Poulet-Malassis et De Broise (p. 295-350).

CHAPITRE 12



LÉGENDES ET POÈTES DE LA VALLÉE DU RHIN




à arsène houssaye

C’est parce que ces rives me sont particulièrement chères, ô mon vieil ami ! que je veux inscrire ici votre nom.

n. m.

Les contrées que le Rhin traverse sont richement pourvues de traditions poétiques et de légendes. On peut suivre, dans les manuels pittoresques du voyageur, les caprices du fleuve, depuis les trois bras qui concourent à le former en Suisse, jusqu’aux trois bras qu’il étend, au terme de sa course, en Hollande, l’un vers le Zuyderzée, le second vers la Meuse, le troisième enfin vers les sables, d’où n’en parvient, après des amoindrissements successifs, qu’un bien maigre filet à la mer. Ces itinéraires qui enregistrent consciencieusement les noms des moindres bourgades, et qui vous renseignent surtout avec une sollicitude infatigable sur le prix du manger, du boire et du dormir, n’ont pas un mot pour les souvenirs que la fantaisie et l’histoire ont tour à tour semés sur ces rives. Le Rhin a été la plus forte barrière des Gaules contre les invasions renaissantes des barbares du Nord ; les traces de Germanicus et de César Julien y sont encore sur plus d’un point visibles, et l’histoire n’a pas oublié la victoire décisive remportée par ce dernier à Argentoratum (Strasbourg), victoire qui eut pour résultat de retarder du moins pendant quelques années encore le débordement, à mainte reprise tenté, et toujours si difficilement contenu, des tribus germaniques. Plus tard, c’est de nouveau sur le Rhin, mais particulièrement dans sa vallée inférieure, que retentissent ces chocs immenses d’hommes et de races différentes, d’où sortirent, après tant de dévastations, tant de misères, tant de sang versé, les premières agrégations de peuples, plus nettement dessinées, plus solidement assises avec le temps, et qui devaient devenir les nations modernes.

La légende a fait son butin de ces événements, dont les imaginations contemporaines furent profondément ébranlées, et dont le contre-coup a résonné jusque dans les âges suivants. Chaque siècle a grossi ce legs du passé, chaque siècle y a répandu un peu de cette brume merveilleuse qui finit par transfigurer l’histoire en épopée, les faits et gestes d’autrefois en figures épiques et mythiques. Les bords du Rhin sont peut-être le pays du monde où cette poétique transformation de la matière historique et légendaire s’est opérée avec le plus d’abondance et de force. On peut dire que les divers éléments de la poésie du moyen âge sont venus s’y souder ensemble. L’épopée germanique se rattache directement aux vieilles cités rhénanes de Brisach, de Worms et Xanten ; le cycle de Charlemagne, également originaire de ces rives, est lié par mainte aventure à Ingelheim, à Rolandseck, à Aix-la-Chapelle, cette Mecque occidentale où de nombreux pèlerins viennent encore saluer avec une vénération superstitieuse l’ombre du grand empereur ; le cycle d’Artus et du Saint-Graal lui-même est descendu jusqu’au Rhin, et aujourd’hui encore la tour du Cygne, à Clèves, parle de Parcival et de son fils Lohengrin. C’est donc, avant tout, une terre de traditions classiques pour les poètes allemands qui, à différentes époques, de nos jours plus que jamais, se sont appliqués et s’appliquent à glorifier de tels souvenirs. À la suite des beaux travaux d’induction critique inspirés à l’érudition des Grimm, des Lachmann, des Massmann, des Mone, par les caractères et la formation successive de l’épopée germanique, les chantres modernes, notamment ceux de la vallée du Rhin, se sont donné la mission de continuer, chacun à titre de rhapsode indépendant, ce tissu merveilleux de ballades et d’épisodes, destiné à compléter le récit primitif. La liste de ces nouveaux chanteurs, qui s’allonge chaque jour, compte des noms tels que ceux de Schiller, de Gœthe, de Bürger, les deux Schlegel, de Tieck, d’Uhland, de Rückert, de Platen, de Simrock, de Clément Brentano, d’Achim d’Arnim, de Henri Heine, de Chamisso, de Hebel, de Wolfgang Müller, et de plusieurs autres qu’il faudrait encore citer, s’il était possible d’en faire un dénombrement exact.

On serait, dès à présent, à même de composer un gros volume avec ces fragments épars, récemment revêtus de la forme poétique, forme qui, pour un certain nombre d’entre eux, sera très-probablement admise et conservée, du moins en partie, dans l’agencement suprême qu’en fera l’avenir, cet éditeur définitif et parfois oublieux des collaborateurs individuels. Un pareil livre comblerait heureusement la regrettable lacune que présentent à cet égard tous nos Guides du voyageur. L’Allemagne possède déjà plus d’un ouvrage de ce genre, et, pour le choix des sujets comme pour la valeur des morceaux, il faut placer au premier rang le Rheinsagen de Karl Simrock. Simrock est par excellence une tête homérique, et, sous le rapport du sentiment épique, son recueil ne pouvait manquer d’être excellent. D’autres ont aussi publié des Rheinsagen avec une mise en œuvre nouvelle des mêmes sujets ; mais, sans vouloir contester le talent de ces écrivains, ils ont, la plupart du temps, ou trop de lyrisme subjectif, ou trop d’exubérance et de fougue, ou trop de rêverie, pour remplir avec la mesure voulue ce rôle simple, objectif, ironique et franc de rhapsode populaire. Karl Simrock a l’instinct, le don et le tact exquis de ces qualités : le domaine de l’épopée lui appartient.

Mais à côté des traditions historiques, la vallée du Rhin possède mille légendes gracieuses de piété, d’amour, fleurs délicates et naïves, semblables au vergissmeinnicht dont ses blondes jeunes filles parfument en mai (maïwein, maitrank) le vin qui croît sur ces bords. La main la moins exercée en tresse naturellement de fraîches couronnes, et tout poète rhénan en fait un bouquet. Quelques brins de muguet des bois s’y mêlent, et il se dégage du tout je ne sais quel arôme sauvage qui agace et qui charme. Je tâcherai plus tard d’en rendre l’idée sensible par quelques exemples. Je voudrais montrer comment les modernes rhapsodes ont brodé sur le canevas purement épique. Commençons par une scène empruntée aux premiers temps de l’introduction du christianisme parmi les peuplades germaniques. Elle dépeint assez énergiquement la résistance opposée par les anciennes croyances aux nouveaux convertisseurs :


Radbod, le prince des frisons

Radbod, le farouche roi des Frisons, se tenait là debout au bord du fleuve, prêt à recevoir le baptême. Autour de lui, les prêtres rayonnaient déjà d’une conversion qui, après tant d’oscillations, allait enfin leur faire récolter les fruits de leurs longs efforts.

Déjà son pied touchait la surface de l’eau, lorsque s’arrêtant tout à coup :

Encore un dernier point à éclaircir, seigneur évêque ! Mes pères, tous mes ancêtres, — parle sans crainte, — après leur mort, où sont-ils allés ?

Dans l’enfer, répond le pieux évêque ; tes pères, qui moururent tous païens, tes pères sont allés dans l’enfer.

Ces paroles font jaillir des flammes des yeux du farouche guerrier.

Maudit prêtre, s’écria-t-il alors, mes pères furent des vaillants et des braves ! J’aime mieux, j’en atteste Odin, j’aime mieux mille fois me trouver avec les héros dans l’enfer qu’avec votre méchante prêtraille dans le ciel.

Il dit, et s’éloigne d’un air fier et dédaigneux.


À côté du héros encore barbare, se présente le héros chez qui déjà le christianisme a changé la rudesse en bravoure : c’est Roland le Paladin, celui que les romans de chevalerie regardent comme un neveu de Charlemagne. Roland est de retour d’Espagne. C’est en vain que la chanson de Théroulde et la chronique de Turpin l’ont fait périr au col de Roncevaux ; il est de retour aux bords du Rhin ; l’amour a fait ce miracle ; l’amour va le transformer en ermite. La jolie montagne de Rolandseck, près de Bonn, en face des sept montagnes, d’où ses regards plongeaient dans l’abbaye de Nonnenwerth, l’île verdoyante au milieu du Rhin, est encore aujourd’hui couronnée des ruines de sa cellule. La ballade que je vais traduire est d’Auguste Kopisch, le peintre très-poète de Breslau, doublement estimé pour ses tableaux et ses petits poèmes habilement dramatisés, mais surtout célèbre par son amitié avec Platen et par la découverte de la fameuse grotte d’azur à Capri :


Rolandseck (coin de Roland)

D’Espagne arriva la nouvelle que Roland, ce héros d’acier, était englouti dans le val de Ronsevaux.

La belle Hildegonde alors prend le saint voile, et, d’une bouche, hélas ! pâle comme la mort, consacre à Dieu sa pauvre âme.

Mais bientôt d’autres bruits circulent sur les vertes rives du Rhin : — Nulle épée, disait-on, n’a pu le vaincre, mais l’amour seul.

Ah ! la pointe acérée d’une lance perça profondément son cœur, quand il apprit que la belle Hildegonde était désormais fiancée à Dieu.

Il se fit construire une cellule là-haut sur le rocher, afin que ses yeux pussent plonger sans cesse dans le cloître au milieu du Rhin.

Et lorsque s’élevait le chant argentin des nonnes, il croyait distinguer dans les chœurs une chère et douce voix.

C’est ainsi que, semblable à l’abeille qui suce l’âme odorante des fleurs, le héros savourait sa tristesse, jusqu’à ce qu’enfin l’amour brisât, dans cette poitrine de fer, ce tendre cœur.


La trace de Charlemagne et de ses preux se retrouve, sous des formes et à des endroits bien divers, le long du Rhin, mais naturellement en plus grand nombre dans les parties du fleuve les plus rapprochées d’Aix-la-Chapelle et dans l’Odenwald. Un poète de Berlin, qui est en même temps un érudit fort distingué en fait de littérature grecque et latine, M. Gruppe, a consacré naguère à cette grande figure de Charlemagne une sorte de trilogie épique où les conditions de l’épopée sont parfois remplies avec un rare bonheur. J’essayerai tout à l’heure d’en reproduire un fragment. Pour montrer que le fleuve allemand par excellence n’a oublié nulle part le glorieux empereur, je veux raconter d’abord sommairement une légende originaire de la Suisse rhénane et dont le vieux chanteur Bürger a fait une délicieuse ballade. La ballade a pour titre l’Empereur et l’Abbé. Il s’agit de l’abbé de Saint-Gall. Hélas ! il serait trop long de donner une version intégrale du récit de Bürger, et l’on n’aura ici que mon analyse.

Charlemagne passait donc par Saint-Gall. Il aperçoit l’abbé qui se promenait au soleil devant son abbaye. L’abbé avait les trois mentons que Boileau donne au fameux chanoine de son Lutrin. Charlemagne aimait les hommes actifs, et notre abbé était indolent.

— Bonjour, seigneur abbé. Il paraît que les soucis spirituels vous font toujours maigrir. Eh bien, j’ai à soumettre à vos lumières trois questions dont vous aurez à donner la solution d’ici à trois mois, jour pour jour, en solennelle séance de notre conseil impérial : je désire savoir d’abord ce que je vaux, mais à une parcelle près ; ensuite, combien de temps je mettrais à faire le tour du monde ; enfin, quelle sera ma pensée au moment même où vous paraîtrez ainsi devant moi, pensée qui devra être une erreur. Tâchez de trouver réponse satisfaisante à tout, seigneur abbé, sinon vous aurez cessé d’être abbé de Saint-Gall, et vous devrez quitter l’abbaye monté à rebours sur un âne, sa queue, en guise de bride, entre vos mains.

Voilà notre pauvre abbé fort en peine. Il envoie dans toutes les universités, dans toutes les facultés ; mais les plus fameux docteurs y perdent leur latin, personne ne trouve réponse aux terribles questions. Cependant les jours se passent, et le terme fatal approche ; il ne reste plus qu’un mois, il ne reste plus que quelques semaines, que quelques jours. Hélas ! l’abbé, naguère si florissant, n’est plus désormais qu’un squelette. Plus de repos, plus de sommeil, partant plus d’embonpoint, plus de joues rubicondes. Il va dans le bois voisin ruminer à l’ombre son désespoir. Il arrive, sans y prendre garde, près de son berger.

— Salut, seigneur abbé. Mais que vous voilà maigri ! Vous êtes donc bien malade ?

— Hélas ! oui, mon brave Vénix, je suis bien malade.

— Laissez-moi vous chercher quelque herbe salutaire, seigneur abbé.

— Ah ! mon brave Vénix, ce n’est point une herbe, c’est la réponse à mes trois questions qui pourrait seule me guérir.

— C’est donc du latin bien difficile, seigneur abbé ?

— Hélas ! mon brave Vénix, ce n’est point du latin, sans quoi les docteurs auraient pu me tirer d’affaire.

— Puisque ce n’est point du latin, seigneur abbé, pardonnez-moi de vous prier de me dire quelles sont vos trois questions. Ma mère n’était qu’une simple bonne femme, mais elle avait toujours réponse à tout.

Quand l’abbé de Saint-Gall eut formulé les trois questions, le berger lança joyeusement en l’air son bonnet de loup.

— Si ce n’est que cela, vous pouvez rengraisser, mon bon maître ; je me charge de parler pour vous ; mais il faudra que vous me permettiez de mettre, ce jour-là, votre cape et votre manteau.

Le jour venu, le berger, transformé en abbé de Saint-Gall, est introduit dans la salle où l’empereur présidait le conseil impérial.

— Eh bien, seigneur abbé, vous voilà plus maigre encore qu’à l’ordinaire ; il vous a donc fallu bien longtemps méditer pour trouver le mot de l’énigme ? Voyons d’abord la première question : Qu’est-ce que je vaux, à une parcelle près ?

— Seigneur empereur, le Fils de Dieu, notre sauveur Jésus-Christ, a été vendu trente deniers : Votre Majesté vaut juste vingt-neuf deniers, un denier seulement de moins.

— Bravo ! seigneur abbé, la réponse est habile, et je serais mal venu à ne pas m’en montrer satisfait ; mais je vous attends à la deuxième question, il ne vous sera sans doute pas aussi facile de tourner la difficulté. Voyons, combien de temps mettrais-je à faire le tour du monde ?

— Seigneur empereur, si Votre Majesté se lève assez matin et qu’elle puisse constamment suivre pas à pas le soleil dans sa course, il lui suffira de vingt-quatre heures.

— Décidément, vous êtes un maître homme, seigneur abbé, et cette fois encore je m’avoue battu ; mais la troisième question n’est pas de celles d’où l’on puisse se tirer avec des si. Qui vous soufflera ce que je pense en ce moment, et comment pourrez-vous me prouver que cette pensée est une erreur ? Vous avez la parole, seigneur abbé.

— Seigneur empereur, Votre Majesté pense que je suis l’abbé de Saint-Gall, et elle se trompe, car je ne suis que son berger.

— Mais alors, c’est toi qui dois être l’abbé de Saint-Gall, et tu l’es désormais !

— Je ne sais pas le latin, seigneur empereur ; mais si Votre Majesté veut absolument m’accorder une faveur, je lui demande une autre grâce.

— Tu n’as qu’à parler.

— Je demande le pardon de mon bon maître.

N’est-ce pas que voilà une jolie légende ? Charlemagne s’y montre avec cet air de bonhomie un peu narquoise qui convient aux héros de l’épopée. Telle est aussi la physionomie que lui a donnée M. Gruppe dans sa trilogie épique, mais avec plus de gravité dominante. J’ai dit que je tâcherais de donner une idée de la composition de M. Gruppe. Afin de rendre l’épreuve plus complète, je vais tenter de traduire quelques strophes de son poëme dans une forme identique à celle dont il s’est servi ; je promets, d’ailleurs, de ne pas abuser du procédé, et de terminer ma version en simple prose.


éginhardt et emma

Tout dort dans le palais du puissant Charlemagne ;
L’heure est noire et tout dort, — excepté deux amants,
Excepté l’empereur près d’entrer en campagne,
Qui s’attarde à rêver marche, assauts, campements.

D’Éginhardt et d’Emma qui ne connaît l’histoire ?
Qui déjà n’a compris que les deux amoureux
Oubliant le sommeil par cette nuit si noire
Sont ces deux beaux enfants ? Qui n’a tremblé pour eux ?

Mais Emma tout à coup aux baisers se dérobe,
S’élance à la fenêtre et, d’un œil éperdu,
Voit qu’aux cieux éclaircis déjà s’avance l’aube
Et qu’un tapis de neige est partout étendu.

Son doux regard alors de nuages se voile :
— Fille de Charlemagne, ah ! m’oublier ainsi,
Moi dont l’honneur devrait briller comme une étoile !
Éginhardt, il est temps, hélas ! de fuir d’ici !

— Calme-toi, cher amour, je pars. Mais que la neige
Est haute dans la cour ! Je tremble que mes pas
N’y marquent leur empreinte. Ah ! ce serait un piège
D’où notre doux secret ne se sauverait pas !

De la craintive Emma les pleurs alors redoublent
Et sa douleur éclate en sanglots ; puis soudain
Un rayon dissipant les ombres qui la troublent :
— Dieu m’inspire ! c’est moi qui ferai le chemin !


Puisqu’au besoin l’amour soulèverait les pôles,
Emma doit bien pouvoir porter son Éginhardt !
Elle dit, et déjà sur ses frêles épaules,
Chargeant son cher trésor, d’un pied leste elle part.

Elle court, elle vole (oui, l’amour a des ailes !)
Et dépose Éginhardt sur le seuil opposé ;
Puis en trois bonds légers, comme en font les gazelles,
Revient. — Cherchez la place où son pas s’est posé !

À peine dans sa chambre, en face de Marie
Elle tombe à genoux : — Ô mère du Sauveur !
Au nom du doux Jésus, ô Vierge ! je vous prie.
Ayez pitié de moi, protégez mon honneur.

Cependant, je l’ai dit, l’empereur Charlemagne
Ne dormait pas non plus. Voyant poindre le jour,
Il suspend ses travaux de prochaine campagne,
Quitte son siège et jette un regard dans la cour.

Apercevant la neige : — Un bon temps pour la chasse,
Murmure-t-il ; demain nous courrons le chevreuil !
Puis regardant encore, il voit ce qui se passe…
Ah ! quel coup pour son cœur, quel coup pour son orgueil !

Dès le matin suivant, coursiers, chiens, haquenée,
Devant le palais d’Aix sont rangés avec bruit :
Le grand veneur prévoit une grande journée ;
Le grand veneur n’a pas le secret de la nuit.

Mais Charlemagne, hélas ! en sait trop le mystère.
Il s’agit bien vraiment de chasse désormais !
Quel projet couve-t-il dans son silence austère ?
Il a mandé ses preux sans retard au palais.

Les pairs sont réunis dans la salle du trône,
Car l’intérêt en cause est d’un poids capital ;

L’empereur les préside ; il porte sa couronne,
Sa couronne de fer, signe sombre et fatal.

— Fidèles conseillers, votre bouche loyale
Doit prononcer un libre et juste jugement :
Le noble rejeton d’une souche royale,
Une princesse, a pu s’oublier un moment !

Et l’empereur raconte en détail l’aventure,
Ayant bien soin d’omettre et les noms et le lieu.
Au tableau de l’amant sur sa svelte monture,
Les graves conseillers se dérident un peu.

Charlemagne reprend ; — L’affaire est sérieuse ;
En eutes-vous jamais d’aussi grave à traiter ?
L’audace du coupable est plus que factieuse ;
Sa complice est d’un sang qui doit se respecter.

Que d’abord votre arrêt porte sur la princesse !
Aucun des douze pairs ne peut se résigner
À trouver criminelle une tendre faiblesse ;
Tous répondent : — Seigneur, bien mieux vaut pardonner.

— Du galant, à son tour, appréciez l’offense,
Reprend l’empereur ; puis statuez sur son sort.
Onze des pairs encor votent pour l’indulgence ;
Seul, le plus jeune dit : — Il mérite la mort !

Celui qui prononçait un arrêt si sévère,
Sa pâleur vous eût dit que c’était Éginhardt.
— Oh ! la mort serait trop, conseiller-secrétaire ;
D’un cœur vraiment épris il faut faire la part.

— Des deux amants la faute est égale, la peine
Doit être égale aussi ; fixez-la donc, mes pairs.
J’ai dit que la coupable est fille d’une reine ;
Elle est plus noble encor… voyez mes pleurs amers !


Et Charlemagne éclate en sanglots. Il est père,
Et son cœur est brisé… Mais il est empereur,
Et quand le devoir parle, il doit être sévère.
Il doit savoir frapper même son propre cœur.


Ajoutons, afin de terminer en prose, qu’Éginhardt se précipite alors aux pieds de l’empereur, non pour implorer son pardon, mais pour s’avouer coupable et demander à être seul puni. Éginhardt et Emma sont bannis loin du palais. Emma dépouille alors ses riches vêtements pour revêtir une robe d’une étoffe grossière. Ils partent et vont chercher un abri dans l’Odenwald. Leur amour mutuel les console. Cependant quelques années s’écoulent. Un jour que, selon sa coutume, l’empereur, de plus en plus sombre, se livrait à la distraction de la chasse, il se sépare involontairement de son escorte et s’égare dans la forêt. Après avoir erré longtemps, Charlemagne arrive à l’entrée d’une clairière où joue dans l’herbe un petit garçon. L’empereur s’approche de l’enfant, qui, loin de se montrer effrayé, s’élance vers l’étranger et lui ravit son épée. Le héros sourit à cette précoce audace et fait semblant de vouloir reprendre son arme ; mais le blondin s’enfuit en appelant sa mère à son secours. Arrive une belle et majestueuse jeune femme, un frais enfant suspendu à la mamelle. Elle accueille avec grâce l’étranger :

— Vous paraissez fatigué ; vous devez avoir besoin de réparer vos forces : partagez de bon cœur, comme nous vous l’offrons, notre agreste repas. Mon mari, qui, de même que vous, est parti ce matin pour la chasse, ne peut tarder à revenir.

L’étranger accepte avec joie. Un je ne sais quoi dans cette douce voix de femme le charme et l’émeut. Cependant le jeune chasseur arrive et souhaite la bienvenue à l’étranger. On se met à table sous les vieux chênes. Charlemagne, dont le petit garçon retient toujours résolument l’épée, se sent de plus en plus attendri : que se passe-t-il dans le cœur du héros ? La jeune femme, qui s’était momentanément levée pour aller chercher un nouveau plat, revient avec un superbe quartier de chevreuil. L’empereur, dont la rêverie redouble depuis quelques instants, n’a pas plutôt goûté de ce mets succulent, que se levant tout à coup et se précipitant au cou de la jeune femme :

— Tu es mon Emma, s’écrie-t-il, ma fille que j’aime et que je regrette toujours ; mon Emma seule savait donner un semblable assaisonnement au chevreuil.

Je crois n’avoir pas besoin d’achever le tableau. Je crois n’avoir pas besoin non plus d’ajouter que Charlemagne ne revint pas seul à Aix-la-Chapelle.

Après Charlemagne, voici Siegfried, le principal acteur du Nibelûngen ; Siegfried dont il aurait fallu parler d’abord dans l’ordre des dates. Descendons le fleuve jusqu’à cette vieille ville de Xanten, où régnait jadis Sigismond, père de Siegfried. C’est de Xanten que ce dernier, déjà devenu célèbre par ses hauts faits, se dirigera un jour, avec une brillante escorte, vers l’antique cité de Worms, où il brûle de voir la belle Chriemhild, sœur de Gunther, l’un des chefs les plus élevés des Niflungen. Mais alors le héros sera dans toute sa force ; il s’avancera vers cette destinée tragique dont l’implacable ressentiment d’une femme deviendra le nœud. À partir de ce moment, Siegfried se trouvera directement mêlé à l’épopée dont sa figure demeure la plus chevaleresque, la plus touchante image. Que de fois, avant cette époque fatale, n’avait-il pas déjà parcouru les vertes rives du Rhin, à la recherche des vaillantes aventures qui devaient porter si loin sa renommée ! Uhland a mis en ballade la tradition d’après laquelle le fils de Sigismond, encore enfant, se forge lui-même l’épée destinée à faire de si grandes choses entre ses mains. Ce chant est empreint d’un réel caractère de sauvagerie héroïque.


l’épée de Siegfried

Le jeune Siegfried était un intrépide garçon. Il descendit du burg paternel.

Il ne voulait pas croupir au logis ; il voulait parcourir le monde entier.

Maint chevalier valeureux passa devant lui portant bouclier solide et longue épée.

Siegfried, lui, ne portait qu’un bâton, ce qui le tourmentait, l’humiliait fort !

Et lorsqu’il eut pénétré dans la sombre forêt, il arriva bientôt devant une forge.

Là, par monceaux, ses yeux virent le fer et l’acier ; un joyeux foyer lançait des flammes.

Ô maître, mon cher maître ! permets que je devienne ton compagnon,

Et enseigne-moi le secret précieux de faire de bonnes, de solides épées !

Siegfried agite merveilleusement le marteau ; en quelques tours de bras il eut enfoncé l’enclume dans le sol.

Il frappait de tels coups, que la forêt résonnait au loin, et que de tous côtés le fer volait en éclats.

Et du dernier morceau de fer ainsi martelé, il fit une épée, une épée à la fois large et longue.

Maintenant j’ai forgé une bonne épée ! Maintenant je suis comme d’autres chevaliers valeureux !

Maintenant j’irai, comme d’autres héros, exterminant géants et dragons, à travers bois et campagnes !


Nous ne le suivrons pas aujourd’hui plus loin que Worms, où nous retrouvons maint souvenir du grand poète national : c’est à Worms que se passa cet épisode funeste de la rivalité des deux reines se disputant le pas à leur entrée dans l’église ; c’est dans les eaux profondes du Rhin, en face de Worms, qu’a été englouti le trésor des Nibelûngen, prétexte de tant de massacres, et où l’imagination des poètes modernes voit de préférence un symbole, une image mythique des grappes dorées qui croissent sur ces bords. Telle est du moins l’interprétation de Karl Simrock dans ces jolies strophes où se mêlent la poésie et la sagesse :


le trésor englouti

Il était une fois un roi, un roi sur le Rhin, qui n’aimait rien moins que disputes, peines et soucis. Ses hommes combattaient dans le pays pour un trésor dont chacun rêvait la possession ; et déjà la plupart avaient ainsi péri déplorablement par les mains les uns des autres.

Alors le roi dit à ses nobles : — À quoi bon cet or qu’il vous faut toujours payer de vos têtes ? Que ce fléau cesse ; submergez le trésor sous les flots du Rhin, et qu’il y reste caché jusqu’au dernier jour !

Et les hauts seigneurs engloutirent le trésor au plus profond du fleuve. Sans doute qu’il s’y est, depuis, entièrement fondu : c’est son or liquide qui brille désormais dans les grappes vermeilles des deux rives.

Ah ! si chacun pensait comme cet excellent roi qui voulait que nul souci ne vînt assombrir la lumineuse sérénité de la pensée, comme nous nous empresserions de jeter nos vaines préoccupations au fond du Rhin, cent fois plus heureux de rafraîchir nos lèvres à son vin doré !


Préférez-vous réveiller les échos du moyen âge féodal et monacal ? Les ruines qui se dressent pittoresquement le long du fleuve semblent vouloir élever à l’envi la voix pour vous raconter le passé. Vous n’avez que l’embarras du choix. Entre toutes, je traduirai seulement deux ballades que dramatisent les deux situations les plus solennelles de cette société féodale et monacale, la révolte du serf contre son seigneur, la mort du dernier moine sous les derniers débris de son couvent. Puisqu’il s’agit d’évoquer le moyen âge, commençons par emprunter la baguette magique d’Uhland :


la vengeance

Le serf a poignardé le noble seigneur : le serf, à son tour, deviendrait volontiers un chevalier.

Il l’a poignardé dans le sombre bocage ; il a englouti le cadavre dans le Rhin profond.

Il a revêtu la blanche armure, et s’est hardiment élancé sur le coursier du seigneur.

Et lorsqu’il veut traverser le pont, voilà que le coursier se cabre et recule.

Et lorsqu’il sent dans ses flancs les éperons d’or, voilà que d’un bond sauvage le coursier lance son maladroit cavalier dans le fleuve.

Des bras, des pieds, le serf rame et lutte ; mais la lourde cotte d’armes l’entraîne au fond.

La vive et nette esquisse du vieil abbé, esquissé qui réclamait l’encadrement de la rime, est due à C. Reinhold, un philosophe critique et naturaliste, émule et contemporain des Kant, des Fichte, des Hégel et des Schelling ; mais il y a de la poésie en Allemagne jusque sous les couches les plus profondes de la métaphysique et de l’abstraction.


le vieil abbé

Dans le cloitre en ruine erre le vieil abbé :
Que cherche-t-il ainsi, sur son bâton courbé ?

À ces marbres portant l’empreinte des sandales,
Que demandent ses yeux scrutant toutes les dalles ?

Hélas ! il reste seul dans ces murs dédaignés,
Et compte les tombeaux sous la voûte alignés.

Hélas ! et c’est en vain que, pour sa propre tombe,
Il y cherche une place ! Et pourtant il succombe

Sous le fardeau croissant de ses jours, de son deuil…
Le cloitre enfin s’écroule… et voilà son cercueil.


Redescendons vers Aix-la-Chapelle, et, dans le palais de Charlemagne, Karl Simrock, dont toutes ces légendes sont en quelque sorte le domaine patrimonial, nous fera assister à deux scènes animées du temps de Louis-le-Débonnaire et de celui de l’empereur Frédéric III. La couleur historique et locale est ici l’un des mérites indispensables du peintre, qu’un certain tour de bonhomie railleuse suffirait d’ailleurs à faire reconnaître. Il nous montre d’abord le fils indolent de Charlemagne et d’Hildegarde au moment où il donne à ses fils une partie importante de ses États.


le partage de la pomme

Le seigneur Ludwig, lorsqu’il était à Aix-la-Chapelle, passait volontiers de longues heures à table ; c’était un empereur pieux, et qui, en outre, aimait beaucoup les pommes.

Un jour qu’il s’y trouvait entouré de ses fils, il se dit : Essayons un peu leur obéissance.

Et il cria à l’aîné : — Approche et obéis-moi ; ouvre la bouche afin d’y recevoir ce morceau de pomme.

Pépin-le-Long répondit : — Seigneur père, à quoi bon cette plaisanterie ? je puis bien peler moi-même les pommes que je veux manger ; je suis, Dieu merci, assez grand pour cela !

Alors Ludwig, s’adressant à son second fils : — Puisqu’il en est ainsi, à toi maintenant d’ouvrir la bouche et d’avaler ce morceau que ma main y va jeter.

Et Ludwig s’agenouillant devant le siège paternel : — Comme vous l’ordonnez, mon père ! Et il prit le morceau de pomme.

Alors le pieux empereur dit : — Un royaume est à toi, le vaste pays des Francks ; voilà désormais ton héritage.

Puis, s’adressant à son troisième fils, qui répondait au nom de Lothaire : — Cet autre morceau de pomme, mon fils, reçois-le de ma main.

Et Lothaire s’étant aussitôt agenouillé devant le siège paternel : — Avec ce morceau de pomme, reprit l’empereur, tu as reçu la couronne impériale.

Ayant entendu ces paroles, Pépin ne voulut pas non plus perdre son temps ; spontanément, et de la meilleure volonté du monde, il s’agenouilla devant son père, ouvrant démesurément la bouche.

L’empereur dit : — Plus rien, tu arrives trop tard, il ne reste plus rien pour toi ; ma pomme entière est partagée.

De là est né ce proverbe, généralement connu depuis Louis-le-Pieux : « Il faut savoir ouvrir la bouche à propos. »


Le second tableau représente l’abdication de Frédéric III en faveur de son fils Maximilien, et rappelle une recette infaillible qu’avaient alors les princes pour battre monnaie sans or ni argent. Il est vrai qu’alors les juifs n’étaient pas encore devenus les princes du jour.


les œufs d’or

L’empereur Frédéric donnait solennellement, dans la ville d’Aix, le sceptre et la couronne à son fils Maximilien.

Là personne vraiment n’eut à endurer la soif. Les royales rasades ! Le peuple et sept princes manquèrent de se noyer dans le vin.

Toutes les cérémonies eurent lieu conformément au vieux droit royal.

Mais, à la fête du couronnement, qu’est-ce donc qu’on lui apporta avec tant de soin ? Une corbeille remplie d’œufs d’or, un riche présent, en vérité !…

Aussitôt l’empereur Maximilien s’adressant à ses satellites : — Ceux qui m’ont envoyé ces œufs » qu’on les saisisse et qu’on les garde !

Hélas ! quel crime avons-nous commis, pauvres juifs que nous sommes, pour qu’on nous plonge ainsi dans une dure captivité !

Ah ! vous demandez pourquoi l’on vous arrête ! la chose est pourtant facile à comprendre : ceux qui pondent de pareils œufs ne méritent-ils pas bien qu’on les garde ?


Rien de plus aisé que de multiplier ces citations, et, je le répète, le touriste lettré qui parcourt les rives du Rhin, devrait les trouver toutes dans son Itinéraire du voyageur. Comme nous ne rédigeons pas, en ce moment, un semblable itinéraire, il nous faut, non sans regret, omettre la plupart de ces légendes, et nous permettre tout au plus d’indiquer encore, mais aussi sommairement que possible, le sujet de quelques-unes. Parmi les traditions historiques d’une époque plus moderne, comment oublier ce brave forgeron de Solingen qui, non content de forger d’excellentes baïonnettes pour les soldats de son roi, de son héros, du vieux Fritz, comme ils appelaient Frédéric II, voulut encore, bien que père d’une nombreuse famille et depuis longtemps libéré du service, combattre sous les drapeaux de l’armée prussienne, pour venger la défaite de Kollin ! Aussi comme il aida Seidlitz à battre les Français à Rosbach ! et comme, sans lui, Zieten aurait moins complètement défait les impériaux à Leuthen ! Après ce succès seulement, les affaires du vieux Fritz lui parurent remises en assez bon état pour qu’il lui fût permis de songer aux siennes propres et de reprendre le tablier de cuir du forgeron.

Comment oublier aussi ce petit caporal Spohn, de Coblentz, qui se montra dévoué à Napoléon au point de sacrifier froidement sa vie pour sauver celle de son empereur ? C’était à la bataille dite des Trois Empereurs : s’étant imprudemment avancé pour étudier les manœuvres de l’ennemi, Napoléon est tout à coup séparé de son escorte par une troupe de Cosaques ; grâce à la vitesse de son cheval, il parvient d’abord à se frayer un passage ; mais les Cosaques sont à sa poursuite, et les bagages de l’armée d’une part, les broussailles et les marécages de l’autre, vont maintenant lui opposer une barrière infranchissable. D’un coup d’œil le petit caporal Spohn a mesuré le danger : « Sire, à la faveur des broussailles, donnez-moi votre cheval et votre chapeau, puis fuyez ! » Et c’est ainsi que Spohn fut tué au lieu et place de l’Empereur ; et c’est à partir de ce moment, ajoute le poète, que les soldats donnèrent à Napoléon le surnom de Petit Caporal : « Le grand caporal, dit en terminant la ballade, le grand caporal était Spohn ; il était, cette fois, plus grand que Napoléon ! »

Préférez-vous les évocations riantes, sentimentales, bizarres, fantastiques ! Le Rhin en a pour tous les goûts. J’en trouve une singulière, mais fort morale, aux environs de Haag. C’est encore Simrock qui raconte le fait avec la charmante ironie qui lui est familière.


Une pauvre femme, mère de deux enfants jumeaux, s’en allait demandant l’aumône. Un enfant dans chaque bras, elle s’avance timidement et s’incline devant l’orgueilleuse épouse du comte Henneberg.

Loin de mes yeux, loin de mes yeux, impudente femme ! s’écrie l’impitoyable comtesse ; deux enfants à la fois n’ont jamais eu pour père un seul et même homme !

Que Dieu donc, pour vous confondre, répond la pauvre femme, que Dieu vous envoie autant d’enfants qu’il y a de jours dans l’année !

Et la comtesse, en effet, mit au monde trois cent soixante-cinq jumeaux, tant garçons que filles.


On montre encore aujourd’hui, s’il faut en croire le malin chroniqueur, les vastes bassins où ils furent tous baptisés.

En fait de miracle, j’aime mieux croire à celui qui va suivre :

les sept vierges de pierre

Sur un frêle bateau, le soir d’un jour serein,
Folâtres passagers, nota descendions le Rhin.

Tout à coup le patron nous cria de l’arrière :
— Garde à vous ! car voici les Sept Vierges de pierre.

Ces vierges, dont le nom fait peur aux matelots,
Sont sept rochers dardant leur crête au sein des flots.

Près de Wésel vivaient sept sœurs riches et belles,
Mais toutes sept aussi coquettes et cruelles.

Leur seul plaisir était de captiver les cœurs,
Puis de les torturer par leurs dédains moqueurs.

Comment dire les noms de toutes les victimes ?
Le Rhin cache leurs os au fond de ses abîmes.

Dieu voulut les punir : Dieu doit punir un jour
Tout cœur lâche qui feint ou qui trompe l’amour.

De ces beaux corps sans flamme, aux cœurs déjà de pierre,
Dieu fit ces sept rochers, où l’eau croule en poussière.

Depuis ce temps, malheur, s’il porte un cœur cruel,
Malheur à tout bateau passant devant Wésel !

Fatalement poussé contre les rocs sauvages,
De morts et de débris il jonchera ces plages.

Notre patron à peine achevait ce récit,
Qu’une vieille, en tremblant, s’écria : — Dieu merci !

J’eus trois époux ; hélas ! tous trois sont dans la bière !
On ne dira donc pas que mon cœur fut de pierre.

— Dieu soit loué ! bravo ! répond maint passager ;
En fût-il autrement, nous courions grand danger !


— Ne craignez rien, répond une blonde à l’œil tendre :
Tout cœur bien assiégé doit finir par se rendre.

— Bravo ! dit son voisin, un galant passager ;
En fût-il autrement, nous courions grand danger !

À son tour, une enfant : — De peur que l’on n’échoue,
J’ai baisé doucement mon cousin sur la joue.

— Bravo ! disent en chœur patron et passagers ;
Nous pouvons maintenant braver tous les dangers !


Entendez-vous maintenant ce cliquetis d’épées dans les ténèbres ! C’est le duel, chaque nuit renaissant, des Frères ennemis. C’est là, dans le creux de la vallée, non loin de Saint-Goar, que recommence, à l’heure de minuit, la sacrilège du couple fraternel. Ces deux frères aimaient la même femme : l’épée dut décider qui des deux vivrait. « Mais d’étranges visions rôdent à travers les ombres. Malheur, malheur, frères sanglants ! Malheur, malheur, herbe ensanglantée ! Les deux combattants roulent à la fois sur le sol, percés l’un par l’autre. Bien des siècles se sont écoulés depuis lors ; bien des générations sont tour à tour descendues dans la tombe. D’un air sombre, le château vide semble regarder du haut de la montagne dans la sombre vallée. »

Écoutez ces bruits plus plaintifs et plus tendres : ce sont les soupirs mélodieux de Laurelei dans les rochers près de Bacarach. Mais comment redire cette poétique histoire qu’Henri Heine a si bien dite, en embellissant encore le charmant récit de Clément Brentano ?

À Mayence, n’est-ce pas une jolie légende que celle de ce Minnesinger :

Qui, n’ayant célébré que les plus douces âmes.
Fut nommé Frauenlob (la louange des femmes).
J’aime cette ballade où l’on apprend qu’au jour
Où la mort suspendit son cantique d’amour,
Les vierges de Mayence, en leur deuil empressées,
Posant sous le cercueil leurs mains entrelacées,
Portèrent, en mêlant leur hymne et leurs sanglots,
Sa dépouille mortelle au champ de son repos.


Près de Bingen, les bateliers, craignant de sombrer dans le tourbillon au milieu du Rhin, continuent de faire à saint Nicolas un vœu tenu plus consciencieusement par eux que par le batelier de la ballade suivante :


le cierge

— Puissant et bon saint Nicolas,
Préserve-nous de couler bas
Dans ce tourbillon où chavire,
Près de Bingen, plus d’un navire,
Et je t’offrirai sans débat
(Ma promesse vaut un contrat),
Un cierge aussi grand que mon mât !

Soudain le soleil perce l’ombre,
Et l’esquif passe sans encombre.

— Merci, grand saint ; mais, franchement,
Le danger n’était pas bien grand :
Ce ciel serein, ce flot docile,
Rendaient le miracle facile,
Et c’est au plus si l’on te doit
Un cierge gros comme le doigt !


Pensée ingrate autant qu’impie,
Et que tôt le marin expie :
Une trombe roulant sur l’eau
Engloutit l’homme et le bateau.


Au sortir de la vallée de la Mourg, ces âpres rochers ont conservé le souvenir de l’invasion des Barbares. Il faut raconter en vers cette tradition où la sombre figure des Huns fait contraste à la douce et merveilleuse image de la vierge Marie :


la chapelle

Souillés de vin, de sang, l’œil hébété, lascif,
Les Huns ont terrassé l’esclave fugitif :

— Les vierges ? dis ou meurs ! dis vite où sont les vierges !
— Là haut, dans la chapelle, où brûlent les blancs cierges.

Jusqu’au sommet les Huns gravissent en courant :
À bonds moins furieux s’élance le torrent.

De ces avides loups quand la bande affamée
Croit saisir les brebis, la chapelle est fermée.

Pour enfoncer la porte, ils arrachent un pin
Et s’en font un bélier contre les gonds d’airain.

Mais les vierges en chœur ont invoqué Marie,
Et des Huns étonnés s’émousse la furie.

La chapelle aussitôt se transforme en rocher.
Qui, pour croire au miracle, a besoin d’y toucher,

N’a qu’à gravir le mont ceint de mousse et de lierre :
De ces vierges la voix vibre encor dans la pierre.


Sur la lisière de la Forêt-Noire, les frères Grimm, dans leurs courses pédestres en vue de recueillir aux vraies sources les légendes allemandes, ont entendu répéter ces deux autres contes symboliques :


l’aumone détournée

Dans un très-vieux château bordant la forêt Noire,
Un soir que l’on contait plus d’une sombre histoire,

Nous étions encor là lorsque sonna minuit
Tout à coup par la porte, un bel enfant, sans bruit,

Entra vêtu de blanc : on aurait dit un ange,
N’eût été son air triste et sa pâleur étrange.

D’un pas égal et lent dans la salle il passa,
Ouvrit le cabinet du fond et s’y glissa.

L’enfant revint ainsi les deux nuits qui suivirent,
Et ces deux fois encor mes regards seuls le virent,

À la troisième fois, me levant curieux,
J’ouvris le cabinet et j’y plongeai les yeux.

Près du foyer, l’enfant, pour soulever les planches,
Meurtrissait, mais en vain, ses petites mains blanches.

Je fis un pas… Soudain la forme disparut.
Je racontai le fait ; nul d’abord ne le crut ;

Mais lorsque j’eus dépeint ses traits, ses yeux, son âge,
Je vis autour de moi pâlir plus d’un visage.

— Ah ! c’est mon pauvre enfant mort l’automne dernier !
Cria la mère. Et tous de pleurer et crier.

— Mais quel remords ainsi tourmente sa chère âme ?
Rendez-lui, doux Jésus, le repos qu’il réclame.


À l’instant, on fouilla près de l’âtre : au-dessous
Du parquet vermoulu gisaient deux ou trois sous.

Ces sous, dont il devait faire œuvre charitable,
Il les avait cachés (action condamnable),

Pour acheter un jour des gâteaux. L’humble argent
Fut donné sans retard au premier indigent,

Et pour rendre le calme à cette âme troublée,
L’aumône de la mère en tous lieux fut doublée.

À partir de ce jour l’enfant ne revint plus.
Il était maintenant au milieu des élus.


pleurs merveilleux

Il neigeait, il gelait ; le givre éblouissant
Craquait dans le sentier sous les pieds du passant.

Étayant d’un bâton sa marche chancelante,
Une vieille pauvresse allait, plaintive et lente.

Du seuil d’une chaumière où brillait un grand feu,
Un enfant lui cria : — Pour vous chauffer un peu,

Entrez, ô bonne femme ! Et, joyeuse, la vieille
S’approche en grelottant de la flamme vermeille.

Mais ses haillons usés, qu’étoile plus d’un trou.
S’allument aussitôt comme de l’amadou.

La flamme monte, et l’enfant, pour l’atteindre,
S’épuise en longs efforts ; comme il ne peut l’éteindre,

Deux longs ruisseaux de pleurs jaillissent de ses yeux,
Noyant soudain la flamme, — Ô noble enfant ! les cieux,

Voyant ta charité, permirent ce miracle,
Car un cœur charitable est le plus beau spectacle.

Enfin, si nous remontons vers la Suisse, nous pourrons nous faire chanter par les pâtres quelque naïve et pieuse tradition du genre de celle-ci :


l’hostie

Un fou — c’était un fou plutôt qu’un criminel, —
Ravit le saint ciboire exposé sur l’autel,

Il court vers la montagne, et, debout sur la cime,
L’œil en feu, le renverse au-dessus de l’abîme.

Du saint vase une hostie au céleste rayon
S’échappe, et dans l’air bleu, comme un blanc papillon,

Flotte légèrement, puis sur un lis de neige,
Où mille abeilles d’or lui forment un cortège.

Va tomber et repose. — Ô miracle ! l’essaim
Se concerte aussitôt dans un sacré dessein :

Pour abriter l’hostie, aussitôt les abeilles,
Des plus doux sucs puisés aux fleurs les plus merveilles,

Bâtissent alentour leurs rayons odorants,
Et Dieu luit à travers les prismes transparents ;

Et, le soir, maint berger, qui de ces monts est l’hôte,
Croit qu’une vive étoile est tombée à mi-côte.

Dès l’aube, vers ce point chacun se dirigeant,
Voit l’auréole d’or sur un beau lis d’argent.

Et le pâtre, non moins pieux que les abeilles,
Bâtit une chapelle à ces saintes merveilles.


Il est temps d’arriver, après tous ces détours, aux Poètes de la vallée du Rhin. Il est temps d’en parler plus particulièrement et de les laisser parler. Nous avons fait comme ces historiens consciencieux et prolixes qui, avant d’entrer dans le cœur de leur sujet et de commencer leur narration principale, s’amusent d’abord à décrire le terrain où s’entrechoqueront bientôt les événements et les batailles. Ne dirais-je pas plus justement que j’ai suivi l’exemple du Chaperon rouge, m’attardant à poursuivre des papillons et à cueillir les fleurs du sentier ? Mais aussi quel pays plus charmant vous inviterait à faire l’école buissonnière ?

C’est en 1846 que j’ai fait la connaissance de M. Kinkel alors professeur adjoint de l’université de Bonn, et celle de M. Wolfgang Müller, à cette époque médecin de Dusseldorf. La physionomie diversement intelligente et expressive de ces deux hommes est restée gravée dans mon souvenir ; et maintenant que j’évoque leurs noms, je crois les voir, je crois les entendre encore, le premier avec ses cheveux noirs brillants, avec son regard prompt à s’enflammer, son heureux don d’improvisation et de timbre musical ; le second avec sa blonde chevelure, ses yeux d’un azur grisâtre, comme ce ciel voilé par les brumes du Rhin, et son enthousiasme candide qui s’adaptait si bien à toute sa personne ; tous les deux jeunes, grands, beaux et pleins d’avenir.

Je crois les voir et les entendre encore. À Bonn, Kinkel, qui vivait alors avec Kaufmann dans le cercle de Simrock, brillait de toute la gloire de ses nouveaux grades récemment conquis à la faculté philosophique. Son cours d’histoire asiatique et de littérature attirait un auditoire nombreux, où le beau sexe se pressait, comme il le fait en France, au tribunal d’assises, quand il s’agit d’un beau crime, et surtout d’un beau criminel. Sa parole caressait, charmait, entraînait ; elle l’entraînait lui-même, et devait un jour le conduire irrésistiblement trop loin.

Je retrouve sa physionomie ainsi esquissée dans mes notes de voyage :

« Nature pleine de séduction, où l’imagination domine, et qui semble destinée à influencer les hommes par les qualités souveraines de l’orateur, par la grâce de la personne, par l’éloquence vivante du geste et de la parole. »

Les événements de 1848 devaient donner une confirmation éclatante à cet horoscope.

Si, en sa qualité d’Allemand brun, M. Kinkel avait l’enthousiasme actif et vif, M. Wolfgang Müller montrait l’enthousiasme rêveur et tendre d’un Allemand blond. Il me fit, avec une bonne grâce si chaleureuse, les honneurs de son Dusseldorf, qu’on eût dit qu’il était, relativement à Dusseldorf, à l’aurore d’une première passion. Dusseldorf possède un jardin public très-bien planté, où chantent à l’envi les rossignols ; il voulut me conduire à ce concert des rossignols, et, bien qu’il l’entendît tous les jours, il laissa voir, en l’écoutant de nouveau devant moi, une virginité, une candeur d’émotion qui me rendit presque honteux de paraître aussi peu profondément remué. Il me montra la maison de Jacobi, celle d’Immermann, en saluant d’invocations vraiment, lyriques la mémoire de ces poètes. Au soleil couchant, il me conduisit dans la campagne visiter avec lui les pauvres dont il était le médecin. « Bon monsieur Müller par-ci, bon monsieur Müller par-là ! » Il fallait voir quelle joie, quel apaisement d’inquiétudes et de souffrances il apportait parmi ces pauvres gens ! Le poète avait pour chacun une bonne parole, un bon conseil, une bonne aumône, oui, une bonne aumône, double cette fois, puisque je l’accompagnais.

— Voilà des clients qui finiront par vous amasser un trésor… de bonnes œuvres, lui dis-je au retour.

— Les médecins devraient tous être poètes et millionnaires, me répondit-il ; toutes les maladies disparaîtraient comme par enchantement.

Dans la soirée, M. Müller m’offrit un thé poétique. Ce fut le moment de la poésie proprement dite. Il venait de publier, sous le titre de Bruderschaftslieder (Chants de fraternité), un recueil très-sympathique à la France et qui renfermait quelques traductions heureusement réussies de Béranger. Nous les lûmes et relûmes. Le traducteur avait surtout rencontré la vraie note frémissante et profonde pour interpréter le Vieux vagabond et la Sainte-Alliance des peuples. Parmi ses pièces, une Ode à la France me parut être la contrepartie acceptable de ce Rhin allemand qui avait attiré à son auteur, Nicolas Becker, cette vive et impertinente riposte d’Alfred de Musset :

Nous l’avons eu votre Rhin allemand !


Après ces douze années écoulées, est-il trop tard pour traduire quelques strophes de cette Ode à la France de Wolfgang Müller !


Salut, peuple de France ! Un chant doit aujourd’hui résonner en ton honneur, un chant glorieux, un chant qu’anime une jeune et joyeuse sympathie, fraternelle. La pusillanimité, la sottise, la jalousie et la haine auront beau dire, le cœur loyal et content de l’homme libre n’en bat pas moins dans ta poitrine. Voilà plus de mille ans que ton puissant génie, ta main vaillante, agrandissent chaque jour ta renommée ; l’avenir et le passé brillent également pour toi. Salut, terre et peuple de France !

Qui pourrait compter les nobles cicatrices qui décorent ton front ? qui pourrait compter les brèches de ton redoutable glaive ? qui dira les noms de tous les héros qui moururent courageusement pour toi ? qui vantera dignement tes hauts faits ? Tu as combattu tous les peuples du monde, et tu les as vaincus tour à tour. Chaque bouche qui s’ouvre raconte ta gloire et n’en parle qu’avec envie. Salut, terre et peuple de France !

Ainsi que les roses, les beaux-arts et les libres sciences ont crû de tout temps sur ton sol. Ton généreux exemple animera les peuples d’une émulation féconde. Oui, l’aveugle déraison peut seule méconnaître le génie de tes penseurs, de tes poètes, que la vérité doit proclamer maîtres en tous lieux. Salut terre et peuple de France !


Un cosmopolite de l’art pouvait désirer un peu plus de concision à ces vers ; un Français devait les trouver de tout point admirables.

Mais, après cette première et sentimentale esquisse du souvenir, reprenons de plus haut, pour les mener rapidement jusqu’à nos jours, la vie et l’œuvre littéraire de ces deux écrivains.

Gottfried Kinkel est né en 1815, à Obercassel, où son père exerçait les fonctions de ministre protestant. Après une enfance pieuse et librement écoulée au sein de la nature, le jeune Gottfried va étudier la théologie à Bonn, et dès 1837, il y ouvre lui-même, en qualité, d’agrégé à la faculté, un cours de théologie historique et d’art chrétien. Remarqué aussitôt pour son éloquence, il ne tarde pas à être nommé prédicateur dans une des églises protestantes de Cologne. Un mariage contracté, malgré ses supérieurs, avec une catholique séparée de son premier mari, lui fait quitter en 1843 la carrière ecclésiastique. Il entreprend alors de nouvelles études et conquiert ces nouveaux grades dont je le trouvai investi à l’université de Bonn en 1816. Ces dernières années de séjour à Bonn peuvent être considérées comme les plus ferventes, les plus décisives de sa vie poétique : elles ont été incontestablement les plus sereines et les plus laborieuses. Un petit cénacle d’esprits créateurs s’y était formé, mêlant les travaux d’histoire locale aux essais de plus en plus accentués et marquants d’une poésie dont la tradition nationale devait de préférence fournir la matière. Ces jeunes recrues se groupaient autour de Kinkel et de sa femme, musicienne fort distinguée et qui avait aussi fait ses preuves d’écrivain. En tête de ces amis, de ces émules de Kinkel, il faut citer dès lors un poète moins âgé que lui de quelques années, Alexandre Kaufmann, dont j’ai prononcé le nom plus haut, et dont je parlerai bientôt plus longuement. Aux jours de fête, surtout aux vendanges, tout cet essaim joyeux et sérieux franchissait le Rhin en face du Drachenfels, véritable géant armé à l’arrière-garde des sept montagnes, pénétrait dans la vallée en laissant à gauche le Mont des serpents (Schlangenberg), longeait ensuite la villa charmante et les ombrages touffus de Jean-Marie Farina, puis s’abattait avec des cris de triomphe sur l’humble cottage de Simrock, au Menzenberg.

Ce vignoble du Menzenberg, dont pendant quelque temps une moitié appartint à ma mère, et que Simrock a depuis vingt ans considérablement augmenté, est devenu comme la maison de campagne, sans frais d’entretien, de tous les poètes de l’Allemagne moderne et, à titre privilégié, des poètes rhénans. Ferdinand Freiligrath y a passé plus d’un mois fleuri ; la plupart de ces gosiers sonores en ont goûté et célébré le vin, et au moment où je trace ces lignes, un noble et vaillant chanteur de la Bohème, Maurice Hartmann, qui, ce dernier automne, a caché son nid dans quelque fente granitique du Rolandseck, m’apporte les cordialités de mon cher oncle, dont il a été l’hôte au Menzenberg.

Pour en revenir à notre colonie nomade d’historiens épiques, je ferai remarquer que les ruines de la vieille abbaye de Heisterbach ne sont pas à une très-grande distance de cette Tempé du Menzenberg, et que Simrock les avait depuis longtemps recommandées aux investigations de ses amis, notamment de Kaufmann, qui en fit ultérieurement l’objet de deux études également estimées : César de Heisterbach et l’Abbaye de Heisterbach sous ses trois premiers abbés.

Le temps s’écoulait de la sorte, d’autant plus rapide qu’il était mieux rempli ; le talent et la réputation de Kinkel grandissaient, comme devait aussi se développer sa confiance dans l’empire exercé par sa parole sur un auditoire chaque jour plus nombreux, chaque jour plus charmé. 1848 éclata tout à coup au milieu de ces pacifiques théories de l’art. On sait le courant que suivirent bientôt beaucoup d’esprits comme frappés au même moment d’une même commotion électrique. L’exaltation semblait gagner les têtes et les cœurs les plus secs ; comment n’aurait-elle pas fait bouillir le généreux sang qui bat si fortement parfois dans la tempe des poètes ? La politique, qui entraînait plus ou moins tout le monde, entraîna Kinkel. Enivré d’enthousiasme et d’éloquence, il se jette tout entier dans le mouvement révolutionnaire ; il ouvre un club d’ouvriers auxquels il crie : Sauvez-vous ! Il fonde un journal démocratico-socialiste qu’il baptise de ce titre expressif : le Spartacus. L’un des plus ardents chefs du parti républicain dans les provinces rhénanes, il s’associe coup sur coup à la prise à main armée de l’arsenal royal de Siegbourg et au soulèvement du grand-duché de Bade, où il est fait prisonnier par les troupes prussiennes. Condamné à la détention perpétuelle, il est renfermé dans la forteresse de Spandau, d’où jusqu’alors toute évasion avait été jugée impossible. Kinkel parvint pourtant à s’en échapper, au grand déshonneur de la forteresse de Spandau, qui perdait ainsi sa virginité, et grâce au dévouement et à l’habileté, si prodigieuse qu’elle est demeurée une énigme, de son ancien élève et ami, Charles Schurz. Kinkel passa d’abord en Amérique, puis il revint en Europe, et il habite depuis plusieurs années l’Angleterre, oh, sans oublier qu’il est et doit rester avant tout un poète, il demande à l’enseignement les ressources nécessaires à l’entretien d’une famille déjà nombreuse. Hâtons-nous d’ajouter que ces ressources ne lui ont jamais fait défaut, grâce à la rare énergie et aux remarquables talents de sa femme aussi bien que de lui-même.

Ceux qui seraient curieux de connaître plus en détail les diverses circonstances de cette vie politique de Kinkel, sur laquelle l’étonnant hasard de son évasion projette un certain intérêt romanesque, pourront consulter avec fruit les deux gros volumes publiés en 1850 par M. Strodsmann sous ce titre : Gottfried Kinke.

Nous préférons revenir à ses œuvres littéraires.

J’ai indiqué plus haut les conditions dans lesquelles s’est écoulée l’enfance solitaire et même un peu sauvage de notre poète. Cette fantaisie errante et indépendante au milieu des plus gracieux aspects de la vallée du Rhin, au pied de ces sept montagnes qui, jointes au fantôme lointain de la cathédrale de Cologne, donnent à tant de frais tableaux un encadrement d’une grandeur sévère, devait favoriser le développement de l’originalité dans le caractère de l’homme non moins que dans le talent de l’écrivain. Religieusement élevé dans ce principe que l’on doit tout immoler au devoir, tout subordonner à une conviction consciencieuse, Kinkel, que son tempérament poussait à l’action, montra, dès ses débuts dans les lettres, cette décision, cet entrain dramatique, cette marche fiévreuse vers le dénouement, qui signalèrent plus tard son irruption dans le grand-duché de Bade. La voix intérieure une fois entendue, il est de ceux qu’aucun Rubicon n’arrête ; et puisque ce mot est tombé de ma plume, je ne crois pas indifférent de rappeler que notre poète a chanté le grand César comme on chante le héros de son choix. Ailleurs, dans quelques strophes, remplies de la sérénité dont la maison paternelle (le presbytère protestant d’Obercassel) avait laissé en lui l’idéal et le souvenir, le besoin, la soif ardente de la vie active éclate tout à Coup, et voilà cette lame étincelante qui sort en frémissant du paisible fourreau. Je transcris la pièce parce qu’elle me semble caractéristique :


dans le presbytère

La nuit est silencieuse ; un souffle frais m’arrive des montagnes voisines ; tout rêve dans la chaleur étouffante de l’été ; l’assoupissement règne au loin dans l’immensité béante.

Et si je me pose à la fenêtre pour écouter et pour voir, la vie est muette dans l’espace environnant ; seul, un léger frémissement de bois frôle à travers la solitude.

Des chiens aboient ; aux reflets des étoiles, un chevreuil se glisse furtivement vers le pâturage ; et voici que, pour endormir son enfant, la femme du pasteur chantonne dans la chambre basse.

Bienheureuse paix ! Aigri par le monde, le cœur te demande un refuge, et dans la poitrine blessée frissonne doucement comme un pressentiment de l’éternel repos.

Oui, mon cœur, oui, je le sens ; tu pourrais vivre dans cet abandon complet du monde, et tes battements seraient moins vifs, si pareil destin t’était réservé.

Mais la force ne te fut-elle pas donnée pour l’ardente lutte ? Tu marches d’un pas ferme à travers les obstacles du chemin ; tu affrontes hardiment les éclairs et les craquements de l’orage.

Celui qui a reçu un poignet robuste, que n’accable point le poids de l’épée, doit-il déserter les combats pour le pieux foyer de la paix ?

Le jour point ! Sus ! élance-toi au dehors au milieu des périls de la vie ! Décide-toi avec une gravité calme, mais agis ensuite avec une volonté forte. Adieu, adieu, paisible et bienheureuse maison !


Le poète est tout entier dans ces vers. C’est bien l’âme éprise de l’idéal rêveur, mais qu’entraîne invinciblement l’aimant attractif de l’action. Et telle est aussi sa poétique : des faits, des actes, de la vie ! et que les rêves eux-mêmes s’incorporent au plus tôt dans la vie !

Nous avions laissé M. Wolfgang Müller à Dusseldorf ; nous le retrouvons à Cologne, où il a épousé en 1847 une fille du célèbre banquier Schnitzler. Il faut aller en Allemagne pour voir ainsi des filles de banquiers tendre avec orgueil la main aux poètes.

Cologne, ville de marchands, de prêtres et de rabbins ! ville des trois cents clochers et des quatre tours, veillant, comme autant de sentinelles, aux quatre coins du long échiquier de ces vieilles murailles ! Alexandrie bavarde, mercantile et boueuse de l’Occident ! Babel de toutes les langues et de toutes les confessions ! peuple dont la tête est protestante, le cœur juif et les bras catholiques, pour s’étendre en croix, devant des reliques douteuses, sur la froide pierre de ses églises ! peuple dont l’esprit n’a pas la limpidité naïve de ses frères du Rhin, comme aussi ce beau fleuve roule ici des flots moins majestueux et plus troubles. À mesure qu’on descend vers la Hollande et vers la patrie de Grétry, la wallonne cité de Liège, ce caractère d’abâtardissement devient plus sensible ; c’est ainsi qu’Aix-la-Chapelle, cette Mecke des professeurs d’histoire, des pèlerins catholiques et des goutteux, est une ville triste et sombre, une ville de spleen. Pour poétiser un peu son visage de veuve, il faut se hâter de dire qu’elle porte éternellement le deuil de Charlemagne.

Certes, pour un desservant de la muse, il était plus séduisant d’habiter Dusseldorf ; mais Wolfgang Müller devait trouver à Cologne, comme on vient de le voir, plus encore que la muse, qui d’ailleurs l’y suivit fidèlement. Les critiques allemands, qui étudient avec intelligence le développement des nouveaux talents dont s’honore leur pays, ont dit de Müller qu’il est le plus rhénan des poètes actuels. La qualification me semble aussi ingénieuse que fondée : le plus rhénan des chantres du Rhin sera certainement celui dont la claire voix gazouillera les notes les plus vives, les plus fraîches, celui dont la muse aura les cheveux les plus blonds, et dans les yeux l’azur le plus tendre des plus mélancoliques vergissmeinnicht. Wolfgang Müller a tout cela, même avec exubérance. Sans doute, que Simrock, Gustave Pfarrius, Kinkel et Alexandre Kaufmann peuvent aussi, par leurs qualités particulières, être appelés des poètes rhénans, mais ils ont certainement, dans une moindre mesure, ce que je nommerai la candeur azurée.

Le berceau de Wolfgang Müller a d’ailleurs été placé au milieu des vergissftneinnicht, puisqu’il est né à Kœnigswinter, au pied de ces sept montagnes, qu’en ma qualité de poète rhénan, j’ai chantées moi-même dans un sonnet qui trouve ici naturellement sa place :


Sur ses flots, trop souvent rougis par les batailles,
Le Rhin a donc bercé votre esprit curieux,
Madame, et fièrement déroulé sous vos yeux
Les vieux nids de vautours cachés dans ses broussailles !

Des donjons féodaux les croulantes murailles
Vous ont donc fait rêver aux âges glorieux !
— C’est ici que passa Louis victorieux,
Là qu’à Marceau deux camps firent des funérailles.


— Mais de l’orgueil humain ces imposants témoins
Et tous ces souvenirs ont dû vous toucher moins
Que les frais horizons de ces vertes campagnes ;

Moins que toi, dont le nom suffit pour m’attendrir,
Éden où je naquis, où je voudrais mourir,
Bonn ! ô ma vallée au pied des sept montagnes !


Le jeune Müller fut envoyé à Dusseldorf pour y faire ses humanités, puis à Bonn et à Berlin pour y prendre ses inscriptions de médecine. À Bonn, il s’associa bien vite au groupe dont Simrock était le chef ; à Berlin, il fut fraternellement accueilli par Bettina d’Arnim, Eichendorff, Auguste Kopisch, Gruppe et Gutzkow. Il s’arrêta à Dresde pour nouer des relations avec le vieux romantique, Louis Tieck ; à Halle avec le baron de La Motte-Fouqué et Arnold Ruge ; à Cassel avec les frères Grimm. Pour payer son tribut à la landwehr, il entre alors en qualité de chirurgien dans un régiment de Uhlans. Vers la fin de 1844, il partit pour Paris et y séjourna six mois, cherchant à s’y mettre en rapport avec l’élite de la littérature et des arts. Il s’y rencontra avec les poètes allemands George Herwegh, Dingelstedt, Gutzkow et Henri Heine. Vers cette époque, son père, qui exerçait la médecine à Dusseldorf, mourut et lui laissa sa clientèle. Il alla, dès lors, s’y établir comme médecin, et y resta en cette qualité jusqu’en 1853. En 1848, ses concitoyens lui prouvèrent leur estime, en lui confiant le mandat de député au parlement de Francfort. Depuis 1854, il a cessé de pratiquer la médecine, pour aller se fixer à Cologne, près de la famille de sa femme, et pour se livrer entièrement aux travaux littéraires. On a de lui divers ouvrages en prose et en vers. Parmi ses écrits en prose, se fait remarquer son Rheinbuch (Livre du Rhin) oh le poète a traité son sujet sous toutes les faces, descriptions topographiques, histoire, légendes et mœurs. Il est l’auteur de nombreux romans et nouvelles successivement insérés dans les revues périodiques, dans les almanachs et les journaux. Ses poésies se composent de lieder, de ballades et même de poëmes épiques ; mais il a surtout réussi dans la ballade. À l’exemple de lord Byron, il a consacré tout un poème aux traditions et aux sites justement renommés de son fleuve natal. Son Rheinfahrt (Voyage sur le Rhin), composition tour à tour lyrique et descriptive, est une idée heureuse, exécutée en maints endroits avec verve, mais qui, écrite dans la première jeunesse de l’auteur, manque en général de maturité. Müller le remanie et le complète aujourd’hui, et le livre méritait ce louable travail de refonte. Sous ce titre : Die Maikœniginn (la Reine de mai), le poète a publié, dans ces dernières années, une idylle dont la vallée du Rhin fournit à la fois l’encadrement, les scènes naïves et les fraîches images. Ne quittons pas Wolfgang Müller, sans citer de lui un lied, et, comme c’est avant tout un poète rhénan, citons son Lied du Rhin :


Mon cœur est au Rhin, ma douce patrie ; mon cœur est au Rhin où fut mon berceau, où s’écoula ma jeunesse, où mes amitiés fleurirent, où ma bien-aimée berce sa pensée dans un songe enchanteur, où j’ai follement épanché les chansons et le vin. Où que je sois, où que j’aille, mon cœur est au Rhin !

Salut à toi, large fleuve vert et doré tour à tour ; à vous, châteaux et villages et villes et vieux dômes ! à vous, moissons vermeilles dans les vallées fécondes ; à vous, collines dont les pampres étincellent aux rayons du soleil ; à vous, forêts, ravines et rochers moussus ! Où que je sois, où que j’aille, mon cœur est au Rhin !

Salut à toi, existence pleine d’allégresse parmi les chants, le vin et les danses ; à toi surtout, salut, race chère et brave, dont les femmes sont si aimantes, les hommes si loyaux ! Ah ! que Dieu bénisse vos labeurs et votre vie ! — Où que je sois, où que j’aille, mon cœur est au Rhin, à jamais au Rhin !


À côté de cette figure sereine, plaçons une physionomie plus sombre, celle d’Édouard de Schenk, un poète qui a pris tout au sérieux, la poésie comme la vie. Il est né en 1788, et mort en 1841. Élevé dans l’Église réformée, son âme eut froid dans le protestantisme, et il se fit catholique. Il a été ministre de l’intérieur en Bavière. Ses poésies, où circule comme un souffle de la foi romaine, se distinguent par l’élégance de la forme et par une grande délicatesse de sentiment. On a de lui des cantates, des chants lyriques, des poèmes et des comédies ; quelques fragments d’une épopée intitulée Ahasvérus ont, en outre, paru dans les almanachs. Je prends dans l’œuvre de M. Édouard de Schenk un morceau qui me semble réunir les meilleures qualités de son talent :


l’arbre glacé

En face du château de Leuchtenberg, un vieil arbre se dresse au sommet d’une haute montagne. On l’appelle l’arbre glacé.

Je m’avançai vers cet arbre. Un berger était assis dans son ombre, tandis que son troupeau allait cherchant alentour une herbe rare et raidie.

Le soleil brillait, au zénith, dans toute sa pompe embrasée ; l’air était calme et transparent ; et pourtant on voyait s’agiter les rameaux ainsi que les cheveux du berger.

Et dès que j’eus posé le pied dans l’ombre du vieil arbre, je me sentis envahir par le froid et par les frissons, comme si déjà l’hiver était là !

On entendait siffler dans ses branches comme la sourde voix de la tempête et du vent du nord ; et plus bas, à ses pieds, régnait une atmosphère humide et froide, comme dans la tour d’une prison.

On croit ouïr à travers les feuilles les gémissements sinistres du désespoir ; et le sol entier qu’elles ombragent semble empreint d’une rosée de larmes.

Pourquoi, demandai-je au berger, pourquoi les éléments sont-ils ainsi déchaînés sous cet arbre, tandis que partout ailleurs les bois, les vallées et les collines jouissent du plus profond repos ?

Voyez-vous, me dit-il, ce château suspendu là-haut sur ces rochers à pic ? Ce ne sont plus maintenant que des ruines désertes ; mais jadis la vie s’y épanouissait dans toute sa sève.

C’était autrefois le séjour des comtes de Leuchtenberg ; que de fois, pareils à des aigles, n’ont-ils pas pris, de là, leur vol pour s’abattre dans les campagnes effrayées !

Et il advint que la fille d’un de ces comtes se prit d’amour pour un simple écuyer ; l’amour entraîna la faute, et la faute fut cruellement punie.

Le père arracha le jeune homme à son doux rêve d’amour ; il le fit mettre à mort, puis enterrer là sous cet arbre.

Le père jeta la jeune fille au fond de cette sombre tour, seule avec son désespoir, seule au sein des froides ténèbres et des hurlements de la tempête.

Et dès les premières blancheurs de la prochaine aurore, elle bondit de sa froide couche vers les barreaux de sa fenêtre et plongea ses regards vers cet arbre.

Et elle s’écria : — Qu’à jamais soit maudit ton toit de feuilles, arbre, sous lequel mon père a mis à mort celui que j’aimais le plus !

Alors que tous les autres arbres reposeront à la douce chaleur du soleil, toi tu demeureras éternellement glacé, éternellement froid comme mon bien-aimé !

Sous ton dôme circuleront à jamais les funèbres frissons de la tombe ; tu resteras éternellement glacé, comme l’air de ma prison.

En toi retentiront à jamais des plaintes et des gémissements aussi lugubres que mon désespoir ; tu resteras éternellement glacé comme le cœur de mon père !

Tel est l’anathème que la jeune fille lançait chaque jour sur cet arbre, jusqu’à ce qu’enfin son sort affreux et son désespoir fissent éclater son pauvre cœur.

Et depuis lors un souffle glacé règne toujours ici, quand bien même une tiède haleine circule partout alentour. — Et c’est ainsi que cet arbre reçut pour toujours le nom d’arbre glacé.

Le berger achevait à peine son récit, que la bise glaciale se mit à siffler en redoublant de rage. Moi, cependant, j’avais levé mes regards vers la tour de Leuchtenberg.

Et je crus voir la malheureuse jeune fille se tenir encore debout aux barreaux de la fenêtre fatale ; je crus l’entendre lancer encore l’anathème, la voir encore une dernière fois disparaître.

Et, aussitôt, je m’élançai hors de l’ombre maudite de cet arbre vers un chaud rayon de soleil ; et, sentant alors comme un poids se soulever de ma poitrine, je descendis rêveur dans la paisible vallée.


Mais j’entends le chant de l’alouette : c’est l’alouette du Rhin, madame Adélaïde de Stolterforth, chanoinesse de Geisenheim. Sa voix est fraîche et claire, comme celle de cette vive philomèle des sillons, qui aime à répandre son âme dans le ciel, en secouant la rosée de ses ailes. Madame de Stolterforth demande presque exclusivement son inspiration à la nature ; elle a des notes qui émeuvent, ces noies particulières au timbre de la femme, et dont le charme fait aisément passer sur quelques imperfections d’art et de forme. Elle a consacré de nombreux travaux à la vallée du Rhin : Cycle des Sagas du Rhin (1835) ; Album du Rhin (1838), traduit en français par Peschier ; Description, histoire et Sagas de la vallée du Rhin et de la Wisper (1840) ; Burg Stoltzenfels (1842), etc. Voyons comment madame de Stolterforth célèbre cette vallée natale, si fréquentée par sa muse :


la vie aux bords du Rhin

Aux bords du Rhin semble circuler, respirer la douce haleine des anciens jours ; je crois en voir planer les ombres dans leur première splendeur ; je crois entendre résonner les chants d’autrefois, qui réveillent en moi de doux échos et de doux rêves.

Ici le fer et la pierre me parlent du passé ; là, c’est la voix même du peuple qui me raconte les traditions du bon vieux temps. Nous avons hérité de mainte légende merveilleuse, et nous y avons cru avec une foi robuste. Quelle voix serait assez impie pour en suspecter la vérité ?

Et moi aussi je veux d’une âme loyale chanter ce que j’ai vu, ce que j’ai trouvé sur ces rives : et si quelqu’un refuse de me croire, qu’il parcoure lui-même notre beau pays ! Qu’il s’arrête, le soir, pour contempler et pour entendre ; qu’il s’arrête, soit au sommet des collines, soit au fond des vallées : le cœur ici peut toujours trouver quelque chose, pourvu toutefois qu’il sache chercher.


Oui, la vie s’écoule encore sur ces bords comme un ressouvenir de l’Éden. La musique, la poésie et l’art y donnent encore à la pensée une profondeur de sentiment, une élévation et une délicatesse voisines de l’idéal. Les femmes surtout y conservent, sans s’en douter, cette rose mystique qu’un poète français chantait ainsi naguère, et qu’on ne saurait trop chanter :


les deux sœurs
(m. m. m. m.)

Je connais deux sœurs, deux charmantes sœurs,
Qui, matin et soir, sous de frais ombrages,
Exercent leurs doigts à de fins ouvrages.
La rose idéale embaume leurs cœurs.

La mère est auprès : on dirait trois sœurs,
À les voir de loin sous ces frais ombrages ;
Et si quelquefois chôment leurs ouvrages,
Leur main se repose en cueillant des fleurs.

Un poète passe et, l’âme ravie,
Contemple en secret ces fleurs de la vie,
Puis, d’un cœur ému — qui voudrait bénir, —

Il chante : — Mon Dieu, sur ces douces têtes,
Verse à pleines mains, chassant les tempêtes,
Un calme bonheur, un long avenir !


Puisque nous voilà en compagnie si aimable, esquissons en passant le profil ingénu d’une jeune fille, que la rose mystique, dont je parlais tout à l’heure, a rendue prématurément poète et poète élégiaque à la façon de Sapho, moins le Saut de Leucade. Amara George (pseudonyme de Mathilde Binder) a débuté à l’âge de 19 ans, par la publication d’un recueil lyrique intitulé Blüten der nacht (Fleurs de la nuit), dont Alexandre Kaufmann s’était fait l’éditeur. Ce titre de Fleurs de la nuit, qui réveille des idées sombres si peu en rapport avec la grâce souriante d’une toute jeune fille, n’était malheureusement pas une invention de fantaisie. Les journées de Mathilde Binder, obligée de gagner par un dur travail le pain de la vie matérielle, étant tout entières employées aux labeurs corporels, c’est seulement, en effet, pendant la nuit, pendant les heures d’un repos si nécessaire après tant de fatigue, et pourtant si peu goûté, que purent éclore ces fleurs de la pensée, inspirées par la douleur et le désespoir, presque toujours arrosées de larmes amères. De là ce nom d’Almara dont se baptisa l’auteur. La fibre secrète, prête à se rompre, avait sincèrement vibré dans cette jeune voix, et elle devait être entendue. Les Fleurs de la nuit firent aussitôt sensation. Le savant traducteur du poète persan Hafiz, le philosophe et critique George Daumer, s’empressa de signaler la nouvelle étoile éclose au ciel de la poésie allemande. Il célébra sa bienvenue par ces trois strophes :


Sois tranquille ! tout ce qui est noble, tout ce qui est grand doit suivre un sentier pénible et sombre, jusqu’à ce qu’il arrive enfin dans l’éclatante lumière.

Sois tranquille ! je suis pour toi un prophète, un voyant : j’entrevois déjà sur ta tête le rayonnement des plus belles couronnes.

Je vois ton front sortir éblouissant de la nuit vaincue, et tout un peuple, avide de t’honorer, prosterné devant toi !


Tirons maintenant quelques fleurs de ce lugubre bouquet d’Amara George :


le plus sombre des jours

Le plus sombre des jours est celui dont l’anniversaire me rappelle que j’ai été mise au monde pour tant souffrir.

Ce jour-là, ô ma mère ! réponds-moi, est-ce que le ciel ne se fondait pas en eau, comme pour montrer sa commisération et sa pitié ?

Est-ce que l’on n’entendait pas les sourds grondements de l’orage ? et les sinistres plaintes de la tempête ne luttaient-elles pas contre la destinée qui voulait m’accabler de cette vie funeste ?

Ah ! si tu avais eu le pressentiment, rien que le pressentiment vague et lointain de toutes ces dures épreuves, de tous ces rudes sentiers qu’il me faudrait traverser !

Non, tu n’aurais pas voulu allaiter ta pauvre enfant ; tu l’aurais plutôt, de tes propres mains, précipitée au plus profond des flots !


les heures

Chaque heure qui passe nous fait sa blessure ; une seule, et c’est la dernière, nous tue et nous guérit.


à mes fleurs

Qu’avez-vous donc, fleurs bien-aimées ? Pourquoi vous incliner ainsi tristement vers le sol ? Vous vous désolez de voir que voilà de nouveau l’affreux hiver qui vient tout flétrir et tout ravager.

Ah ! chères fleurs, calmez-vous ! Qui donc est plus malade, plus épuisée que moi-même ? — Et pourtant, je chante, et je sais que le bonheur ne luira jamais pour moi.

Votre deuil n’est que de courte durée, puisque la pauvre haleine du printemps doit vous rendre une nouvelle vie embaumée, une nouvelle grâce, une nouvelle fraîcheur. Mais moi, hélas ! je n’espère, je ne puis espérer que le profond repos de la tombe.


Hâtons-nous de dire que la vie n’a pas justifié, pour cette aimable jeune fille, d’aussi sinistres pressentiments. Elle est devenue, en 1857, la femme du poète Alexandre Kaufmann, qu’elle a suivi dans les paisibles vallées du Main et de la Tauber. Sans doute qu’elle y cueillera désormais des fleurs plus riantes. « Elle vient de me donner, m’écrit Kaufmann, une petite fille, que Dieu veuille rendre aussi jolie, aussi aimable et aussi vertueuse que sa mère. » Jeune femme, jeune femme, voilà votre plus beau poëme !

Puisque Kaufmann m’est ainsi ramené par la main d’Amara George complétons son ébauche. Il est né à Bonn en 1821. Son père y avait rempli les fonctions de maire sous l’occupation française. L’esprit sérieux du jeune Alexandre fut d’abord séduit par l’étude de l’histoire et du droit ; mais, comme je crois l’avoir indiqué plus haut, il ne tarda guère à être entraîné dans le cercle poétique des Simrock, Kinkel, Metzeratt, où je le trouvai en 1844. Cette même année, cédant aux exigences de l’existence, il se sépara de ses amis pour aller faire l’éducation du jeune prince Charles de Lowenstein-Wertheim-Rosenberg. Cette éducation terminée, et après divers déplacements motivés par sa santé non moins que par ses études, il est définitivement resté au service de cette noble famille de Lowenstein, où le loisir si nécessaire aux travaux de la pensée ne lui a jamais fait défaut.

Le talent de M. Alexandre Kaufmann a de la souplesse et de la fermeté. Son vers est net et précis. L’image lui vient naturellement. Il a chanté l’amour avec feu, peut-être un peu à la manière païenne ; sa forme est classique, comme celle de Kinkel, qui, comme Kaufmann, n’abuse pas non plus du sentiment : il y aurait plutôt, chez l’un comme chez l’autre, une retenue, une certaine pudeur de se livrer sous ce rapport, qui tournerait parfois à la sécheresse. Suivant moi, il est avant tout un humoriste. J’en donne pour exemple cette ballade dont les Moines du Johannisberg ont fourni le sujet :


Le brave abbé de Fulde vint un jour pour s’assurer par lui-même si sur le Johannisberg les vignes fleurissaient bien.

Les grappes commençaient déjà à briller d’un éclat brun doré. Le moine invita tout le couvent à une soirée de dégustation.

Il dit : — Le prochain automne va sûrement nous combler de bénédictions ; un tonneau de plus ou de moins, nous n’avons pas besoin de nous inquiéter.

Qu’on apporte ici, à grands seaux, le vin de la grande tonne ! Mais, arrêtez ; avant de commencer à boire, prenez vos bréviaires, mes frères, pour réciter une courte oraison.

Nos bréviaires ! — Oui, vos bréviaires. Ils se crurent perdus. Ils cherchent, cherchent en vain. — Laissez-les donc, dit le moine, et mettons-nous à boire !

Qu’on apporte les bouteilles ! Par Dieu ! voilà qui s’appelle avoir peu de mémoire ! n’ai-je pas oublié chez moi mon tirebouchon ; quel ennui !

Un tire-bouchon ? Et en un clin-d’œil, toutes les poches sont fouillées, et l’on se trouve avoir plus de tire-bouchons encore que de bouteilles.

Bravo ! mes pieux frères ! l’incident me paraît gai. Je reconnais bien là les vrais soldats du Seigneur ! Eh ! mais, pourquoi ces regards inquiets ? Ni soucis, ni bile aujourd’hui : demain seulement… — Mais silence et discrétion ! demain, chers frères, nous prenons les armes !


Voici une fraîche chanson de voyage :


À travers l’épaisse et profonde verdure du bois, à travers le labyrinthe des précipices les plus sauvages, le pèlerin peut avancer sans crainte sous la protection des brises printanières.

Lorsque la parure des arbres est si fraîche, lorsque les ruisseaux coulent avec un si joyeux gazouillement, ah ! qui pourrait, au milieu de ces influences bienfaisantes et bénies, qui pourrait nourrir une mauvaise pensée ?


J’ai dit que M. Kaufmann est humoriste par tempérament. La meilleur preuve en sera cette façon goguenarde de raconter un charmant épisode d’amour :


trahison

Le nénuphar blanc murmura tout bas : — Je dois vous confier quelque chose ; je dois vous confier ce que deux jeunes amoureux ont fait la nuit dernière.

Ils descendaient le fleuve avec cousin et cousine, et, comme il y avait des oreilles ouvertes toutes grandes dans la barque, ils s’étaient assis côte à côte dans le plus complet silence et dans l’attitude la plus convenable.

Elle plongea sa main dans l’onde azurée pour calmer les battements de son pouls ; et il se trouva que, précisément au même moment, lui aussi il voulut s’assurer de la température de l’eau.

Et, sous l’eau, se rencontrèrent, par hasard et invisiblement, les deux mains ; et elles se fuyaient, et elles se cherchaient. Ce fut un jeu interminable.

Les parents n’ont rien aperçu de ces bienheureuses agaceries d’amour ; mais moi, le nénuphar, j’ai bien tout vu du fond de l’abîme béant !


Je trouve ce petit poëme charmant dans sa douce raillerie. Faites souvent ainsi, cher poète, et vous prendrez entre Novalis et Heine, entre le mysticisme sentimental et la moquerie, une place digne de tenter un talent original.


la jeune fille de Florsheim

Au fond d’une fraîche vallée murmure la source à l’ombre des aulnes ; sur la colline inondée de soleil, le château se dresse si souriant, si scintillant !

La flûte du berger solitaire retentit à travers la paisible vallée. Dans le château est une jeune fille qui, le cœur plein d’un doux tourment, aspire ces sons qui montent de la vallée.

Le troupeau repose à l’ombre ; le berger s’assoupit au bord du ruisseau. La jeune fille descend d’un pied léger la colline, et son baiser réveille le beau dormeur.

Une blanche vapeur s’élève des prés fleuris ; le ciel sourit d’un si paisible azur ! Un souffle printanier d’éden enveloppe doucement l’heureux couple.

Mais un jour arrive le venimeux serpent qui va détruire le bonheur de cet autre éden ; il arrive et pique au talon le jeune homme qui se tord douloureusement, puis expire.

La jeune fille descend d’un pied léger la colline ; mais son baiser ne réveille plus le beau dormeur ; et du haut du sentier à pic, elle se laisse rouler au fond du ruisseau murmurant.

Cela arriva dans la vallée de Florsheim, et c’était la noble jeune fille du château, et le jeune homme était le berger du couvent, le beau jeune homme dont le serpent avait détruit le bonheur.

Et bienheureux celui qu’un dard empoisonné vient ainsi blesser à mort dans la fleur de la volupté ! Ceux qui portent le deuil du bonheur perdu, ceux-là, l’existence qu’ils achèvent de traîner n’est plus qu’une longue mort !


Qui a composé cette rêveuse et mélancolique ballade ? c’est Gustave Pfarrius, de Cologne, un poète qui a mis en petits drames pleins de vie et de charme une foule de traditions du Rhin. Je voudrais vous traduire ses gracieuses strophes sur la fondation de Creuznach, ou sa plaisante boutade de la botte pleine de vin vidée d’un seul trait ; mais l’heure a sonné de finir, et j’entends de toutes parts dans la vallée retentir les cloches du soir qui rappellent au logis pasteurs et troupeaux. Adieu donc, beau pays de la légende et du rêve ; continue de respecter la pensée ; continue de fleurir, d’aimer et de chanter librement sous l’œil de Dieu ; et, comme il m’arrive aujourd’hui, le faucheur, venu dès l’aube pour joncher le sol de tes épis dorés, verra descendre la nuit avant d’avoir pu ramasser toute sa moisson.


Mon livre est donc fini ; cher lecteur, au revoir :
Le mot adieu n’est pas de mon vocabulaire ;
C’est un trop triste mot ; c’est comme un froid suaire
Où l’on ensevelit l’avenir et l’espoir.

Le mot adieu me glace, il me peint tout en noir ;
Mais au revoir me charme et par lui tout s’éclaire.
Oui, même quand la mort m’enlève une âme chère,
Je ne dis point : Adieu ! je soupire : Au revoir !


Au revoir donc, lecteur, et que Dieu t’accompagne !
Je ne parlerai plus, je crois, de l’Allemagne :
Un autre ciel m’attire et j’aspire au soleil.

Je suis le voyageur, à la marche engourdie,
Qui, des Alpes du Nord descend en Lombardie,
Et veut se réchauffer à ce rayon vermeil.

24 mars 1860.

FIN.