Poètes contemporains de l’Allemagne - Henri Heine
DE L'ALLEMAGNE.
Romancero, von Heinrich Heine ; 1 vol. Hambourg, 1852.
Quand on étudie attentivement l’Allemagne depuis Goethe et Hegel, il est impossible de ne pas être frappé de l’agitation fébrile que manifeste sur tant de points sa vie intellectuelle et morale. Goethe et Hegel représentaient avec une sorte de puissance majestueuse, celui-ci dans le domaine de l’art, celui-là dans l’ordre de la pensée pure, le travail de l’esprit germanique pendant plus d’un demi-siècle. Suscité par un homme tel que Lessing, conduit par les intelligences les plus hardies dans une époque de scepticisme et d’innovations, ce travail ne s’était pas accompli sans porter atteinte à bien des croyances, sans détruire bien des habitudes qui étaient naguère le charme et l’honneur de ce pays. La sérénité impassible de Goethe, la tranquillité presque familière de Hegel dissimulaient du moins ces altérations du génie national, et la conscience publique, encouragée par le calme des maîtres, semblait décidée aussi à écarter toute pensée d’alarme. Eux morts, tout changea bientôt. La génération qu’ils avaient élevée protesta soudain avec impatience contre cette froide et circonspecte gravité ; les voiles tombèrent, les illusions s’évanouirent, et il fallut bien comprendre qu’une Allemagne nouvelle était née.
Que devait être cette nouvelle Allemagne ? Elle-même ne le savait pas très bien. Ce qui était évident pour tous, c’est qu’elle voulait sortir du royaume des abstractions et prendre pied dans le monde réel. Une transformation de cette nature avait besoin du secours des années pour produire efficacement tous ses fruits, pour faire son œuvre sans supprimer aucune des traditions essentielles d’un grand peuple, elle ne pouvait se réaliser que peu à peu, sans violences et sans secousses ; mais les révolutions les plus légitimes ne sont pas toujours celles qui obéissent le mieux aux conseils de la raison. Dans ce renouvellement entrepris à la hâte, combien vit-elle précieux trésors dissipés par des mains folles ! combien de vénérables souvenirs reniés avec injure ! Tout ce qui gênait la marche des novateurs, croyances séculaires, aspirations sublimes, ardeurs d’un spiritualisme audacieux, tout cela fut relégué parmi les vieilleries d’un autre âge, — ou plutôt ces édifices de la philosophie et de l’art, ces temples, comme dit le poète latin, construits par la science seHeine des sages,
Édita doctrina sapientum templa serena,
jonchèrent le solde leurs débris. De là le singulier aspect des lettres allemandes depuis une vingtaine d’années ; de là ce fantastique pêle-mêle où les inspirations les plus contraires, le grand et le mesquin, le sérieux et le frivole, le vrai et le faux, aspirent inutilement à une harmonie impossible. Ce qu’on y rencontre à chaque pas, ce sont des ruines, des colonnes renversées, — ruines du spiritualisme antique ; colonnes renversées des vieilles basiliques nationales. Le passé y remplit le présent de ses éclats. La poésie la plus haute y est unie souvent à des pensées toutes vulgaires ; les idéales rêveries s’y associent à un naturalisme sans vergogne ; il existe, en un mot, toute sorte de liens bizarres et ineffaçables entre la vieille Allemagne et cette Allemagne d’aujourd’hui qui renie si résolûment ses ancêtres. D’anciennes richesses, quoique dissipées avec dédain ou employées à d’autres usages, s’y retrouvent sans cesse encore, et l’athée y parle la langue des mystiques. Bizarre assemblage de rapprochemens et de contrastes ! on comprend ce qu’une telle période doit contenir de singularités inattendues. Si elle ne peut briller par l’unité, elle brillera du moins par le mouvement, par la variété d’une vie aventureuse ; ce ne sera pas assez pour la peindre d’évoquer tel ou tel poète : il faudra s’adresser à la tristesse inquiète des uns, à la folle ironie des autres, aux laborieux efforts de tous ; il faudra faire comparaître tour à tour maintes figures qui ne se ressembleront pas.
Il y a pourtant un écrivain qui résume fidèlement cette agitation des vingt dernières années et en réunit en lui tous les contrastes. C’est une imagination ailée, une intelligence poétiquement railleuse, un de ces esprits subtils et hardis, merveilleusement préparés à tirer parti d’une situation comme celle que je viens de décrire. Ni la philosophie ni la poésie de la période qui précède n’ont de secrets pour sa pensée. Il comprend tous les problèmes de la science, il possède tous les trésors de l’art, et il emporte gaiement ce bagage de la vieille Allemagne au milieu des expéditions révolutionnaires d’une génération émancipée. L’Allemagne du spiritualisme et de l’imagination semble descendue dans la tombe ; lui, il l’évoque et la confronte avec les temps nouveaux. Personne ne pouvait se jouer avec plus de grace au milieu des ruines. Avec une cruauté enfantine, avec une tristesse mêlée d’insouciance, il prend je ne sais quel plaisir de raffiné à faire croître maintes fleurs sur des champs de mort ; fleurs charmantes et empoisonnées ! toutes sortes de parfums bizarres s’y confondent, et il est impossible de les respirer sans être ravi et troublé tout ensemble. Est-il triste ? est-il joyeux ? Est-ce le triomphe du libre penseur qui éclate dans sa gaieté ? est-ce la tristesse du poète blessé qui se dissimule sous les accens de l’ironie ? En vérité, le doute est permis sur ce point, ou plutôt ces deux sentimens si contraires forment chez lui un merveilleux accord qui est l’originalité même de ses œuvres. C’est bien le libre penseur, à coup sûr, qui fait cette déclaration hautaine : « Je n’ai jamais considéré la poésie que comme un saint jouet, comme un moyen consacré à un but céleste. Qu’on loue mes chants ou qu’on les blâme, peu importe ; vous placerez un glaive sur ma tombe, oui, un glaive ! car j’ai toujours été un bon soldat dans la guerre de délivrance du genre humain. » Mais que le poète est sincère aussi quand il se joue dans sa fantaisie insouciante ! « Mon poème, s’écrie-t-il, est le songe d’une nuit d’été ; il est sans but, comme la vie, comme l’amour ! » Ou bien : « C’est moi qui ai chanté le dernier chant dans les libres et printanières forêts du romantisme. » Ou bien encore : « Je suis né sur les bords de ce beau fleuve où la folie pousse sur de vertes montagnes ! » Unissez ces deux inspirations différentes, imaginez l’harmonie où ces contrastes puissent se fondre, faites une nature complète de ce libre penseur si vaillamment armé et de ce capricieux poète enivré de sa folie : vous aurez le représentant de toute la période qui a suivi Goethe et Hegel, vous aurez l’auteur des Reisebilder et du Livre des Chants, l’auteur d’Atta-Troll et du Romancero, le brillant, le fantasque, l’insaisissable Henri Heine.
Le moment est venu d’apprécier avec ensemble les travaux de M. Henri Heine. À travers les jeux étincelans d’une imagination aussi prompte à se renouveler, au milieu des rôles divers que l’humoriste quittait ou se donnait tour à tour, la critique, déconcertée quelquefois, pouvait hésiter dans ses jugemens ; elle devait s’attacher surtout à suivre cette fantaisie rapide, à marquer les phases de ses évolutions, à indiquer le rapport des écrits du poète avec le moment qui les voyait se produire et l’espèce d’influence qu’il se proposait d’exercer. Aujourd’hui M. Henri Heine a parcouru le cercle de sa poésie, et son œuvre entière est devant nous ; nous pouvons embrasser toute sa destinée d’un même regard. Cette destinée, mobile comme le caprice, est une cependant par le culte de l’imagination ; elle finira comme elle a commencé, par la gaieté charmante et le poétique essor de la jeunesse. En vain les années ont-elles suivi leur cours, en vain la souffrance, une souffrance affreuse, impitoyable, a-t-elle appesanti ses mains de plomb sur la fantaisie ailée : la fantaisie triomphe et s’envole. Voyez-le sur ce lit de douleur où un artiste éminent nous le représente ici, considérez cette tête fine et pensive où le mal physique semble accuser plus vivement l’originalité de la vie intérieure : ce qui est manifeste dans ce commentaire si vrai, ce qui éclate dans la délicatesse du visage, dans le sourire des lèvres, dans ce regard à demi fermé où ne pénètre plus qu’un dernier rayon de lumière, c’est la sérénité imperturbable, c’est la victoire de l’humour sur les plus cruelles souffrances qui puissent enchaîner l’essor de l’ame. Que de contradictions souvent entre les livres et la conduite ! L’histoire sait plus d’un écrivain spiritualiste qui, dans la pratique de la vie, a laissé de côté son système. Ce poète-ci, bien au contraire, s’il faut lui reprocher d’avoir trop prêché la religion des sens et de la beauté, avec quelle aisance merveilleuse il se montre supérieur à ses doctrines ! Au moment où tout ce qu’il a aimé lui échappe, où la forme s’évanouit, où la couleur s’efface, où ce culte de l’hellénisme, dont il semblait enivré, l’abandonne au sein du vide, c’est alors que nous le voyons, toujours souriant et calme, rappeler à lui l’essaim des songes avec une grace qu’aucune souffrance n’altère. Ou plutôt ces termes d’école, — sensualisme, spiritualisme, — ne sont pas ici à leur place. Je comprends désormais pourquoi ces deux inspirations se croisent si bien dans la trame de ses imbroglios ; je comprends que le fond de sa poésie n’est proprement ni l’enthousiasme idéaliste ni l’enivrement de la beauté matérielle, mais l’humour, — l’humour ! espèce de mysticisme littéraire particulier aux esprits du Nord, forme capricieuse de l’intelligence qui cache la douleur sous la joie et la tendresse sous la moquerie, ironie gracieuse et profonde qui s’établit parfois sur les plus hautes cimes de la pensée, embrasse de là tout l’univers, et se joue élégamment du ciel et de la terre, du réel et de l’idéal. Ceux qu’a visités cette muse sont emportés par elle dans des régions où ne pénètre aucun trouble ; toutes les choses d’ici-bas n’y apparaissent plus que transfigurées par la gaieté hardie du songeur. Tel nous avons vu M. Henri Heine, lorsque, jeune, intrépide, à la fois joyeux et mélancolique, il écrivait, il y a vingt-cinq ans, les pages railleuses des Reisebilder, — tel nous le retrouvons aujourd’hui triomphant de la douleur par la poésie et dictant les strophes étincelantes du Romancero. Charmante et forte unité de cette vie au milieu de tant d’ouvrer légères et de singuliers contrastes !
M. Henri Heine est né, selon ses poétiques paroles, aux bords de ce beau fleuve où la folie pousse sur de vertes montagnes ; il est né sur le Rhin, au murmure des ondes qui, avant de baigner sa ville natale, ont arrosé les vignobles de Rudesheim et du Johannisberg : sa patrie est Düsseldorf. Issu d’une famille justement considérée, il tenait par sa mère à des médecins illustres et à des négocians par son père. M. Henri Heine, l’aîné de quatre enfans, a une sœur et deux frères, l’un actuellement médecin en Russie, l’autre officier au service de l’Autriche. Il était bien jeune quand son père mourut ; sa mère vit encore, et le chef de la famille est un oncle paternel, M. Salomon Heine, banquier à Hambourg, aussi connu en Allemagne par son immense fortune que vénéré pour sa bienfaisance. Jusqu’ici toutes les biographies du poète ont été inexactes sur bien des points ; comment faire l’histoire d’un humoriste ? Les bibliophiles de ce temps-ci ne peuvent tomber d’accord sur l’acte de naissance de Charles Nodier ; il y a toujours pour ces esprits fantasques quelque Trilby mystérieux qui vient brûler toutes les notes et bouleverser les archives. La date de la naissance de M. Heine n’a pas été mieux fixée par ses biographes ; presque tous le font naître en 1800 ; la date véritable est 1799. Voici les lignes qu’il veut bien nous adresser en réponse à notre curiosité ; nous les citons à la fois, et comme la solution définitive d’une question douteuse, et comme un renseignement de plus sur l’esprit du poète :
« Ma tête est trop délabrée pour que je sois en état de dicter des notes. Je me borne à vous dire que la date de ma naissance n’est pas exactement indiquée dans les biographies que vous avez pu lire sur mon compte. Cette inexactitude, je vous le dis entre nous, doit provenir d’une erreur volontairement commise en ma faveur lors de l’invasion prussienne ; on voulait par là me soustraire au service de sa majesté le roi de Prusse. Depuis, toutes nos archives de famille ont été détruites à Hambourg dans plusieurs incendies. En consultant mon acte de baptême, j’y trouve indiqué, comme date de ma naissance, le 12 décembre 1799. L’important, c’est que je sois né et né aux bords du Rhin, où déjà, à l’âge de seize ans, j’avais fait une pièce de vers sur Napoléon ; vous la trouverez dans le Buch der Lieder sous ce titre : les Deux Grenadiers, et elle vous prouvera que tout mon culte d’alors était l’empereur. Mes ancêtres ont appartenu à la religion juive ; je ne me suis jamais enorgueilli de cette origine ; je ne me suis jamais targué non plus de ma qualité de luthérien, quoique j’appartienne à la confession évangélique aussi bien que les plus dévots d’entre mes ennemis de Berlin, qui me reprochent toujours de manquer de religion. J’étais humilié plutôt de passer pour une créature purement humaine, moi à qui le philosophe Hegel avait fait croire que j’étais dieu. Combien j’étais fier alors de ma divinité ! Quelle idée j’avais de ma grandeur ! C’était vraiment pour moi une belle époque ; hélas ! elle est passée depuis long-temps, et je n’y puis songer sans tristesse, aujourd’hui que je suis là, misérablement étendu sur le dos ; ma maladie fait des progrès horribles. »
Cette gaieté mélancolique, cette inoffensive moquerie, dont il ne se fait pas grace lui-même sur son lit de mort, a été dès l’enfance le caractère particulier de Henri Heine. Ajoutez-y le caprice, ce naître toujours écouté, et vous saurez comment s’est faite l’éducation de ce charmant esprit. Son ironie, chaque fois qu’il ne force pas sa nature, n’est pas cette ironie malsaine oui repousse et flétrit toute chose ; c’est une ironie sympathique, s’il est permis d’associer ces deux mots. Il accueille maintes inspirations différentes, il se livre à des sentimens opposés, puis il les confronte et les raille ; mais que cette raillerie est douce ! ou bien, si elle est irrités et amère, comme elle cache encore de tendresse et de commisération sur l’humaine destinée ! Lorsqu’il lisait, tout enfant, les aventures de don Quichotte, il lui est arrivé souvent de pleurer de colère en voyant que l’héroïsme du vaillant hidalgo étais si tristement récompensé ; n’oubliez pas cette colère de l’enfant, et, malgré l’opinion commune, malgré les fautes même si regrettables de l’écrivain, croyez qu’il y aura souvent bien du don quichottisme dans ses folles incartades. Il raconte aussi que, dans le couvent des franciscains de Düsseldorf, où se passèrent ses premières années, il contemplait avec piété un grand Christ de bois dont les regards douloureux lui allaient au fond de l’ame. Depuis ce jour-là jusqu’à ces conférences philosophiques de Berlin où le panthéisme de Hegel l’éblouissait, il a ouvert sont cœur à mille influences qui se combattent, et, chose singulière, ce sont précisément ces larges et sympathiques dispositions de son esprit qui ont nourri sa gaieté. Ce qui eût été pour d’autres une source de réflexions sérieuses est devenu chez lui, grace à une sensibilité fantasque, l’aliment d’une ironie sans fin. On devine ce qu’une telle ironie doit renfermer, et comment les idées, les émotions, les systèmes du plus inquiet de tous les siècles s’agitent douloureusement dans ses joyeuses satires. Il souffre lui-même, et l’humour le console. Au milieu des cruautés que nous lui reprocherons, au milieu des hardiesses qui lui ont le plus aliéné son pays, une observation attentive découvrira toujours dans ses œuvres je ne sais quelle tendresse vraiment humaine. Il a des sympathies qu’il tâche en vain de dissimuler ; il sent admirablement le génie particulier de chaque époque historique. L’antiquité et le moyen-âge, les Juifs, les Grecs, les chrétiens, il les aime, il les raille tous avec une verve égale. À travers les grelots de sa voix moqueuse, écoutez bien ; vous surprendrez des accens d’une douceur infinie : ce sont les souvenirs, c’est le charme inaltérable de l’enfance qui reparaît tout à coup au moment où on y compte le moins. Quand il battra en brèche les vieilles mœurs de son pays, il le fera parfois avec une grace enfantine en répétant les chansons de sa nourrice ; quand il osera attaquer, au nom de la philosophie de Hegel, les plus saintes et les plus douces des croyances, il se souviendra presque toujours de ce Christ du couvent des franciscains, qui tenait attachés sur lui ses grands yeux chargés de larmes.
Sa première éducation d’enfant terminée au couvent des franciscains de Düsseldorf, il entra au lycée de la même ville, et, quelques années plus tard, en 1819, il commençait l’étude de la jurisprudence à l’université de Bonn. Après deux années de séjour dans cette ville, il passa à Goettingue, et de là à Berlin, où il s’adonna spécialement, sous la direction de Hegel, aux sciences philosophiques. À peine âgé de vingt-deux ans, il était lié avec tout ce que Berlin contenait d’hommes éminens dans les travaux de l’esprit. Hegel, le jurisconsulte Édouard Gans, l’habile écrivain Varnhagen d’Ense et sa femme Rahel, si célèbre par son action sur la société allemande, le grand philologue Franz Bopp, le poète Chamisso, étaient les patrons de ce jeune homme qui s’annonçait déjà avec une indépendance si résolue et une gaieté si fantasque. C’est aussi à Berlin que M. Heine rencontra un écrivain non moins connu en Allemagne par ses drames bizarres que par l’excentricité de sa vie : nous voulons parler de Grabbe. M. Heine vécut dans l’intimité du fantasque et malheureux poète, dont la verve aventureuse contrastait singulièrement avec le flegme hautain qui fait le fonds du caractère berlinois. Louis Boerne, le spirituel publiciste, a été, comme M. Heine, mêlé à la société de Berlin, et il a raconté dans des fragmens pleins de verve l’influence qu’il en reçut. Ce que Louis Boerne avait vu surtout au sein de ce monde d’élite, c’était le mouvement de l’intelligence, les fêtes et les victoires de l’esprit ; quant à la philosophie elle-même, il y était médiocrement sympathique. Chose singulière ! de ces deux hommes si diversement remarquables, le plus grave et le plus ferme en ses principes a toujours eu une sorte d’aversion pour ces systèmes de métaphysique si chers à l’imagination allemande ; celui-là, au contraire, à qui on a le plus reproché la frivolité de ses caprices s’était plongé éperdûment dans les problèmes abstrus de la science des idées. Les vestiges de ces études se retrouvent sans cesse dans ses joyeux imbroglios et les marquent d’une profonde empreinte. C’est ainsi que l’ironie d’Henri Heine, qu’on la blâme ou qu’on l’excuse, est bien autrement hardie et compréhensive que celle de Louis Boerne ; c’est ainsi qu’il se joue du monde entier, et que l’effrayant panthéisme de son maître a entretenu sa verve intarissable. Ne craignez pas que cette imagination s’assombrisse au milieu des formules : tandis que le puissant Hegel introduisait dans ses arcanes ce rusé compagnon, l’artiste n’oubliait pas son œuvre, et déjà la poésie était sa meilleure croyance. L’élève du philosophe de Berlin venait de publier ses premières strophes, celles qui, sous le nom de Jeunes Souffrances (Junge Leiden), forment la gracieuse ouverture du Livre des Chants. Deux ans plus tard, en 1823, il donnait un autre recueil contenant deux drames produits alors sur la scène et assez vertement sifflés : Almanzor et Ratcliff. Un gracieux poème lyrique, devenu aussi l’une des parties les plis remarquables du Livre des Chants, était inséré, sous le titre d’Intermezzo, entre ces deux essais dramatiques, lesquels ne sont nullement méprisables malgré leur peu de succès. Enfin, en 182h, le premier volume des Reisebilder (Tableaux de Voyages) signalait décidément le jeune poète comme le chef d’une révolution littéraire.
Le Livre des Chants et les Reisebilder sont dans la poésie et dans la prose le commencement d’une époque toute nouvelle pour les lettres allemandes. Ces deux ouvrages marchent de front et se complètent l’un l’autre ; on ne saurait les séparer. C’est dans les Reisebilder qu’ont paru pour la première fois plusieurs des pièces les plus belles dont le Livre des Chants s’est enrichi ; c’est dans le Livre des Chants que l’auteur chante le brillant poème humoristique dont les Reisebilder nous donnent un si merveilleux commentaire.
Quel poème ! quels accens ! quelle langue souple et puissante ! Tantôt elle est naïve comme la plainte d’un enfant, tantôt elle est sonore et formidable comme le clairon des combats ; d’autres fois, on dirait un cri sorti de l’enfer. Ce sont d’abord les élégies d’un cœur jeune, éprouvé déjà à vingt ans par ce que la vie a de plus cruel. Il a aimé et il a cru à l’amour, mais celle qui avait ouvert son ame aux fraîches émotions printanières est devenue la fiancée d’un autre. Connais-tu cette vieille chanson, dit le poète, cette vieille chanson que tant de cœurs ont chantée ? C’est par là qu’il débute. Vieille chanson, vieille plainte monotone qui devient singulièrement dramatique dans ses strophes trempées de larmes ! Plus tard, il se vengera par la raillerie ; aujourd’hui il ne dissimule pas sa douleur, et sa douleur est si vraie, son style si pur, la fraîcheur de ses images répond si bien à la jeunesse du sentiment, qu’il est impossible de ne pas en être ému. Les ballades qui suivent, Don Ramiro, les Deux Frères, les Grenadiers, révèlent un artiste qui peut devenir un maître ; ce sont les fières ébauches de son imagination pendant les intervalles de la souffrance. Il ne s’y arrête pas toutefois ; il a hâte de revenir à la première inspiration de son livre, et, dans une série de pièces qu’il nomme Intermezzo, il écrit le poème de cette douleur par laquelle il a si gracieusement débuté. Ce poème sans modèle est composé de soupirs, de sanglots, de rêves lamentables, parfois même de cris, réalisés, condensés, si cela peut se dire, dans quelques strophes, avec une précision incomparable. Ce sont de véritables merveilles, des diamans d’une eau limpide ; on ne saurait rien imaginer de plus accompli dans l’art des vers. La précision ici n’a rien de sec ; elle s’unit à la tendresse la plus émue, à la plus musicale inspiration. Il n’est pas d’interprète si habile qui pût faire passer dans un autre idiome ces fortes et délicates beautés ; les Lieder de Schubert donnent seuls une idée de cette désolation infinie, exprimée en quelques sons rapides. Jamais si douce musique n’a été employée à de tels soins ; au lieu de se répandre en invectives, au lieu de maudire celle qui lui a brisé le cœur, le poète n’est occupé qu’à endormir sa peine. Il la berce délicatement, avec une sollicitude étrange. Il se chante à lui-même des chansons, il se raconte des rêves, il évoque maintes images d’une suavité sans pareille. Quelle mère aurait des formes de langage plus caressantes pour apaiser le nouveau-né qui pleure ? Sous l’enfantine harmonie de cette complainte, la douleur est toujours là ; elle saigne, elle crie, et le contraste des sentimens et des paroles produit une impression navrante. N’importe, la grace de l’élégie triomphe ; on se laisse aller avec l’écrivain au courant de sa rêverie, on savoure l’amertume si poétiquement dissimulée, lorsque tout à coup des accens inattendus, les éclats d’une voix stridente, vous éveillent en sursaut :
« Comment peux-tu dormir tranquille, sachant que je vis encore ? ma vieille colère va reparaître, et je briserai mon joug.
« Connais-tu la vieille chanson, la chanson du jeune homme trépassé qui s’en vient à minuit chercher sa bien-aimée, et l’entraîne au fond de la tombe ?
« Crois-moi, ô belle enfant, belle enfant merveilleusement belle, je vis et je suis plus fort que tous les trépassés ensemble. »
Ce n’est plus l’auteur de l’Intermezzo qui parle ainsi, c’est l’auteur d’un nouveau cycle intitulé le Retour (Heimkehr). Le poète, après ses voyages, est revenu aux lieux où il a souffert : il est toujours triste, toujours blessé au cœur ; mais cette fois il ne cherche plus à se calmer, il éclate. L’univers a perdu pour lui désormais la beauté sereine qu’il chantait si bien ; les sermens rompus, les affections trahies éclairent d’une lueur sinistre à ses yeux désenchantés toutes les misères de l’humaine nature. Il plonge jusqu’au fond des noirs abîmes et se complaît dans ces désolantes images. Nul ordre, nulle loi, partout le mal, partout l’impuissance ou la contradiction, partout l’ironie que Dieu a mise dans son univers et que le grand poète de don Quichotte a imitée dans le sien. Ce cycle de strophes amères forme le centre du Livre des Chants ; on y voit comme là rupture éclatante entre la confiante jeunesse de l’auteur et l’expérience toute prête à se venger. Le mélange de la tristesse et de la colère, de la sérénité qui disparaît et de l’ironie qui s’éveille, y est merveilleusement rendu. À une plainte soumise comme celle de l’Intermezzo ont succédé de méprisantes paroles et des images funèbres, où la bouffonnerie se glisse par instans bien que ce ne soit encore qu’une bouffonnerie mélancolique. « Que ce monde est mal fait ! s’écrie-t-il ; qu’il est plein de fragmens inachevés ! J’irai chercher un professeur allemand, qui de tout cela m’arrangera une synthèse. Avec son bonnet de nuit, avec les morceaux de sa robe de chambre il me bouchera, j’en suis sûr, tous les trous de ce grand édifice détraqué. » Ce philosophe à qui il a demandé ses consolations, c’est Hegel ; mais les consolations ne l’ont pas guéri, et il a été forcé de se composer à lui-même sa théorie du monde. De là la synthèse d’Henri Heine, cette ironie ardente, née d’abord d’une souffrance personnelle, qui grandit, s’élance, prend un libre essor et enveloppe bientôt le monde entier, de la terre au septième ciel.
Dans la seconde partie du Livre des Chants, le poète ne semble occupé qu’à réfuter la première ; déchu de son idéal, il prend plaisir à flétrir l’idéal partout. Le ciel est mort dans son cœur ; il chantera les catastrophes du ciel et l’antique nuit qui recommence. Quelle effrayante inspiration le possède, lorsqu’il nous montre les dieux du monde barbare ravageant le paradis chrétien ! Des divinités brutales se ruent, comme une invasion de Huns, sur les hôtes de la cité divine si bien chantée par Dante. Les tentes constellées de Jéhova sont mises en pièces ; les étoiles ne sont plus qu’une poussière emportée par le vent ; tous les satellites du dieu Thor, des gnomes, des nains monstrueux, d’affreux kobolds aux formes trapues, terrassent les doux anges et déchirent leurs ailes de soie. « Mon bon ange ! s’écrie le poète, j’ai vu mon bon ange étouffé par un kobold, puis tout a péri ; la terre et le ciel n’ont fait qu’une ruine immense, et le chaos primitif est revenu. » À ces fantaisies byroniennes succèdent encore çà et là des ballades charmantes : ce sont de petites scènes dramatiques illuminées d’un éclat méridional, comme Dona Clara, et Almanzor, — des légendes catholiques qu’on dirait empruntées au naïf recueil du Wunderhorn, comme le Pèlerinage de Kevlaar, — d’admirables chants inspirés par les montagnes du Harz ou par les spectacles grandioses des mers du Nord. Ne vous y trompez pas cependant : l’inspiration nouvelle qui l’anime ne fera que s’enhardir à chaque vers. Soit qu’il chante la fière dopa Clara séduite par le fils du rabbin de Salamanque, soit que, dans l’étrange ballade d’Almanzor, il fasse crouler les mille colonnes de la mosquée de Cordoue, indignée d’être devenue une cathédrale et d’avoir servi si long-temps d’asile à l’odieux culte des chrétiens, soit enfin qu’au milieu des brumes de la Baltique il se souvienne tout à coup des Dieux de la Grèce, et que, prenant en main leur cause, irrité de leur défaite, il défie Jéhova et le Christ, — toujours cet esprit révolté s’engage plus décidément dans sa fureur, toujours sa fantaisie se déchaîne avec une plus belliqueuse impiété. Ce ne sont pas des invectives, c’est un mélange inoui de tendresse et de colère. Même lorsqu’il semble conduire à l’assaut du christianisme toutes les religions vaincues, lorsque, pareil à ces noirs compagnons des dieux de l’Edda, il veut disperser les tentes de l’Éternel, je ne sais quelle secrète sympathie est là qui tempère l’excès des paroles. Il a parfois des retours inattendus ; ainsi, dans le cycle intitulé la Mer du Nord (Nordsee), à côté des pièces si poétiquement sauvages que je viens de rappeler, il écrit ces beaux vers intitulés la Paix.
« Au haut du ciel brillait le soleil environné de nuages. La mer était calme. J’étais assis près du gouvernail du navire, perdu dans mes pensées et mes songes. Comme j’étais là à demi éveillé, à demi sommeillant, je vis le Christ, le sauveur du monde. Dans une blanche robe flottante, il marchait immense, gigantesque, sur la terre et la mer. Sur la terre et la mer, il étendait ses mains en bénissant, et sa tête plongeait au sein des cieux. Comme un cœur dans sa poitrine, il portait le soleil, le soleil rouge, flamboyant, et ce rouge, ce flamboyant soleil de son cœur versait sur la terre et la mer les rayons de sa grace, sa lumière charmante, bienheureuse, qui éclairait et réchauffait l’univers.
« Des sons de cloches, des sons de fête retentissaient de toutes parts, doux sons qui, comme des cygnes attelés de guirlandes de roses, semblaient mener le navire glissant sur les ondes ; oui, ils le menaient en se jouant jusqu’à la verte rive où demeure l’homme dans la grande ville aux tours superbes.
« O miracle de paix ! Que la ville était calme ! On n’entendait plus le murmure confus de la foule affairée et tumultueuse. Dans les rues propres et sonores marchaient des hommes vêtus de blanc et portant des palmes. Partout où deux d’entre eux se rencontraient, ils se regardaient avec une sympathique intimité. Tressaillant d’amour, l’ame remplie d’abnégation et de douceur, ils se baisaient au front, puis ils tournaient les yeux vers le grand cœur flamboyant du Christ, dont le sang rouge tombait avec joie sur la terre en rayons de réconciliation et de grace, et trois fois heureux ils disaient : Loué soit Jésus-Christ ! »
Ce tableau si majestueux et si doux ne serait-il qu’une ironie de plus destinée à mieux faire ressortir la pièce consacrée aux dieux de la Grèce ? Quoique ce procédé soit devenu familier à M. Henri Heine, je ne puis croire qu’il l’ait employé ici. Il y avait place alors pour toutes les inspirations dans ce cœur tendre et irritable. Sincère quand il écrit Ahmanzor et les Dieux de la Grèce, il ne l’est pas moins quand il glorifie le grand cœur du Christ enveloppant le monde des rayons de sa grace et pacifiant l’humanité. N’oubliez pas que son ironie a un caractère sympathique, surtout dans cette période où, bien loin d’être un parti pris et un rôle, elle est le cri fantasque d’une juvénile douleur. Ces beaux vers sur la paix sont comme un repos au milieu de son délire ; puis le délire recommence de plus belle, et ce n’est plus seulement le culte des chrétiens, ce sont toutes les religions, toutes les philosophies, tous les systèmes que bafoue l’impitoyable railleur, lorsque, dans la cave du Rathskeller de Brême, il nous montre le monde entier chancelant dans les fumées de l’ivresse, et le Grand Esprit, de sa rouge face d’ivrogne, illuminant ce facétieux chaos.
Il est difficile de rendre l’impression produite en Allemagne par cette œuvre extraordinaire. Tout était mêlé dans le Livre des Chants, la tendresse et la fureur, la soumission et la révolte, le sublime et le grotesque. On croyait d’abord n’entendre que les suaves confidences d’une jeune ame, et bientôt les choses les plus saintes, les objets les plus respectés des controverses sérieuses, devenaient le jouet de cet enfant irrité. Sa voix grandissait, sa colère montait peu à peu comme les flots de la Mer du Nord, et l’ironie atteignait des proportions formidables. Avec cela, quel sentiment du style ! Nul écrivain depuis Goethe n’avait déployé dans l’idiome lyrique autant de vigueur et de grace. L’école romantique, l’école des Novalis et des Brentano, venait de renouveler l’art par le plus vif sentiment du moyen-âge et des vieilles légendes du peuple ; nais, chez les romantiques, la pensée était faible et fausse : ils n’osaient regarder leur siècle en face et s’enfermaient dans les limbes du passé. Naïf comme eux, comme eux héritier des Minnesinger et des chantres du Wunderhorn, ce n’était point, par la timidité que péchait M. Henri Heine. À la douceur enfantine de Novalis, à la puissance magistrale de Goethe, il joignait l’audace d’un siècle qui a rompu ses derniers freins. Le lien de toutes ces choses, c’était la passion du poète, la passion frémissante, désordonnée, celle qui fait pleurer ou qui fait rire, celle qui ravit les ames ou les irrite. Depuis le philosophe dogmatisant du haut de sa chaire jusqu’au rêveur égaré dans les clairières de la forêt, il n’était personne qui pût rester indifférent à une poésie de cette nature.
Les Reisebilder ne causèrent pas un étonnement moins vif. Ici, l’auteur abandonne le monde des songes ; ce n’est plus dans les domaines de l’idéal qu’il porte sa verve révolutionnaire, c’est au sein même de la réalité. L’Allemagne était en proie à une sorte de marasme ; l’excitation patriotique de 1843, trompée par les souverains qui l’avaient mise à profit, avait fait place à un découragement profond. Tout languissait, les lettres et la politique, la poésie et la prose. Le grand Goethe dominait encore le monde des arts ; il n’en exprimait plus la vie. L’école romantique, d’où sont issus tant de gracieux poètes, faisait pénitence dans l’ascétisme du cloître ; Clément de Brentano s’était condamné à la retraite, et le vieux Goerres expiait à Munich les témérités grandioses de sa jeunesse. Gravité cérémonieuse, science pédantesque, effacement des intelligences, voilà ce qu’offrait l’Allemagne sous la période de la restauration. Un jeune homme sort de Berlin, où il a connu intimement les esprits les plus vifs qui restent encore dans cette Allemagne découragée ; il s’en va par monts et par vaux où le mène sa fantaisie ; il visite les montagnes du Harz, il traverse les paye germaniques et va chercher le soleil de la Toscane ; or, à chaque pas, il rencontre des sujets de méditation, et sa méditation joyeuse et libre va plus vite que la canote ou le vetturino qui l’emporte. Elle n’est pas circonscrite, croyez-le bien, de Goettingue à Munich et de Munich à Florence. L’humanité entière, le moyen-âge et la révolution, le passé et le présent, le présent surtout, voilà ce qui tient en haleine la verve belliqueuse de l’humoriste. Une course aux sommets du Brocken, une soirée d’hôtellerie avec des étudians avinés, la rencontre d’une famille de touristes anglais, un cimetière, un musée, un nuage qui passe, un numéro de journal trouvé sur la table de l’auberge, rien n’échappe à son ironie. On ne traite que gravement et compendieusement dans son pays les questions relatives aux choses publiques : lui, il s’en empare d’un mot, et d’un mot aussi il perce les ballons gonflés de vent. Malheur à la grave Allemagne sous son bonnet de docteur ! malheur aux clergés ignorans, aux aristocraties infatuées, aux philosophes abstrus ! malheur aux teutomanes dont le patriotisme haineux repousse, avec l’esprit de la France, la bonne nouvelle de 89 ! C’est 89 qui sert de guide à l’humoriste au milieu de ses folies étincelantes. Le guide disparaît quelquefois, l’auteur semble perdu dans ses imbroglios ; ne craignez rien, il retrouvera sa route. Ce qui est propre à M. Henri Heine, ce qui marque cette initiation d’un caractère vraiment original, c’est l’union de la grace enfantine avec les pensées hardies. Il parle comme parlent les vieilles légendes populaires au moment même où il secoue l’arbre de la science du bien et du mal et en fait goûter le fruit amer à l’innocente Allemagne. Un soir, dans les montagnes du Harz, il était allé visiter une pauvre famille de mineurs. Le père et la mère dormaient. Pendant ce temps, il causait dans la chambrette éclairée par la lune avec une jolie petite fille aux yeux bleus, aux cheveux blonds, qui avait bien peur des fantômes et des mauvais esprits au fond de ces solitudes désolées. « Ne crains rien, chère petite, je conjurerai les mauvais esprits. — Toi 1 oh ! tu n’es pas, je le crains, de ceux qui passent leur vie à prier et que Dieu rend puissans par sa grace. Si ton regard est doux, ton sourire est moqueur ; tu ne crois pas, comme moi, au Père, au Fils et au Saint-Esprit. » Alors le poète :
« Ah ! chère enfant, quand je reposais tout petit sur les genoux de ma mère, déjà je croyais à Dieu le Père, qui règne là-haut, si bon et si grand ;
« A Dieu, qui a créé la belle terre et les beaux hommes qui sont dessus, qui a assigné leur marche aux soleils, aux lunes et aux étoiles.
« Quand je fus plus grand, chère enfant, je compris encore davantage, je compris, je devins raisonnable, et je crus aussi au Fils,
« Au Fils chéri qui, en aimant, nous révéla l’amour, et pour prix de ce bienfait, comme c’est l’usage, fut crucifié par le peuple.
« Aujourd’hui que je suis homme, que j’ai beaucoup lu, beaucoup voyagé, mon cœur se gonfle, et de tout mon cœur je crois au Saint-Esprit.
« Celui-ci a fait les plus grands miracles, et il en fait de plus grands encore chaque jour ; il a brisé le château du tyran, il a brisé le joug de l’esclave ;
« Il guérit de vieilles blessures mortelles, il renouvelle l’antique droit : tous les hommes, nés égaux, ne forment plus qu’une seule race noble ;
« Il dissipe les mauvais brouillards et les fantômes ténébreux qui nous gâtaient l’amour et la joie, et se raillaient de nous jour et nuit.
« Mille chevaliers bien équipés ont été élus par le Saint-Esprit pour accomplir sa volonté, et il a armé leur ame de courage.
« Leurs bonnes épées brillent au soleil, leurs bonnes bannières flottent au vent. N’est-ce pas que tu voudrais bien, chère enfant, voir un de ces fiers chevaliers ?
« Eh bien ! regarde-moi, chère enfant, embrasse-moi, regarde-moi sans crainte ; je suis un de ces chevaliers du Saint-Esprit ! »
Voilà M. Henri peine en ses meilleurs jours. Dans ce tableau naïf et audacieux, ne reconnaissez-vous pas le rêveur élevé à l’école du romantisme, qui emploie le langage des Brentano et des Arnim pour exprimer les pensées les plus fières, le poète révolutionnaire catéchisant l’enfantine Allemagne ? Un tel rôle était original, et M. Heine l’a souvent bien compris. Pourquoi faut-il qu’il n’ait pas toujours gardé la mesure ? pourquoi sa verve, en attaquant l’hypocrisie et l’arbitraire, a-t-elle si peu respecte tant de choses saintes ?
Une des inspirations fondamentales des Reisebilder, c’est l’amour de la France et le sentiment le plus vif des grandeurs du consulat et de l’empire. Ce sentiment, qui date de loin, atteste chez M. Peine une singulière liberté d’esprit. On sait comment la légitime révolte des peuples allemands contre le joug de Napoléon amena plus tard de déceptions cruelles. M. Henri Heine, au milieu des entraînemens de la jeunesse, n’a jamais été dupe des illusions du teutonisme. C’était l’heure où sortait des universités la grande insurrection nationale ; c’était l’heure où Fichte appelait ses élèves au combat, où la lyre se mariait à l’épée, où Rückert, Arndt, Schenkendorf, rangeaient en bataille leurs poésies armées de fer ; c’était l’heure où Théodore Koerner mourait frappé d’une balle au front en chantant la Chasse de Lutzow. De 1813 à 1815, l’enthousiasme va grandissant, et, quand Napoléon tombe à Waterloo, l’Allemagne entière bat des mains. M. Henri Heine avait vu tout enfant les armées françaises sur le sol de son pays ; nos soldats étaient pour lui les missionnaires de 89. En 1815, au moment où l’Europe coalisée triomphe, ce poète de seize ans écrit son admirable pièce des Grenadiers. Deux grenadiers reviennent de Russie, ils apprennent la triste nouvelle : la grande armée est vaincue, l’empereur est prisonnier. L’un veut poursuivre sa route pour retrouver sa femme et ses enfans, l’autre sent toutes ses blessures qui se rouvrent : « Si je meurs, camarade, porte mon corps jusqu’en France ; place sur ma poitrine la croix d’honneur avec le ruban rouge ; mets-moi mon fusil dans la main et mon sabre au côté ; comme une sentinelle, j’attendrai ainsi dans la fosse jusqu’à ce que j’entende le bruit des canons et les hennissemens des chevaux de bataille. Alors, quand mon empereur passera sur mon tombeau, je me dresserai tout armé pour défendre l’empereur, l’empereur, l’empereur ! »
Voilà ce que chantait le jeune poète de Düsseldorf avant que Beranger eût célébré le Vieux Drapeau, le Vieux Sergent, le Cinq Mai et les Souvenirs du Peuple. Il était peut-être seul alors dans toute l’Allemagne à éprouver de pareils sentimens ; dix ans plus tard, quand il publiait les Reisebilder, la hardiesse n’était pas moins grande. Les passions teutoniques de 1813, exploitées si habilement contre l’influence française, étaient entretenues par des écrivains de toutes les écoles. Cela s’appelait le parti national. L’auteur des Reisebilder porta de rudes coups à ce patriotisme aveugle et à ces rancunes surannées. Lisez l’Histoire du tambour Legrand[1] ; écoutez ce brave homme faire l’éducation du poète dans la caserne de Düsseldorf. Il lui raconte la révolution rien qu’en jouant du tambour ; avec son tambour, il le fait assister aux batailles du consulat, aux triomphes de l’empire. Comme tout devient clair à la pensée de l’enfant, dès que le tambour bat la charge ! Il n’avait jamais bien compris la prise de la Bastille : le tambour retentit ; aussitôt il aperçoit la France entière qui se lève et les vieilles iniquités sociales qui s’effacent. Il ne comprenait pas le rôle de l’Allemagne en face de Napoléon ; le tambour bat : dumm ! dumm ! (sot ! sot !), et il a tout compris. Le tambour bat encore ; c’est Iéna, c’est Austerlitz ! Ainsi l’enfant voit se dérouler l’histoire sous ces baguettes magiques. Lui aussi, comme le tambour Legrand, il a battu la charge dans les contrées allemandes. Au bruit de ce joyeux tambour, les principes de 89 ont pénétré dans les lettres, les revenans du moyen-âge ont pris la fuite, et l’image de l’empereur, insultée chaque jour par tant de rancunes furieuses, s’est relevée dans les imaginations tudesques comme le rude initiateur des temps nouveaux. Figurez-vous, au sein de cette paisible Allemagne, l’effet de ces inventions étranges ! La passion la plus obstinée ne pouvait résister à ce victorieux persiflage. Personne, aussi bien que M. Henri Heine, n’excelle à résumer la satire dans un symbole qui ne s’oublie pas. N’est-ce pas le teutonisme et l’esprit de la France qu’il mettait en face l’un de l’autre, quand il confrontait le tambour Legrand et le professeur Saalfeld : d’un côté, le vieux soldat qui lui enseignait l’histoire vivante en tambourinant sur sa caisse ; de l’autre, le pédant qui, du fond de sa chaire, outrageait l’empereur vaincu ? « Chose remarquable, dit l’auteur, les trois plus grands adversaires de l’empereur ont éprouvé un sort également misérable. Londonderry s’est coupé la gorge, Louis XVIII a pourri sur son trône, et le professeur Saalfeld est toujours professeur à Goettingue. » Non, le poète se trompe, le professeur Saalfeld n’injurie plus la France, le teutonisme est mort, et c’est à l’auteur des Reisebilder qu’il faut rapporter une bonne part de la victoire.
Le succès des Reisebilder fut immense. Tandis que l’enthousiasme ou la colère répondaient aux hardiesses de l’humoriste, tandis que tout le monde littéraire était en émoi et que des horizons nouveaux s’ouvraient aux imaginations, le jeune poète voyageait ; de 1826 à 1830, il visitait l’Angleterre, l’Italie, et ajoutait de curieux chapitres à son livre, les Bains de Lucques, par exemple, et les Nuits florentines[2]. Dans les intervalles, il séjournait à Lunebourg, à Hambourg, à Magdebourg, où il se liait avec Charles Immermann ; à Munich, où il publiait avec son ami Lindner un journal assez remarqué alors, les Annales politiques. La révolution de juillet produisit sur ce capricieux songeur la même impression que sur l’ame ardente de Louis Boerne ; elle les enivra l’un et l’autre. Quand Louis Boerne passait le pont de Kehl pour entrer en France, son esprit battait la campagne. Il poussait des cris forcenés que ses Lettres nous ont trop fidèlement transmis. Il voyait le drapeau tricolore sur la frontière et la bande rouge flotter du côté de l’Allemagne. « Nous ne voulons que cela, s’écrie-t-il : rouge ! sang ! sang ! Que ne puis-je un seul jour écrire avec de l’encre rouge ! » On saisit ici la différence de ces deux belliqueux esprits. M. Heine aussi est possédé de la fièvre du moment, mais cette fièvre s’exprime en poétiques images. On sent que ce délire révolutionnaire pourra gêner plus d’une fois le libre cours de sa fantaisie, mais que la fantaisie pourtant brisera le joug. « Je suis enivré, écrit-il ; d’audacieuses espérances montent en moi comme un arbre aux fruits d’or dont les folles branches s’élancent en tous sens et s’élèvent jusqu’aux nues. Adieu mes projets de repos ! Je sais de nouveau ce que je veux, ce que je peux, ce que je dois. Je suis le fils de la révolution, et je reprends mes armes que ma mère a bénies avec ses magiques formules. Des fleurs ! des fleurs ! Je veux couronner ma tête pour un combat à mort ! Ma lyre aussi ; donnez-moi ma lyre, que je chante un chant de bataille ! Je sais des paroles semblables aux astres enflammés, des paroles pour brûler les châteaux et pour éclairer les chaumières. Je sais des paroles qui sont des flèches étincelantes ; elles iront jusqu’au septième ciel percer les hypocrites qui se cachent derrière le saint des saints… » Étrange cliquetis d’accens qui se combattent ! Cette confusion, qui est déjà un caractère de ce talent fantasque, va s’accroître de jour en jour. Les généreuses espérances et les clameurs impies, l’enthousiasme et le blasphème se croiseront sur une trame étincelante et fascineront l’esprit inattentif. Méfions-nous désormais, et prenons garde d’être dupes : jusque-là les plus vives témérités de l’humoriste portaient leur correctif avec elles, maintenant, la grace inoffensive semble disparue, l’ironie n’est plus l’élan d’une pensée irréfléchie qui se lance au hasard et revient sur ses pas : elle a je ne sais quoi de contraint et de prémédité ; le poète l’aiguise avec colère. Patience toutefois ! cette fièvre n’aura qu’un temps. Après avoir respiré les miasmes d’une période orageuse, le tribun redeviendra poète et retrouvera sa sérénité.
C’est au mois de mai 1831 que M. Henri Heine vint s’établir à Paris, et depuis lors il n’a pas changé de résidence. Il faut se rappeler l’agitation profonde qui suivit la révolution de 1830 pour comprendre le rôle de M. Henri Heine à cette époque. Tandis que le jacobinisme fermentait dans ses ténébreux souterrains, mille folies se produisaient au grand jour. Les sociétés secrètes organisées en France et en Allemagne, n’absorbaient pas à elles seules toute l’activité démagogique ; la révolution était partout, dans les systèmes, dans les utopies, dans les plans de religions nouvelles, dans je ne sais quelle philosophie indigne de ce nom qui prétendait restaurer les droits de la matière. Il y a de mystérieuses communications entre les peuples. À un moment où la France était si mal informée de ce qui se passait au-delà du Rhin, le sensualisme ardent qui, sous le nom de jeune école hégélienne, allait défigurer et dissoudre tout le travail de la science allemande depuis un demi-siècle, se produisait aussi chez nous et donnait naissance au saint-simonisme. M. Henri Heine s’est maintes fois défendu d’avoir endossé, comme il dit, la casaque saint-simonienne ; ce libre esprit se’ joue de tous les systèmes et n’en adopte aucun. L’accusation toutefois ne semblait pas mal fondée. Quand M. Heine prêchait à sa façon la réhabilitation de la chair, quand il osait s’écrier que le christianisme était la période morbide du genre humain, quand, à la triste religion du mercredi des cendres qui étouffe les fleurs et peuple le monde de spectres, il opposait sa religion de la joie et du printemps, on pouvait très bien ignorer alors que le poète des Reisebilder préludait ainsi à la révolution grossière sortie des bas-fonds de l’hégélianisme ; on lui voyait quelques ressemblances avec les disciples de Saint-Simon, et on l’affublait du même costume. Les Mémoires de M. de Schnabelewopski appartiennent à cette fâcheuse période de M. Heine ; au nom de la morale comme au nom de la poésie, c’est un devoir de condamner sans réserve ces inventions cyniques. On concevra difficilement un jour qu’une plume si ingénieuse et si brillante ait pu prendre plaisir à de telles grossièretés que rien ne rachète. Pour qui regarde les choses de près, l’explication n’est que trop claire : dépassé par les tribuns violons, le fantasque tribun ne voulait ni retourner sur ses pas, ni s’associer aux hommes de coups de main ; brouillé avec la démagogie politique, il était de plus en plus entraîné à de folles équipées révolutionnaires dans le domaine de la philosophie et de la morale.
N’attribuez pas à d’autres causes les contradictions de son livre sur la France ; cette situation équivoque est le secret de toutes ses fautes. Pendant les deux premières années qui suivent la révolution de juillet. M. Henri Heine est chargé de raconter dans la Gazette d’Augsbourg les événemens de Paris et les luttes des factions. Favorable à un régime libéral et sensé, hostile aux violences et aux sottises démocratiques, il ne veut pas renoncer à son rôle d’initiateur. En vain se déclare-t-il monarchiste, son langage est le langage d’un tribun. S’il a des paroles de sympathie pour Louis-Philippe et Casimir Périer, à quelques pages plus loin il se fait le héraut d’armes des barricades. À travers la brillante mêlée de ses appréciations, on ne saurait dire exactement ce qu’il aime et ce qu’il repousse. La louange et le blâme, tout vous trompe dans ces pages légères, tout a une physionomie suspecte ; méfiez-vous, la louange est railleuse, et le blâme confine à l’enthousiasme. Sans doute, il ne faut pas demander à un humoriste un fidèle récit des événemens et de calmes jugemens sur l’ensemble des choses : on voit trop néanmoins que l’ironie est ici la ruse préméditée d’un esprit qui n’ose se déclarer avec franchise. Au milieu de tout cela, la verve de l’écrivain jette maintes pensées d’une justesse étincelante, maints portraits merveilleusement exacts, maintes descriptions du monde où se reproduit avec une vérité singulière le bruit de ces turbulentes années. Républicains, bonapartistes, légitimistes, hommes du juste-milieu, sont vivement mis en scène avec leurs théories ou leurs passions. La grande idole de M. Henri Heine, l’empereur, tient le centre du tableau, in medio mihi Coesar erit ;… mais c’est l’empereur tel qu’il se transfigure dans la conscience du peuple et l’imagination du poète, l’empereur presque mystique dont l’image est accrochée au mur de la cabane du paysan à côté de l’image du Christ, l’empereur saint-simonien, ajoute plaisamment M. Henri Heine. Quand il apprend la mort du duc de Reichstadt, est-ce la ruine du bonapartisme ? s’écrie-t-il. « Non, le vrai bonapartisme est pur de tout mélange de matière animale, c’est l’idée d’un monarchisme à la plus haute puissance employé au profit du peuple, et quiconque aura cette force et l’emploiera ainsi sera appelé Napoléon II. » Ainsi va ce livre, plein de folie et de raison, plein d’audace et de réticences, cachant mal l’embarras du publiciste sous la fantaisie du railleur, se déchaînant contre les tartufes quand il a peur d’attaquer les démagogues, tour à tour libéral, saint-simonien, juste-milieu, très amusant toujours et digne de rester comme un document instructif, si l’auteur eût conservé toute la liberté de son esprit.
M. Henri Heine est plus à l’aise quand il reste dans le domaine purement littéraire et qu’il veut faire connaître à la France la marche de la poésie et de la philosophie germaniques. C’est le vrai théâtre qui convient à cette initiation révolutionnaire dont il se vante. Parmi ses écrits en prose, les deux volumes sur l’Allemagne[3], très contestables sans doute en maint endroit, peuvent être signalés comme une production des plus curieuses. L’auteur des Reisebilder y reparaît ; il ne voyage plus de Munich à gênes, il ne visite plus les bains de la Toscane et les cimes ensorcelées du Brocken : c’est un voyage à travers les jardins fleuris de l’imagination, à travers les forêts et les broussailles de la science. Si l’idée philosophique qui préside à ce livre est funeste et condamnable, que de détails charmans rectifient la fâcheuse impression du système ! Le poète, l’artiste, le critique ingénieux sème en se jouant des réflexions profondes qui éclairent d’une lueur subite bien des monumens littéraires mal connus. Toutes les fois que M. Henri Heine reste fidèle à sa nature, il est volontiers sympathique, même sous les formes de la satire, et son intelligence en profit Quand il est homme de parti et qu’il obéit à ses colères, sa vue se trouble, son ironie se glace, et cet esprit qui se croit si libre n’est plus que l’esclave d’une philosophie étroite. Encore une fois, l’artiste qu’il faut chercher dans ces pages légères et non le théoricien. Que veut-il donc, ce théoricien ! Jugeons-le rapidement pour n’avoir plus à y revenir ; nous serons moins gêné dans nos éloges. À l’époque où Mme de Staël visitait l’Allemagne, l’examen et le doute avaient tari en France les sources de l’inspiration, et ce que l’auteur de Corinne cherchait surtout dans la patrie de Schiller, c’était ce spiritualisme, c’étaient ces croyances idéales dont les ames d’élite commençaient à se sentir altérées. De là le généreux enthousiasme qui anime son livre, de là aussi les inexactitudes de sa critique ; éblouie par le mysticisme du Nord, elle n’a pas apprécié tout ce qu’il contenait de hardiesses révolutionnaires. M. Henri Heine veut faire la contre-partie du livre de Mlle de Staël, et c’est pour cela que son travail portera le même titre : De l’Allemagne. Or, s’il faut en croire M. Heine, tout le mouvement intellectuel de l’Allemagne depuis Lessing et Kant est une lutte à mort contre le déisme. Cette lutte, il la décrit avec passion, et on dirait qu’il la conduit en personne ; il range son armée en bataille, il donne le signal et fait marcher les Titans contre le ciel, Kant, Fichte, Hegel, tous ces formidables esprits dont chaque pensée est une victoire, dont chaque formule est un bouleversement cosmogonique. Autour d’eux, en avant ou en arrière, sont groupés une foule d’écrivains, théologiens et poètes, romanciers et savans. Si l’un des combattans s’arrête comme Schelling, l’auteur l’accable d’invectives. Si un timide et poétique essaim de songeurs, comme les Tieck et les Novalis, les Brentano et les Arnim, veut ramener cette fiévreuse Allemagne à la fraîche poésie du moyen-âge, il se jette sur eux et les disperse, pareil à ces kobolds du Livre des Chants qui terrassaient les anges du paradis. Enfin, quand la lutte philosophique est terminée, il en prédit les conséquences avec une sorte de délire sauvage.
« Le christianisme a adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattans, l’exaltation frénétique des berserkers, que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. Alors, et ce jour viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de ce que nous ferons chez nous ; il pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre ; vous pourriez facilement vous y brûler les doigts. Ne riez pas de ces conseils, quoiqu’ils viennent d’un rêveur qui vous invite à vous défier de kantistes, de fichtéens, de philosophes de la nature ; ne riez pas du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution opérée déjà dans le domaine de l’esprit. La pensée précède l’action, comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre d’Allemagne est allemand, à la vérité : il n’est pas très leste et roule avec lenteur ; mais il viendra, et, quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. À ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs ; les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle… »
Ainsi s’emporte cette fantaisie sans frein, ainsi blasphème, troublé par les fumées de la colère, un esprit qui a reçu tant de graces en partage. Si M. Henri Heine, en peignant de ces étranges couleurs le travail philosophique de l’Allemagne, avait voulu dénoncer les erreurs de ceux qui ont frayé la route aux athées, on comprendrait l’exagération de son tableau ; mais non, il n’exagère que pour triompher davantage. Il donne à ces grands efforts de la science ontologique des interprétations inattendues ; il compare Kant aux sanglans dictateurs de 93, et il proclame l’évangile du panthéisme. Sa théorie de l’histoire intellectuelle des peuples allemands est donc fausse de toute manière ; on ne doit la consulter que comme un renseignement, hélas ! trop positif, sur la fièvre à la fois mystique et sensuelle d’une certaine période de notre siècle. Quand l’auteur échappe à ce délire, que de bonne humeur et quelle grace aimable dans ses appréciations ! Comme la sympathie lui rend son indépendance ! Combien de pages qui corrigent un système indigne ! Sous les doctrines grossières des Lamettrie et des d’Holbach, laborieusement habillées à l’allemande, on est vraiment heureux de voir reparaître un esprit poétique et jeune. Qu’il raconte avec émotion la vie de Lessing, qu’il nous montre dans des pages bien senties la jeunesse errante de Fichte, qu’il explique les origines du romantisme, et nous déroule à ce propos ces vieilles légendes populaires dont il a un sentiment si profond aussitôt le poète est retrouvé, et nous oublions le philosophe. Souvent, en quelques mots rapides ; il fait apparaître une noble figure et la fixe sous nos yeux d’une manière vive et vraie. Ainsi il dit de M. Jacob Grimm : « Son érudition est gigantesque comme une montagne, et son esprit est frais comme la source qui en sort. » Sur Goethe, sur Herder, sur Oken, sur M. Varnhagen d’Ense, sur les hommes même qu’il a le plus maltraités, Arnim, Novalis, Brentano, il a des paroles brèves et charmantes qui dessinent merveilleusement une physionomie et la gravent dans le souvenir. Ces sympathiques portraits ne font-ils pas oublier bien des caricatures ? On oublie aussi les impiétés du tribun en voyant les inconséquences que son cœur dicte à son esprit. Ce même homme qui, résumant les travaux métaphysiques de Kant, s’écrie avec une triomphante ironie : « N’entendez-vous pas résonner la clochette ? A genoux, on porte les sacremens à un Dieu qui se meurt, » - c’est lui qui dira deux pages plus loin : « Il me suffit de voir quelqu’un discuter l’existence de Dieu pour sentir en moi une inquiétude aussi singulière, une oppression aussi indéfinissable que celle que j’éprouvai jadis à Londres quand, visitant New-Bedlam, je me vis seul et abandonné par mon guide au milieu d’une troupe de fous. Douter de Dieu, c’est douter de la vie elle-même ; ce n’est pas moins que la mort. » Ce même homme enfin qui semble s’être donné la tâche de disperser comme des fantômes importuns les dogmes les plus sacrés du spiritualisme de ses pères, bientôt nous verrons tomber son masque, et il laissera échapper ces paroles qui nous désarment : « Non, en vérité, j’ai beau faire, la vieille Allemagne est toujours là au fond de mon cœur avec ses sentimens de philistin. »
M. Henri Heine n’avait pu remuer tant d’idées, harceler tant de systèmes, jeter pêle-mêle tant de livres et tant de noms propres dans ses pages sarcastiques sans irriter profondément l’Allemagne. On n’avait pas pardonné à Louis Boerne la rudesse de ses moqueries ; mais on les excusait en songeant à l’élévation et à la générosité de son ame. Au contraire, l’ironie insaisissable de l’auteur des Reisebilder déconcertait les cœurs tudesques et entretenait les rancunes. Il y eut pendant quelques années un véritable déchaînement contre ce renégat du teutonisme. Dénoncé, par M. Menzel et les piétistes comme un émissaire de la moderne Babylone, maudit par les austères teutomanes comme un représentant de la corruption parisienne, il n’était pas moins suspect aux démocrates, qui l’accusaient de trahison. Ajoutez à cela les persécutions officielles. « Ces persécutions, nous écrivait récemment M. Henri Heine, m’ont fait beaucoup de mal, et elles s’accordaient parfaitement avec l’inimitié de mes adversaires subalternes. Je suis sorti vainqueur de la plus terrible crise que les littérateurs allemands aient eue à traverser. La génération actuelle est plus heureuse, et vous autres, écrivains français, vous ne savez pas assez apprécier votre sort. » Un humoriste ne devrait-il pas être à l’abri des entraînemens de la colère ? M. Henri Heine ne sut pas se contenir, et c’est à cette irritation, aigrie par tant d’attaques diverses, qu’il faut imputer son livre sur Louis Boerne. L’auteur des Lettres sur Paris venait de mourir ; c’était le publiciste du parti libéral, c’était le ferme caractère jacobin qu’on opposait toujours à M. Heine : M. Heine s’empare de cette mâle physionomie, et en fait une caricature. Le livre est vif, hardi, spirituel ; est-il aussi terrible que l’espérait. M. Heine ? Non, certes, et personne n’en a souffert, excepté M. Heine lui-même. Oublions cette fâcheuse représaille, et revenons à la poésie.
Mon poème est sans but, comme la vie, comme l’amour ! n’y cherchez pas de tendances. Atta-Troll n’est pas un symbole de nationalité germanique, et il ne fourre pas sa patte dans les questions du jour. » Ainsi commence cette charmante fantaisie d’Atta-Troll[4], où le poète retrouve les meilleures inspirations de sa jeunesse. La gaieté et la poésie, l’ironie et l’imagination s’y unissent dans une mesure parfaite ; c’est l’œuvre d’un Arioste allemand. Ne nous fions pas trop à sa parole, quand il nous promet une œuvre née seulement de son caprice, un songe d’une nuit d’été, une romantique vision des domaines de Puck et de Titania : la satire saura bien s’y faire sa place ; mais la satire n’y exclut pas la grace, et l’on y respire je ne sais quels parfums de prés et de forêts qui répandent sur les strophes du poème une fraîcheur printanière. On dirait une matinée de mai : tout murmure, tout babille, et, tandis que vous allez rêvant par les sentiers non frayés, maint oiseau caché dans les branches vous siffle ses cantilènes moqueuses. Ce ne sont pas toujours des oiseaux ; du fond des antres, du creux des ravins des Pyrénées retentissent les grognemens des ours et leurs conspirations contre la race humaine. Il y a comme des clubs ténébreux dans les souterrains des montagnes. Écoutez ces menaces, ces cris de vengeance, ces théories incendiaires) c’est le communiste Atta-Troll qui endoctrine sa famille mal léchée. Atta-Troll est un ours qui dansait naguère dans les riantes vallées des Pyrénées sous les balcons de Cauterets et de Bagnères de Bigorre ; il dansait pour amuser les badauds, et il songeait au temps où, libre dans la montagne immense, il se croyait le roi du monde. Un jour il brise sa chaîne et s’enfuit. Ce qu’il devient au fond de sa retraite jusqu’à l’heure où le fils de la sorcière Uraka le frappe d’une balle au cœur, il faut le demander à M. Henri Heine. Les visions dans le ravin des Esprits, la cavalcade des spectres, l’apparition de la belle Hérodiade, forment une scène remplie de grace et de passion. Ce somnambulisme, que l’auteur a tant reproché aux romantiques, il le prend ici au sérieux, et il y trouve des inspirations inattendues. La lune verse ses incantations sur la vallée de Roncevaux. Maintes images du vieux monde chevaleresque brillent, chantent, galopent sur les montagnes ensorcelées. — Hallo ! houssa ! — c’est le dernier rendez-vous des revenans, la dernière fête de la poésie de Brentano et de Fouqué. Au milieu des joyeux éclats de la fantaisie, la satire n’oublie pas sa tâche ; satire littéraire, satire politique, tout va de front. Ici, c’est le poète Freiligrath avec ses ours, ses chakals, ses rois nègres, toute sa ménagerie du désert ; là, c’est la démagogie allemande avec ses clameurs forcenées. Enfin cet ours qui croit avoir brisé sa chaîne, et qui du fond de son souterrain proclame avec emphase ses théories révolutionnaires, ne serait-ce pas une certaine partie de l’Allemagne ? Silence ; l’auteur n’en dit pas tant ; tout cela est voilé, et l’on sent parfois une sorte de tristesse sous les allegros les plus vifs. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. Henri Heine voit disparaître avec douleur la poésie qui a nourri sa jeunesse au moment où s’avancent les Tyrtées de la démocratie. Cette poésie, il l’a raillée jadis ; il en sent tout le charme aujourd’hui que les tribuns déclarent la guerre àl’idéal et veulent faire de l’imagination la servante de la politique. — Quel piaillement ! s’écrie-t-il, on dirait des oies qui ont sauvé le Capitole.
C’est un des caractères de M. Henri Heine que sa constante préoccupation de l’Allemagne alors même qu’il semble la renier avec colère. Il vit en France, il désire nos suffrages, et pour les obtenir il va parfois jusqu’à forcer sa nature ; malgré cela, il est Allemand, et c’est vers l’Allemagne qu’il a les yeux tournés. La politique allemande, la littérature allemande, les partis, les écoles, les journaux, les trente-six états de sa chère patrie, voilà le théâtre de M. Henri Heine et l’inépuisable matière de sa gaieté. Atta-Troll avait paru en 1840, au moment où la poésie politique commençait à faire parler d’elle. Toute une troupe de nouveaux venus s’était jetée dans les domaines de l’imagination en proclamant d’urgentes réformes. Ces domaines, le poète du Livre des Chants les avait saccagés plus d’une fois ; mais ses délits mêmes étaient poétiques, et que ses équipées fussent violentes ou bouffonnes, l’idéal y brillait toujours. Rien de pareil chez les réformateurs : l’idéal était proscrit, la rêverie était laissée aux enfans ; il fallait que la poésie fût la voix de la révolution et le clairon des batailles prochaines. Ce n’étaient partout que diatribes de journaux ornées de rimes, pamphlets distribués en strophes, appels au peuple, pétitions au roi de Prusse, hymnes à la future unité de la patrie allemande. L’ironie d’Atta-Troll n’aurait pu venir plus à propos. Elle n’arrêta rien cependant, et de 1840 à 1845 le vacarme des Tyrtées démocratiques devint plus assourdissant chaque jour. M. Hoffmann de Fallersleben dans le genre léger, M. Herwegh dans le mode grave, semblaient devenus les maîtres suprêmes de la muse germanique. C’est alors que parurent les Poésies nouvelles de M. Henri Heine.
Le livre s’ouvre par un recueil de strophes d’une pureté et d’une délicatesse incomparables. Sous le titre de Nouveau Printemps (Neuer Frühling), l’auteur donne une suite à ces cycles élégiaques, Junge Leiden, Intermezzo, Heimkehr, dont la grace parfumait le Livre des Chants. Puis ce sont maintes pièces vives, dégagées, fantasques, les unes beaucoup trop inspirées de la légèreté parisienne, les autres pleines de hardiesse et d’éclat. Enfin, après cette ouverture bizarre où se mêlent tous les tons, commence l’audacieuse symphonie poétique et politique intitulée l’Allemagne, conte d’hiver. L’Allemagne est le pendant d’Atta-Troll. Atta-Troll était l’œuvre d’un Arioste du Nord toujours prêt à dissimuler les hardiesses de sa pensée sous les voiles élégans du symbole ; l’Allemagne n’a ni symboles ni voiles, c’est un pamphlet où l’audace va le front levé. Atta-Troll brillait de tout l’éclat du midi ; l’Allemagne nous transporte au milieu des brumes. Le premier était le Songe d’une Nuit d’été ; le second est intitulé Conte d’hiver ; l’antithèse est complète. M. Henri Heine va faire dans sa patrie un voyage de quelques semaines, et de la frontière à Hambourg, quoique le chemin ne soit pas long, les occasions de raillerie ne lui manqueront pas. La douane prussienne, la cathédrale de Cologne, le vieux Rhin chanté d’un ton arrogant par le greffier Becker et si vivement revendiqué par M. Alfred de Musset, les auberges de Minden, la principauté de Buckebourg, la forêt de Teutobourg et la statue d’Arminius, le mont Kyffhaeuser et la caverne de Frédéric Barberousse, Hambourg enfin, voilà la scène variée où se déploie la plus hardie et la plus étourdissante des satires L’auteur la termine par des bouffonneries que n’eût pas désavouées Rabelais, et par des remontrances au roi de Prusse dont la forme hautaine rappelle les invectives de Dante. Il a voulu traiter à son point de vue la poésie politique ; du premier coup il rejette dans l’ombre, et par l’audace de sa pensée et par la dextérité de son art, tous les rimeurs qui se croyaient des maîtres. Mais l’Allemagne n’est pas seulement le poème d’une opposition turbulente et sarcastique ; M. Heine s’y joue de toutes choses et de lui-même. Ces démocrates avec qui il semble faire alliance, il les couvre de ridicule à l’heure même où il leur tend la main. Les libéraux ne sont pas moins sacrifiés que les piétistes ; le parti national est aussi rudement maltraité que le roi Frédéric-Guillaume IV. L’auteur trouve même le moyen d’envelopper tout le passé dans cette diabolique caricature du présent ; avec quelle verve il bafoue l’Allemagne entière dans la caverne de Barberousse et sous les chênes d’Arminius ! C’est toujours enfin l’incorrigible humoriste qui prend plaisir à aiguillonner de mille manières le paisible tempérament de son pays, qui prétend s’élever par l’ironie au-dessus de toutes les croyances, qui se fait un jeu de déconcerter la critique, et qui, en persiflant les démocrates, a pourtant le droit de répondre à leurs attaques avec une indignation comique : « Tu mens, Brutus ; tu mens, Cassius ; tu mens aussi, Asinius ! »
Une telle ironie n’était-elle pas trop prolongée ? N’y voyait-on pas désormais un parti pris et un rôle arrangé à l’avance ? Cette sympathie cachée que nous avons essayé çà et là de mettre en lumière sous tant d’irrévérences sans nombre, l’auteur l’avait-il gardée intacte ? n’avait-il pas altéré en lui bien des trésors charmans ? n’avait-il pas détruit bien des promesses ? On s’adressait encore toutes ces questions, lorsqu’on apprit que M. Henri Heine, cloué depuis plus de trois ans sur son lit de douleur, frappé de paralysie, presque aveugle, venait de terminer un nouveau recueil de vers et allait prendre congé du public.
Que d’émotions dans cette seule annonce ! Malgré tant d’inimitiés amassées contre lui, l’auteur du Livre des Chants est toujours le poète favori de cette Allemagne qu’il a si cruellement agitée. De Berlin ou de Francfort, de Vienne ou de Munich, aucun de ses confrères ne venait à Paris sans aller frapper à la porte du poète mourant, sans s’informer au moins de ses projets, de sa pensée, de ses vers, des inspirations qui le consolaient et qui l’aidaient à défier les tortures du corps. On disait avec quelle sérénité victorieuse il regardait la mort en face ; on admirait ce courage de l’esprit, on s’étonnait de cette fermeté de caractère à laquelle on croyait peu jusqu’alors, et que lui-même il avait rendue douteuse par ses mille évolutions en tous sens. — Aristophane se meurt ! s’écriait un critique sévère, M. Adolphe Stahr, et il racontait en pleurant ses entretiens avec le poète.- Puis c’étaient des conjectures sans fin : où en est aujourd’hui, se demandait-on, la pensée du railleur ? Quels enseignemens lui auront apportés les années ? Que lui aura dit la mort assise déjà sur son chevet ? Est-il vrai qu’il ait renié les doctrines hégéliennes, qu’il ait tourné son esprit vers Dieu, qu’il se confie dans l’immortalité de l’ame ? La Bible l’a converti, assurent quelques-uns ; c’est Moïse qui est son héros et il s’est rattaché aux croyances juives, qu’il a tant de fois persillées. — Ainsi se croisaient les opinions, inquiétude chez les uns, espérance chez les autres, curiosité chez tous. Le poète mourant devait déjouer une fois de plus les prévisions du public. Ce qu’il a été dans les entraînemens de l’adolescence, il l’est encore aujourd’hui sous le regard de la fatale hôtesse. Le Romancero, c’est toujours l’ancien Henri Heine, celui des Reisebilder et du Livre des Chants, c’est toujours la vieille ironie des jours heureux, plus poignante seulement, puisque sans cesse elle prend la mort à partie et plaisante lugubrement avec la tombe. Si quelques accens nouveaux se font entendre ça et là comme une plainte étouffée, il faudra une volonté attentive pour en saisir le sens à travers le carillon des notes joyeuses.
La préface du Romancero est un de ces imbroglios humoristiques dont l’auteur a été un peu prodigue. Le poète adresse ses adieux à ses lecteurs et fait publiquement sa profession de foi philosophique et religieuse. Adieux étranges ! étrange profession de foi ! La douleur qu’il éprouve est sincère, car, à force d’etre en relations avec le public, il avait fini par le regarder comme un être raisonnable. Une autre chose l’attriste encore la comédie est finie, la toile tombe, le théâtre va fermer ses portes ; que deviendront toutes les marionnettes qui jouaient si plaisamment leurs rôles entre ses mains ? que deviendront celui-ci et celui-là ? On sait que les noms propres ne coûtent rien à M. Henri Heine. Ces pauvres marionnettes ! il veut au moins, avant de se séparer d’elles, réparer le tort qu’il a pu leur causer. Il rétracte donc maintes accusations injustes dont il s’est rendu coupable, et il fait sa paix avec ses ennemis le plus sérieusement possible. Ces affaires mises en ordre, il est bien temps qu’il se réconcilie avec la Divinité.
« Oui, si j’ai fait ma paix avec la créature, je l’ai faite aussi avec le Créateur, — et cela au grand scandale de mes amis les philosophes, qui m’ont reproché amèrement d’être retombé dans la vieille superstition : c’est ainsi qu’ils nomment mon retour à Dieu. D’autres, dans leur intolérance, se sont montrés plus durs encore. Tout le haut clergé de l’athéisme a prononcé sur moi l’anathème, et il y a de fanatiques prêtres de l’incrédulité qui m’auraient volontiers soumis à la torture pour m’arracher l’aveu de mes hérésies. Heureusement, les seuls instrumens de torture dont ils disposent, ce sont leurs écrits. Sans torture, d’ailleurs, j’avouerai tout. Oui, je suis revenu à Dieu, comme l’enfant prodigue, après avoir long-temps gardé les pourceaux avec les hégéliens. Est-ce la misère qui m’y a poussé ? C’est un motif peut-être moins misérable. Le mal du pays, le mal du ciel s’est emparé de mon ame et m’a emporté à travers les forêts et les ravins sur les cimes les plus glissantes de la dialectique. J’ai rencontré en chemin le dieu des panthéistes, mais je n’ai pu en faire usage. Ce pauvre être chimérique est mêlé au tissu de l’univers ; c’est dans la matière qu’il a grandi, qu’il est emprisonné, et il est là, sans force, sans volonté, qui nous regarde en bâillant. Pour avoir une volonté il faut être une personne, et pour manifester cette volonté, il faut avoir ses coudées franches. Si donc on aspire à un Dieu qui puisse être secourable, — et c’est là la chose essentielle, — on est bien obligé d’admettre un Dieu personnel, supérieur au monde et doué des saints attributs, bonté, sagesse et justice infinie. Alors l’immortalité de l’ame nous est accordée par-dessus le marché, comme ces os que le boucher, quand il est satisfait de ses chalands, jette gratis dans leur panier. Ces os, en style de cuisine, s’appellent à Paris la réjouissance, et l’on en fait d’excellens consommés qui récréent et réconfortent singulièrement le pauvre malade abattu. Que je n’aie point refusé une réjouissance de cette nature, que j’y aie bien au contraire pensé sans cesse avec bonheur, tout homme sensible le comprendra. »
Les idées les plus graves peuvent être exprimées-en images bouffonnes, et c’est même là ce qui constitue l’humour. On se demande pourtant si la théologie de M. Henri Heine est sérieuse, quand on le voit, quelques pages plus loin, nous faire une description si drôle des occupations réservées aux hommes dans l’autre monde. Toutes les objections vulgaires contre le dogme d’une existence meilleure prennent un corps dans cette perfide apologie et se traduisent en exemples burlesques. Celui qui a écrit une telle page n’est pas complètement guéri du panthéisme ; son cœur aspire à un Dieu auquel son esprit n’a pas la force de croire, et cette impuissance, comme c’est l’ordinaire, se venge et se console par l’ironie. La poésie seule lui reste, aussi fraîche et aussi éclatante qu’au premier jour. Il se rappelle son collègue breton du moyen-âge, l’enchanteur Merlin, à qui la mort fut si douce dans la forêt de Brocéliande. Merlin est mort sous les grands chênes de la terre natale, et des oiseaux par milliers chantaient au-dessus de sa tête ; lui, il s’éteint loin des arbres et du soleil, au milieu du vacarme de Paris. Vienne du moins la poésie avec ses magiques prestiges ! Que le monde entier, de l’Asie à l’Amérique, que toutes les religions, que tous les temps se lèvent à son appel, et que, sombres ou joyeuses, maintes images de la longue vie humaine environnent le chevet du mourant !
Tel est, en effet, le caractère du Romancero. La première partie contient, sous le titre d’Histoires, une série de romances, de ballades, de poèmes, empruntés à tous les siècles et brillant des couleurs les plus variées : rois de l’Égypte, empereurs de Siam, abbés, nonnes, barons du moyen-âge, souverains des temps modernes, peuples révolutionnaires et sauvages du Nouveau-Monde, les figures les plus dissemblables sont réunies dans cette galerie éclatante. Après avoir ainsi promené sa fantaisie dans tous les temps de l’histoire, après avoir évoqué toutes ces figures, les unes tragiques, les autres bouffonnes, destinées à lui représenter le mouvement confus du genre humain, c’est en son nom que M. Henri Heine prendra la parole. Le second livre du Romancero est intitulé : Lamentations. Ces lamentations commencent assez gaiement par de vives satires littéraires, mais bientôt, dans une suite de pièces inscrites sous le nom de Lazare, le poète écrit le journal de ses impressions de malade. Ce sont des rêves, des cauchemars, des réminiscences singulières, des épigrammes qu’il décoche de droite et de gauche pour solder d’anciens comptes, puis des attendrissemens inattendus ou bien des railleries sinistres sur la mort qui frappe à la porte. Ici, il se voit déjà enfermé dans la bière, et il décrit, avec une gaieté poignante, la visite qu’une compagne aimée fera l’année prochaine sur son tombeau. Il lui parle du fond du sépulcre, il la raille et se fait un jeu de contester sa douleur. Quoi donc ! même après la mort, l’incrédulité de l’humoriste continue sa tâche ; mais tournez la page, cette triste impression s’évanouira : de belles strophes éplorées vont supplier les anges du ciel de prendre la place du poète dans la maison en deuil et d’être les vigilans gardiens de celle qu’il vient de persifler.
Ce que je cherche avidement au milieu de ces confidences où une larme furtive est si tôt séchée par le rire, ce sont quelques renseignemens sur les émotions religieuses de l’auteur. Le dernier livre du Romancero se compose de Mélodies hébraïques, et il semble que ce chant final doive contenir la véritable pensée de M. Henri Heine. Écoutez ces mélodies : on dirait que des souvenirs endormis se réveillent, que des sentimens effacés se raniment au fond de son cœur. Ces vieux Juifs, ces mangeurs de schiboleth qu’il a tant de fois bafoués, il en parle dans la première pièce de cette série, la Princesse Sabbath, avec je ne sais quel embarras où se trahit une affection respectueuse. Or la plus belle pièce de ce livre, la plus belle et la plus poétique composition à mon avis du Romancero tout entier est consacrée au grand poète juif du moyen-âge, Jehuda ben Halevy. Elle vaut la peine qu’on s’y arrête. Le poète songe à Jehuda ben Halevy, il entend résonner dans son esprit les strophes du vieux rabbin : c’est ce chant du prince Israël et de la princesse Sabbath. Il croit apercevoir d’austères figures de vieux Juifs, il voit des ombres à longues barbes, il reconnaît Jehuda ben Halevy.
« Que ma langue reste collée, brûlante, à mon palais, et que ma main droite se sèche, si je t’oublie jamais, Jérusalem ! »
« Ces paroles d’un psaume me bourdonnent aujourd’hui dans la tête, sans s’arrêter une minute ; il me semble entendre des voix, des voix d’hommes qui psalmodient.
« Par instans aussi m’apparaissent des barbes, de longues barbes d’ombres… Spectres de mes rêves, lequel de vous est Jehuda ben Halevy ?
« Mais ils glissent rapidement, ils s’évanouissent ; le grossier appel du vivant a effarouché les fantômes ; — je l’ai reconnu cependant.
« Je l’ai reconnu à ce front pâle qui porte si fièrement la pensée, à la douce fixité de ses yeux (ils me regardaient avec une attention si inquiète !).
« Surtout je l’ai reconnu au mystérieux sourire de ces deux belles lèvres harmonieusement assorties comme des rimes ; les poètes seuls en ont de semblables. »
Alors il raconté l’enfance du poète avec une tendresse mêlée de railleries aimables. Ô la grave et pieuse éducation ! Comme Jehuda chantait bien le vieux texte de la Bible avec la psalmodie consacrée ! Comme il se gargarisait gracieusement avec les grasses gutturales ! Il vivait dans le Talmud ainsi que dans un monde immense ; c’est dans le Talmud qu’il a grandi. Nul poète, depuis que le monde existe, ne reçut de graces plus abondantes. Dieu avait pris plaisir à former cette ame tendre et profonde ; puis, quand il l’eut formée, satisfait de son Oeuvre, il baisa la belle ame, et le gracieux résonnement de ce baiser frémit dans chaque strophe du poète. Jehuda ben Halevy avait un culte pour Jérusalem ; son cœur saignait aux récits des pèlerins qui avaient vu le temple renversé et la terre des prophètes chargée de souillures ; il l’aimait avec larmes, avec passion : il l’aimait comme le troubadour Geoffroy Rudel aimait la comtesse Mélisande de Tripoli. Geoffroy n’avait vu Mélisande que dans ses songes, il s’embarqua ; et, en abordant au rivage de Tripoli, il rendit l’ame sous le regard de sa dame. Jehuda ben Halevy partit aussi pour Jérusalem, et, comme Geoffroy Rudel, il expira d’amour sur les genoux de sa bien-aimée. C’est l’histoire de cette poétique destinée que nous raconte M. Henri Heine avec une verve tour à tour sympathique et railleuse, qui se joue en mille variations brillantes. On peut signaler le poème de Jehuda ben Halevy comme une des meilleures productions de l’auteur du Romancero. La douce et ardente exaltation de son héros nous fait pénétrer dans les mystères de la poésie juive ; le poète s’y peint lui-même avec les tendances contraires qui se disputent son ame, et des pensées gracieuses et pathétiques s’y entremêlent sans se détruire. L’inspiration juive ou nazaréenne et l’inspiration grecque, il l’a dit souvent, voilà les deux grands systèmes auxquels il faut bien que tout aboutisse ; Homère et la Bible contiennent à ses yeux toute la philosophie de l’histoire. Cette fois il n’en parle plus en riant ; le monde grec et le monde juif obsèdent son ame inquiète. C’était le poète des Hellènes qu’il préférait jadis quand la jeunesse l’emportait sur son char au bruit des cymbales retentissantes ; maintenant la jeunesse a disparu, l’éclat du monde réel s’évanouit : c’est l’heure des pensées graves, et Jehuda ben Halevy a remplacé Homère.
M. Henri Heine craint-il d’en avoir trop dit ? La pièce qui suit, et qui clôt le volume, est la scène la plus voltairienne qu’ait jamais imaginée le sceptique démon de son esprit. C’est une controverse solennelle entre un moine et un rabbin par-devant une cour d’Espagne du moyen-âge. Si le moine a le dessous dans la lutte, il se fera juif ; si c’est le rabbin qui est vaincu, on le baptisera. Onze moines sont d’un côté, onze rabbins de l’autre, ceux-ci portant l’eau baptismale, ceux-là aiguisant l’instrument de la circoncision. Le roi et la Heine président ail tournoi, au milieu d’une assemblée de gentilshommes. À cette burlesque mise en scène, on devine déjà quels sont les argumens des deux champions. Jéhova et le Christ s’injurient par la bouche de leurs défenseurs comme des héros de l’Iliade ; le Jéhova du rabbin est un Bélial, un Astaroth ; le Christ du capucin est un philanthrope sentimental. Le poète a-t-il voulu nous dire que sa théologie s’élève au-dessus des cultes particuliers et ne reconnaît aucune église ? A-t-il voulu simplement bafouer les fanatiques dont les apologies grossières outragent la majesté divine ? Il est curieux, en effet, d’entendre le docteur juif glorifier la sévère grandeur de son Dieu dans le plus mesquin des réquisitoires, et le moine célébrer la mansuétude infinie de Jésus au moment où il vomit contre les Juifs des malédictions épouvantables. Ces deux sentimens, je crois, sont l’inspiration de cette singulière parade : persiflage du fanatisme et protestation contre toute église établie, voilà le double seps d’une controverse qui semble le dernier mot du poète. Aucun des deux adversaires, on le pense bien, ne remporte la victoire ; le rabbin ne sera pas baptisé, le moine ne sera pas circoncis. Appelée à prononcer le jugement après une bataille qui n’a pas duré moins de douze heures, la reine ne peut dire lequel a raison du rabbin ou du moine ; elle déclare seulement que « tous les deux sentent mauvais. » C’est par cette bouffonnerie que finit le Romancero. Cependant, à travers ces regrettables irrévérences, ne devine-t-on pas çà et là, dans un mot, dans un cri, certains élans du cœur, certaines tendresses mystérieuses pour la sainteté divine que compromettent les violences humaines ? Le satirique aura-t-il donc voulu, jusqu’au dernier jour, envelopper les sentimens de son ame dans les voiles impénétrables de l’ironie ?
L’ironie ! il est temps de le dire enfin après cette scrupuleuse étude d’un écrivain qui a livré à cette muse imprudente tous les trésors de son imagination, — l’ironie ne saurait être la conclusion d’un penseur et le testament d’un poète. On comprend ce regard triste et railleur jeté sur le monde à l’âge où les généreuses espérances qui gonflent un jeune cœur se brisent contre les mesquines réalités de la vie ; c’est la vengeance de l’enthousiasme déçu. On le comprend dans un siècle inquiet, tourmenté, en proie à une agitation fiévreuse ; on le comprend mieux encore si le pays où le poète s’est formé ne lui offre partout que des images de ruine, de hautes croyances détruites, des systèmes qui se combattent, et une profonde anarchie intellectuelle succédant à la majestueuse tranquillité des maîtres. La raillerie humoristique semble une inspiration légitime dans cette Allemagne qui a passé du spiritualisme le plus confiant aux plus fâcheux désordres de la pensée. M. Henri Heine est le premier poète de son pays depuis la mort de Goethe, et on dirait qu’il porte en lui toutes les inquiétudes d’une grande littérature déchue de son idéal ; que ce soit là son excuse. Aujourd’hui toutefois ses yeux se ferment à ce monde périssable dont les contradictions et les misères provoquaient sa douloureuse gaieté ; un autre monde s’ouvre à son esprit. Là, plus de misères, plus d’irritans contrastes, plus de désenchantemens qui révoltent ; là tous les problèmes sont résolus, et toutes les luttes s’évanouissent. Si l’ironie, chez une intelligence capricieuse et ardente, pouvait être le fidèle miroir des choses d’ici-bas, au sein de ce monde spirituel que les regards de l’ame lui découvrent, il n’y a plus de place que pour la confiance et le respect. Il a cherché la sérénité dans cette raillerie légère qui enveloppait l’univers entier et s’y jouait avec grace, sérénité incomplète et fausse, qui bien souvent encore, nous l’avons vu, laissait éclater subitement des douleurs mal guéries. La vraie sérénité est plus haut dans l’intelligence et l’adoration de l’idéal que rien n’altère, de la vérité que nulle ombre ne voile.
Il est permis sans doute d’adresser de graves paroles à un homme qui a toujours caché une ame sympathique et religieuse sous les plus folles débauches de l’esprit. En vain a-t-il voulu nous tromper, en vain a-t-il cherché à se tromper lui-même : son ironie n’est pas celle de Voltaire, c’est l’ironie d’une intelligence qui a connu de bonne heure les extases du spiritualisme. Ce spiritualisme, si éclatant aux premiers jours dans maintes pages du Livre des Chants, n’a été que voilé par les nuages dans l’orageuse traversée de sa vie ; il reparaît plein de vigueur et de jeunesse dans le lyrique essor du Romancero. Les capricieux détours de l’humoriste ne nous feront pas prendre le change qu’il le reconnaisse ou non, qu’il trouve son plaisir jusqu’à la fin à dépister la critique ou qu’il confesse ingénûment la situation de son ame, peu importe ; la marche de ses idées nous paraît manifeste, et l’évidence s’accroît encore, si on oppose le hardi rêveur à des intelligences de même famille. Il y a un écrivain qui dans ses créations passionnées a jeté de vigoureux défis à l’hypocrisie anglaise ; c’est le grand poète de la révolte et le l’ironie altière, c’est lord Byron. Eh bien ! le généreux esprit qui avait d’abord emprunté tant d’inspirations à l’éloquence enflamme(,, de Jean-Jacques Rousseau est allé aboutir, on le sait, à la raillerie universelle de Voltaire ; il a débuté par Childe-Harold et fini par Don Juan. L’évolution de M. Henri Heine a été toute contraire. N’est-ce pas une joie sérieuse pour la critique de deviner, de découvrir, à travers les capricieuses échappées de ce génie preste et fantasque, un lien secret qui se relâche souvent, mais qui jamais ne se perd, un sentiment de l’idéal toujours persistant, une inspiration toujours présente et toujours prête à s’épancher, même dans les derniers accens du poète, avec une fraîcheur et une abondance toutes juvéniles ?
Une seule chose a manqué à cette carrière brillante, l’ordre, la règle, l’harmonie, condition suprême du beau et qui doit tenter le grand artiste à l’heure où il va se séparer de son œuvre. Je me suis attaché à tout ce que les écrits de M. Henri Heine contiennent de germes heureux. Il y a chez lui des trésors de sympathie, de candeur naïve, j’oserai dire de tendresse chrétienne ; ils sont dispersés çà et là et comme perdus au milieu de ses grelots moqueurs ; je me suis efforcé de les recueillir. Cette tâche de la critique serait vaine, si vous-même, ô poète, n’y apportiez votre concours. À vous seul il appartient d’y mettre le sceau et de donner à votre vie une conclusion digne d’elle. Vous écrivez, dit-on, vos Mémoires ; vous faites comparaître à votre tribunal tous les hommes, tous les événemens littéraires et moraux auxquels votre existence a été mêlée dans cette première moitié du XIXe siècle si pleine d’émotions et de contrastes : quelle occasion féconde pour les sentimens nouveaux qui s’agitent en vous ! Quels sujets de réflexions ! que d’enseignemens de toute sorte ! Suivez les conseils du maître intérieur ; montrez-nous avec une impartialité sévère les doutes, les défaillances, les généreux élans, le développement complet de votre esprit. Du sein de ce tableau, les leçons profondes se dégageront d’elles-mêmes, et l’harmonie à laquelle votre génie aspire sera le digne couronnement de votre œuvre. N’y a-t-il pas dans chaque saison de la vie une nouvelle mine d’où la poésie doit extraire de l’or ? La mort, pour qui la voit venir, n’apporte-t-elle pas ses enseignemens, qui devraient se traduire, chez une ame comme la vôtre, en strophes et en images sublimes ? Toutes ces inspirations religieuses cachées sous vos satires, c’est à vous d’en former un faisceau ; ce que j’ai montré en débris épars, montrez-le-nous désormais purgé d’un mauvais alliage et brillant d’une majestueuse unité. L’artiste n’y est pas moins intéressé que le penseur. Vous avez représenté mieux que personne toute une période de la pensée allemande, période de trouble, de malaise, de déchirement : qu’il serait beau d’exprimer aussi le retour de la sérénité vraie, à l’heure où ce pays semble prêt à retrouver ses voies, où il repousse de plus en plus le sensualisme, l’athéisme et toutes les grimaçantes visions du délire !
On raconte que Dante, sur la fin de sa vie, fatigué des agitations et des luttes, avait coutume de se promener aux abords d’un cimetière, et comme on lui demandait ce qu’il cherchait en ce lieu funèbre : « La paix, » répondit-il. La paix ! je me rappelle que c’est là le titre de la plus belle pièce du Livre des Chants. La paix, ô poète, faut-il vous rappeler celui qui la possède, et ne l’avez-vous pas vous-même magnifiquement glorifié le jour où, naviguant dans les brumes de la Mer du gord, vous avez eu une si éblouissante vision du Christ : « Dans sa blanche robe flottante, il allait, immense, gigantesque, sur la terre et la mer. Sur la terre et la mer il étendait ses mains en bénissant, et sa tête plongeait au sein des cieux. Comme un cœur dans sa poitrine, il portait le soleil, le soleil rouge, flamboyant, et ce rouge, ce flamboyant soleil de son cœur versait sur la terre et la mer ses rayons de grace, sa lumière charmante, bienheureuse, qui éclairait et réchauffait l’univers !
SAINT-RENE TAILLANDIER.
- ↑ L’Histoire du tambour Legrand se trouve dans la Revue, 1er septembre 1832.
- ↑ Voyez les livraisons de la Revue du 15 décembre 1832, du 15 avril et du 1er mai 1836
- ↑ Une partie de cet ouvrage a paru dans la Revue, livraisons des 1er mars, 15 novembre et 15 décembre 1834.
- ↑ Voyez le poème d’Atta-Troll dans la livraison de la Revue du 15 mars 1847.