Poètes Moralistes de la Grèce/Les Travaux et les Jours

Pour les autres traductions de ce texte, voir Les Travaux et les Jours.
Traduction par Henri Patin.
Poètes Moralistes de la GrèceGarnier Frères (p. 101-132).

LES TRAVAUX ET LES JOURS
POÈME D’HÉSIODE
TRADUIT PAR M. PATIN
de l’Académie française





Venez de la Piérie, Muses qui dispensez la louange ; venez, célébrez dans vos chants Jupiter, qui vous donna le jour. Par lui, par la volonté de Jupiter, sont tous les mortels, grands et petits, célèbres et ignorés. À son gré donne la force ou la retire, ternit la gloire ou tire de l’obscurité, redresse les voies tortueuses du méchant, met en poudre le superbe, Jupiter, qui tonne au haut des cieux, qui habite les régions supérieures. Or toi, écoute, ouvre tes yeux et tes oreilles, et rends tes sentences selon la justice ; moi, je vais te faire entendre, ô Persès, les conseils de la vérité.

Il est plus d’une sorte de rivalité : on en voit deux ici-bas ; l’une, que veut approuver le sage, l’autre qu’il doit condamner ; elles ont en effet des caractères tout opposés. Celle-ci entretient parmi nous la discorde, la triste guerre ; rivalité cruelle, que n’aime aucun des mortels, mais à laquelle (sous le nom d’Éris) la nécessité et la volonté des dieux les forcent de rendre hommage, tout importune qu’elle est. Celle-là naquit la première, engendrée par la Nuit obscure ; le fils de Saturne, le dieu suprême, qui siège dans l’Éther, la plaça aux racines de la terre en même temps que parmi les hommes : elle est de beaucoup meilleure que l’autre ; elle éveille, elle excite au travail l’homme le plus indolent. S’il en voit un autre s’enrichir, il sort de son oisiveté et s’empresse à son tour de labourer, de planter, de régler, de faire prospérer sa maison ; le voisin stimule le voisin par son ardeur à gagner : cette rivalité (cette Éris) est bonne pour les mortels.

Le potier aussi porte envie au potier, l’artisan à l’artisan, le mendiant au mendiant, le chanteur au chanteur.

Ô Persès, conserve au fond de ton cœur mes leçons ! Que cette méchante rivalité (cette Éris), qui met sa joie dans le mal ne te détourne pas du travail et ne t’entraîne pas sur la place publique pour y prêter avidement l’oreille aux débats des Tribunaux. Il a peu de temps à donner aux procès, celui qui n’a pas su amasser des provisions pour son année, et recueillir, dans la saison, ces fruits que porte la terre et que donne Cérès.

Quand tu en seras rassasié, alors, si tu le veux, inquiète par d’injustes attaques les possessions d’autrui. Mais il ne te sera pas donné de le faire une seconde fois. Allons, accordons-nous d’après ces lois équitables qui viennent de Jupiter. Car déjà, quand nous avons partagé notre héritage, tu courtisais ces rois mangeurs de présents, qui sont prêts encore à juger notre querelle.

Ils ne savent pas, les insensés, combien la moitié est préférable au tout, et ce qu’il y a de richesse dans la mauve et l’asphodèle.

Les dieux ont caché aux hommes les ressources de la vie. Autrement tu aurais pu amasser en un seul jour de quoi te nourrir une année entière, même sans travail ; tu aurais suspendu le gouvernail à la fumée du foyer, et l’on eût vu cesser les travaux des bœufs et des mulets laborieux. Mais Jupiter nous cacha ces ressources, irrité d’avoir été surpris par les ruses de Prométhée. C’est pour cela qu’il prépara aux hommes de si funestes fléaux.

Il leur cacha le feu ; mais le fils de Japet le déroba pour l’usage des mortels, l’enfermant dans la tige d’une férule et trompant ainsi de nouveau le dieu prudent qui lance la foudre. Alors, indigné, Jupiter, le dieu assembleur de nuage, lui dit :

« Fils de Japet, le plus rusé des dieux, tu t’applaudis d’avoir dérobé le feu et trompé mes conseils. Mais ce larcin te sera funeste, à toi et à la race future des mortels. Qu’ils jouissent du feu ; en retour, je leur enverrai un don fatal dont le charme séduira tous les cœurs, épris de leur propre fléau. »

Ainsi dit le père des dieux et des hommes et il sourit. Cependant il ordonne à l’illustre Vulcain de former au plus vite un mélange de terre et d’eau, de lui donner la voix humaine, la force du corps, la figure des déesses immortelles, les grâces d’une vierge. Il veut que Minerve l’exerce aux ouvrages des mains, lui enseigne à former de précieux tissus ; que la belle Vénus répande autour de sa tête la grâce, le désir inquiet, les soucis rongeurs ; que le dieu messager, vainqueur d’Argus, lui donne un esprit impudent et trompeur.

Telle est la volonté du fils de Saturne et les dieux s’empressent d’obéir. Aussitôt, après l’ordre son père, l’illustre Vulcain forme avec de l’argile l’image d’une vierge pudique ; Minerve aux yeux d’azur lui attache sa ceinture et la couvre de riches vêtements ; les Grâces et la déesse de la persuasion lui passent un collier d’or ; les Heures à la belle chevelure la couronnent des fleurs du printemps ; le dieu messager, vainqueur d’Argus, place dans son cœur selon l’ordre de Jupiter, du dieu de la foudre, les doux mensonges, les paroles décevantes, les ruses perfides ; puis il lui donne un nom et l’appelle Pandore, parce que chacun des immortels habitants de l’Olympe avait fait un présent à cet objet fatal, préparé pour la perte des mortels industrieux.

Quand Jupiter a terminé les apprêts de sa ruse terrible et inévitable, il envoie à Épiméthée, pour lui offrir ce funeste don, l’illustre vainqueur d’Argus, le rapide messager des dieux. Épiméthée oublia, en ce moment, le conseil que lui avait donné Prométhée, de ne rien recevoir du maître de l’Olympe et de lui renvoyer tous ses dons, dans la crainte de quelque malheur pour les mortels. Il reçut le présent de Jupiter, et, lorsqu’il en fut possesseur, alors seulement il sentit toute son imprudence.

Auparavant, la race humaine vivait sur la terre loin de tous les maux, loin de la peine, de la fatigue, des tristes maladies, qui ont apporté aux hommes la vieillesse et la mort (car les hommes vieillissent vite dans l’affliction). Mais Pandore, découvrant de ses mains un vase qu’elle portait, laissa échapper tous ces fléaux et les répandit sur les mortels. L’Espérance seule y resta captive, errant sur les bords du vase, prête à s’envoler ; car Pandore le referma sur-le-champ, d’après l’ordre du grand Jupiter. Depuis ce temps, mille fléaux divers parcourent la demeure des mortels ; la terre est pleine de maux, la mer en est pleine ; les maladies viennent d’elles-mêmes nous visiter et, le jour, la nuit, nous apportent la douleur ; elles viennent en silence, car le prudent Jupiter leur a ôté la voix. (Il n’est donc pas possible de se soustraire aux décrets de Jupiter.)

Maintenant, si tu le veux, je vais te faire rapidement un autre récit, instructif et véridique. C’est à toi de le graver dans ta mémoire. (Apprends comment ont une commune origine les dieux et les mortels.)

En or fut d’abord formée par les immortels, habitants de l’Olympe, la race des hommes à la voix articulée. C’était au temps de Saturne, lorsqu’il régnait encore dans le ciel. Les humains vivaient alors comme les dieux, le cœur libre de soucis, loin du travail et de la douleur. La triste vieillesse ne venait point les visiter, et, conservant durant toute leur vie la vigueur de leurs pieds et de leurs mains, ils goûtaient la joie dans les festins, à l’abri de tous les maux. Ils mouraient comme on s’endort, vaincu par le sommeil. Tous les biens étaient à eux. La campagne fertile leur offrait d’elle-même une abondante nourriture, dont ils jouissaient à leur gré, qu’ils recueillaient paisiblement ensemble, comblés de biens (riches en fruits de toute espèce et chers aux dieux immortels). Mais, quand la terre eût enfermé dans son sein cette première race, le grand Jupiter en fit des génies bienfaisants, qui habitent parmi nous, veillent à la garde des mortels, observent les actions justes et criminelles, environnés de nuages qui les dérobent à nos yeux, errant sur la surface de la terre et y distribuant la richesse. Telle est la royale fonction qu’ils reçurent en partage.

Les habitants des demeures célestes formèrent ensuite une seconde race bien inférieure à la première, celle de l’âge d’argent. Ce n’étaient plus les corps ni les esprits de l’âge d’or. Enfant durant cent années, l’homme croissait lentement par les soins, nécessaires à sa faiblesse, d’une mère attentive, à l’ombre du toit paternel. Puis, lorsqu’il arrivait enfin à la jeunesse, il vivait quelque temps encore, sujet à des maux produits par son peu de raison. Car les mortels ne pouvaient alors s’abstenir entre eux de l’injure funeste, ils ne voulaient point servir les dieux immortels, ni offrir de sacrifices sur leurs autels sacrés, comme le doivent les sociétés humaines. Aussi Jupiter les fit disparaître, irrité de ce qu’ils ne rendaient point d’honneurs aux bienheureux habitants de l’Olympe. Quand la terre eut encore enfermé dans son sein cette seconde race, habitants des demeures souterraines, ils reçurent aussi le nom de bienheureux, placés au second rang, mais non eux-mêmes sans honneurs.

Cependant Jupiter forma une troisième race, la race de l’âge d’airain, ne ressemblant en rien à celle de l’âge d’argent. C’étaient des hommes robustes et violents, issus de la dure écorce des frênes ; ils n’aimaient que l’injure et les œuvres lugubres de Mars ; ils ne se nourrissaient point des fruits de la terre ; leur cœur avait la dureté de l’acier ; mortels formidables, leur force était extrême : d’invincibles bras descendaient de leurs épaules sur leurs membres vigoureux. Ils avaient des armes d’airain, des maisons d’airain, ils ne se servaient que d’airain. Le fer, ce noir métal, était alors inconnu. Tombés sous l’effort de leurs bras, ils descendirent sans gloire dans la sombre et affreuse demeure de Pluton. Tout terribles qu’ils étaient, la pâle mort les saisit, et ils quittèrent pour toujours l’éclatante lumière du soleil.

Mais quand la terre eut encore enfermé dans son sein cette troisième race, le fils de Saturne la peupla d’une race nouvelle, plus vertueuse et plus juste ; race divine de ces héros mortels, qu’on appela demi-dieux et qui couvraient la terre immense, dans l’âge qui nous a précédés. La guerre funeste, les combats cruels en enlevèrent une partie près des sept portes de Thèbes, dans la terre de Cadmus, lorsqu’ils y combattaient pour la possession des troupeaux d’Œdipe ; elle conduisit les autres, sur des vaisseaux, à travers la vaste mer, dans les plaines de Troie, pour y reprendre Hélène à la belle chevelure. C’est là que la mort les enveloppa de ses ombres. Jupiter leur assigna des demeures aux extrémités de la terre (loin des immortels. Sur eux règne Saturne). Le cœur libre de soucis, ils habitent les îles fortunées, sur le vaste Océan, héros bienheureux, pour qui la terre fertile se couvre trois fois l’année de fleurs nouvelles et de fruits délicieux.

Pourquoi faut-il que je me trouve dans le cinquième âge ? que ne suis-je mort auparavant, ou que ne suis-je encore à naître ! C’est maintenant la race de l’âge de fer. Les hommes ne cesseront plus désormais, et le jour et la nuit, de se consumer en peines et en travaux. Les dieux leur enverront des chagrins accablants. Quelques biens cependant se mêleront à tant de maux. Jupiter perdra aussi les hommes de cette race, à peine nés, lorsque leurs cheveux commenceront à blanchir autour de leurs tempes. Plus d’accord entre le père et les enfants, entre les enfants et le père, entre les hôtes, entre les amis, entre les frères. Le fils sera sans respect pour son vieux père ; il l’affligera avec impiété par des paroles cruelles, sans craindre la vengeance des dieux. Les ingrats humains ne payeront plus à leurs vieux parents le prix de leur éducation ; ils renverseront avec violence les habitations de leurs semblables. On n’aura plus d’égards pour le mortel fidèle à son serment, juste, vertueux. On n’honorera que l’homme violent et injuste. La justice et la pudeur ne se rencontreront plus ici-bas. Le méchant attaquera l’honnête homme par des paroles injustes, en y ajoutant de faux serments. L’Envie, au teint livide, aux discours médisants, à la joie cruelle, poursuivra sans relâche les malheureux.

Remontant vers l’Olympe, loin de la vaste terre, et voilant leurs beaux corps de leurs vêtements blancs, la Pudeur et Némésis ont quitté les hommes pour se joindre à la troupe des dieux ; elles ont laissé aux mortels des maux cruels, qui n’auront point de remède.


Je vais maintenant par une fable instruire les rois, tout sages qu’ils sont.

Voici ce que disait un jour l’épervier au rossignol, qu’il emportait au sein des nuages entre ses ongles recourbés. Comme l’infortuné, percé des serres cruelles du ravisseur, se plaignait en gémissant, celui-ci lui adressa ces dures paroles : « Malheureux ! pourquoi ces plaintes ? un plus fort que toi te tient en sa puissance. Tu vas où je te conduis, quelle que soit la douceur de tes chants. Je puis, si je le veux, faire de toi mon repas ; je puis te laisser échapper. Insensé, qui voudrait résister à la volonté du plus fort ! il serait privé de la victoire et ne recueillerait que la honte et le malheur. » Ainsi parla l’épervier rapide, aux ailes étendues.

Écoute la voix de la Justice (de Dicé), ô Persès, et n’accrois pas la force de l’Injure (d’Hybris). L’Injure est funeste au misérable, et le puissant lui-même ne la peut supporter ; elle l’accable de son poids, quand il rencontre l’infortune. Il est une voie meilleure, celle qui conduit aux actions justes. À la fin la Justice l’emporte sur l’Injure. L’insensé l’apprend par son expérience.

À la suite des jugements iniques court (Horcos) le dieu qui préside aux serments ; vient elle-même la Justice, se précipitant où l’entraînent ces hommes avides, ces mangeurs de présents, dont les sentences perverses violent les lois. Elle suit en pleurant ; elle traverse les cités et les peuples, enveloppée d’un nuage qui la dérobe aux yeux, répandant les calamités sur ces impies qui la chassent, et qui jugent sans équité.

Mais ceux qui jugent suivant d’équitables lois et les étrangers et leurs concitoyens, qui jamais ne s’écartent du juste, ceux-là voient fleurir leurs villes et leurs peuples prospérer. Sur leur terre fortunée, la paix fait croître une jeunesse nombreuse. Jamais le vigilant Jupiter ne leur envoie le fléau de la guerre ; jamais, chez ces hommes justes, n’habitent ou la famine ou les désastres. Ils jouissent dans les festins du fruit de leurs travaux. La terre fournit en abondance à leur nourriture. Pour eux, sur les montagnes, les chênes ont en haut des glands, et plus bas des abeilles ; d’épaisses toisons couvrent leurs brebis ; leurs femmes donnent le jour à des enfants qui rappellent les traits paternels. Rien n’altère leur félicité ; ils ne sont jamais montés sur des vaisseaux ; ils vivent contents des productions d’une terre fertile.

Mais s’il en est qui préfèrent l’injustice et de criminelles pratiques, le fils de Saturne, aux regards duquel rien n’échappe, leur prépare un châtiment sévère.

Souvent une ville entière porte la peine des iniquités, des crimes d’un seul homme. Du haut du ciel Jupiter fait descendre sur elle quelque fléau terrible, la famine avec la peste : les peuples meurent ; les femmes n’engendrent plus ; les maisons périssent ; ainsi le veut dans sa sagesse le maître de l’Olympe. D’autres fois il détruit leurs armées, renverse leurs murailles, submerge leurs vaisseaux.

Songez, ô rois ! songez vous-mêmes à cette sévère justice ; car les dieux se mêlent au milieu des hommes ; ils ont les yeux ouverts sur le méchant, qui, par de criminels arrêts, cherche à écraser ses semblables, sans crainte de la vengeance céleste. Au nombre de trente mille sont sur la terre nourricière ces immortels ministres de Jupiter, surveillants des mortels, qui observent leurs œuvres bonnes ou mauvaises, errant en tous lieux, cachés dans un nuage. La Justice (Dicé), cette vierge divine, fille de Jupiter, est auguste et respectée parmi les habitants de l’Olympe. Si quelqu’un lui fait injure et l’insulte, aussitôt elle va s’asseoir près de son père ; elle se plaint à lui de la malice des hommes et demande vengeance.

Elle le prie de faire payer aux peuples les iniquités des rois, qui, dans leurs coupables desseins, font pencher la balance des lois et prononcent d’injustes sentences.

Évitez ce péril, ô rois ! réformez ces jugements de la corruption, abandonnez ces voies obliques de l’iniquité.

Il travaille à sa ruine, celui qui médite celle d’autrui, et toute injuste entreprise retombe sur son auteur.

L’œil de Jupiter, qui voit tout, qui pénètre tout, s’arrête quand il lui plaît sur vos actions ; il n’ignore pas quels arrêts se rendent au sein des villes.

Non, je ne veux plus me montrer juste parmi les hommes, je ne veux plus que mon fils le soit, car c’est un mal d’être juste, si le plus injuste doit l’emporter.

Mais je ne pense pas que ce soit là la volonté de Jupiter, du dieu qui lance la foudre.

Ô Persès ! que mes paroles pénètrent au fond de ton cœur ; prête l’oreille à la voix de la justice, et oublie pour toujours les conseils de la violence. Car telle est la loi qu’a établie le fils de Saturne : il permet aux monstres de la mer, aux bêtes sauvages, aux oiseaux ravisseurs, de se dévorer les uns les autres ; ils n’ont point la justice. Mais aux humains il a donné la justice, ce don inestimable. Celui qui la connaît, qui l’annonce hautement au milieu de ses concitoyens, reçoit de Jupiter, aux regards duquel rien n’échappe, tous les biens de la fortune. Il n’en est pas ainsi du méchant, qui porte témoignage contre la vérité, qui ose profaner par des mensonges la sainteté du serment. En blessant la justice, il s’est lui-même blessé à mort : sa postérité s’efface et disparaît, tandis que le juste, fidèle au serment, laisse derrière lui une race toujours florissante.

Je t’enseignerai d’utiles vérités, ô très aveugle Persès ! Sans doute il en coûte peu pour commettre le mal ; la pente en est facile, il est sous notre main. Devant la vertu, au contraire, les dieux ont placé la sueur ; la route qui y mène est escarpée, d’un accès difficile et rebutant ; mais, à mesure qu’on s’élève, elle s’aplanit sous nos pas.

L’homme le plus parfait est celui qui ne doit qu’à lui-même toute sa sagesse, qui sait en chaque chose considérer la fin. Il est encore digne d’estime, l’homme qui se montre docile aux avis du sage. Mais celui qui, ne pouvant se conseiller lui-même, ne veut point écouter les conseils d’autrui, est un être inutile sur la terre.

Sois toujours fidèle à mes leçons, ô Persès, comme moi enfant de Jupiter. Travaille avec tant d’ardeur que la faim te prenne en haine, que Cérès, à la riante couronne, te chérisse et remplisse tes greniers. Car la faim est l’inséparable compagne de l’homme oisif.

L’homme oisif est également en horreur et aux dieux et aux hommes ; c’est cet insecte sans aiguillon, ce frelon avide, qui s’engraisse en repos du labeur des abeilles. Pour toi, ne refuse pas de te livrer aux travaux convenables, afin que tes greniers s’emplissent, dans la saison, des fruits de la terre.

L’homme qui se livre au travail voit augmenter ses troupeaux et croître sa fortune. Par le travail tu deviendras plus cher aux dieux et aux hommes ; car ils ne peuvent souffrir l’oisiveté.

Travailler n’a jamais rien de honteux ; la honte n’est que pour la paresse.

Si tu travailles, tu seras bientôt aux yeux du paresseux un objet d’envie, lorsqu’il te verra t’enrichir. La richesse a pour compagnes la prééminence et la gloire.

Dans l’état présent de ta fortune, le mieux est de travailler, si tu veux, comme je t’y invite, laisser là ces désirs insensés du bien d’autrui, et ramener tes pensées vers d’utiles occupations.

L’indigent est en proie à la honte mauvaise, à la honte qui fait aux hommes tant de mal comme tant de bien.

La honte accompagne la pauvreté, et la confiance la richesse.

Aux biens que ravit la violence, préfère les biens que dispensent les dieux. Celui que le brigandage enrichit, ou dont la langue dépouille le faible, comme il arrive si souvent lorsque l’amour du gain égare le cœur de l’homme et que l’impudence chasse la pudeur, celui-là disparaît bientôt de la terre ; les dieux l’effacent, sa mission périt, et ses injustes richesses s’écoulent en peu de temps.

Pareil est le crime de celui qui maltraite un hôte, un suppliant ; qui monte furtivement dans le lit d’un frère pour souiller son épouse, pressé d’un criminel désir ; qui trompe et dépouille d’innocents orphelins ; qui insulte de dures paroles un père arrivé au terme de la triste vieillesse. Jupiter s’indigne de tels actes, et, à la fin, il les paye d’un cruel retour. Que ton âme imprudente, ô Persès, les tienne toujours éloignés d’elle !

Sacrifie aux dieux, selon ton pouvoir, avec un cœur pur, des mains innocentes, brûlant sur les autels les grasses cuisses de la victime. Ne manque pas de leur offrir des libations et des parfums, soit au moment de te retirer dans ta couche, soit au retour de la lumière. Mérite ainsi qu’ils te soient propices (et que tu puisses acheter l’héritage d’autrui sans jamais vendre le tien).

Invite l’homme qui t’aime, plutôt que ton ennemi ; mais préfère à tous celui qui habite près de toi. Car, s’il t’arrivait dans ton domaine quelque accident, tes voisins s’empresseraient d’accourir, la robe flottante, tandis que tes parents prendraient le temps d’attacher leur ceinture.

C’est un fléau qu’un mauvais voisin, autant qu’un bon voisin est un trésor.

Il est favorisé de la fortune, celui qui en a obtenu quelque honnête voisin.

Ton bœuf ne mourrait pas, si tu n’avais pas un mauvais voisin.

Emprunte à ton voisin, dans une mesure convenable, et sois fidèle à rendre dans la même mesure : fais même davantage, si tu le peux, afin de t’assurer un secours pour le jour du besoin.

Point de gains illégitimes : gagner ainsi, c’est perdre.

Il nous faut aimer qui nous aime, rechercher qui nous recherche, donner à qui nous donne, refuser à qui nous refuse.

On donne au généreux, on refuse à l’avare. Donner est bien, ravir est mal et conduit à la mort.

L’homme qui donne volontairement, quelque grand que soit le don, est content d’avoir donné, et s’en réjouit dans son cœur. Mais celui à qui, avec imprudence et opportunité, on extorque un bienfait, si petit qu’il soit, en a l’âme mécontente.

Un peu mis avec un peu, si la chose se répète, fera bientôt beaucoup.

Qui ajoute à ce qu’il possède est sûr d’éviter la faim.

Ce qu’on garde en sa maison ne donne point de soucis.

Votre bien est plus sûrement chez vous que dehors.

Il y a du plaisir à prendre de ce qu’on a ; il est dur de n’avoir où prendre ; songez-y bien.

Quand le tonneau s’entame ou qu’il s’achève, tu peux y puiser largement. Ménage-le lorsqu’il est à moitié. Épargner le fond serait une tardive économie.

Si tu payes ton ami, que le prix soit honnête.

Si tu plaisantes avec ton frère, ne le fais pas sans témoin. Trop de confiance, trop de défiance nuisent également.

Garde qu’une femme impudique ne te séduise le cœur par de douces paroles, ne s’introduise dans ta maison. Se fier à la femme, c’est se fier aux voleurs.

N’aie qu’un fils pour soutenir la maison paternelle. C’est ainsi que les maisons prospèrent.

Puisses-tu mourir vieux, laissant après toi un second enfant qui s’élève.

Même à plusieurs, Jupiter donnerait facilement une richesse infinie.

Plus de biens demandent plus de soins, mais produisent davantage.

(Quant à toi, ton cœur est-il possédé du bien d’acquérir, tu n’as qu’une chose à faire, travailler, et encore travailler.)


Au lever des filles d’Atlas, des Pléiades, on doit commencer la moisson ; à leur coucher, le labourage. Quarante nuits et quarante jours elles restent cachées, pour ne reparaître que quand l’année a terminé son cours, et qu’on commence à aiguiser les faucilles. Telle est la loi des campagnes, et pour ceux qui vivent près de la mer, et pour ceux qui, loin de ses flots, habitent la terre fertile des vallées ; c’est nu qu’il te faut labourer, semer, moissonner, afin que soient accomplis en leur temps tous les travaux de Cérès, qu’en leur temps aussi arrivent les récoltes, et que tu ne te voies pas réduit, dans l’intervalle, à mendier de porte en porte sans rien obtenir. Car c’est ainsi que dernièrement tu es venu vers moi : mais je ne veux désormais ni te donner, ni te prêter : travaille, insensé Persès ; ne te refuse plus à ces travaux auxquels, par des signes certains, les dieux convient les hommes. Autrement il te faudrait, avec tes enfants et ta femme, le cœur rempli d’amertume, aller demander ta vie à des voisins indifférents. Peut-être, deux ou trois fois, te donneraient-ils quelque chose ; mais, si tu les fatiguais davantage, tu n’en tirerais plus rien ; en vain, redoublerais-tu tes prières, ce serait paroles perdues. Songe donc, je t’y exhorte, aux moyens d’acquitter tes dettes et de chasser le besoin.

Il te faut avant tout une maison, une femme, un bœuf de charrue ; une femme achetée, non une épouse, qui puisse suivre les bœufs. Que ta demeure soit pourvue de tous les instruments de la culture ; n’aie jamais à les emprunter ; on te refuserait, et tu perdrais, à chercher, le moment favorable, la saison du travail.

Ne remets point au lendemain, au surlendemain. Qui craint la peine, qui la diffère, ne remplit point son grenier. C’est l’activité qui fait aller l’ouvrage, et le lâche est toujours en lutte avec la misère.

Alors que les traits du soleil, amortis par les pluies de l’automne, cessent de brûler, d’épuiser, que nos membres commencent à se mouvoir avec plus d’agilité ; car, en cette saison, l’étoile de la canicule, Sirius, ne demeure pendant le jour que peu d’instants sur la tête des mortels, et achève pendant la nuit la plus forte part de sa course, alors, dis-je, les arbres répandant à terre leur feuillage et cessant de germer, le bois que coupe le fer est moins sujet à se corrompre ; alors, ne l’oublie pas, c’est le temps de prendre la cognée. Abats un tronc de trois pieds, pour en faire ton mortier ; donne trois coudées au pilon et sept pieds au levier, c’est la mesure la plus convenable. Si tu le coupes de huit, tu pourras en détacher un maillet. Que ton charriot ait dix palmes ; que les jantes de tes roues en aient trois. Amasse nombre d’ais recourbés, et, quand tu rencontreras sur la montagne ou dans la plaine quelque morceau d’yeuse, propre à former un corps de charrue, hâte-toi de le transporter dans ta maison ; nul ne supportera mieux la fatigue du labourage, lorsqu’un serviteur de Minerve l’aura attaché avec de fortes chevilles à la pièce où s’enclave le soc et au timon. Il te faut deux charrues ; occupe-toi, en ta demeure, du soin de les construire ; que l’une soit d’une seule pièce, l’autre de bois d’assemblage : ce sera très bien fait ; car, si la première vient à se briser, il te restera la seconde pour y atteler tes bœufs. Les timons les moins sujets à être attaqués par les vers sont en laurier ou en orme ; le chêne convient mieux à la partie où s’attache le soc, et l’yeuse au corps de la charrue. Aie un couple de bœufs, de neuf ans : à cet âge, ils seront dans la plénitude de la jeunesse, en possession de toute leur force, les plus propres au travail, et tu n’auras pas à craindre que, dans leurs luttes, ils brisent la charrue au milieu du sillon et laissent le labour imparfait.

L’homme qui les conduira aura quarante ans ; il se sera rassasié, avant de partir, d’un pain partagé en quatre compartiments, en huit portions, et fera son unique affaire de tracer droit son sillon, sans chercher de côté et d’autre s’il aperçoit quelque connaissance, le cœur tout entier à son ouvrage. Un plus jeune serviteur ne saurait pas aussi bien jeter la semence avec égalité, éviter de la répandre deux fois au même lieu. Les jeunes gens ont toujours en la pensée leurs compagnons, les amis de leur âge.

Sois attentif au cri que, tous les ans, pousse la grue du haut du ciel. C’est le signal du labourage ; c’est l’annonce du brumeux hiver ; il pénètre, il déchire le cœur de l’homme qui n’a point de bœufs. Aie donc soin, à cette époque, d’en nourrir dans ta maison qui t’appartiennent. Il est aisé de dire : Prêtez-moi un attelage et un charriot ; il ne l’est pas moins de répondre : Mes bœufs sont occupés. Un homme, qui se croit bien riche, se promet alors de se fabriquer un charriot ; insensé, qui ne sait pas qu’un charriot se compose de cent pièces, qu’il faut avoir rassemblées d’avance !

Aussitôt que brillera pour les mortels le jour du dernier labourage, mettez-vous à l’œuvre, serviteurs et maître, et retournez la terre sèche, la terre humide, mettant à profit la saison convenable, vous hâtant dès l’aurore, afin que vos champs regorgent de moissons. (Le guéret que tu auras ouvert au printemps, si tu le renouvelles en été, ne trompera point ton espoir.)

Aie soin de l’ensemencer, lorsqu’il est nouveau encore, que la glèbe y est légère. (C’est là un charme puissant pour conjurer les imprécations, apaiser les cris de tes enfants.)

Prie le Jupiter des sombres lieux, la chaste Cérès, de faire croître et mûrir ces fruits divins, présent d’une déesse : invoque-les en commençant ton labour, au moment où tu mets la main à la charrue, où tu touches tes bœufs de l’aiguillon, quand déjà le timon s’ébranle entraîné par les courroies du joug. Que derrière toi marche un jeune serviteur avec un hoyau, pour recouvrir la semence et tromper l’avidité des oiseaux. L’ordre est profitable aux mortels, autant que le désordre leur est nuisible. Ainsi, pourvu que le dieu de l’Olympe accorde à tes travaux une suite heureuse, tes abondants épis se courberont vers la terre, et il te faudra chasser les araignées de tes greniers et de tes boisseaux ; ainsi, je l’espère, tu pourras puiser joyeusement dans de riches provisions, et, sans crainte de manquer, attendre le retour du printemps à la brillante lumière, ne portant point sur d’autres un œil envieux, envié toi-même et sollicité d’autrui.

Que si tu ne te presses pas de labourer et de semer avant le solstice d’hiver, tu moissonneras à l’aise, assis dans ton champ, ne saisissant autour de toi que de minces javelles, formant irrégulièrement quelques gerbes ; tout poudreux et peu content, tu t’en reviendras portant ta récolte dans une corbeille : à peine te regardera-t-on.

Les desseins de Jupiter varient, et il est difficile à l’homme de les pénétrer. As-tu labouré tard ? ce n’est pas toujours un mal sans remède. Lorsque le coucou commence à se faire entendre dans le feuillage du chêne, et que son cri réjouit par toute la terre le cœur des mortels, si, trois jours de suite, sans relâche, Jupiter fait tomber la pluie, que l’eau ne s’élève point au-dessus du sabot du bœuf, et ne demeure point au-dessous, alors le laboureur le moins actif sera favorisé à l’égal du plus diligent. (Conserve soigneusement en ta mémoire tous ces secrets ; sache prévoir le retour du printemps à la brillante lumière, reconnaître ses pluies favorables.)

Mais garde-toi de fréquenter les forges, les tièdes portiques chauffés par le soleil, tous ces lieux de réunion, dans la saison rigoureuse où le froid détourne du travail des champs. Dans cette saison même, un homme laborieux saurait accroître son bien-être. Crains, en ces jours mauvais de l’hiver, de te laisser surprendre par le besoin, par l’indigence, pressant de ta main amaigrie tes pieds gonflés. Celui qui se repose, dans une vaine attente, et cependant n’a pas de quoi se nourrir, doit souvent rouler en son esprit de fâcheuses pensées (et un esprit flatteur ne peut guère s’offrir à lui, lorsqu’il s’amuse à converser assis sous les portiques, et manque du nécessaire). Dis à tes serviteurs, dès le milieu de l’été : « L’été ne durera pas toujours ; faites-vous des retraites pour l’hiver. »

Il faut se garder du mois Lénæon, de ces jours mauvais, si funestes aux troupeaux ; de ces tristes frimas, qui se forment alors au souffle de Borée ; lorsque, soufflant du fond de la Thrace, cette terre nourricière des coursiers, il soulève la vaste mer, qu’il fait mugir la terre et les bois, que, dans son cours impétueux, il lance au fond des vallées des chênes altiers, les sapins touffus, et remplit de ses mugissements les forêts profondes. Les bêtes sauvages frissonnent ; elles ramènent sous leur ventre leur queue engourdie : celles même que protège une peau velue ne sont pas à l’abri du froid ; la bise pénètre leurs fourrures, perce le cuir du bœuf, les longs poils de la chèvre : pour les brebis, elle ne peut traverser leur épaisse toison. Le froid courbe le vieillard ; mais il ne se fait point sentir aux membres délicats de la jeune fille, retirée dans sa maison auprès de sa mère, vierge encore, étrangère aux jeux de la belle Vénus. Elle se réchauffe par des bains salutaires, elle répand sur son corps une huile parfumée, et repose doucement au fond de sa demeure, dans cette cruelle saison où le polype affamé se ronge les pieds, ne pouvant sortir de sa triste et froide retraite. Car le soleil ne lui montre pas encore de proie sur laquelle il puisse s’élancer. Cet astre roule sur la tête des noirs habitants de l’Éthiopie, et ne brille que plus tard aux yeux des Grecs. Alors les hôtes des bois, les animaux armés de cornes et ceux qui n’en ont point, frémissant, grinçant des dents, se pressent dans les étroits sentiers des forêts. Ils n’ont tous qu’un même soin : ils cherchent leur asile accoutumé, quelque repaire secret, quelque creux de rocher. Semblables au vieillard courbé sur un bâton, dont les épaules sont brisées, dont la tête penche vers la terre, les hommes fuient devant les tourbillons blanchissants de la neige.

Aie soin alors, je te le recommande, de mettre ton corps à l’abri sous un épais manteau, sous une longue tunique. Quant à l’étoffe, que la chaîne en soit rare, la trame au contraire fort épaisse. Ainsi couvert, tu éviteras que le poil de ta chair ne frissonne et ne se hérisse. Enferme tes pieds dans de bons souliers de peau de bœuf, bien doublés de chaussons de laine, de quelques peaux de jeunes chevreaux, cousues ensemble avec le nerf du bœuf, fais-toi, dans la froide saison, une couverture pour tes épaules, un rempart contre la pluie. Procure-toi aussi un bonnet de laine, propre à t’envelopper la tête et à garantir tes oreilles de l’humidité. Il fait grand froid le matin quand vient à tomber le souffle de Borée. Le matin, s’étend du ciel à la terre, sur les guérets de l’heureux cultivateur, une vapeur féconde ; puisée dans l’éternel courant des fleuves, et suspendue dans les airs par la violence des vents, tantôt elle se résout en pluie vers le soir, tantôt elle se dissipe quand Borée, du fond de la Thrace, pousse devant lui les nuages amoncelés.

Tiens-toi donc en garde, hâte-toi d’achever ton ouvrage et de regagner le logis ; crains que, du haut du ciel, une sombre nuée ne fonde tout à coup sur toi et ne t’enveloppe, inondant ta tête et tes vêtements ; préviens sa chute, s’il est possible. C’est maintenant le plus mauvais mois de l’hiver, mauvais pour le menu bétail, mauvais aussi pour les hommes.

En ce temps, il suffit aux bœufs d’une demi-portion d’aliments, mais il faut davantage à l’homme ; car, pour les animaux, les longues nuits peuvent suppléer au défaut de la nourriture. (Ne l’oublie pas, et proportionne à la durée de la nuit la ration du jour jusqu’à ce que l’année s’achève, et que la mère commune, la terre, produise de nouveau tous ses fruits.)

Lorsqu’après le solstice d’hiver, Jupiter a accompli un cercle de soixante jours, alors, quittant les flots sacrés de l’Océan, l’Arcture brille dans le ciel de toute sa lumière au commencement de la nuit. Ensuite, la fille de Pandion, l’hirondelle aux plaintes matinales, revient se montrer aux hommes avec le printemps nouveau. N’attends point son retour pour tailler tes vignes, et ce sera fort bien fait.

Plus tard, quand, fuyant les Pléiades, l’insecte qui porte sa maison montera de la terre sur les plantes, il ne s’agira plus de fouir la vigne, mais d’aiguiser les faucilles et d’animer ses serviteurs. Fuis l’ombre de la maison et le sommeil du matin, au temps de la moisson, alors que le soleil brûle et dessèche la peau. À ce moment hâte-toi dès le point du jour de transporter dans ta demeure les fruits de la terre, pour assurer ta subsistance. À l’aurore appartient le tiers de l’ouvrage ; l’aurore est le signal du départ, le signal du travail ; l’aurore, dont la lumière invite les hommes à se mettre en route, et fait poser le joug sur le cou des taureaux.

Quand fleurit le chardon, quand, retirée dans le feuillage, agitant à grand bruit ses ailes, l’harmonieuse cigale se répand en accents pleins de douceur, dans ces jours les plus accablants de l’été (les chèvres sont plus grasses et le vin meilleur, les femmes ont plus d’ardeur au plaisir, les hommes au contraire moins de vigueur ; l’ardente canicule dessèche leur tête et leurs genoux, épuise, énerve leur corps), il faut alors le frais abri d’un antre, du vin de Biblos, des gâteaux de farine et de lait, du lait de chèvres qui n’allaitent plus, la chair de génisses nourries de feuillages, celle de tendres chevreaux. Quand on s’est rassasié de nourriture, il faut s’abreuver du vin noir, assis à l’ombre et le visage tourné vers la pure haleine de Zéphire. Puisant dans le courant d’une source pure et limpide, il faut mêler dans sa coupe trois parties d’eau, seulement une de vin.

Aussitôt que brillera l’astre d’Orion, tu commanderas à tes serviteurs de battre les fruits que t’aura donnés Cérès dans un lieu bien exposé, sur une aire bien aplanie, de les mesurer, de les enfermer ; puis, quand toute la récolte sera rentrée et rangée, tu t’occuperas de chercher un domestique hors de maison, une servante sans enfants, je te le recommande ; celles qui ont une famille sont trop difficiles à conduire. Tu élèveras un chien à la dent tranchante, sans épargner sur sa nourriture, afin que les dormeurs de jour ne puissent te dérober ton bien.

Enfin, tu rassembleras chez toi de la menue paille et du foin, en quantité suffisante pour faire vivre pendant un an tes bœufs et tes mulets. Après cela, tu pourras laisser reposer les jambes de tes serviteurs, et dételer tes bœufs.

Quand Orion et Sirius seront parvenus au milieu du ciel, que l’Arcture se montrera aux regards de la vermeille aurore, il te faudra, ô Persès, couper et recueillir tes raisins. Laisse-les exposés au soleil pendant dix jours et autant de nuits, garde-les à l’ombre pendant cinq, et, le sixième, renferme dans des urnes le breuvage, présent du joyeux Bacchus. Quand reviendra le coucher des Pléiades, des Hyades, d’Orion, ce sera, souviens-t’en, le temps de reprendre le labourage. Telle doit être pour les travaux rustiques la distribution de l’année.


Peut-être voudras-tu te livrer aussi aux soins périlleux de la navigation ? Lorsque, fuyant devant le redoutable Orion, les Pléiades se précipitent dans le sombre abîme des flots, de tous les points du ciel les vents soufflent avec furie. N’aie jamais, en ce temps, de vaisseaux sur la mer ; c’est alors, je te le répète encore, ne l’oublie pas, qu’il convient de travailler à la terre. Mets ton navire à sec sur le rivage ; assure-le de tous côtés avec des pierres, pour que les vents de cette humide saison ne le puissent ébranler ; retires-en la bonde de peur que la pluie de Jupiter ne le pourrisse ; emporte en ta maison et serre avec soin ses agrès, ailes légères qui le font voler sur les eaux ; suspends son gouvernail à la fumée de ton foyer, et attends ensuite le retour de la saison où l’on navigue. Alors tu lanceras de nouveau ton esquif ; tu le chargeras, comme il convient, pour rapporter de ton voyage un gain raisonnable. Ainsi faisait mon père et le tien, frère trop peu sensé, naviguant sur des vaisseaux pour chercher la fortune qui lui manquait. Voilà comme il vint, ici, de Cumes en Éolie, après un long trajet, sur un noir esquif, en homme qui ne fuit ni le gain, ni la richesse, ni l’abondance, mais la pauvreté, présent funeste que Jupiter fait aux hommes. Il se fixa près de l’Hélicon, dans ce misérable village, Ascra, odieux en hiver, triste en été, en aucun temps agréable. Aie soin, ô Persès, de choisir pour tout travail, mais surtout pour la navigation, le temps convenable. Tu pourras faire cas d’un vaisseau de médiocre grandeur, mais c’est un grand vaisseau qu’il te faudra charger de marchandises. Plus forte sera la charge et plus fort le profit qui s’ajoutera à ton avoir, si les vents retiennent en ta faveur leurs pernicieuses haleines.

Quand tes désirs imprudents se tourneront vers le commerce maritime, que tu voudras te soustraire à tes dettes, échapper aux ennuis de la faim, je t’enseignerai les lois de la mer aux flots retentissants, bien que je n’aie aucune connaissance de la navigation et des vaisseaux. Jamais en effet je ne traversai sur un vaisseau la vaste mer, qu’une seule fois, pour passer en Eubée du port d’Aulis, où jadis les Grecs, attendant la saison favorable, rassemblèrent de toutes les contrées de la divine Hellade, contre Troie aux belles femmes, une nombreuse armée. Je me rendais à Chalcis, aux jeux du vaillant Amphidamas. Des prix nombreux avaient été proposés par ses magnanimes enfants. J’y remportai, je puis le rappeler avec orgueil, celui du chant, un trépied à deux anses que je consacrai aux Muses, habitantes de l’Hélicon, le jour où, pour la première fois, elles m’élevèrent au rang des chantres harmonieux. C’est la seule expérience que j’aie faite des vaisseaux aux mille clous. Je ne t’en dirai pas moins la pensée de Jupiter, le maître de l’égide. Car les Muses m’ont instruit dans la science des chants divins.

Pendant les cinquante jours qui suivent le solstice d’été, lorsque touche à son terme l’accablante et laborieuse saison, il est de saison de naviguer. Tu ne risques pas alors de voir ton vaisseau brisé, tes matelots engloutis, si toutefois le dieu qui ébranle la terre, Neptune, ou si Jupiter, le roi des immortels, ne veut pas ta perte : car en leurs mains sont également et les biens et les maux. Alors les vents sont réguliers, la mer est calme et douce : ramène avec confiance au sein des eaux, ton vaisseau rapide et charge-le de marchandises. Mais fais diligence pour retourner au logis. N’attends pas le temps du vin nouveau, ces jours humides de l’automne, ces approches de l’hiver où le souffle impétueux du Notus soulève des flots, et, avec les torrents de pluie que verse Jupiter, rend la mer si difficile.

Il est encore au printemps des jours où l’homme peut naviguer. Lorsque, égales en grandeur tout au plus aux pas d’une corneille, des feuilles se montrent à l’extrémité, des branches du figuier, la voie est couverte sur la mer : c’est la navigation du printemps. Je ne saurais, quant à moi, l’approuver ; il ne me plaît point qu’il faille si rapidement la saisir au passage ; difficilement on y échappe aux dangers ; mais les hommes s’y hasardent également dans leur folie : pour les malheureux mortels, c’est la vie que la richesse. Il est triste pourtant de périr dans les flots ; repasse dans ton esprit, je te le recommande, toutes mes instructions.

N’enferme point dans la carène de tes vaisseaux toute ta fortune ; laisses-en à terre la meilleure partie, n’expose que la moindre. C’est chose triste que d’aller à travers les mers chercher sa ruine. (Ce serait chose triste aussi, qu’emplissant immodérément ton chariot, tu en rompisses l’essieu et en perdisses la charge.) Garde en tout la mesure et choisis le moment : en toutes choses, c’est le principal.

Choisis pour conduire une femme dans ta maison l’âge où ta jeunesse sera dans sa force, quand tu n’auras ni beaucoup moins, ni beaucoup plus de trente ans. C’est là pour l’homme la saison du mariage. Pour la femme, qu’elle demeure quatre années nubile et se marie la cinquième. Prends-la vierge, afin de former ses mœurs ; prends-la dans ton voisinage, et, avant, observe, informe-toi, de peur d’épouser du plaisir pour tes voisins. L’homme ne peut rien rencontrer de meilleur que la femme, quand elle est bonne, mais rien de pire, quand elle est mauvaise, et qu’adonnée aux fêtes et aux festins, elle consume, sans torche, un époux robuste et le livre à la cruelle vieillesse.

Songe avec crainte à la justice des dieux immortels : ne te hâte point de mettre un ami au rang d’un frère, mais si tu le fais, garde-toi de lui nuire le premier, et n’use jamais à son égard de mensonge même pour amuser ta langue. S’il commence et te provoque par quelque mot, quelque acte d’inimitié, ne manque pas de lui rendre deux fois la pareille. Que s’il revient et t’offre satisfaction, ne le repousse point. Malheureux est l’homme qui change souvent d’amis. Que ton aspect extérieur ne trahisse pas en toi une pensée mauvaise.

Crains qu’on ne t’accuse de recevoir trop d’hôtes, ou de n’en recevoir aucun. Évite de passer pour le compagnon des méchants, pour l’adversaire, le détracteur des gens de bien. N’aie jamais le cœur de reprocher à personne la funeste, la dévorante pauvreté, triste don des bienheureux immortels. C’est pour l’homme le plus grand des trésors qu’une langue ménagère de paroles ; c’est la première des grâces qu’une langue qui se modère. Qui parle mal des autres pourra bien entendre pis. Ne porte point une humeur morose dans ces repas nombreux où l’on se traite à frais communs ; tu y trouveras du plaisir sans trop de dépense.

Lorsque le matin tu répandras en l’honneur de Jupiter et des autres immortels des libations de vin pur, que ce ne soit point avant d’avoir lavé tes mains : autrement les dieux refuseraient de t’entendre et rejetteraient tes prières. Ne satisfais jamais aux nécessités de la nature, debout et en face du soleil. Lors même que cet astre est couché, garde-toi pour te soulager, de te tourner vers l’Orient, et, soit sur la route, soit à l’écart, ne le fais point en marchant et découvert : les nuits appartiennent aux dieux. Un homme religieux et modeste aura soin de se tenir accroupi sur du fumier, ou se retirera près du mur de quelque cour bien fermée. Ne va pas non plus dans ta maison, en quittant ta femme, humide encore de ses caresses, t’offrir en cet état à la flamme du foyer ; évite cette profanation. Ce n’est pas au sortir d’un repas funèbre, mais en revenant des sacrés festins, qu’il conviendra que tu travailles à te donner un héritier. N’entre jamais dans le lit de ces fleuves qui coulent sans repos, que tu n’aies d’abord prié, l’œil fixé sur leurs beaux courants, et baigné tes mains dans leurs humides eaux. Celui qui traverse un fleuve, et, par malice, s’abstient de baigner ses mains, les dieux s’indignent contre lui et lui envoient plus tard des châtiments. Assis à la table des dieux, ne porte point le fer aux cinq doigts de ta main pour retrancher du vert la partie sèche. Ne place point sur l’urne qui contient le vin le vase qui le verse aux buveurs : à cela s’attache un funeste présage. Si tu te bâtis une maison, ne la laisse point inachevée, de peur que la corneille ne vienne s’y poser et y pousser son cri sinistre. D’un vase qui n’a point été consacré, garde-toi de retirer ou des aliments pour ta nourriture, ou de l’eau pour ton bain : cela ne se fait pas non plus impunément. N’assieds point, rien de plus funeste, sur la pierre immobile des tombeaux, un enfant de douze jours : cet enfant ne deviendrait jamais un homme. (Il aurait douze mois ce serait de même.) Homme, ne te baigne point avec les femmes, ou tu en seras un jour sévèrement puni. Si tu rencontres sur ta route un sacrifice, ne te ris pas des cérémonies saintes ; la divinité s’en irrite. Évite de souiller de tes ordures les fleuves à leur embouchure et l’eau des fontaines.

Suis mes conseils, et crains de te faire parmi les hommes un fâcheux renom. La mauvaise renommée est un fardeau, léger à soulever, lourd à porter, difficile à déposer. Jamais la renommée ne périt entièrement, sans cesse entretenue par les discours de la foule : c’est aussi une déesse.


Quant aux jours que nous envoie Jupiter, applique-toi à en connaître les influences, et enseigne-les à tes serviteurs.

Pour inspecter les travaux, pour distribuer les vivres, le jour du mois qui convient le mieux, c’est le trentième, celui où le peuple s’occupe du soin de rendre la justice. Parmi les autres qui nous viennent aussi de Jupiter sont sacrés : le premier, le quatrième, le septième où de Latone naquit Apollon à l’épée d’or, le huitième, le neuvième. Il y a deux jours du mois croissant qui sont particulièrement favorables aux travaux des hommes : le onzième et le douzième ; ils sont bons l’un et l’autre, le premier pour la tonte, le second pour la moisson ; mais des deux le meilleur est le douzième. C’est en ce jour que file, suspendue dans les airs, l’agile araignée à l’heure de la pleine lumière, et que l’insecte prévoyant grossit ses magasins. Qu’en ce jour aussi la femme dresse son métier et se mette à l’ouvrage. Dans la première partie du mois, évite pour semer le treizième jour ; choisis-le de préférence pour planter. Le seizième jour au contraire n’est pas du tout favorable à la reproduction des plantes, il l’est à celle des hommes, des mâles du moins, car pour une fille il est fâcheux de naître ou de se marier en ce jour. Le sixième lui-même est peu propice à la naissance des filles. Il est bon pour châtrer les chevreaux et les moutons, pour enclore les parcs où se garde le bétail ; il favorise la multiplication de notre sexe ; il aime les railleries, les mensonges, les doux propos, les secrets entretiens. Au huitième jour du mois, châtre le chevreau et le bœuf mugissant ; au douzième, les mulets laborieux. C’est le vingtième, jour de grande importance, près de son terme, qu’on peut se flatter d’engendrer un homme sage, un homme dont l’esprit soit un jour plein de sens. Le dixième est favorable à la naissance des enfants mâles, le quatorzième à celle des enfants de l’autre sexe. En ce jour tu flatteras de la main, pour les apprivoiser, les moutons, les bœufs au pied flexible, aux cornes recourbées, le chien à la dent tranchante, les mulets au travail infatigable ; mais tiens-toi en garde contre leur colère. Évite soigneusement tous les quatrièmes jours du mois (4, 16, 24), qu’il commence ou qu’il finisse, de te laisser consumer par la tristesse. Le quatrième jour est sacré. C’est le jour où tu conduiras une épouse en ta maison, après avoir consulté les oiseaux qui président à cet acte de la vie. Mais garde-toi des jours où se rencontre le nombre cinq (5, 15, 25) ; ils sont tristes et funestes. C’est en ces jours, dit-on, que les Érinnyes se promènent sur la terre, prêtant leur ministère à Horcos, à ce dieu du serment, qu’engendra Héris (la discorde) pour la perte des parjures. Au dix-septième jour, les dons sacrés de Cérès seront placés par le cultivateur attentif sur une aire aplanie avec soin. Dans le même jour le bûcheron s’occupera de couper les pièces dont se forme le lit nuptial, et toutes celles qui entrent dans la construction des vaisseaux. Le quatrième, on commencera de fabriquer la nef légère. Le dix-neuf est bon dans l’après-midi. Le neuf n’est point du tout à redouter : il convient aux plantations ; il est favorable à la naissance des hommes et des femmes ; il n’a rien de funeste. Quant au vingt-neuf, bien peu savent que c’est le meilleur jour du mois (pour entamer un tonneau, pour soumettre au joug les bœufs, les mulets, les chevaux rapides), pour lancer sur la sombre mer l’esquif aux bancs nombreux, aux rames agiles. Bien peu encore appellent le dix-neuf un jour de vérité… On ne sait guère qu’après le vingtième il est, au matin, le plus heureux jour du mois ; le soir il vaut beaucoup moins. Voilà les jours profitables aux mortels. Ceux qui en remplissent les intervalles sont tout à fait sans influence, indifférents. On fait cas des uns ou des autres, trop souvent sans s’y connaître. Car tel est comme une marâtre, et tel comme une mère. Heureux et fortuné qui a cette science et y conforme ses travaux, irréprochable devant les dieux, dont il suit les augures, dont il craint de transgresser les lois !