel accablement de regrets et tant de plainte qu’un silence plein d’effroi régna d’abord parmi le peuple des élus, qui écoutait : ils furent saisis de la douleur et de la nostalgie de la Terre, et, de toutes parts, éclatèrent en sanglots.

Un soupir infini traversa le ciel. Tous les Anciens et les Prophètes accoururent consternés. Comme les Muses, dans leur bonne intention, chantaient toujours d’une voix plus mélancolique, le Paradis tout entier, avec les Patriarches, les Anciens et les Prophètes et quiconque avait foulé les vertes prairies, acheva de perdre contenance. A la fin la sainte Trinité en personne vint voir ce qui se passait et un long roulement de tonnerre réduisit au silence les Muses trop zélées.

Le repos et le calme furent rétablis dans le ciel. Mais les neuf sœurs durent le quitter et n’y purent jamais retourner depuis.


Ainsi le chant profane des neuf Muses a troublé les élus dans leur morne béatitude ; ces voix d’en bas ont éveillé chez les infortunés bienheureux le dégoût des joies célestes et le regret du coin de terre où ils ont souffert, où ils ont aimé.


Il resterait à justifier le titre de cette étude. Prise dans son ensemble, l’œuvre de M. Gottfried Keller que nous avons examinée, — le roman psychologique et macabre du Grüne Heinrich, la transposition du Roméo et Juliette de Shakspeare, les grotesques de Seldwyla, les fantaisies théologiques des sept légendes, — offre tous les caractères de l’humour, qui est justement fait de contrastes heurtés, de sentiment et de raillerie, de minutie d’observation, de caprice et de rêve et que l’on ne saurait définir qu’en des termes contradictoires.

Par le procédé de style et de composition, l’auteur des Leute von Seldwyla a des affinités avec nos réalistes. Il lui arrive de tomber dans le travers de Viggi Störteler, l’homme de lettres naturaliste et documentaire aux dépens duquel il nous a fait rire, lorsqu’il décrit, par exemple, la devanture d’un papetier et fait cette remarque importante « qu’à sa porte, derrière une petite botte à couvercle de verre qui avait essuyé les intempéries des saisons, était suspendu un bâton de cire que le soleil avait courbé. » Ailleurs, il décrira la marche d’une punaise grimpant le long d’un mur, ou bien il dressera l’inventaire des poches, de la garde-robe ou des tiroirs de ses personnages : comme il arrive d’ordinaire, son réalisme exagéré aboutit à la caricature ; sauf quelques figures gracieuses, les femmes qu’il met en scène ont des têtes disproportionnées à leur taille, ou bien encore les nez s’allongent et s’inclinent démesurément vers des seins arrondis. Ses philistins ressemblent, pour la plupart, à des figures vues à travers des boules de jardin.

C’est un art aussi que la caricature, et l’on pourrait tracer les règles d’une esthétique du laid où des maîtres ont excellé. L’auteur de la Cène et de la Joconde nous a laissé des dessins de faces grimaçantes et monstrueuses : Mozart a écrit une symphonie burlesque pleine de dissonances ; entre Phèdre et Monime, Racine a fait gambader ses plaideurs. On trouverait même dans la caricature un intérêt philosophique. Ne suffit-il pas de dévier ou d’accentuer quelque trait dans la figure humaine pour en faire jaillir la brute primitive, le singe dégénéré, ou bien, au contraire, l’être de race supérieure et presque divine ? Le grotesque est encore de l’idéal, mais vu à l’envers et pris à rebours, de l’idéal déformé à plaisir et de parti-pris. Aussi un secret dégoût corrompt l’amusement qu’il nous cause, et ce genre inférieur achève de nous pénétrer d’une religieuse admiration pour la beauté.

Mais il y a entre ce double idéalisme du beau et du laid un moyen terme que notre comédie française a seule atteint, où l’homme n’est ni ange, ni brute, où l’élégance du langage et la courtoisie des mœurs dissimulent ce que nos vices habituels ont au fond de répugnant et même de hideux. Toutefois, les Allemands sont insensibles à ce comique tempéré qu’a produit en France la vie de cour et de salon. Ils ne goûtent le comique que s’il s’enfle jusqu’à la bouffonnerie, et c’est là justement ce qui a fait parmi eux la popularité des nouvelles de M. Gottfried Keller.


J. BOURDEAU.

  1. Nom donné au héros, à cause de la couleur du costume qu’il portait tout enfant.
  2. Die Leute von Seldwyla.
  3. Tennyson, Maud.
  4. Ainsi le conte intitulé : der Schmied seines Glückes.
  5. Kleider machen Leute.
  6. Die missbrauchten Liebesbriefe.
  7. Die drei gerechten Kammacher (les Trois Jeunes Fabricans de peignes).
  8. La Nonne et la Vierge, la Vierge et le Diable.
  9. La Petite Légende de la danse.