Poètes Moralistes de la Grèce/Notice sur Hésiode

NOTICE SUR HÉSIODE
PAR
M. GUIGNIAUT
de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres


Hésiode, dont le nom doit être pris, comme celui d’Homère, dans un sens tantôt individuel et tantôt collectif, fut à la fois le chef et le représentant de la seconde des deux grandes écoles de poésie épique, qui se partagèrent le domaine entier de l’esprit chez les Grecs, depuis la fondation des colonies éolo-ioniennes en Asie-Mineure et la prédominance des Doriens dans la Grèce d’Europe jusqu’à l’ère des Olympiades et à l’organisation définitive de la nation hellénique. Homère, s’emparant de la meilleure part des traditions héroïques et renouvelant sous le beau ciel de l’Ionie les chants historiques des Aèdes achéens, en avait fait sortir la véritable épopée. Hésiode, recueillent les légendes d’un caractère religieux ou moral, spéculatif ou pratique, dès longtemps élaborées par les fils des Muses, par les vieux chantres sacrés de l’Olympe et de l’Hélicon, leur imposa cette forme nouvelle de l’épopée ionienne et en fit comme le catéchisme poétique et populaire des Hellènes. Homme de réflexion encore plus que d’inspiration, et préoccupé du présent bien mieux que du passé, ou plutôt mettant le passé au service du présent pour l’instruire et pour l’améliorer, Hésiode n’a pas négligé comme Homère de nous parler de sa personne, des particularités de son temps. Nous savons par lui-même (et non pas seulement, ainsi qu’on l’a prétendu, par quelqu’un de ses premiers disciples, interpolateur de ses ouvrages,) que son père vint de Cyme ou Cume en Éolide chercher en Béotie le bien-être qu’il n’avait pu trouver dans sa patrie asiatique. Il s’établit à Ascra, sur le territoire de Thespies, non loin de l’Hélicon, et ce fut là, selon toute apparence, que naquit Hésiode si souvent nommé le poète d’Ascra. Livré avec les siens aux soins de l’agriculture dans ce canton peu favorisé du ciel, l’introduction de la Théogonie, d’accord avec les Œuvres et Jours, nous le dépeint paissant ses brebis au pied de la montagne, lorsqu’il reçut des Muses la branche de laurier, symbole de sa mission poétique. Plus tard, engagé avec son frère Persès, après la mort de leur père, dans un procès au sujet de leur commun héritage, il le perdit devant ces juges corrompus, devant ces « rois mangeurs de présents », dont il se vengea en flétrissant leurs voies tortueuses, et bien mieux encore, en faisant de ce débat de famille l’occasion de ces exhortations au travail, à l’ordre, à la justice, qui, dans la personne de son frère, s’adressaient à tous ses contemporains, et qui sont l’objet principal du poème des Œuvres. On veut, mais sur des indices peu sûrs ou même imaginaires, qu’il ait composé ce poème à Orchomène, où il se serait retiré, ayant pris Ascra en dégoût : ce qui est certain, c’est que les Orchoméniens montraient son tombeau dans leurs murs, mais en avouant qu’ils y avaient recueilli ses ossements apportés d’Ascra ruinée par les Thespiens ou qu’ils les avaient fait venir de Naupacte en Locride, sur l’ordre de la Pythie, pour délivrer leur ville de la peste par la possession de ce dépôt sacré. Quoi qu’il en soit, c’était un proverbe, chez les Grecs, que la longue vieillesse d’Hésiode ; c’était une tradition que sa double sépulture ; et pour le monument érigé en son honneur sur la place publique d’Orchomène, Pindare avait, dit-on, composé une inscription, que nous avons encore, où il est célébré comme ayant joui d’une double jeunesse, comme ayant obtenu deux tombeaux, comme ayant enseigné la mesure de la sagesse humaine.

De cette espèce d’auréole dont fut environnée de bonne heure la mémoire d’Hésiode, de ce prix singulier attaché à ses restes, aussi bien que des détails d’une légende mythique sur la mort violente qu’il aurait trouvée dans les environs de Naupacte, on a conclu, non sans quelque vraisemblance, quoique sans preuve positive, qu’il aurait été vénéré à titre de héros en Béotie et en Locride de même qu’Homère l’était à Chios. Il est sûr au moins que les provinces de la Grèce européenne, sans doute aussi la Phocide et l’Eubée, furent le théâtre sur lequel fleurit et se développa dans toutes ses variétés le genre de poésie dont il passe pour avoir été le créateur. Lui-même, il nous raconte, dans les Œuvres et Jours, qu’il aurait une seule fois franchi la mer, pour aller d’Aulis à Chalcis en Eubée prendre part aux jeux solennels, tenus dans cette ville par les fils d’Amphidamas à l’occasion des funérailles de leur père, qu’il y remporta le prix du chant consistant en un trépied, consacré par lui plus tard aux Muses Héliconiades, dans le lieu même où elles l’avaient visité de leur première inspiration. Ce récit, déjà suspect en soi, fut orné dans la suite de circonstances de plus en plus fabuleuses et devint à la fin le petit roman de la basse antiquité que nous avons sous le titre de Combat d’Homère et d’Hésiode. S’il y a quelque chose d’historique dans cette lutte supposée entre les deux illustres maîtres de l’épopée grecque, c’est le contraste non moins réel que l’affinité des deux genres poétiques qu’ils représentent ; c’est tout au plus, comme on l’a conjecturé, la rivalité des deux écoles qui procédèrent de l’un et de l’autre, rivalité où l’avantage put demeurer parfois aux rhapsodes hésiodiques. Que, du reste, Homère et Hésiode aient été contemporains, qu’ils aient appartenu à la même famille et que leur commune généalogie remonte jusqu’à Orphée ou jusqu’a tel autre des chantres mythiques de la Thrace, c’est ce qu’on ne peut admettre qu’à titre de rapprochement plus ou moins hasardé, nullement de tradition authentique. L’antiquité en était, comme nous, réduite à des inductions et à des hypothèses sur l’époque où avaient paru les deux poètes les plus anciens dont elle eût conservé les ouvrages ; et le nombre de ces ouvrages, mis successivement sur leur compte, les dates évidemment différentes qu’ils portaient en eux-mêmes, les matériaux non moins divers qui s’y trouvaient employés, ne laissaient pas que de compliquer beaucoup la question. De là, Hésiode tantôt plus ancien, tantôt plus récent qu’Homère, aussi bien que son contemporain ; de là, son existence reculée jusqu’au douzième siècle avant notre ère, ou descendant jusqu’au viie ; de là, par exemple, Stésichore, le poète lyrique d’Himère, donné pour son fils. Hérodote, prenant une sorte de milieu, mais nommant encore Hésiode avant Homère, les place l’un et l’autre quatre cents années avant sa naissance, c’est-à-dire au commencement du ixe siècle. Les critiques d’Alexandrie crurent, au contraire, avoir de bonnes raisons pour mettre entre eux un assez long intervalle, se fondant principalement sur la comparaison, dans le fond et dans la forme, des plus anciens et des plus authentiques parmi les poèmes qui leur étaient attribués. Ils remontèrent Homère d’un siècle ou davantage, et rapprochèrent Hésiode de l’ère des olympiades, déclarant leurs dates et leurs origines, conséquemment leurs patries, aussi différentes que les caractères de leur poésie aux yeux des connaisseurs.

Tout dans les ouvrages qui nous sont parvenus sous le nom d’Hésiode, à commencer par les Œuvres et Jours, le plus autorisé, semble venir à l’appui de cette opinion, bien qu’elle puisse à la rigueur se concilier avec celle d’Hérodote, en ce sens qu’Homère et Hésiode représentent, dans ce qu’ils ont de commun, un seul et même grand développement de la poésie grecque, encore exclusivement épique, et dans leurs différences, les phases distinctes et les divers théâtres de ce développement : en Ionie, l’épopée héroïque et historique ; en Béotie, l’épopée morale et didactique. Le chantre d’Ascra, dans le poème que nous venons de citer, le seul que ses compatriotes voulussent reconnaître pour son œuvre, se place évidemment à une plus grande distance qu’Homère ne fait de l’âge des héros, devenus chez Hésiode des demi-dieux ; il déplore la fatalité qui l’a jeté au milieu du cinquième âge du monde, âge de crimes et de misères, où l’on croit entrevoir les symptômes de la crise politique qui suivit les bouleversements de l’invasion dorienne et qui, du xe au viiie siècle, transforma en aristocraties la plupart des petites monarchies quasi féodales de la Grèce héroïque. La vie civile est ici beaucoup plus avancée, et le peuple y tient une place déjà plus importante ; le travail y est en honneur, surtout le travail des champs, et le but principal du poète est de le faire prévaloir comme la condition même de l’homme sur la terre. Qui plus est, le secret de cette condition est recherché jusque dans l’origine du mal caché sous le voile transparent du fameux mythe de Prométhée et de Pandore ; et là se montre, aussi bien que dans la succession des cinq âges, aussi bien que dans la doctrine des démons qui s’y rattache, un degré d’abstraction et de généralisation mythologique encore inconnu à Homère. C’est même cette pensée nouvelle de la nécessité du travail fondée sur ces dogmes non moins nouveaux, développés au début du poème, qui lui donne l’espèce d’unité, grossière peut-être dans la forme, mais réelle quant aux idées, que si souvent on lui a refusée, faute de la comprendre, faute de s’être mis au point de vue du poète et de son époque ; c’est cette pensée dominante, partout reproduite dans les exhortations qu’Hésiode adresse à son frère qui fait le lien de tous ces conseils ruraux, politiques, économiques dont se compose la plus grande partie de l’ouvrage, et où se déroule avec un grand charme d’énergique naïveté le tableau des mœurs et de l’esprit du temps. Parmi ces Conseils ou ces Exhortations, nom sous lequel les anciens désignent fréquemment le poème entier, ainsi que sous celui de Sentences, ont trouvé place un certain nombre de proverbes, fruits vénérables de l’expérience des siècles, qu’Hésiode avait recueillis, et dont quelques-uns remontaient jusqu’à l’âge héroïque. L’apologue, cette leçon figurée de la sagesse antique, n’y pouvait pas manquer : aussi en était-il considéré comme le premier auteur. À la suite des Œuvres, titre qui semble s’appliquer d’une manière plus spéciale aux préceptes relatifs à l’agriculture et à la navigation, beaucoup moins prisée par le poète béotien, viennent les Jours, sorte de calendrier religieux, qui en était une annexe naturelle, et où l’on a soupçonné, sans preuves suffisantes, une addition postérieure, telle au reste que la composition primitive paraît en avoir reçu plusieurs autres subsistantes ou non. De ce nombre est bien certainement le petit hymne à Jupiter, que nous y lisons encore et qui lui sert de poème. Il n’existait point dans le vieil exemplaire gravé sur des lames de plomb et à demi effacé, qui fut montré à Pausanias par les Béotiens de l’Hélicon, et les plus habiles critiques de l’antiquité n’hésitaient pas à le rejeter.

Nous avons déjà dit, d’après le même Pausanias, que les compatriotes d’Hésiode tenaient le poème des Œuvres et Jours comme le seul des nombreux et divers ouvrages réunis sous son nom qui fût véritablement de lui. Et, dans le fait, la Théogonie, quoiqu’elle lui soit attribuée de concert par tous les anciens philosophes, depuis Xénophane et Pythagore, jusqu’à Platon et Aristote ; quoique Hérodote l’ait manifestement en vue quand il assigne à Hésiode une date commune avec Homère ; quoique enfin les chefs critiques de l’école d’Alexandrie, les Zénodote, les Aristophane, les Aristarque, y aient reconnu un « caractère hésiodique, » ce qui déjà n’est plus aussi positif ; la Théogonie, étudiée en elle-même, révèle des indices de postériorité, non seulement par rapport à Homère, mais encore par rapport à l’auteur des Œuvres et Jours. Sans doute la longue invocation aux Muses, qui en est le prélude, rattache les deux poèmes l’un à l’autre et semble indiquer un seul et même auteur ; mais cette invocation, quand même il faudrait, malgré ses interpolations évidentes, malgré le désordre réel ou apparent qui y règne, les regarder comme une introduction nécessaire à la Théogonie, ne saurait avoir plus d’autorité que cette dernière. Or celle-ci, qui est le côté religieux et spéculatif de la poésie hésiodique dans son ensemble, tout comme les Œuvres en sont le côté moral et pratique, porte à un bien plus haut degré l’esprit d’abstraction et de généralisation mythologique que nous y avons remarqué. Elle réduit en un système poétiquement ordonné, mais déjà presque philosophiquement élaboré, les généalogies divines jusque-là plus ou moins éparses que les prêtres ou les poètes, y compris Homère, avaient d’âge en âge imposées aux Grecs comme les articles de foi de leur religion ; elle les surmonte d’une cosmogonie, ou les premiers philosophes de la Grèce, les physiciens d’Ionie, depuis Thalès, allèrent justement chercher la base de leurs théories sur l’origine du monde ; elle les soumet à une conception fondamentale qui fait la véritable unité de l’ouvrage, unité qui en donne le plan, qui en domine les principaux développements[1].


« D’où est né chacun des dieux ? S’ils ont tous existé toujours, quelles sont les figures qui les caractérisent ? Les Grecs l’ont ignoré longtemps ; ils ne le savent, pour ainsi dire, que d’hier. Hésiode, en effet, et Homère me paraissent être mes aînés de quatre cents ans et pas davantage. Ce sont eux qui ont composé la théogonie des Hellènes, qui ont donné aux dieux leurs surnoms, qui leur ont assigné des fonctions et des honneurs distincts, et qui ont décrit leurs figures. Quant aux poètes que l’on dit avoir existé avant ces deux hommes, ils sont venus, à mon sens du moins, après eux… Ce qui regarde Hésiode et Homère, c’est moi qui le dis. » (Hérodote, Euterpe, 53).

Nous nous proposons, dans cette dissertation, de donner quelques preuves nouvelles à l’appui de cette affirmation célèbre du père de l’histoire, en ce qui concerne la Théogonie d’Hésiode. De quelque ténèbres que soit environnée l’origine de ce poème, comme celle de l’épopée grecque en général, quelque nombreuses altérations qu’il ait eues à souffrir dans le cours de sa transmission, si longue et si diverse depuis la haute antiquité jusqu’à nos jours, il nous semble qu’une analyse vraiment critique peut, aujourd’hui encore, faire ressortir en lui tous les caractères de l’unité primitive de conception et de composition. Il nous semble que sous cette forme, en apparence incohérente, et mutilée en réalité, qui porte la double trace des ravages du temps et de l’infidélité des hommes, existe un enchaînement intérieur, une organisation du fond, en un mot, une pensée créatrice, qui domine l’ensemble, rattache entre elles, par un lien nécessaire, les parties de l’ouvrage et y révèle la main d’un poète. Il nous semble enfin que les Sages de la Grèce ne se faisaient point illusion ; lorsqu’ils découvraient, dans cette épopée symbolique et mythique, quelque chose de pareil à un système d’idées sur le monde et ses lois, en même temps qu’ils y reconnaissaient, avec Hérodote, l’un des monuments les plus authentiques et les plus anciens, et comme le catéchisme poétique des croyances nationales.

En effet, la Théogonie d’Hésiode a été, selon nous, la première tentative considérable faite pour donner à ce peuple artiste, dans la mesure de son caractère et de l’esprit du temps, une sorte de théologie. D’autres essais du même genre furent tentés plus tard mais dans des vues moins populaires, dans des intérêts de secte ou de culte ; aussi, quoique les auteurs des théogonies orphiques eussent placé leurs ouvrages sous l’invocation de noms révérés, supposés antérieurs à ceux d’Homère et d’Hésiode, quoiqu’ils eussent espéré par là surprendre la foi publique, jamais ces pieux faussaires ne parvinrent complètement à leur but ; déjà la naïve critique d’Hérodote faisait justice de leurs prétentions, et leurs nombreux imitateurs ne commencèrent à trouver crédit qu’après que, dans la décadence du paganisme, ils eurent accepté l’alliance de la philosophie. Alors, et alors seulement, Orphée devient le théologien par excellence.

Et toutefois les poètes orphiques s’étaient habilement emparés des vieux souvenirs qui donnaient aux deux maîtres de l’épopée des prédécesseurs, environnés d’une auréole prophétique. Homère et Hésiode, en effet, n’avaient point inventé le fond de leurs poèmes ; ils le tenaient en grande partie de la tradition, et d’une tradition déjà, sans doute, développée en des chants nombreux. Leur gloire est d’avoir su tirer, de ce travail antérieur, de l’esprit grec, ces formes aussi fortes que neuves, éminemment vivantes, artistes, poétiques, l’un de l’épopée héroïque, l’autre de l’épopée religieuse.

Tout annonce que des écoles, ou plutôt que des familles de chantres, réputés enfants d’Apollon et des Muses, existèrent en Grèce, longtemps avant Homère et Hésiode, dans la Piérie, au pied de l’Olympe, et dans la Béotie, voisine de l’Hélicon. Là chantèrent ces Aèdes sacrés, que la tradition présente comme les premiers instituteurs des Grecs, comme ceux qui les initièrent à une vie meilleure, à des croyances plus saintes, par le pouvoir de la musique. Hors ce fait général, nous ne savons rien de certain sur ces origines poétiques de la poésie ; les noms mêmes, aussi bien que les histoires merveilleuses qui s’y rattachent, sont justement suspects ; Homère et Hésiode paraissent les avoir ignorés, en grande partie du moins, et il n’est pas téméraire de penser que la plupart étaient des créations mythiques d’un temps postérieur.

Quoi qu’il en soit, nous admettons qu’il y eut en Grèce d’antiques foyers d’une poésie, fille de la religion, et qui lui demeura plus ou moins intimement unie. À ces foyers se rattachent encore, malgré la distance des temps et les révolutions des peuples, Homère et Hésiode eux-mêmes, l’un de loin, l’autre de près. Tous deux invoquent les Muses Olympiades, Piérides ; le second, les Muses Héliconiades ; ces Muses sont les manifestes symboles de ce développement poétique antérieur à l’épopée et qui la prépara.

La légende, comme l’œuvre d’Hésiode, tient essentiellement à l’Hélicon. S’il y perce un lointain rapport avec Cyme et l’Éolide d’Asie, c’est peut-être que la poésie, exilée à la suite des fils des héros, après les migrations doriennes, se renouvela tout entière sur le sol asiatique, avant de refleurir aux lieux où la tradition marque son berceau. Peut-être aussi la poésie religieuse persista-t-elle dans ce vieux foyer du chant, parmi les Éoliens d’Europe, tandis que sa sœur, la poésie héroïque, s’en allait, avec les débris des Achéens, chercher en Asie de nouvelles demeures. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’entre le xe et le ixe siècles avant notre ère, pendant que le nom d’Homère dénote le point culminant de l’épopée des Ioniens, et de l’espèce d’école poétique où elle s’élabora et se transmit, celui d’Hésiode annonce en Béotie comme une école rivale, plus fidèle à la mission traditionnelle des vieux Aèdes de l’Olympe et de l’Hélicon.

Hésiode aussi nous apparaît comme le point culminant de cette seconde école. Peut-être le développement total en est-il postérieur à celui de la première, s’il est vrai qu’Homère soit plus ancien qu’Hésiode ; peut-être même subit-elle, jusqu’à un certain point, l’influence de celle-ci. Mais ce qui la distingue éminemment, c’est son caractère didactique, ici moral et pratique dans les Œuvres et Jours ; là religieux et poétiquement spéculatif dans la Théogonie ; ailleurs, exclusivement généalogique et mystique, historique même, au sens de ces temps reculés.

Sans doute les ouvrages que la tradition vulgaire mettait sur le compte d’Hésiode, ne sauraient tous lui être rapportés au même titre ; la plupart sont de ses successeurs et lui ont été attribués, soit par eux-mêmes dans une vue quelconque, pieuse ou intéressée ; soit par la crédulité des peuples, qui confondit le maître et les disciples dans une admiration commune, soit enfin par les Rhapsodes, ces livres vivants, qui faisaient remonter indistinctement les chants transmis par eux d’âge en âge jusqu’à la source de cette inspiration puissante dont ils semblaient autant d’émanations. C’est là précisément le génie de ces écoles antiques de poésie, génie tout à fait d’accord avec celui de l’époque qui les vit fleurir. Il se peut donc, à la rigueur, que la Théogonie, ainsi que les Béotiens d’Ascra le racontèrent à Pausanias, ne fût pas de l’auteur des Œuvres et Jours, qu’ils reconnaissent comme le seul poème authentique d’Hésiode, leur compatriote. Peu importe au fond que la Théogonie soit d’Hésiode ou d’un autre lui-même, qu’elle appartienne à la même date que les Œuvres ou à une date un peu plus récente. Plutarque, Béotien aussi, est en opposition sur ce point avec Pausanias, et les chefs de la première école critique d’Alexandrie, les Zénodote, les Aristophane et les Aristarque, ceux même qui ne balançaient pas à traiter d’apocryphe la compilation poétique du Bouclier d’Hercule ne paraissent pas avoir mis en doute l’authenticité de la Théogonie. Avant eux, les anciens, depuis les philosophes de l’Ionie ou ceux d’Élée jusqu’à Hérodote, et depuis Hérodote jusqu’à Aristote, l’avaient proclamée, pendant trois siècles, l’épopée hésiodique par excellence.

Admettons, au surplus, qu’il s’agisse ici d’une authenticité relative, comme celle de l’Odyssée, par exemple. L’essentiel, pour nous, c’est que le poème de la Théogonie représente la plus haute direction et le développement le plus complet de l’école de poésie didactique à laquelle il se rattache. Or il en est ainsi, pour le fond qui renferme un enseignement bien autrement élevé que celui des Œuvres et Jours, pour la forme qui est infiniment plus poétique que celle de ce dernier ouvrage. On serait tenté d’y voir, sous ce rapport surtout, l’influence de la poésie homérique et presque un essai de transaction entre les deux écoles.

La Théogonie, au sens que nous venons d’indiquer, est donc à nos yeux comme à ceux des anciens, l’œuvre capitale d’Hésiode. Que penser maintenant des assertions de la critique moderne qui, se plaçant en dehors de toute histoire, et ne tenant aucun compte de cette longue élaboration poétique des traditions par laquelle Homère et Hésiode devinrent non seulement possibles, mais nécessaires, détruit l’unité de leur œuvre quelconque, méconnaît son caractère d’art ou en fait honneur à une autre époque, et va même jusqu’à nier leur personnalité ? Si nous avions le temps de nous arrêter aux preuves extérieures qui militent contre ces hypothèses célèbres, en ce qui concerne Hésiode, peut-être ne nous serait-il pas très difficile de découvrir des traces certaines de l’existence de la Théogonie, comme système et comme composition, dans la plupart des poètes et des philosophes antérieurs aux Pisistratides ou leurs contemporains ; de faire voir qu’elle était, au vie siècle, devant les yeux des sages de l’Ionie et la Grande-Grèce, des Phérécyde, des Pythagore, des Xénophane, comme au ve, devant ceux de Pindare, d’Eschyle et d’Hérodote ; qu’elle y était dans son ensemble, à titre de corps de doctrine et de symbole révéré des croyances héréditaires, à un état enfin qui ne pouvait être essentiellement différent de celui où les Alexandrins la trouvèrent. Ceux-ci reconnurent, sans doute, dans les copies qu’ils collationnèrent pour leurs recensions nouvelles bien des disparates, des doubles emplois, des incohérences de détail, résultat inévitable d’une transmission orale prolongée, de l’absence de toute critique chez les premiers rédacteurs, et de la fidélité même avec laquelle ils remplirent leur mission. Les grammairiens d’Alexandrie eurent le défaut contraire ; mais quelques efforts qu’ils aient faits pour polir le texte de la Théogonie, rien ne prouve qu’ils en aient modifié la contexture générale, pas plus que ne l’avaient inventée avant eux les Diascévastes des Pisistratides. Tel qu’il nous est parvenu, poli de nouveau, après le siècle d’Auguste, puis corrompu, mutilé, bouleversé même en quelques parties, à travers les temps d’ignorance et jusqu’au xe siècle de notre ère, il y reste encore, dans le fond et dans la forme, avec toutes ces altérations plus ou moins récentes, d’assez frappants indices d’antiquité, une disposition assez simple, une couleur assez naïve, pour que ces caractères réunis expliquent à la fois les systèmes modernes et les contradictions sérieuses auxquelles ils commencent à donner lieu de nos jours.

En effet, l’erreur des systèmes auxquels nous nous contentons de faire allusion, nous paraît consister surtout dans un point de vue faussement critique, où, tout en distinguant les œuvres de la haute antiquité de celles des temps postérieurs, on leur demande des conditions d’art qu’elles ne peuvent remplir, tandis qu’on méconnaît d’autres conditions bien plus hautes sous l’empire desquelles elles furent produites et qui firent leur supériorité. Cet âge des Homère et des Hésiode, plus que ceux qui suivirent, fut capable de grandes créations poétiques, dont les matériaux, poétiques déjà, s’accumulaient depuis des siècles. C’est une époque de fécondité puissante, où l’imagination et la mémoire, l’inspiration et la réflexion s’allient dans des proportions inouïes, pour enfanter les premiers chefs-d’œuvre d’un art tout spontané. C’est le temps des naïves et merveilleuses synthèses de la foi et de la pensée, temps auquel ne saurait sans danger s’appliquer notre moderne esprit d’analyse. Aussi ne faut-il pas s’étonner de cette fausse direction qui égara la philologie, à la fin du dernier siècle, dans ses recherches les plus ingénieuses et les plus profondes d’ailleurs, et qui, sous son scalpel, finit par réduire en poussière quelques-uns des plus beaux monuments du génie humain.

Heyne, Wolf, Fr. Thiersch et d’autres auxquels le savant philologue hollandais Ruhnkenius avait préludé, vers le milieu du xviiie siècle, n’ont vu, dans la Théogonie qui porte le nom d’Hésiode, qu’une compilation indigeste, et chargée d’interpolations, de lambeaux poétiques, empruntés à des chants nombreux que possédait l’antiquité sur l’origine des dieux et sur celle du monde. Ces lambeaux de dates, d’auteurs et de caractères différents, auraient été cousus ensemble et jusqu’à un certain point transformés par la main assez malhabile d’un poète, Hésiode ou un autre, qui les remania, en se méprenant fréquemment sur le sens véritable de ces documents anciens, et en traitant comme histoire ce qui n’était au fond qu’allégorie physique ou morale. Ainsi, d’une part, on refuse au poème, tel qu’il est, jusqu’à l’apparence de l’unité de composition ; on lui refuse l’organisation intérieure d’une œuvre d’art ; d’autre part on dénie à son auteur, s’il est autre toutefois qu’un ignorant Rhapsode ou un simple Diascévaste, toute intelligence des matériaux qu’il a employés, par conséquent tout moyen de les disposer d’après leur signification réelle et leurs rapports intimes.

Notre thèse, on l’a vu jusqu’ici, est précisément le contraire de celle-là. Nous pensons qu’il y a dans la Théogonie un organisme vivant pour le fond comme pour la forme, non pas une compilation morte et sans idée. Il s’agit maintenant de le démontrer par un examen plus approfondi du but de ce poème, de son ordonnance et de son esprit général, et par une analyse philosophique des principaux mythes qu’il renferme, faite au point de vue historique et critique où nous nous sommes placés plus haut.


Hésiode, ou l’auteur quel qu’il soit de la Théogonie, vint à une époque où les symboles et les légendes populaires des dieux de la Grèce commençaient à ne plus suffire à la curiosité naissante des esprits, avides de pénétrer le secret du monde et l’origine des choses, mais tout engagés encore dans la forme mythique et pleins de foi dans leurs propres créations. Ces symboles et ces légendes, d’ailleurs, s’étaient tellement multipliés, soit dans les cultes locaux, soit dans les chants d’une longue succession d’Aèdes, que le besoin se faisait sentir partout de les rapprocher, de les réunir, de créer entre eux des rapports, une filiation suivie, et d’organiser la cité des dieux et leur histoire, comme les tribus et cités des peuples helléniques tendaient elles-mêmes à s’organiser en un corps de nation et à constater, par des généalogies aussi bien que par des institutions politiques, leur origine commune. Hésiode entreprit tout à la fois de satisfaire à cette curiosité nouvelle et à ce besoin de plus en plus général des esprits ; il le fit selon le génie et les conditions de son temps, comme un poète qu’il était, n’ayant d’autre part que le chant, d’autre science que la mémoire, mais se fiant dans l’inspiration des Muses, qui ne manquait point à leurs disciples. Il ne faut donc pas demander à son œuvre cette régularité de l’ensemble, cet étroit enchaînement des détails, en un mot cette rigueur logique de plan et d’exécution, qui est d’une autre époque. Moins encore il faut demander à l’auteur cette conscience claire et complète de la nature intime du sujet qu’il traite, du sens des mythes qu’il emploie, même de ceux qu’il invente, cette netteté, cette maturité de réflexion qui distingue le fond de sa forme, l’idée du fait, et qui crée avec préméditation des allégories et des fables.

La forme symbolique et mythique, qui présente les idées comme des personnes, les raconte comme des faits, et en construit, sous des histoires apparentes, des systèmes réels, était encore, à l’époque d’Hésiode, la forme même de l’esprit grec : est-il surprenant qu’il la garde et qu’il y ait foi ?

Voila pourquoi, lorsqu’il entreprit de donner aux Hellènes, dans le temps même où ils devenaient une nation, un corps de théologie national, il ne fit point un traité plus ou moins dogmatique, mais un poème, et un poème en récit, une épopée. Car, en fait de poésie, il n’y avait alors et il ne pouvait guère y avoir que l’épopée. Déjà, sans doute, avant lui, bien des essais de ce genre avaient été tentés par les Aèdes, dans les différentes contrées de la Grèce, mais partiels et incomplets.

Hésiode, qui résidait au vieux foyer de la poésie religieuse, qui était l’héritier des chantres sacrés de l’Olympe et de l’Hélicon, travailla pour la Grèce entière. Il recueillit ces essais antérieurs, les organisa autant qu’il le put, les transforma sans en altérer le fond, et les développa dans une ordonnance aussi vaste que simple, que l’on peut bien considérer comme son œuvre propre et comme sa pensée personnelle. Ainsi que ses devanciers, depuis les premiers temps, depuis les premières tentatives de Théogonies partielles, nées des religions locales, il crut implicitement à ces histoires divines qu’il racontait après eux, mais il crut d’une foi plus haute, plus libre et avec un commencement de réflexion. Aussi éprouve-t-il le besoin de motiver, d’expliquer, d’interpréter enfin à sa manière, les mythes populaires sur les dieux. Il fait plus ; tout en les ordonnant sur un plan poétique, il les pénètre et les domine d’un vue supérieure, d’une intuition profondément symbolique, qu’on ne peut guère rapporter qu’à lui, quoique le germe obscur en fût déposé, dès l’origine, au sein de la religion des Grecs.

La Grèce ne croyait point et ne pouvait point croire à l’éternité de ses dieux. Eschyle proclame hautement ce fait, lorsque, par la bouche de son Prométhée, inspiré de la Théogonie d’Hésiode, il prédit à Jupiter lui-même un successeur. Engagés dans le monde, les dieux helléniques devaient en partager les vicissitudes ; ils eurent nécessairement une histoire ; ils avaient commencé et ils devaient finir ou du moins céder à d’autres dieux plus puissants l’empire du monde. Des dieux antérieurs avaient existé et régné sur l’univers, qui, détrônés par eux, leur avaient abandonné la place. Tout était ainsi, en définitive, ramené à quelques principes primitifs, élémentaires, déifiés eux-mêmes, c’est-à-dire aux forces de la nature, seule éternelle, seule vraiment vivante et divine.

Voilà la conception, sans doute préexistante et contemporaine des premières créations théogoniques, dont Hésiode s’empara pour la féconder. Il sentit que la loi du monde était le changement, la succession ou plutôt (car il était Grec et animé du génie de l’Occident), le développement et le progrès. Il sentit que ce développement, ce progrès, c’était l’histoire même du monde depuis son origine, et par conséquent celle des pouvoirs identiques à lui qui le gouvernent. Bien plus, il devina, par une révélation secrète de l’esprit, qui vit dans l’homme comme dans la nature, et dont les lois au fond sont ses lois, il devina que la série naturelle des évolutions cosmiques représentée par la série traditionnelle des révolutions divines, s’était opérée comme une transition progressive de l’indéterminé au déterminé, de l’absolu au relatif ; en un mot, de l’infini au fini. C’est cette grande idée philosophique, obscurément comprise, qui lui donna l’unité intime et génératrice de son poème, tandis que la croyance religieuse aux dynasties successives des dieux lui en traçait la marche extérieure.

La succession des générations divines, représentant symboliquement les grandes phases de la création du monde dans l’espaces et dans le temps, telle est la donnée fondamentale de la Théogonie, comme la guerre des Titans et des dieux Olympiens en est l’action principale et en forme le nœud. Le dénoûment, le but du poème, sa moralité, pour ainsi dire, c’est la victoire de Jupiter sur les Titans, c’est-à-dire du principe de l’ordre sur les agents du désordre, et par suite l’organisation du monde dans son état actuel. Le sujet et ces différentes parties sont clairement indiqués dès l’abord dans quelques vers de ce Proœmium, morceau certainement ancien, d’un beau caractère poétique, fait évidemment pour la Théogonie, et qui s’y rattache de tout point, quoi qu’on en ait dit. Les Muses, après avoir consacré leur poète, préludent à ses chants, en célébrant elles-mêmes devant Jupiter la race vénérable des dieux, d’abord des dieux enfants de la Terre et du Ciel (les Titans), puis des dieux qui naquirent de ceux-ci (les Olympiens). Ensuite elles célèbrent Jupiter, le meilleur, le plus grand des dieux de l’Olympe ; enfin, la race des hommes et des forts géants. Un peu plus loin, nous est montré Jupiter vainqueur de Cronos, son père, et qui a dispensé aux autres immortels leurs rangs et leurs honneurs. Le Proœmium se termine par une invocation directe aux Muses, qui renferme une introduction immédiate au poème et en reproduit avec exactitude toute la distribution :

« Salut, filles de Jupiter, donnez-moi des chants dignes de plaire ; dites cette race immortelle et sacrée des dieux qui naquirent de la Terre, du Ciel étoilé, de la Nuit obscure, et de ceux que nourrit dans son sein l’onde amère (Pontos)… Dites comment de ceux-ci naquirent les dieux auteurs de tous les biens, comment ils se partagèrent et possessions et dignités, comment enfin ils s’établirent sur les sommets de l’Olympe. Dites-moi toutes ces choses, ô Muses dont l’Olympe est le séjour, et les reprenant dès l’origine, enseignez-moi d’abord qui d’entre tous les dieux fut le premier. »

Et le poète entre en matière. « Au commencement fut le Chaos, puis la Terre, au vaste sein, base inébranlable de tous les êtres, le ténébreux Tartare dans le fond de ses abîmes, et l’Amour, le plus beau des dieux immortels… » Telles sont, suivant Hésiode, ici déjà se fondant sur des croyances antiques, mais les systématisant à sa manière, les quatre essences primordiales du monde, les quatre agents primitifs de la création, eux-mêmes incréés. Le Chaos préexiste évidemment : c’est, comme paraît le dire son nom, et comme les anciens l’avaient conjecturé, le vide, l’espace infini, le lieu de toutes choses ; en un sens moins abstrait, et par cela même plus conforme à l’intuition symbolique, l’abîme confus et ténébreux du sein duquel est sorti le monde organisé et visible, et qui coexiste avec le monde. Au sein du Chaos sans forme se produit la Terre ou la surface terrestre, étendue et figurée, base solide de l’univers et qui en occupe le centre. Quant au Tartare, qui est dans les profondeurs de la Terre, les anciens ont pu faire abstraction de lui en tant que principe du monde ; mais il n’en est pas moins essentiel à la conception cosmologique d’Hésiode, comme région ténébreuse et inférieure opposée à la région supérieure et lumineuse ; c’est, ainsi qu’on l’a très bien dit, au sens cosmogonique, le penchant que conserve la Terre, ou la nature dégagée du Chaos, à s’y replonger partiellement. Éros, ou l’Amour, qui déjà jouait un grand rôle à cette époque dans la mythologie poétique, est ici l’agent suprême de la création, le principe de mouvement et d’union qui rapproche tous les êtres, la cause efficace des générations divines et humaines. Lorsque du Chaos, source éternelle et indéterminée des ténèbres, furent sorties les ténèbres déterminées et accidentelles, inférieures et supérieures, l’Érèbe et la Nuit, de la Nuit unie à l’Érèbe, par un premier effet de l’Amour, naquirent l’Éther et le Jour (Héméra), la lumière supérieure et la lumière inférieure. Sous un autre point de vue, l’Érèbe paraît être l’air épais et ténébreux fixé dans les lieux bas ; l’éther, l’air pur et transparent qui occupe la région élevée de la lumière. Quoi qu’il en soit, la lumière procède des ténèbres, le haut du bas, le clair de l’obscur, le déterminé de l’indéterminé ; c’est la loi générale de la création, que nous allons retrouver dans tous ses développements.

La Terre engendra d’abord d’elle-même Ouranos, le Ciel étoilé, la voûte céleste qui la couvre, opposée au profond Tartare, et produite après lui en vertu de cette loi dont nous venons de parler ; puis les grandes Montagnes qui s’élèvent sur son sein ; puis Pontos, la profondeur de la mer, dont les eaux salées semblent jaillir d’elle. Cette mer stérile fut enfantée, sans l’intervention de l’Amour ; tandis que, sous ses auspices, la Terre s’unissant au Ciel mit au jour l’Océan, le fleuve des fleuves, qui lui forme une vaste ceinture, et Téthys, mère par lui des eaux douces et nourricières. Ce premier couple, né du Ciel et de la Terre, fut suivi de cinq autres, et de ces douze enfants le dernier et le plus habile, ce fut Cronos, le Temps, qui eut pour sœur et pour épouse Rhéa, celle qui coule et passe incessamment, la durée, mère du changement et du progrès. Quant aux autres couples, il en sera question plus loin. Contentons-nous de remarquer par avance que ces êtres symboliques, parmi lesquels se distinguent encore Thémis, la loi éternelle, et Mnémosyne, la mémoire, la mère des Muses, semblent exprimer, dans leur idée commune et primordiale, les principes élémentaires et comme les prototypes des forces physiques et morales par le concours desquelles la création s’est développée dans l’étendue, entre le Ciel et la Terre.

Mais le Ciel et la Terre eurent encore d’autres enfants qui concoururent à cette grande œuvre et hâtèrent par leurs efforts réitérés l’organisation définitive du monde matériel. C’est une double triade de frères, les Cyclopes, qui donnèrent dans la suite à Jupiter le tonnerre et la foudre et les Hécatonchires ou Cent-Mains, à la force indomptable, à la forme terrible. Les noms propres appliqués à ces symboles nouveaux montrent en eux l’opposition symétrique des grands phénomènes de l’atmosphère pendant l’été et pendant l’hiver, par conséquent la tendance au retour régulier des saisons. Or, ces redoutables fils, Ouranos les haïssait, parce qu’ils lui présageaient la fin de son empire. Aussi, à mesure qu’ils voyaient le jour, les replongeait-il dans les flancs de la Terre, et il se réjouissait, et celle-ci, au contraire, gémissait sur sa cruauté. Courroucée enfin, elle appelle ses autres enfants à la révolte ; elle arme Cronos, et de concert avec lui tend un piège à son époux. Quand le grand Ouranos, amenant la Nuit sur ses pas, venait pour avoir commerce avec la Terre, son fils le mutila d’un coup de sa tranchante harpé. Des gouttes de son sang recueillies par la Terre, naquirent les Érinnyes ou Furies, symboles de vengeance, les Géants et les Nymphes Mélies. Autour de ses parties génitales, tombées dans la mer, s’amassa lentement une écume où prit naissance Aphrodite, la fille du Ciel et des eaux, la déesse de la beauté, à qui s’attachent aussitôt l’Amour et le Désir.

C’est-à-dire, pour indiquer rapidement le sens de ce mythe sublime, que la création se développe par la haine aussi bien que par l’amour, par la lutte et le combat ainsi que par l’union. Ouranos, jaloux du progrès nécessaire des choses, se flatte vainement de l’arrêter ; il est mutilé par Cronos, et le règne du temps va succéder à celui de l’espace. Le principe générateur se déplace et se transforme, il tombe décidément dans la durée, dont les eaux sont l’emblème, et c’est au sein des eaux que naît la beauté, image d’une création nouvelle et la plus parfaite. Voilà la première époque de l’histoire du monde, la transition décidée de l’idée à la forme, de l’infini au fini ; voilà le premier acte du grand drame de la Théogonie.

L’empire de Cronos et des Ouranides ou Titans commence, et avec lui une époque nouvelle. Mais il ne faut pas oublier que la Théogonie est une suite de généalogies en même temps qu’une épopée, un recueil de traditions aussi bien qu’un drame. Le poète reprend donc ici le fil généalogique et il revient sur ses pas pour nous faire connaître l’origine d’un certain nombre de puissances, déjà pour la plupart célébrées par ses prédécesseurs ; puissances physiques, ou morales, ténébreuses, pleines de mystère, d’une influence fatale sur le monde et sur la vie, et qu’il présente comme issues de la Nuit sans le concours d’un époux. C’est le Sort, la Destinée, la Mort, le Sommeil, les Songes ; puis le Rire et les Larmes ; ce sont les Hespérides, singulièrement jetées ici à côté des Parques et des peines divines (Kêres) ; c’est Némésis, qui s’en rapprochd davantage ; c’est la Fraude, l’Amitié, la Vieillesse, la Discorde. Suivent les funestes enfants de cette dernière, personnifications évidentes des fléaux qui pèsent sur l’humanité, à commencer par le Travail, l’Oubli, la Faim, à finir par le Serment, le pire de tous. Nous ne nions pas qu’il ne se rencontre çà et là, dans ce morceau, quelques vestiges d’interpolation, quelques altérations partielles ; mais nous pensons que, dans son ensemble, il fait partie intégrante, essentielle de la Théogonie, que c’est ici sa véritable place, et qu’il n’y a aucune raison suffisante de le rejeter ni de le déplacer. C’est, comme l’a dit Creuzer, une vue à la fois cosmique et profondément morale jetée sur le monde, tout à fait conforme au génie de la haute antiquité ; sur le monde au sein duquel coexistent les principes du bien et du mal également nécessaires à son développement.

Vient encore, avant les générations des Titans, une famille intermédiaire, qui prélude à la création par les eaux, et toute une série d’enfants et petits-enfants de la mer, quelques-uns en rapport avec le couchant, avec la région des ténèbres, et parmi lesquels se mêlent beaucoup de légendes locales, transportées par l’imagination ou par la science du poète dans sa vaste conception cosmogonique. Cette famille est celle de Pontos, qui s’unissant à la Terre, sa mère, mit au jour le vieux Nérée, qui jamais ne faillit, le grand Thaumas, Phorcys et deux filles, Céto et Eurybie. Ce sont autant de symboles, parfois développés sous un point de vue moral, du pouvoir invariable et sûr qui réside au fond de la mer, des variables et merveilleux phénomènes qu’il produit à sa surface, de ses monstres et de ses dangers. De Nérée et de Doris, la riche fille de l’Océan, naquirent les cinquante Néréides, Nymphes de la mer, images de ses ondes et de leurs innombrables accidents. De Thaumas et d’Électre, autre Océanide, le reflet des vagues personnifié, naquirent Iris, l’arc aux sept couleurs et les Harpies, rapides comme les vents de mer pendant la tempête. Nous n’entrerons pas dans le détail des êtres multipliés, monstrueux, et malfaisants, pour la plupart, qui prirent naissance de Phorcys et de Céto ; c’est une mythologie particulière, dont il nous suffira, quant à présent, d’avoir énoncé plus haut l’idée générale.

Maintenant se déroule à son tour la nombreuse lignée des Titans, par qui s’achève et s’organise la création dans ce qu’elle a de plus noble et de meilleur. À la tête, la famille de l’Océan et de Thétys, les dieux nourriciers par excellence : trois mille fils, qui sont désignés comme les fleuves, et trois mille filles, les Océanides, dans lesquelles il faut reconnaître les fontaines, les sources des eaux vives, quoique les noms de plusieurs d’entre elles impliquent des conceptions d’un ordre supérieur, par exemple, Métis la sagesse, Tyché, la fortune, et Styx, dont nous parlerons plus loin. Du second couple des Titans, Hypérion, celui qui monte dans les cieux, et Théia, la Clarté, naquirent le Soleil et la Lune, dont ils sont les prototypes, et l’Aurore qui luit pour les hommes et pour les dieux. Le troisième couple, qui est l’opposition du précédent, donne naissance à trois fils : le ténébreux Astréus, Pallas et Persès, lesquels, par eux-mêmes ou par leurs enfants, s’annoncent comme ayant trait au ciel étoilé de la nuit, au principe de son mouvement diurne, au soleil descendu dans les régions inferieures. L’Aurore, est-il dit, eut d’Astréus les trois Vents propices, l’Étoile du matin et les autres étoiles radieuses, dont le ciel forme sa couronne. De Pallas et de Styx, la source redoutée et glacée des enfers, garant du serment des dieux, du principe du mouvement uni à celui de la résistance, de l’immuabilité, naquirent, par une connexité des idées physiques et morales, qui est l’essence même de la forme mythique, le Zèle, ou l’Émulation, la Victoire, le Commandement et la Force, ces deux derniers, gardiens du trône de Jupiter que fondèrent les deux premiers. Un quatrième couple de Titans, Céus et Phœbé, mit au jour Latone, la déesse cachée, et Astérie, de qui Persès eut Hécate : il est aisé de reconnaître ici le principe de la clarté lunaire, et la lune elle-même sous ses divers aspects. Suit un long développement sur Hécate, célébrée comme la reine de la nature, où l’on soupçonne justement des interpolations orphiques.

Nous arrivons à la famille de Cronos et de Rhéa, couple placé au cinquième rang, bien que le sixième en date : nous verrons pourquoi le Temps, qui consomme toutes choses, vient mettre fin à l’œuvre de la création ; mais, pouvoir aussi jaloux que ce père mutilé jadis par lui, en même temps qu’il achève le monde et qu’il lui donne ses principes organisateurs, il veut en paralyser l’action. Il engendre successivement trois filles et trois fils, d’abord Hestia ou Vesta, Déméter ou Cérès, Héra ou Junon, ensuite Aïdès ou Hadès (Pluton), Poseidon ou Neptune, et Zeus ou Jupiter, le plus jeune de tous, celui-là même qui doit ravir à Cronos son empire. Aussi, redoutant un successeur parmi ses enfants, ce dieu les engloutissait-il dans son propre sein à l’instant de leur naissance. Mais Jupiter lui échappa. Par le conseil de Géa et d’Ouranos, la terre et le ciel, qui reparaissent ici comme fondements réels du monde, Rhéa, sa mère, le mit au jour secrètement dans l’île de Crète et abusa Cronos par le stratagème que l’on sait. « Il ne se doutait pas, l’insensé, qu’au lieu de cette pierre qu’il avalait, un fils lui était réservé, invincible et sans crainte, qui, après l’avoir dompté par une force supérieure, bientôt le dépouillerait de ses honneurs et régnerait en sa place sur les immortels. » En effet, devenu grand, Jupiter force son père de rejeter, avec la pierre, qu’il fixe à Pytho au pied du Parnasse, comme un monument de sa future victoire, ses frères et ses sœurs ; puis il délivre des chaînes où Cronos les avait plongés, ceux auxquels il en devra les instruments, les Cyclopes, ces vieilles puissances de l’atmosphère déjà si redoutées d’Ouranos.

Mais avant de raconter en détail cette lutte dernière et solennelle, d’où dépend le destin du monde, le poète s’interrompt encore. Il vient par une inversion pieuse, peut-être aussi pour l’ordonnance de son poème, de présenter sur le premier plan les chefs de la race divine, qui va régner sur ce monde nouveau ; maintenant il lui reste à nous montrer dans la famille de Japet et Clymène, couple titanique plus ancien que celui de Cronos et de Rhéa, les représentants de la race humaine. Japet eut de Clymène, fille de l’Océan, quatre fils, Atlas, Ménétius, Prométhée et Épiméthée. Leurs diverses fortunes furent toutes également malheureuses. Atlas, celui qui supporte et qui souffre avec courage, relégué aux extrémités occidentales de la terre, près des Hespérides, fut condamné à soutenir le ciel de sa tête et de ses bras. L’orgueilleux Ménétius, victime de son audace, fut précipité dans le séjour des ténèbres par la foudre du grand Jupiter. La femme créée par ce dieu et que l’imprudent Épiméthée accueillit le premier, devint pour lui et pour tous les hommes la source de mille maux. Prométhée enfin, le prudent, le prévoyant, l’habile par excellence, osa entrer en lutte contre le maître des dieux, par une suite de ruses, toutes dans l’intérêt de l’espèce humaine, et il en fut cruellement puni. Fixé à une colonne par des chaînes terribles, et le foie incessamment dévoré par un aigle, il ne fallut rien moins qu’Hercule, ce héros sauveur, ce fils que Jupiter voulait glorifier, pour le délivrer de son double supplice. Ce sont là évidemment les quatre grands types moraux de l’humanité, dont Prométhée est le génie même. Il lutte contre Jupiter au sujet des hommes ; il leur rend le feu qui leur avait été retiré par ce dieu, le feu, instrument nécessaire des arts de la vie. C’est la liberté réfractaire de l’esprit humain, se développant en dépit des obstacles que lui opposent la nécessité extérieure, le principe jaloux de l’ordre éternel. Mais celui-ci doit l’emporter ; car, à côté de l’intelligence et de la force se trouve la passion, la faiblesse ; Épiméthée est frère de Prométhée. Les destinées de l’humanité s’accomplissent donc ; elle est soumise à la loi du travail, qui devient la condition de son progrès, aux faiblesses de l’âme, à toutes les misères de la vie. Prométhée est enchaîné, d’ineffables douleurs lui déchirent le sein : il lui faut, pour s’affranchir, le concours d’une volonté héroïque ; il lui faut accepter cette loi inexorable qui a mis la gloire au prix du travail et de la peine ; il se réconcilie avec Jupiter par la médiation d’Hercule son libérateur.

« Ainsi nul ne trompe l’esprit pénétrant de Jupiter, nul ne lui échappe. Le fils de Japet lui-même, l’excellent Prométhée, n’évita point la terrible atteinte de son courroux ; tout habile qu’il était, il tomba dans les liens d’une invincible nécessité. »

C’est maintenant que Jupiter devient le roi et le père des hommes et des dieux ; car partout, dans les poèmes hésiodiques, les hommes sont présentés comme contemporains des dieux ; la race humaine semble même plus ancienne que la race divine de l’Olympe. On dirait qu’ici le génie symbolique de la haute antiquité a eu conscience de ses propres créations. Mais si l’énergie audacieuse de l’esprit de l’homme est vaincue ou plutôt réglée, soumise à des lois nécessaires, il n’en est pas de même des puissances de la nature ; elles ne sont point si aisément subjugués. Cronos avait été dompté comme Prométhée, les Titans ne l’étaient pas. Depuis dix années entières, les dieux Titans, les anciens dieux, et les dieux nouveaux issus de Cronos se livraient une guerre terrible pour l’empire du monde, les uns postés sur le sommet de l’Othrys et les autres sur ceux de l’Olympe. Pour faire pencher la balance des combats, Jupiter et les Cronides furent obligés d’appeler à leur secours et Briarée et Cottos et Gygès, ces redoutables enfants d’Ouranos, aux cent bras, aux cinquante têtes, délivrés par eux de leur prison du Tartare, comme déjà l’avaient été les Cyclopes. Le combat est renouvelé avec plus d’ardeur que jamais par le concours de ces formidables auxiliaires ; une lutte épouvantable s’engage, où tous les éléments sont compromis, où la mer mugit, où le Ciel et la Terre sont ébranlés, où le sol tremble sous les pieds des combattants, où le bruit de leurs pas et des coups qu’ils se portent retentit jusqu’au Tartare. Dans cette mêlée divine, Jupiter déploie toute sa puissance, il lance incessamment ses foudres et du Ciel et de l’Olympe ; et la Terre s’embrase et les forêts pétillent et l’Océan bouillonne. L’incendie gagne jusqu’au Chaos. « On dirait, à voir ce spectacle, à entendre ce bruit, que, la Terre et le Ciel s’entrechoquant, l’une va crouler sous l’effort de l’autre. » Enfin, les Titans foudroyés, accablés sous cette grêle de pierres que lancent à la fois les trois cents bras des Hécatonchires, sont précipités dans le Tartare, à des profondeurs immenses, et chargés de chaînes. Cette magnifique description, où sont prodiguées les plus riches, les plus fortes couleurs de la poésie, fait place à une peinture non moins belle, non moins grande, quoiqu’un peu confuse au premier abord, du Tartare et des lieux infernaux, « de ces lieux désolés, affreux, où se rencontrent les racines et les sources de la Terre et de la Mer, du Tartare et du Ciel, où se touchent toutes les limites. » Là sont les demeures de la Nuit, celles du Sommeil et du Trépas ; là le palais d’Aïdès et de Perséphone ; là enfin, la grotte superbe de Styx, cette aînée des filles de l’Océan, cette source mystérieuse et sacrée, si redoutable aux dieux, dont le mythe annoncé plus haut devait trouver ici son développement.

Tout ce passage de la Théogonie, depuis la guerre des Titans, a évidemment souffert des interpolations des Rhapsodes et de celles des grammairiens, peut-être aussi de la confusion faite par les copistes postérieurs des récensions différentes du poème que paraît avoir possédées l’antiquité. Les imitations d’Homère y abondent. Nous serions tentés de voir une interpolation capitale, quoique ancienne, dans le récit du combat de Jupiter contre Typhoée, ce dernier fils de la Terre, engendré du Tartare, qui de nouveau menaçait le ciel, et duquel prirent naissance les vents destructeurs, dont il est le principe souterrain aussi bien que celui des éruptions volcaniques. Dès le temps d’Eschyle, Typhoée passait pour avoir été foudroyé en Sicile et enseveli sous l’Etna. Nous trouvons dans ce morceau, qui paraît un essai ou épisode de la guerre des Géants, inconnue à Hésiode, un ton de poésie, des couleurs, une langue dont le contraste avec le style de la Titanomachie est manifeste, et qui nous semblent rappeler à beaucoup d’égards celui du Bouclier. D’ailleurs ce récit, introduit brusquement, est sans aucune liaison nécessaire avec ce qui précède, et, dans ce qui suit, rien ne s’y rapporte ; au contraire, le poème reprend comme s’il n’eût pas été question de Typhoée, et se rattache étroitement à la victoire des dieux sur les Titans.

Non pas, au reste, que cet épisode trouble la suite des idées autant que l’économie poétique de l’ouvrage. On peut y reconnaitre au fond, quels que soient les torts de la forme, un dernier effort des puissances désorganisatrices pour détruire l’ordre naissant du monde par l’action irrégulière et violente des vents, des ouragans, des volcans surtout. Déjà, dans certains détails de la guerre des Titans, dans le lieu même de ces grands combats de la nature qui se passent sur la terre, en Grèce, en Thessalie, il est difficile de ne pas soupçonner, comme on l’a fait, quelques allusions aux catastrophes physiques dont ces lieux furent le théâtre à des époques reculées. Mais ce n’est pas là, selon nous, l’idée principale qu’il faut y voir, celle qui se lie intimement à la conception symbolique de la Théogonie. Nous l’avons déjà dit, la lutte de Jupiter et des dieux Olympiens contre Cronos et les Titans, ses frères, c’est l’action fondamentale, c’est le pivot du poème, vers lequel toutes ses parties gravitent plus ou moins, qui en forme le nœud, qui en prépare le dénoûment. Cette lutte est annoncée dès le début et plus d’une fois rappelée dans le cours des développements. C’est qu’en effet c’est elle qui marque la grande époque, le moment solennel de l’histoire du monde, dont la destinée dépend de son issue. Tous les dieux anciens et nouveaux y sont engagés ; Ouranos et Géa eux-mêmes figurent sur l’arrière-plan ; le Tartare, le Chaos sont près de reparaître dans le bouleversement général. Il s’agit de savoir qui l’emportera d’un mouvement sans règle et sans frein, qui prolonge la création et jamais ne l’achève, du temps sans mesure et sans loi, qui dévore ses enfants à peine mis au jour ; ou de ce principe supérieur, échappé à ses atteintes, qui doit régler son cours, assujettir à des lois constantes la marche du monde et le conduire enfin à sa maturité. Il s’agit de savoir si ce monde tombé par Cronos de l’espace dans le temps, s’ordonnera par Jupiter dans les limites de l’année ; s’il passera définitivement du règne de l’infini, temps ou espace, qui menaçait de le replonger dans le chaos primitif, au règne du fini, qui l’organise dans l’étendue et dans la durée à la fois.

Tel est le dernier acte et le dénouement de la Théogonie, de ce drame sublime du monde, dont Eschyle comprit la mystérieuse grandeur, et dont il donna, dans son Prométhée enchaîné, le plus beau commentaire. Jupiter, après sa victoire sur les Titans, est proclamé par les dieux eux-mêmes roi de l’Olympe ; il leur dispense honneurs et fonctions. Principe à la fois intellectuel, moral et physique de l’Univers, sa première épouse est Métis, la sagesse ; il l’avale pour se l’assimiler, pour qu’elle lui découvre le bien et le mal, pour que nul autre, plus sage que lui, ne puisse lui disputer l’empire, pour que de lui seul naisse Athéné, la Vierge immortelle, cette même sagesse révélée au monde, dont elle devient le type, comme avant elle l’avait été de la beauté Aphrodite. Puis il s’unit a Thémis, la loi éternelle de proportion, de justice et de paix, dont il a les Heures ou Saisons, et les Mœres ou Parques, désormais puissances intelligentes, de filles aveugles de la Nuit qu’elles étaient d’abord. Enfin d’Eurynome et de Mnémosyne naissent par lui les Grâces et les Muses, les charmes les plus doux, les plus beaux ornements de la création.

Nous ne pousserons pas plus loin notre analyse ; nous en avons dit assez pour justifier notre thèse, pour mettre en évidence cet organisme vivant et d’ordonnance et de conception qui nous frappe dans la Théogonie d’Hésiode. Ce qui suit d’ailleurs est secondaire par rapport au but principal du poète, qui était de fonder sur l’histoire même du monde et sur les lois nécessaires de son développement l’autorité des croyances publiques, des symboles et des mythes nationaux, éléments intégrants de la religion des Hellènes, objets exclusifs de leur culte, et pour cette raison beaucoup plus anciens que la plupart de ceux dont nous avons eu à nous occuper. Car nous pensons ce qu’a exprimé l’un des hommes qui ont répandu le plus de vraie lumière sur ce sujet difficile, O. Müller : « On peut dire qu’ici, dans la réalité historique des choses, les enfants ont engendré leurs pères. »


Du reste, tout en déclarant que la Théogonie, même dans son état actuel, représente à nos yeux l’essor le plus élevé, le fruit le plus beau, de l’école de poésie didactique à laquelle elle appartient, nous ne lui accordons, avons-nous déjà dit, qu’une authenticité relative, comme celle de l’Odyssée, par exemple, vis-à-vis de l’Iliade. Nous ne la croyons pas du maître lui-même, mais du plus éminent, du mieux inspiré de ses disciples. Elle nous paraît d’une époque plus récente que le poème rapporté sans débat à Hésiode ; et si l’on soutenait, ainsi qu’on a pu le faire avec quelque semblant de vérité, qu’entre ce poème et les grandes épopées homériques, il y a différence d’écoles plutôt que de dates, de lieux plutôt que de temps, et qu’après tout Hésiode peut bien être aussi ancien qu’Homère, nous répondrions que cet Hésiode ne saurait en aucune façon être celui de la Théogonie, à considérer le progrès des idées, des connaissances de tout genre, qui s’y découvrent, notamment des connaissances géographiques ; à considérer la couleur du style et l’imitation évidente, tantôt de certains passages des Œuvres et Jours, tel que le mythe de Pandore, tantôt et plus souvent des formes de la poésie homérique.

À plus forte raison refuserions-nous au vieux maître d’Ascra ces continuations, ces annexes, que la Théogonie reçut aussi bien que les Œuvres, et où, plus tard encore, l’école qui procéda de lui, se produisit sous un troisième aspect, sous un aspect mythique et historique à la fois, compilant de toutes parts les généalogies, les légendes des héros, pour les placer à la suite des généalogies et des légendes des dieux. Nous voulons parler surtout de cette épopée, ou plutôt de cette espèce de chronique héroïque, célèbre dans l’antiquité, mais perdue aujourd’hui, sauf un petit nombre de fragments, et qu’on trouve citée jusqu’au ve siècle de notre ère, sous les noms divers de Catalogue des femmes (les mères de héros), de Grandes Eœées (à cause d’une formule qui s’y répétait de récit en récit), ou de Généalogies héroïques ; car ces différents noms semblent désigner un même corps d’ouvrage, d’une étendue plus considérable qu’aucun des autres poèmes hésiodiques, et distribué en cinq livres, qui furent peut-être des chants originairement distincts. La tradition les attribuait en masse à Hésiode ; mais la critique y reconnaît sans peine des signes nombreux de postériorité, même relativement à la Théogonie, bien qu’ils semblent y tenir aujourd’hui encore par la dernière partie, sans doute ajoutée après coup, de celle-ci. Le fragment le plus considérable des Grandes Eœées fut détaché, on ne sait à quelle époque, pour servir d’introduction au petit poème parvenu jusqu’à nous avec le titre de Bouclier d’Hercule, quoique la description de ce bouclier ne soit qu’un accessoire du combat d’Hercule et de Cycnus, qui en est le véritable sujet. Ce petit poème, du moins avec cet accessoire, imitation ingénieuse, mais récente, de la description du bouclier d’Achille dans l’Iliade, ne saurait, malgré les sentiments d’Apollonius de Rhodes, passer pour une œuvre hésiodique, au même titre que les Noces de Céyx, la Descente de Thésée aux enfers, l’Épithalame de Thétis et de Pélée, qui paraissent avoir été autant d’épisodes de la Héroogonie. D’autres ouvrages perdus également furent encore mis sur le compte d’Hésiode, mais avec moins d’unanimité que les précédents : ce sont l’Ægimius, histoire mythique de la nation dorienne attribuée aussi à Cercops de Milet ; la Mélampodie, distincte d’un poème divinatoire et d’un poème astronomique ou astrologique, et souvent citée sans nom d’auteur ; les Conseils de Chiron à Achille, etc., ces dernières productions tout au plus dans la manière générale de l’école hésiodique, et se rattachant plutôt à l’école orphique qui la continua.

Les éditions les plus importantes des poèmes d’Hésiode, sans parler des anciennes, sont celles de Grævius, Amsterdam, 1667, in-8o ; de Th. Robinson, Oxford, 1734, in-4o, reproduite par Lœsner, Leipzig, 1778, in-8o ; de Th. Gaisford dans son recueil des Poætæ græci minores, tom. I, réimprimé à Leipzig, en 1823, avec toutes les scholies et de nombreuses variantes ; de Boissonade, dans le Sylloge poætorum, græcorum tom. XI, Paris, 1824, in-18 ; de Gœttling, Gotha et Erfurt, 1831, in-8o (2e édition, 1843). Il faut citer encore les éditions spéciales des Œuvres et Jours, par Lanzi, Flor., 1808, et par Spohn, Leipz., 1819, in-8o ; de la Théogonie, par Fr.-·A. Wolf, Halle, 1783, in-8o ; du Bouclier, par Heinrich, Breslau, 1802, in-8o ; et la collection précieuse des Fragments, par Lehmann, de Hesiodi Carm. perd., part. I, 1828. Quant aux questions historiques et littéraires concernant Hésiode, son époque et ses ouvrages, les écrits qui ont le plus contribué à les éclairer, et dont nous avons fait notre, profit, sont ceux de Heyne et de Voss, de Creuser et de Hermann, de Fr. Thiersch, de Twesten, d’O. Müller, de Welcker, de Klausen, de Nitzsch (les quatre derniers plus ou moins dans notre point de vue, auquel semble revenu à bien des égards Hermann lui-même, avec sa grande autorité, dans le 6e volume de ses Opuscules). Ajoutons les utiles recherches critiques de Müttzel De Emendat. Theogon., 1883, et de Lehrs, Quæst. Epicæ, 1837[2].




  1. Nous insérons ici la dissertation particulière où M. Guigniaut s’est attaché à démontrer l’unité de la Théogonie et à faire ressortir la grandeur épique de son ordonnance.
  2. Sans prétendre compléter cette liste par l’énumeration des nombreux travaux dont les poèmes hésiodiques ont été l’objet, il faut encore citer quelques noms ; Köchly, qui, suivant les traces de G. Hermann et de Gruppe, divise la Théogonie en strophes de trois vers et, par ce procédé bizarre, en réduit singulièrement l’étendue ; Marckscheffel, auteur d’une bonne édition critique des fragments ; Hans Flach, qui a publié en 1874 et 1876, une exposition du système cosmogonique d’Hésiode et une édition critique des Scholies de la Théogonie : enfin, et surtout, Gerhard et Schömann, pour leurs travaux critiques et leurs éditions.
    J. G.