Poètes, romanciers et écrivains contemporains/Béranger

BERANGER

POETES, ROMANCIERS ET ECRIVAINS CONTEMPORAINS[1]
Dernières Chansons de Béranger, 1834-1854, avec une lettre et une préface de l’auteur ; 1 vol. in-8o, Paris, 1857.



Ce n’est pas sans hésitation que nous venons parler de Béranger. Malgré l’opinion de Voltaire, dire la vérité, même sur les morts, n’est pas toujours chose aisée, car les morts n’attendent plus de nous que la stricte équité, et l’équité est ce qui pèse le plus au cœur de l’homme. Demandez-lui de la colère, de l’indignation, de l’enthousiasme, de la pitié, tout ce que vous voudrez enfin, mais non de l’équité. Je ne voudrais pas qu’on pût croire qu’en parlant ainsi j’ai l’intention de faire le procès à la nature humaine ; non, car cette absence d’équité est jusqu’à un certain point morale, salutaire à l’âme, et en tout cas elle est une des conditions inévitables, fatales, des combats de l’esprit. Nous n’aimons la vérité qu’à la condition de croire qu’elle est en notre possession ; de là un désir irrésistible d’exalter notre pensée partout où nous la rencontrons, et de repousser tout ce qui lui est contraire. L’homme qui reconnaît les vertus de son adversaire semble se désarmer volontairement, et celui qui s’avoue ses défauts est déjà à demi vaincu. Cet amour aveugle de la vérité, cette persuasion chimérique, mais noble, que cette mystérieuse et libre souveraine a consenti à se remettre prisonnière entre nos mains, est la raison d’être des partis, l’excuse de leurs emportemens, la justification de leurs excès. Les exagérations de l’esprit de parti sont donc fort naturelles et fort légitimes, et la mort même des adversaires ne les diminue pas toujours. Le mort n’a pas emporté avec lui les doctrines qu’il représentait : son influence lui survit et continue son œuvre ; il nous laisse donc en partant les mêmes motifs d’admiration et d’emportement exagéré. Les alliés avec lesquels il a combattu, et qu’il a aidés à triompher, les adversaires qu’il a vaincus ou flétris existent toujours : n’est-ce pas comme s’il était encore vivant ? Et celui qui s’attribue les fonctions de juge, si désintéressé qu’on le suppose, n’a-t-il pas plus ou moins pris part aux mêmes combats, n’a-t-il pas partagé les mêmes passions, subi les mêmes mécomptes ? S’il est vrai que nous devions aux morts un jugement équitable, combien il nous sera difficile de le leur accorder ! Essayons cependant.

Il y a deux hommes dans Béranger : un poète et un homme de parti. L’homme de parti est un personnage très important ; il a tenu une grande place dans l’histoire contemporaine. Ce bon homme avisé, au regard fin et obstiné, qui sortait sans carrosse, que nous avons tous rencontré, vêtu à l’antique mode, sur nos promenades et au coin de nos rues, a exercé sur le monde une autre influence que celle qu’exercent et qu’exerceront tant de gens affairés et importuns qui vont et viennent, ennuyant le public du tapage et du clinquant de leurs chétives personnes. Qu’y faire ? l’esprit souffle où il veut, et la puissance véritable va loger où il lui plaît, quelquefois même plus mal qu’elle n’était logée dans le petit asile de Béranger. L’esprit qui mène le monde a en effet de fort singulières idées ; pour accomplir son œuvre, on croirait qu’il va s’adresser à ceux qui sont ostensiblement riches et puissans, brillans de santé et de force, entourés d’éclat et de renom, ou même honorés pour leurs vertus. Pas du tout, il s’en va choisir quelque moine visionnaire, quelque paralytique toujours prêt à rendre le dernier souffle, quelque libertin entreprenant ou quelque misanthrope excentrique. Cette fois il avait fait choix d’un chansonnier. L’élu de l’esprit a rempli en conscience le rôle dont il était chargé. Ce chansonnier a donc fait beaucoup de choses, très grandes disent les uns, très désastreuses disent les autres. Plus que personne, il a effacé de la mémoire de la France le souvenir de l’antique race de ses rois ; plus que personne, il a contribué à chasser du sol national les derniers représentans de la monarchie. Il a déchiré tout ce qui restait de velours au vieux trône, et en a fait des masques pour l’amusement du populaire. Après avoir été un des ouvriers les plus actifs dans la démolition de la vieille monarchie, il a contribué à élever une nouvelle royauté : il a renversé un roi par la grâce de Dieu et salué un roi citoyen. Là ne s’est pas bornée son œuvre. Il a entretenu dans le peuple le plus redoutable des sentimens français, le sentiment militaire ; du commencement à la fin de sa carrière, il a attisé, avivé cette religion toute française, — quelques-uns disent cette superstition, — de la gloire. Il a conservé dans ses chants le souvenir du puissant génie qui s’empara de la France au sortir de la révolution, qui la rendit si grande et la quitta si lasse. Il a fait la légende populaire de Napoléon, et rendu la grandeur de l’empire présente à l’esprit des générations qui ne l’avaient pas connu. Le nom de Béranger reste donc attaché aux plus grands faits de l’histoire contemporaine, que ses chansons commentent, bafouent et glorifient. Il fait, pour ainsi dire, partie intégrante de la popularité de l’empereur Napoléon Ier ; il a été le plus irréconciliable ennemi de la monarchie des Bourbons, la révolution de juillet est pour lui comme un triomphe personnel, et comme si ce n’était assez de tant de titres à la célébrité, le parti républicain le considérait comme son patriarche et son pape infaillible.

Voilà quelle place occupait Béranger dans la société générale de son pays et dans l’histoire de son temps. La place qu’il occupait dans la société intellectuelle, politique, lettrée, était plus importante encore, s’il est possible. Une immense considération entourait ce chantre de Frétillon et de Lisette. Ses paroles, quelquefois banales, étaient citées comme les oracles du bon sens ; ses opinions, quelquefois terre à terre, étaient acceptées comme l’expression de la sagesse instruite par l’expérience. Il a beaucoup parlé des flatteurs des rois, lui n’a pas eu de flatteurs : il n’a eu que des admirateurs satisfaits d’admirer. C’est le seul homme de notre temps qui n’ait eu aucune occasion d’accuser les envieux, et dont la gloire n’ait semblé lourde à personne. Dans la société française en général, Béranger n’était que l’homme le plus populaire de France ; mais dans sa retraite il était une espèce de saint : si ce diable fait ermite ne s’est pas déclaré pape, c’est par une modestie dont il faut lui savoir gré, et s’il n’a pas fait baiser sa mule, ce n’est pas faute de bonne volonté de la part de ceux qui l’approchaient. Il trônait comme une idole au sommet de la littérature contemporaine, et malheur à l’audacieux qui eût osé porter la main sur lui ! S’attaquer à Béranger était en effet pure folie, car tous les défauts qu’on peut lui reprocher avaient été depuis longtemps transformées par ses admirateurs en qualités et en vertus. Si on eût dit qu’il lui échappait parfois des lieux communs, on eût répondu : Langage du bon sens, esprit pratique. Si on eût dit qu’il est quelquefois irrévérencieux à tort, on eût répondu : Ironie socratique. Si on eût dit qu’il est trop souvent obscène, ou, si vous trouvez le mot trop fort, inconvenant (on ne saurait employer trop de nuances quand on parle de Béranger), on eût répondu : Gaieté française, et taisez-vous, cafard ! Si on eût dit enfin que ses fameuses odes et chansons nationales, célèbres à juste titre, et où brillent des beautés de premier ordre, étaient trop souvent essoufflées, asthmatiques, bourrées de chevilles et de vers plats, incolores, prosaïques, on eût crié à tue-tête : À bas le sycophante, et silence au mauvais Français ! Défendue par d’aussi invincibles argumens et par une garde aussi vigilante, la gloire de Béranger était vraiment inattaquable ; il en a donc joui avec sécurité, quiétude, plénitude. Il a pu la savourer lentement, à son aise, comme une volupté qu’il était sûr de ne voir finir qu’avec lui. Ce n’était pas encore assez cependant : il a fallu que toutes les gloires de ce siècle vinssent baisser leur pavillon devant la sienne ; les hommes les plus célèbres de notre temps, Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, sont venus humblement en pèlerinage dans la retraite de Béranger pour demander pardon de leur catholicisme passé, expier leurs péchés de royalisme, et réclamer de cette main vénérée la confirmation démocratique. Enfin cet homme meurt chargé de jours ; le Moniteur annonce à la France la mort du poète national, l’état se convie à ses funérailles ; il est conduit à sa dernière demeure entre deux rangées de soldats, et, confessé ou non, lorsque sa dépouille vient recevoir la dernière absolution de l’église, l’orgue salue son entrée par l’air des Souvenirs du Peuple. Est-il beaucoup d’hommes, je le demande, même parmi les plus illustres, qui aient laissé

De leur passage un plus grand souvenir ?

Ainsi dans Béranger le personnage est très considérable. En est-il de même du poète ? La réponse est difficile. Le poète et le personnage ne faisaient qu’un, car c’est le poète qui avait créé le personnage. Il n’est arrivé encore à personne de les séparer l’un de l’autre, et de juger Béranger sur son mérite poétique seul. Quand on pense à Béranger, on pense aux événemens auxquels il a été mêlé, et il apparaît toujours comme poète militant, comme auteur de pamphlets rimés. La flèche siffle, on la suit dans son vol, on regarde le but où elle va frapper, et on ne s’inquiète pas de savoir de quel bois elle est faite. Le coup de fusil part, et la balle tue l’assaillant. — Quel habile tireur ! — se dit-on. Il ne vient à l’esprit de personne de se demander si le fusil repoussait, et de quelle qualité était la poudre. L’importance des événemens, l’animation de la lutte, les ivresses du triomphe, viennent en aide à la muse de Béranger, et attachent à chacun de ses chants une date historique : on ne sépare pas la chanson de l’acte auquel elle a participé. Dans Béranger donc, le personnage public et le poète se confondent, et on ne songe guère à les considérer séparément. La logique populaire, surtout en France, fait d’ailleurs un raisonnement qui paraît sensé, et qui souvent ne l’est guère : elle croit à une proportion entre le talent et les actes d’un homme. Pour avoir joué un aussi grand rôle au moyen de ses chansons, dit cette logique, il faut que l’homme ait reçu à un bien haut degré le don poétique ! — C’est ici que la tâche du critique devient délicate, car il est obligé de déclarer, s’il veut porter un jugement impartial, que le génie du poète n’est pas tout à fait en proportion avec le rôle qu’il a joué. Le don poétique, il l’avait reçu, cela est incontestable, mais non pas au même degré que les autres poètes illustres de ce temps. Cent mille personnes ont regardé passer son convoi ; mais deux mois avant sa mort, trente personnes accompagnaient au cimetière le pauvre Alfred de Musset, sacré poète par la Muse d’un baiser bien autrement amoureux et ardent que celui que, d’une lèvre légère, elle avait déposé en passant sur le front de Béranger dans une minute de facile complaisance[2]. La grâce un peu pâle, la rêverie à fleur d’âme qui animent quelques-unes des chansons de Béranger, ne sauraient soutenir la comparaison avec la tendresse passionnée, la sensibilité nerveuse et l’éloquence douloureuse d’Alfred de Musset. Ce n’est pas non plus par l’imagination que brille Béranger ; il est industrieusement inventif, et sa muse, abeille active, butine son miel avec une diligence ingénieuse ; mais il n’est pas trop hardi de dire qu’une seule des merveilleuses images de ce grand maître des formes, des couleurs et des sons, qui vit maintenant en exil, écraserait vingt de ces frêles métaphores et de ces aimables fleurs de rhétorique que le bon Béranger est parvenu à faire croître dans son parterre poétique, à la sueur de son front. Parlerai-je de l’élan, de cet essor qui, avant toute autre qualité, constitue le poète, et qui semble lui être si naturel, que les idées d’ailes et de vol sont indissolublement associées à l’idée de poésie ? Comment comparer l’essor léger et pénible à la fois de cette muse qui sautille, volette, et ne perd jamais la terre de vue, à l’essor de la muse de Lamartine, lorsque cette reine incontestée des domaines de l’espace nage avec une si puissante indolence et d’un mouvement si majestueux à travers les flots de l’éther ? Et maintenant, les deux grands poètes en prose qui s’honoraient de l’amitié du chansonnier avaient-ils reçu des dons inférieurs à Béranger ? Hélas ! le Jour des Morts du chansonnier, Mirliton, mirlitaine, fait un bien désagréable contraste avec cet hymne en prose que Lamennais consacre au peuple des morts ; ces aimables gaietés de vieillard qui se console de la jeunesse perdue en regardant danser les grisettes paraissent fades à côté des soliloques amers où l’âme du vieux prêtre raconte ses désenchantemens et la solitude glacée où elle vit : « Laissez pleurer ceux qui n’ont pas de printemps ! » Et toute sa verve gauloise tant célébrée, ses refrains de bon vivant, sa philosophie du caveau, ses peintures du plaisir, font une triste figure devant l’épicuréisme mélancolique et la corruption savante du chantre de René.

Cette disproportion qui existait entre le personnage et le poète, Béranger l’a sentie, je crois, et profondément. Avec son bon sens fin et judicieux, il est impossible qu’il ne se soit pas rendu compte de ses défauts, et qu’il ne se soit pas constitué son propre critique. De plus, il était modeste réellement, et les fumées de l’orgueil n’ont pu obscurcir sa vue, si nette et si perçante, au point de lui faire croire qu’il possédait un génie égal à sa renommée. À plusieurs reprises, dans ses vives préfaces et dans les lambeaux de conversation qui ont été recueillis[3], il exprime la crainte que sa réputation aille en déclinant, et attribue aux circonstances une grande part de son succès. Modestie affectée, diront quelques-uns, nouvelle ruse du bonhomme, manière ingénieuse de provoquer les protestations enthousiastes et de se faire jeter de nouvelles couronnes ! Je crois au contraire que les aveux de Béranger étaient sincères, et que les craintes qu’il exprimait l’avaient sérieusement préoccupé. Pourquoi cela ne serait-il pas ? Cette inquiétude n’a rien que de très noble, et elle est faite pour ajouter au respect mérité qui s’attache au nom de Béranger. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que c’est cette connaissance très précise de la disproportion qui existait entre son génie et sa renommée qui a dirigé sa vie depuis le moment où il est devenu un homme illustre, et qui lui a donné cette règle de conduite qu’il a suivie inflexiblement jusqu’à sa mort. Sa vie modeste, sa retraite volontaire, ses refus obstinés des honneurs et des récompensés dus à son talent, ces ménagemens : envers l’opinion et cette tactique qui consistait à se faire le plus possible humble et petit, peuvent très bien s’expliquer ainsi. Les circonstances, habilement aidées par un esprit adroit, lui avaient donné la popularité, et Béranger avait pour cette popularité un amour qu’on lui a reproché, et qui nous semble à nous très légitime ; mais il ne s’abusait pas sur les causes de cette faveur, il savait qu’il la devait aux circonstances. Ce que certaines circonstances lui avaient donné, d’autres circonstances pouvaient le lui enlever, s’il les affrontait. Prudemment donc il mit un clou à la roue de la Fortune, et lui défendit de tourner plus longtemps pour lui. Au moment où sa popularité était la plus grande, une nouvelle école poétique s’élevait, dont les succès ne devaient rien aux circonstances. Le mouvement romantique, si audacieux, si irrévérencieux envers les classiques et les célébrités littéraires de la précédente génération, semble avoir effrayé Béranger. Il demande grâce pour les classiques, rime en forme de couplet un plaidoyer en l’honneur de Delille, souhaite bonne chance aux nouveau-venus et prend sa retraite. La renommée que la restauration lui avait donnée pouvait d’autre part s’évanouir avec elle ; il eût été singulier de voir la muse de Béranger s’en aller en exil en même temps que le vieux Charles X. C’était donc trop s’exposer que de persister à occuper le public de son nom ; Béranger céda à la crainte très naturelle et parfaitement légitime de se survivre à lui-même. Il voulut mourir, et il est mort, grâce à cette clairvoyance, avec toute sa renommée.

Il est donc permis de croire que Béranger ne s’abusait pas sur lui-même. C’est à cette clairvoyance qu’il faut encore attribuer un sentiment qui honore singulièrement l’homme, et auquel le poète a dû ses derniers et peut-être ses plus vrais succès. Nous l’avons dit, Béranger était modeste ; il n’avait pas pour le public ce mépris affecté et cette arrogance byronienne que de notre temps se sont permis et se permettent tant de gens. Le public lui avait donné la renommée, Béranger en fut reconnaissant. Il crut que cette faveur lui imposait des devoirs envers le public. Aussi, à chaque pas de sa carrière, nouvel essai, nouvelle tentative. On l’avait félicité de sa bonne humeur : il essaie, pour employer son expression, d’attendrir les sons de son luth joyeux. On le surnomme, à tort ou à raison, l’Horace français : il prend au sérieux l’éloge et s’applique à le mériter par des chants où il exprime une philosophie indulgente et un bienveillant optimisme. On lui dit qu’il s’est élevé jusqu’à l’ode : alors il fait effort pour atteindre ces hauteurs où vivent les sentimens héroïques, et il rencontre l’inspiration des Souvenirs du Peuple et du Chant du Cosaque. Et lorsque sa gloire est consacrée, il ne s’arrête pas davantage ; il ne la croit pas encore assez méritée. Il cherche encore, il observe les directions de l’opinion publique, épie l’éclosion de nouveaux sentimens, et trouve cette fois quelques-uns des plus beaux chants de la littérature française, Jeanne la Rousse, les Bohémiens, le Vieux Vagabond, le Juif errant. Parti de la simple chanson grivoise et parisienne, il a passé tout près de l’ode, et a rencontré la ballade au terme de son voyage poétique. Il a débuté par la poésie artificielle des civilisations corrompues et factices, et il a fini par trouver la poésie de la nature. Ce grand succès, je le répète, il le doit à sa reconnaissance pour le public et à la croyance qu’il devait mériter sa renommée. Un pareil sentiment rachète bien des fautes contre le goût et même contre la morale, et il suffit à lui seul à justifier le respect dont la personne de Béranger était depuis longtemps entourée.

Les qualités poétiques que Béranger a montrées dans ses chansons sont très diverses et très opposées les unes aux autres. Il n’est pas trop téméraire d’avancer qu’il n’y a pas d’unité dans ce talent. Ses qualités ne s’enchaînent pas, ne se soutiennent pas, ne correspondent pas entre elles : c’est qu’en effet beaucoup ne lui étaient pas naturelles ; il les avait acquises à force de persévérance, de soin, de volonté et de ruse. L’art chez lui domine beaucoup la nature. Quels dons la nature lui avait-elle faits, et quelle était cette muse avant les conquêtes de l’étude et du travail ? Essayons de nous la représenter ; Béranger aimait les allégories, imitons-le. Il a dit plusieurs fois que lorsqu’il naquit chez le tailleur son grand-père, une fée fut surprise auprès de son berceau. La fée y était-elle ? Oui, mais ce n’était pas la fée éblouissante qui fait rêver Oberon ; c’était une fée de la famille de celles qui accompagnent Puck dans ses expéditions espiègles, et qui l’aident à embrouiller les crins des chevaux et à faire aigrir le beurre dans les barattes. Seulement cette fée était une citadine et avait été la compagne d’un Puck citadin. Elle apprit au poète toutes les espiègleries qui lui étaient familières, comment on éclaboussait un équipage armorié, comment on réveillait en sursaut les sacristains en sonnant les cloches à une heure intempestive, et comment on faisait grommeler les rois en jetant de petits cailloux aux vitres de leurs palais. Voilà la fée qui servit de marraine à Béranger ! Sur son berceau, elle déposa comme cadeaux de baptême, non la lyre d’Apollon, non la guitare chère aux amans, non la flûte pastorale, mais un sifflet d’ivoire très aigu, une petite trompette et un tambour. Les anciens se figuraient la Muse sous la forme d’un oiseau, musa ales. La muse de Béranger ne fut pas un de ces oiseaux au plumage splendide ou à la voix retentissante, faits pour habiter la grande nature et les forêts sonores ; ce fut à l’origine un pauvre petit moineau parisien, familier, effronté, libertin, ayant pour toute nature les jardins des faubourgs, faisant l’amour sur les gouttières des toits, et chantant cependant, avec son petit filet de voix perçante et railleuse, tout aussi bien qu’un autre oiseau le plaisir facile, le beau soleil, le printemps et la liberté.

Béranger, a-t-on dit, est un Français : oui, sans doute ; mais lorsqu’on dit d’un poète ou d’un écrivain qu’il est Français, il faut se hâter de demander de quelle province. Béranger est un pur Parisien ; il a toutes les qualités et tous les défauts de cette population, une des plus vives et des moins poétiques qui existent. L’esprit essentiellement frondeur de la population parisienne a trouvé en lui son plus fidèle interprète ; Béranger fut toute sa vie un merveilleux écho d’opposition. Les paysages qui lui sont familiers sont les paysages parisiens ; il n’a guère vu la nature qu’aux Tuileries, aux Champs-Élysées et à l’ancien bois de Boulogne, cher aux rendez-vous illégitimes. Il reproduit avec une exactitude de daguerréotype cette nature artificielle, à la fois pompeuse et grêle. De même, pour le peuple, Béranger ne l’a guère connu que dans les faubourgs parisiens, dans les guinguettes de la banlieue et sur l’esplanade des Invalides. Les sentimens et les mœurs des populations rustiques lui sont à peu près inconnus. Il n’a vu que le peuple vêtu de la blouse ou de l’uniforme, le monde des artisans et des soldats. Il doit, je le sais, quelques-uns de ses plus beaux succès à la peinture des souffrances du peuple des campagnes et à l’expression des sentimens populaires généraux, sans acception de costume, et je dirais volontiers de caste ; mais ce n’est que fort tard qu’il s’est avisé de donner droit de cité au peuple entier dans ses chansons[4]. C’est surtout dans le premier recueil de Béranger, avant les préoccupations politiques, avant la renommée, avant les nécessités qui le forcèrent d’élargir le cadre de la chanson, avant les devoirs imposés par le succès, qu’on peut saisir cet esprit exclusivement parisien.

Ce premier recueil me frappe beaucoup ; le ton n’en est pas très élevé, mais tout y est naturel et franc. Plus tard, le poète visera plus haut, il rencontrera de plus nobles inspirations, il n’en rencontrera jamais de plus parfaites. L’auteur, on le sent, ne s’essouffle pas à poursuivre une muse qui le fuit ; il est maître absolu des sentimens et des types qu’il chante. Ce sont des sentimens peu relevés et des types peu distingués : les sentimens se composent d’un épicuréisme grivois et à fleur de peau, d’une absence complète de sens moral, d’une impiété plus insouciante qu’agressive ; mais tout cela est exprimé gaiement et lestement. Les types sont de gais coquins, mais ils sont dessinés d’un crayon net, rapide et fin. Ce monde de la bohème parisienne est assez peu intéressant, mais l’auteur s’est donné la peine de l’observer, et il l’a reproduit avec exactitude et malice. Si la morale n’y trouve pas son compte, l’art n’a rien à réclamer, car ces chansons sont la perfection même. Voyez-vous défiler tous ces drôles interlopes, toutes ces bonnes filles au cœur banal ? Voici le mari trompé, et qui, ma foi, s’il le savait, ne serait pas fâché de l’être, tant il trouve d’agrément dans la société de l’amant de sa femme ! Voici Roger Bontemps, décent Diogène, que n’ont jamais tourmenté les profondes tristesses, et qui, n’ayant jamais eu rien à regretter, se trouve heureux de n’avoir rien à espérer. Voici le petit homme gris, dont la femme fait bouillir le pot au feu, et qui raille les railleurs en leur disant : Ma foi, moi, je m’en…, ma foi, moi, je m’en ris ! Voici Camille la bonne fille, qui, craignant de s’entortiller dans ses jupons, trouve plus simple de les mettre bas, et Mme Grégoire, dont le cabaret est toujours plein de chansons, et Frétillon, qui tend ses lacs à sa fenêtre, et l’ami Robin, actif courtier de Cythère. Tous ces personnages cabriolent et au refrain de la chanson du poète vont gaiement au diable :

Tant que l’on pourra, larirette,
On se damnera, larira.

Qu’ils soient sans crainte, ils sont en bon chemin, et leurs souhaits seront exaucés ; mais en attendant ils vivent, chantent et sautillent : le poète les a doués de l’étincelle vitale.

Cette muse parisienne est celle qui est naturelle à Béranger. Elle est bien née avec lui, elle s’est éveillée avec lui ; elle l’a accompagné fidèlement jusqu’au dernier jour, même alors qu’il la délaissait pour courir après d’autres muses. Celle-là, il n’a pas eu besoin de la dompter ; elle s’est donnée comme Lisette, et elle s’est donnée tout entière. Béranger a connu tout son cœur, il l’a connu dans ses heures de sensibilité comme dans ses heures de folie, car cette muse ne prend pas toujours plaisir à tracer d’une main insouciante des croquis malicieux, ou à chanter après souper des refrains grivois ; elle a des jours de tristesse et de douce mélancolie, des jours où le poète voit briller des larmes dans ses yeux. Ces jours-là, elle retourne lentement la tête, et suit dans le lointain la jeunesse qui s’enfuit, ou se met à la fenêtre et regarde passer la foule des sots heureux, ou contemple avec un sourire triste et doux le vieil habit des anciens rendez-vous. Alors elle se console en chantant de sa petite voix claire, sonore, comme celle du pinson, et se montre reconnaissante pour le dieu qui, en compensation de ses disgrâces, lui accorda le don du chant. Elle trouve des accens d’une douceur sympathique qui pincent finement quelque délicate fibre du cœur :

Jeté sur cette boule
Laid, chétif et souffrant,
Étouffé dans la foule,
Faute d’être assez grand,
Une plainte touchante
De ma bouche sortit :
Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante, pauvre petit !

Cette mélancolie légère inspire toujours bien Béranger. Les larmes n’apparaissent qu’un instant, et s’arrêtent au bord des paupières ; mais avant qu’elles soient essuyées, elles ont eu le temps d’être traversées par la lumière, et elles en reflètent les couleurs. On a souvent comparé Béranger à Horace : c’est sans doute parce que l’un et l’autre n’ont jamais exprimé que des sentimens modérés ; mais ces sentimens ne sont pas chez les deux poètes de la même famille. Horace a chanté l’aurea mediocritas ; mais tous les plaisirs qu’il a célébrés ne peuvent se comprendre sans les doux loisirs, la sécurité, les villas paisibles, le falerne et les coupes d’or, en un mot sans cette chose que Voltaire déclare si nécessaire, — le superflu. Béranger est au contraire le poète de la médiocrité non dorée. Il est par excellence le poète de la jeunesse pauvre et même nécessiteuse : il en a exprimé toutes les légères tristesses et tous les désirs ; c’est là une des causes de sa grande popularité. Ses chansons les plus jolies s’adressent à un public immense et incessamment renouvelé. Ma Vocation, Mon vieil Habit, le Grenier, Maudit Printemps, renferment le peu qu’il y a de poésie dans l’existence du pauvre employé, de l’étudiant sans fortune, du jeune homme sans ressources qui use sa journée à tourner la roue du travail. Tout ce qu’ils ont senti et vu est là : le grenier où ils ont niché exempts d’envie, — car il faut avoir du loisir pour envier, et ce public est l’esclave du temps, — le vieil habit trop longtemps brossé qui connut des jours mêlés de plus de pluie que de soleil, et le plaisir saisi au passage, et les amours de rencontre interrompus par le printemps. Tous ces chants gaiement attendris, tendrement sensuels, sont en outre irréprochables au point de vue de la morale. Ils ne contiennent aucun alliage de sentimens bas et méchans, nulle envie coupable, nulle lâche convoitise, nulle récrimination déclamatoire contre les riches et les heureux. Combien ces jolis chants ont-ils réjoui de cœurs attristés et réchauffé de pauvres foyers solitaires ! Il ne faut pas s’étonner de la grande popularité de Béranger, car chaque variété de ses chansons s’adresse à un public immense. Les chants politiques ont été répétés par la France entière, les chants militaires ont fait retentir toutes les casernes et tous les ateliers, et depuis vingt-cinq ans toute la jeune population des greniers parisiens, loin de redouter, la pluie et le froid, a réclamé avec le poète le retour de l’hiver :

C’est l’hiver que mon cœur implore :
Ah ! je voudrais qu’on entendit
Tinter sur la vitre sonore
Le grésil léger qui bondit.
Que me fait tout l’on vieil empire,
Tes fleurs, tes zéphyrs, tes longs jours ?
Je ne la verrai plus sourire.
Maudit printemps, reviendras-tu toujours ?

Béranger est aussi très parisien, mais beaucoup plus répréhensible, dans la manière dont il chante les sentimens amoureux. Là encore il s’adresse à un public très nombreux, mais cette fois il flatte les instincts vulgaires de son public. Cependant, sans vouloir venger la morale, examinons au point de vue de l’art cette partie de son recueil. C’est la plus faible à notre avis. Béranger aimait trop la chanson libertine, ou, pour être précis, polissonne. L’expression n’est pas trop forte, car elle est de Béranger lui-même :

Mais des sujets polissons
Le ton m’affriole.

Ces chansons ont-elles chez lui les qualités qui, en même temps qu’elles sont en quelque sorte l’excuse du poète, sont nécessaires pour donner à de tels sujets droit de cité dans le royaume de l’art ? Non, car elles n’ont pas de tempérament et ne réveillent jamais l’idée de beauté. La fougue sensuelle leur manque, elles n’expriment ni ardeurs, ni désirs, et semblent faites pour être chantées par un vieux célibataire. Leur libertinage se compose d’allusions, de calembours grivois et de sous-entendus indécens, enfilés à la suite les uns des autres comme les grains d’un chapelet composé de figures obscènes. Tout cela est déshabillé et non pas nu, cynique et non pas sensuel. Du reste, ce n’est pas seulement dans les chansons libertines que ce défaut de tempérament se laisse apercevoir. La gaieté tant célébrée de Béranger est souvent très froide et manque d’entrain : on n’y sent pas la joie de vivre, ce tapage de l’homme en bonne santé qui éclate dans les chansons de Désaugiers, et cette extravagance de bonne humeur qui distingue quelques-unes des chansons du bon Panard. Les chansons bachiques de Béranger semblent l’œuvre d’un homme qui joue un rôle qui ne lui convient pas, l’œuvre d’un tartufe d’intempérance, qui se connaît moins en gastronomie qu’il ne le prétend, et dont l’estomac doit refuser de se prêter aux exploits de la goinfrerie. S’il est un poète badin que le dieu Momus n’ait pas visité, c’est à coup sûr Béranger. Jamais il ne s’est endormi au charivari de ses tambourins, jamais il n’a connu cet oubli brutal de toute chose qui caractérisait chez nos pères les disciples de cette crapuleuse divinité. Quelques-unes des chansons prétendues gaies de Béranger me paraissent lugubres ; je ne connais rien qui laisse l’imagination plus froide et plus attristée que son Jour des Morts, son Gai, gai, De Profundis, que les galanteries de son croquemort et de sa bouquetière. Béranger n’est gai que lorsqu’il est méchant et sous l’empire d’une préoccupation sérieuse : la gaieté d’abandon, de tempérament, lui a été refusée.

Revenons aux chansons libertines : le tempérament est l’excuse du libertinage, et il est absent des chansons libertines de Béranger ; elles ont aussi un autre défaut. On a beaucoup parlé d’Horace et des poètes érotiques anciens à propos de Béranger, on l’a comparé aux Grecs et aux Latins, et le bonhomme avait fini par prendre au sérieux cette comparaison. Il se figurait avoir vécu dans Athènes :

Oui, je fus Grec, Pythagore a raison.


Pythagore avait tort. Jamais le bon Béranger n’a troublé la moindre abeille sur le mont Hymette ; Lutèce, et non Athènes, était sa véritable mère. Béranger n’avait à aucun degré l’exaltation voluptueuse qui anime les poésies sensuelles des anciens, et que, chez les modernes, les poètes de la pléiade, pour ne pas sortir de France, surent si bien extraire de la littérature antique et exprimer si savamment. Les chansons érotiques de Béranger n’éveillent jamais un sentiment de beauté et n’inspirent jamais un sentiment de volupté. Or ces deux sentimens sont aussi nécessaires dans la poésie que dans la vie réelle : un amour qui, dans la vie réelle, ne peut se concilier avec l’idée de jeunesse et de beauté excite toujours un mouvement de surprise, et souvent provoque le rire. On a beau l’expliquer par mille raisons honorables, il paraîtra toujours contraire à la nature. L’amour qui n’est pas conciliable avec l’idée de beauté est repoussant ; la sensualité qui n’est pas accompagnée de la grâce a perdu son excuse. Les lois de l’art sont en cela parfaitement conformes aux lois de la nature ; l’art, de même que la nature, veut que l’idée de plaisir soit associée à l’idée de beauté et de jeunesse, afin que de cette union charmante sorte ce sentiment exquis qu’on appelle la volupté. Si ce charme est absent, adieu la poésie érotique ! Or il est presque toujours absent des chansons de Béranger, qui semble n’avoir jamais connu l’amour sensuel, lequel est aussi loin du libertinage que de l’amour véritable. Lisette lui a servi d’amusement, jamais de plaisir : il y a entre ces deux choses une très notable différence. Et qu’on ne me dise pas que ces chants lestes et légers convenaient mieux à Lisette, et qu’ils étaient plus en harmonie avec les sentimens qu’elle pouvait inspirer. Tant pis pour Lisette alors, mais tant pis aussi pour le poète. En prenant un ton libertin et grivois, Béranger a bien pu se rapprocher de la vérité parisienne, mais à coup sûr il s’est éloigné de la vérité poétique.

Il y a cependant à faire plus d’une exception. Béranger n’a jamais chanté et, je crois bien, n’a jamais connu cet extrême degré de l’amour qu’on nomme la passion ; mais il a exprimé une variété de l’amour sérieux très noble, très digne, très élevée. La célèbre chanson de la Bonne Vieille et quelques strophes admirables intitulées le Temps sont l’expression la plus pure de cette variété du sentiment érotique. C’est un amour sans orages et sans flammes, paisible et délicat comme une lumière d’automne ; je dirais volontiers que c’est le coucher de soleil de l’amour. Il s’exprime avec une émotion attendrie et reconnaissante ; il n’a aucune arrière-pensée de regret, et la sécurité, en bannissant l’espérance et la crainte, déroule devant lui une longue série de jours remplis de la douce monotonie du bonheur. L’amour sérieux chez Béranger confine à l’amitié, et se confond même parfois avec elle ; mais n’importe, ce mélange est beau et nous a valu quelques accens délicieux, le Temps, par exemple, qui est le Lac de cet amour-amitié, car Béranger, comme tout poète, a fait son Lac ; il a rencontré un jour où il s’est plaint de la fuite rapide des années. C’est une belle chanson d’un ton élevé, très lyrique, et qui mêle à l’idée d’un amour sincère l’idée sérieuse de l’éternité. Mais la pièce où cette affection est résumée dans toute sa douceur intime est la chanson de la Bonne Vieille. On lui a comparé un sonnet célèbre de Ronsard, et on l’a mise au-dessous, avec injustice selon nous. Les deux pièces expriment bien la même idée, mais non pas le même sentiment. Le sonnet de Ronsard exprime un sentiment de fierté un peu brutale et une invitation toute païenne à cueillir les roses qui, une fois effeuillées, ne refleuriront plus ; la chanson de Béranger exprime un sentiment de pieuse reconnaissance et un espoir que cet amour, qui dans ce monde ne fut pas éphémère, aura pour récompense l’immortalité. Inférieure comme facture au sonnet de Ronsard, la poésie de cette jolie pièce consiste dans l’accent plutôt que dans la forme : c’est un écho, c’est un adieu, c’est un souvenir ; on dirait le discours d’une âme qui a déjà quitté ce monde à un ami qui habite encore la terre. Tant qu’il y aura des cœurs sensibles à certaines harmonies, ils tressailleront en lisant ces vers où le poète imagine les amoureux qui ne sont pas encore rêvant au coin du feu et devant l’image des amoureux qui ne sont plus :

Lorsque les yeux chercheront sous vos rides
Ces traits charmans qui m’auront inspiré,
De doux récits les jeunes gens avides

Diront : Quel fut cet ami tant pleuré ?

Ah ! dites bien qu’amoureux et sensible,
..........
D’un luth joyeux il attendrit les sons,
Et, bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
De votre ami répétez les chansons[5].

Cet amour-amitié est, avec les joies de la médiocrité non dorée, le seul sentiment vraiment pur et élevé que Béranger ait chanté en dehors du sentiment patriotique et populaire. Il n’a jamais soupçonné les sentimens de la famille, non-seulement parce qu’il ne les a pas connus, mais parce que sa nature parisienne se refusait à les comprendre. Tous les maris lui semblent dignes de compassion, toutes les femmes lui paraissent occupées à tromper, et toutes les filles disposées à chercher aventure. Je n’appuierai pas sur ce sujet ; mais je ne puis passer sous silence qu’il y a un très grand sentiment, le plus beau peut-être de l’âme humaine, qui est absolument étranger à Béranger, celui de l’innocence et de la pudeur : jamais il ne songe à le respecter, et, ce qui est. grave, c’est qu’il ne l’attaque pas de parti pris, mais tout ensemble par instinct et par ignorance. Chaque fois qu’il le rencontre sur son chemin, il l’outrage à son insu et presque sans penser à mal. Il croit être plaisant, il est obscène ; il croit badiner, il devient indécent. Il ne peut voir une jeune fille sans que les idées les plus déplaisantes lui viennent aussitôt à la pensée[6]. Il ne peut assister à un mariage sans faire les hypothèses les plus désagréables. Il chante au mariage de son ami Wilhelm, et il prophétise aux époux leur bonheur futur dans des termes au moins singuliers. On lui présente une petite fille de douze ans, il lui adresse des vers où il trouve moyen de lui faire de fort étranges complimens et de lui donner des conseils non moins étranges. Un père se plaint de n’avoir que des filles, Béranger le console en philanthrope épicurien, et l’engage à continuer comme il a commencé pour le plaisir des générations futures. Il est inutile d’insister davantage sur ce défaut, qui est trop évident chez lui, et que rien cette fois ne saurait racheter.

Avec son mélange de qualités et de défauts, cette muse avait tout ce qu’il faut pour être aisément populaire et pour être un écho des foules, car, remarquons-le bien, à une ou deux exceptions près, Béranger ne reproduit guère que les passions des foules. Béranger exprime rarement des sentimens exclusivement individuels, et quand il le fait par hasard, ses sentimens individuels se trouvent encore en parfaite harmonie avec les instincts des multitudes. Quand il chante le Dieu des bonnes gens, il est sûr d’obtenir les suffrages de tous les voltairiens bons vivans, si nombreux sous la restauration ; quand il chante Mon vieil habit ou Maudit printemps, il trouve naturellement un écho dans tous les greniers parisiens ; s’il entonne la Gaudriole, il fait retentir toutes les guinguettes de la capitale et de la banlieue. Béranger n’a jamais plus d’élévation que les auditeurs auxquels il s’adresse dans telle ou telle de ses chansons ; il est le moins lyrique des poètes lyriques. Comprend-on maintenant comment cette muse toute parisienne, mais qui ne s’élève jamais au-dessus du niveau des foules, pourra, les circonstances aidant, se faire entendre de toute la France et devenir muse nationale ! Et les circonstances aideront. Au moment où la nation, épuisée de luttes et misérable par trop de gloire, regardait venir en frémissant une seconde invasion, un petit coup de sifflet partit, un véritable coup de sifflet parisien, aigu, strident, plus terrible aux victorieux et aux puissans, plus menaçant pour nos amis les ennemis que l’éloquence la plus enflammée et que les violences de la plus redoutable colère. Ce coup de sifflet populaire fut comme le signal de la guerre sans trêve ni merci qui devait emporter la monarchie deux fois restaurée. Cette première chanson politique, l’Opinion de ces Demoiselles, où Béranger identifie brutalement les sentimens des amis de la légitimité avec les convoitises de la portion la plus dépravée de la vermine sociale, contient en germe toute l’opposition de Béranger sous la restauration. Vue à la distance où nous sommes aujourd’hui de cette époque, l’opposition de Béranger nous apparaît non-seulement acharnée, mais meurtrière. Elle a un caractère cruel et sanglant, qui ne se dément pas une seule fois durant quinze années, depuis cette chanson datée des cent-jours (1815) jusqu’à cette autre datée de la Force un an avant la révolution de juillet :

Dans mon vieux carquois où font brèche

Les coups de vos juges maudits,
Il me reste encore une flèche,
J’écris dessus pour Charles dix.
Malgré ce mur qui me désole,
Malgré ces barreaux si serrés,
L’arc est tendu, la flèche vole :

Mon bon roi, vous me la paierez.

Béranger était par nature non pas un homme de parti, mais un homme d’opposition. L’opposition était sa force, il y tenait comme on tient aux armes qui vous ont rendu victorieux, il l’aimait comme un sauvage aime son arc, ou, si vous trouvez la comparaison trop peu noble, comme Achille aimait sa lance et son bouclier. Sous tous les régimes, il eût, je le crois, suivi l’opposition, et s’il ne l’eût pas suivie, il l’eût au moins ménagée. Cependant cet amour de l’opposition sous d’autres régimes eût été un jeu plus ou moins agressif, ou un moyen de conserver une popularité qui lui était chère ; il n’eût pas franchi certaines limites, car Béranger était très habile à se modérer quand il le fallait, et il aurait pu se vanter, comme O’Connell, de passer aussi près que possible de n’importe quelle constitution sans lui faire le moindre accroc. Voyez les quelques chansons politiques écrites après 1830, elles ont juste le ton nécessaire pour lui conserver son rôle d’opposant sans le rendre agressif envers le pouvoir qu’il a contribué à fonder ; mais l’opposition de Béranger sous la restauration a un caractère distinct et très marqué, que des instincts frondeurs ne suffisent pas à expliquer. Béranger haïssait la restauration d’une haine implacable, d’une haine affamée de vengeance, et qu’on ne saurait comparer qu’au fameux lion de l’Écriture, quærens quem devoret. De tous les ennemis de la restauration, il m’apparaît comme le plus sérieux, en ce sens qu’il est le seul irréconciliable. Les autres ennemis apaiseront leurs colères ou modéreront leurs violences, lorsqu’ils verront une perspective de succès, ou qu’ils auront obtenu un triomphe partiel ; mais lui, aucune concession ne l’apaisera, aucun compromis ne le trouvera indulgent, et tous les ministères Martignac le laisseront aussi mécontent que devant. Il serait même désolé que la restauration s’arrêtât dans sa voie rétrograde. Dieu me conserve mon Metternich ! disait Louis Boerne après 1830 ; Dieu me conserve mon Villèle ou mon Polignac ! a dû se dire plus d’une fois Béranger sous la restauration.

C’est surtout dans les chansons satiriques, dans les chansons d’opposition directe, faites à mesure que les événemens se succèdent, que cette haine apparaît avec toute son énergie. Ce ne sont nullement des chansons de fronde, des chansons d’opposition à l’ancienne manière française ; ici la gaieté est sinistre, l’enjouement terrible, et les refrains valent des coups de feu. Ce ne sont pas des personnes nominativement désignées qui sont attaquées, ce ne sont pas des abus qui sont persiflés, ce sont des classes entières et une hiérarchie sociale au complet. Cette guerre obstinée est servie par des armes redoutables. Ces refrains se chantent d’eux-mêmes, on dirait une poudre douée de la propriété de s’enflammer toute seule. Quand on voit partir ces légères flammes incendiaires, on a je ne sais quelle envie de crier au feu ou d’y courir pour son propre compte. Pour mieux expliquer ma pensée, je désignerai les refrains des Révérends Pères, des Missionnaires et des Capucins comme ayant au plus haut degré ces dangereuses qualités de combustion spontanée et de vitesse incalculable. Ils sont faits pour se répandre avec la vélocité de la lumière et du fluide électrique. Il y a des épidémies qui sont contagieuses et d’autres qui ne se communiquent pas. Il en est de même des courans d’opinion et des divers genres d’opposition. Il y a des courans d’opinion qui s’arrêtent à certaines classes ; il y a des genres d’opposition qui n’attaquent que les individus, qui gagnent un à un leurs adhérens. Les refrains de Béranger sont contagieux, ils appartiennent à l’espèce d’opposition la plus maligne. Faites pour se répandre en un instant, ces chansons ont aussi tout ce qu’il faut pour exciter à la haine et au mépris des adversaires qu’elles attaquent. Dans ses chansons politiques, Béranger a employé le procédé contraire à celui qu’il emploie dans ses chansons libertines. Là il ne procède plus par allusion, il va droit au fait et nomme les choses crûment par leur nom. Il emploie le mode d’injure propre au peuple, l’injure brutale, directe, meurtrière comme le caillou lancé à bout portant, par exemple Paillasse, le Ventru, la Marquise de Prétintaille,

J’ai vengé sur ce possédé
Charette, Cobourg et Condé ;


ou bien encore il parodie (autre procédé d’injure familier au peuple) le langage, les manières et les habitudes de ses ennemis, comme dans le Marquis de Carabas, les Chantres de paroisse. Il déshonore ses adversaires dans leur langue même, l’église avec ses prières et ses oremus, l’émigration avec ses propres jactances. Une verve comique, très maîtresse d’elle-même, très précise dans sa violence, habile à s’arrêter à propos et à ne pas dépasser le but, anime enfin toutes ces petites compositions, et leur prête quelque chose de dramatique. Tel me paraît Béranger dans la chanson politique ; c’est une sorte de Tyrtée bouffon, animé d’une haine irréconciliable, mais un Tyrtée qui ne s’abandonne pas à sa colère et qui calcule ses vengeances.

Béranger a attaqué la restauration de deux manières, par le ridicule et par le sentiment national. Il a voulu que les instincts élevés participassent au combat et à la victoire. Avant de chercher comment il a compris le sentiment national, disons un mot de la valeur littéraire de ces fâcheux chants qu’on accepte généralement comme les plus beaux de Béranger, et qu’on a pompeusement qualifiées du titre d’odes. À notre avis, ses chants élevés n’ont pas la valeur de ses chansons satiriques. Béranger est beaucoup moins à son aise dans le sublime que dans le bouffon ; il n’est parfait que dans le genre trivial. Il m’est impossible de comprendre certains de ces chants tant admirés ; pour un beau vers attrapé à force d’efforts, que de chutes, que de chevilles, que de boursoufflures et de métaphores traînées dans tous les hymnes républicains et dans tous les corps-de-garde de l’empire ! Ce ne sont que tyrans et esclaves, fers brisés, chars de victoire, nobles drapeaux. En général, ces chants existent surtout par le refrain, qui est sonore, bien trouvé, et en qui vient se condenser la pensée assez faiblement exprimée dans la strophe ; le refrain dans Béranger est, si j’osais m’exprimer ainsi, grossi de la strophe entière. Le sentiment de ces chansons est ordinairement beau, mais il est déparé par le style, qui n’est pas toujours net, quoi qu’on en dise, et qui est parfois pénible. Avec Béranger, il faut trop souvent aujourd’hui séparer le sentiment de son enveloppe. Une des plus parfaites de ces chansons patriotiques, l’Orage, nous servira d’exemple.

Vos pères ont eu bien des peines,
Comme eux ne soyez point trahis ;
D’une main ils brisaient leurs chaînes,
De l’autre ils vengeaient leur pays.
De leur char de victoire
Tombés sans déshonneur,
Ils vous lèguent la gloire ;
Ce fut tout leur bonheur.


Certes il y a dans cette strophe une certaine grandeur ; le mouvement en est beau ; y a-t-il pourtant trop d’audace à dire que ce style a vieilli ?

Mais c’est le sentiment seul que voyaient nos pères dans ces chants, qui n’ont pas été populaires à l’origine pour leur mérite littéraire. Ceux qui les chantaient voyaient dans ces mauvaises expressions de très grands souvenirs ; dans ces chaînes brisées, ils voyaient les triomphes de 89, et dans ce char de victoire, dont ils étaient tombés sans déshonneur, la défaite de Waterloo. Peu leur importait donc le style, avec lequel d’ailleurs ils étaient familiers, et puis cette emphase semblait naturelle en un pareil sujet. Les strophes du poète avaient beau se gonfler, elles étaient encore loin d’atteindre à la grandeur des événemens qu’elles voulaient célébrer. Ces chansons sont restées célèbres, parce qu’elles furent vraiment nationales. Il y eut un jour, une heure en effet, où elles donnèrent une voix au sentiment public, ou mieux à la douleur publique. L’esprit français, qui est si élastique, est sujet à des accès de découragement extrême. Après la double invasion, il y eut en France un moment de morne abattement. La nation courba la tête, et crut une minute que son rôle était fini, et qu’elle n’avait plus rien à faire dans ce monde. En dépit des bienfaits de la paix qu’on lui rendait, en dépit des libertés politiques qu’on lui promettait, elle se sentit vaincue. Ce découragement était-il insensé ? Je ne sais, mais la restauration se chargea bientôt de démontrer à la France que son instinct ne l’avait pas trompé. La restauration ne négligea rien pour persuader à la France qu’il y avait en effet dans la nation des vainqueurs et des vaincus. Or les vaincus étaient très nombreux, ils composaient la France entière ; les vaincus, c’étaient les classes émancipées par la révolution et les débris des armées qui avaient suivi, pendant vingt ans, en tout pays, la fortune de la France. C’est cette minute de découragement que marquent les chants de Béranger. Au milieu d’un silence profond, où l’on n’entendait encore que les cris des victimes de la défaite et les menaces des vainqueurs, cette voix s’éleva, et la France prêta l’oreille. On a dit souvent que Béranger avait consolé la France de l’invasion ; l’expression n’est pas trop forte. Oui, ces chants furent alors une consolation et même une espérance ; ils apaisèrent les douleurs et les regrets, ils réveillèrent les courages. Aussi ces chants méritent-ils, quelle qu’en soit la valeur littéraire, d’être appelés patriotiques, et ils resteront attachés au souvenir de l’invasion comme un poétique commentaire des émotions qui traversèrent alors le cœur de la France.

Ces sentimens, auxquels Béranger donna une voix, furent donc ceux de la France entière, sans acception de classes et de partis ; mais le poète réveilla bien d’autres échos, et contre la restauration il souleva les plus redoutables souvenirs. Quoi qu’ils puissent penser des opinions de Béranger, ses plus obstinés défenseurs ne nieront pas que s’il combattit les Bourbons, ce fut beaucoup plus au nom de l’honneur national qu’au nom de la liberté, avec le souvenir de l’empereur qu’avec le souvenir de la république. On a demandé plusieurs fois, et récemment encore, si Béranger avait appartenu à un parti ; on a dit qu’il tenait surtout à la révolution, et que les formes de gouvernement qu’elle pouvait revêtir étaient pour lui d’une importance secondaire. Je crois en effet qu’il pensait ainsi ; mais beaucoup pensent comme lui, qui pourtant ont une préférence pour une de ces formes politiques qu’on ne veut mettre qu’en seconde ligne. Nous avons tous, si je puis me servir de cette expression, une grande et une petite opinion. La grande opinion se compose d’un vaste ensemble d’idées et de sentimens relatifs à la situation générale de la société dans le siècle où nous vivons ; la petite opinion consiste dans la préférence de la forme politique sous laquelle nous voudrions voir se développer cette société. Nous connaissons tous la grande opinion de Béranger ; en avait-il une petite ? C’est une question assez obscure. À le suivre attentivement du commencement à la fin de sa carrière, on ne trouve dans Béranger que deux instincts opiniâtres et tenaces : la haine des Bourbons et l’admiration pour l’empereur. Toutes ses autres haines sont légères, et tous ses autres amours sont tièdes. Il n’a pas fait d’opposition en règle à la monarchie de juillet, qu’il avait d’ailleurs contribué à fonder. Faut-il croire, comme il le disait, que c’est parce que le gouvernement de juillet nous donnait autant de liberté que nous en pouvions porter, ou bien ne faudrait-il pas plutôt attribuer ce silence à la réserve naturelle d’un père qui s’est imposé le devoir de montrer une certaine bienveillance pour un enfant qu’il aime médiocrement, mais qu’après tout il ne peut désavouer ? La république le réclamait comme un de ses patriarches ; pourtant il ne lui a jamais prodigué l’éloge, et s’il ne l’a pas sifflée ouvertement, ce n’est pas, il est permis de le croire, parce qu’il pensait qu’elle méritait d’être applaudie. Qu’était-il donc, et sous quelle forme désirait-il voir triompher les principes de la révolution ?

Était-il bonapartiste ? Certes il n’eût jamais avoué une telle opinion. Il proteste en vers et en prose que dans Napoléon il a exalté l’homme et non le souverain. Il reproche à la France de l’empire d’avoir pris l’autel de la Victoire pour l’autel de la Liberté. Il a chanté Napoléon sous la restauration, mais alors le libéralisme s’était abrité sous le drapeau de l’empereur. Beaucoup arboraient ce drapeau par tactique, beaucoup l’arboraient par regret. En chantant l’empereur, Béranger a donc pu dire qu’il était resté fidèle à la liberté, et qu’il s’était servi de ce grand nom comme de l’arme la plus populaire qu’il eût à sa disposition. Tout cela est vrai, et cependant, s’il faut le dire, je crois fermement que Béranger était et n’était pas bonapartiste en même temps. Il n’était pas bonapartiste d’opinion ; il l’était d’instinct et de système. Expliquons-nous.

Lorsque de notre temps on ne peut déterminer avec certitude à quel parti un homme se rattache, la meilleure méthode à employer est de chercher à savoir comment il comprend l’organisation de la société qui est sortie de la révolution. Depuis que la révolution est venue au monde, deux principes, vieux comme l’histoire, se disputent l’honneur de l’organiser, la liberté et l’autorité ; mais ces deux principes, grâce aux conditions nouvelles qui leur étaient faites, ont dû prendre une forme nouvelle et s’inspirer de l’esprit de la révolution. La liberté, d’oligarchique et d’aristocratique qu’elle avait été jusqu’alors, est devenue démocratique ; l’autorité, qui avait prétendu jusqu’alors ne relever que d’elle-même, a cherché son droit d’exister dans le consentement populaire. Ces deux principes se sont donc rajeunis à la même source ; ils ont subi une transformation démocratique. Ils ont le même esprit et ils se proposent le même but ; mais leur antique combat continue sur la question de savoir comment ce but peut être atteint. De là deux systèmes en présence : l’absolutisme démocratique et le gouvernement libéral, monarchie limitée ou république. Rien ne semble plus contraire que ces deux systèmes, et cependant ils ont une origine commune : l’un et l’autre repoussent également l’ancien régime, c’est-à-dire l’ancienne autorité de droit divin et l’ancienne liberté privilégiée et aristocratique. On a donc vu certains hommes, selon le cours des événemens, embrasser successivement l’un et l’autre système, sans croire qu’ils étaient infidèles à leurs sentimens. Béranger est du nombre de ces hommes, et c’est à cela qu’il doit d’avoir été revendiqué par les trois partis issus de la révolution : il n’en repoussait donc aucun ; mais lequel préférait-il et jugeait-il le plus propre à accomplir cette œuvre que dans sa dernière préface il réclame du parti républicain, c’est-à-dire l’organisation de la démocratie ? Béranger avait des instincts éminemment plébéiens, il aimait avant tout l’égalité ; il était en même temps judicieux et sensé, et il aimait l’ordre. C’est assez dire comment il comprenait l’organisation sociale : une société absolument nivelée sous le protectorat de l’état démocratique. Il aimait la liberté sans doute, il l’a dit et il faut l’en croire ; mais il l’eût aimée bien davantage, s’il eût moins aimé l’égalité. Il se défiait de la liberté ; il la considérait comme un objet de luxe à l’usage des heureux et des riches, et même, en certains cas, comme une arme dangereuse qui peut se retourner contre l’égalité. Il craignait que, livrée à elle-même, une société, si nivelée qu’elle fût, ne tombât sous le gouvernement d’une oligarchie qui, si démocratique et si étendue qu’on pût la supposer, n’en constituerait pas moins une classe privilégiée. De là sa tiédeur pour la monarchie limitée et son zèle modéré pour la république. Il préférait donc le système d’organisation politique appliqué si vigoureusement par l’empereur Napoléon, et qu’on pourrait appeler la monarchie populaire. Le nom d’empereur l’aurait choqué sans doute, retirons-le : il n’en restera pas moins l’idée d’une société nivelée, sous la surveillance d’un pouvoir suprême qui a pour mission d’y maintenir l’égalité. Libéral selon les temps et les nécessités de l’opposition, républicain d’étiquette, voilà le Béranger officiel et extérieur ; démocrate d’instinct et de substance, napoléonien de système, voilà le Béranger véritable.

Béranger a grandi sous la révolution ; il avait donc une foule de préjugés et de frayeurs à l’endroit des titres proscrits par elle. Ce qui le gênait dans Napoléon, ce n’était ni l’homme ni le système, c’était le titre de roi et d’empereur ; mais il acceptait Napoléon comme le représentant de la démocratie, et son système d’organisation comme celui qui convenait le mieux à la société issue de la révolution. Dans une lettre publiée récemment, il avoue qu’au commencement de ce siècle il a voté pour le consulat à vie et contre l’empire : ce double vote renfermait tout le secret de ses opinions. Il n’a jamais dépassé cette limite, il n’est jamais allé au-delà du Napoléon dictateur temporaire[7]. Même sous la restauration, et lorsqu’il opposa à la monarchie le souvenir du grand capitaine, il s’appliqua toujours autant que possible à confondre la personne de l’empereur avec l’idée de patrie. En cela, il se sépare des libéraux napoléoniens qui prirent ostensiblement pour drapeau le nom de l’empereur. Rien d’ailleurs n’explique mieux la manière dont Béranger comprenait la personne de Napoléon que les chants qu’il lui a consacrés. Béranger n’a pas fait, comme d’autres, l’épopée impériale : il a fait la légende populaire de Napoléon. Le héros, le dieu, le personnage épique, n’apparaissent jamais dans ces chants, où figure seul le représentant de la démocratie armée. La statue historique est descendue de son piédestal ; au lieu du classique émule des Alexandre et des César, on n’a plus devant les yeux qu’un capitaine populaire. Le voilà qui passe, non enveloppé de la pourpre impériale et le front ceint de la couronne des rois, mais vêtu du costume historique et coiffé du petit chapeau. Il a des allures familières ; on l’aborde, il parle, il soupire. Ce n’est pas un dieu, c’est un des nôtres. Autour de ce Napoléon réduit à des proportions humaines, le poète a groupé tout un état-major démocratique. Ce ne sont pas ses brillans maréchaux qui lui font cortège, ni les empereurs ses alliés ; ce sont les plus obscurs personnages de son empire et de son armée, la pauvre paysanne qui le reçut dans sa chaumière à la veille de la déroute finale et l’entendit pousser un si profond soupir, le vieux sergent revenu des longues guerres, le paysan qui tire de sa cachette pour le baiser pieusement le drapeau prohibé, le prisonnier de guerre qui salua la côte de Sainte-Hélène le jour où il rendit le dernier soupir. Cette succession de pièces, dont l’admirable inspiration des Souvenirs du Peuple forme comme le centre, peut s’appeler à juste titre la légende démocratique de Napoléon. Si c’est encore un roi, c’est bien le roi du peuple et de l’égalité. D’autres poètes ont eu pour chanter Napoléon des chants plus altiers ou plus pompeux ; aucun n’en a eu d’aussi simples, d’aussi humains, d’aussi profondément naïfs. Ce n’est pas tout à fait le Napoléon de l’histoire, mais c’est bien le Napoléon que l’imagination populaire a aimé à se représenter.

Cependant cette figure de Napoléon est tyrannique, et quand elle s’est une fois emparée de l’imagination d’un poète, elle ne la quitte plus. Avec les années, le souvenir de l’empereur grandissait davantage dans l’esprit de Béranger. Ses Dernières Chansons en font foi. Ce qui est étrange, c’est qu’à force d’y rêver il a fait subir une métamorphose singulière à sa pensée. Le Napoléon primitif s’est altéré ; dans les chants de son âge mûr, Béranger nous avait donné un Napoléon populaire et humain ; dans les chants de sa vieillesse, nous avons un demi-dieu. L’apothéose a commencé sérieusement, et le bonhomme introduit l’empereur dans l’Olympe, péniblement, il est vrai, et en se traînant beaucoup. On dirait qu’il a oublié cette opinion si nette, si radicale, si tranchée, qu’il avait exprimée sur l’empereur dans les chants de la restauration. De même qu’autrefois il absorbait l’empereur dans la France, maintenant il absorbe la France dans l’empereur. Le secret de cette transformation n’est peut-être pas si difficile à trouver qu’on pourrait le supposer ; Béranger, comme tous les hommes qui ont l’esprit plus ferme que vif, et qui n’ont qu’un certain nombre d’idées, éprouvait le besoin de s’assimiler celles qu’il ne possédait pas. Cet effort lui a quelquefois réussi ; sa tentative pour s’assimiler les idées socialistes nous a valu quelques-unes de ses plus touchantes chansons, Jeanne la Rousse et le Vieux Vagabond. Depuis les Souvenirs du peuple, d’autres poètes avaient paru, qui avaient vu Napoléon sous un tout autre aspect que Béranger : Edgar Quinet, Henri Heine, Mickiewicz. Il me semble retrouver dans ces dernières et très bizarres chansons la trace de ses lectures. Il a lu le Napoléon de Quinet, et il fait une Ballade de la Bohémienne ; il a lu le Tambour Legrand, et il lui prend envie de paraphraser le fameux cantique napoléonien d’Heine : Et Sainte-Hélène sera le saint sépulcre, etc. Comme Heine et Mickiewicz, il n’est pas éloigné de voir un messie dans l’empereur :

Dieu, disait-on, dans ce héros, vrai sage,
Au vieux monde croulant donne un messie armé.

Je crois donc qu’il ne faut pas attacher grande importance à cette transformation du type de l’empereur, et qu’elle indique plutôt une certaine inquiétude littéraire qu’un changement véritable d’opinions. Toutefois elle est singulière, et il est au moins curieux de voir Béranger se mettre à la suite de poètes qui devaient lui sembler des visionnaires.

Les Dernières Chansons, qu’on a publiées récemment, n’ajouteront rien à la gloire de Béranger, et ne serviront qu’à grossir le petit bagage du chansonnier, déjà trop lourd pour la postérité d’une centaine de pièces. Ce n’est pas cependant que ce recueil soit de beaucoup inférieur à ses aînés : il serait aisé d’y glaner une aussi grande quantité de jolis vers ; toutefois il y a cette remarque à faire que les vers qu’on y glanerait seraient plutôt jolis que beaux. Ce n’est pas la poésie qui mangue à ce recueil, c’est la matière poétique. La verve n’a pas disparu autant qu’on veut bien le dire ; mais les sujets sur lesquels elle aimait à s’exercer n’existent plus. Ce sont les chansons d’une muse qui s’est condamnée à la retraite ; le froid de la solitude et la monotonie d’une vie désormais sans mobile d’action l’ont enveloppée. Béranger n’a jamais eu un grand sentiment de la nature, et son imagination ingénieuse n’a jamais été inventive ; laissé seul en tête à tête avec la nature et son imagination, il n’a avec elles que des conversations assez courtes et assez peu soutenues. Il essaie de causer avec la nature, mais la conversation s’arrête souvent, l’un et l’autre étant un peu embarrassés pour se donner la réplique. Il parle avec les petits oiseaux et les merles de son jardin, qui lui sifflent quelques jolies notes dont il les remercie par quelques mots bien tournés, mais ces colloques sont rapides. Que voulez-vous, la langue des oiseaux est si difficile, et Béranger bien vieux pour se mettre à cette étude. Il fait cependant çà et là d’agréables découvertes, par exemple que les colombes sont volages et les papillons constans en amour, et il s’empresse, fidèle à sa vie passée, de combattre cette réputation usurpée et de défendre cette vertu calomniée. Hélas ! ce sont là maintenant les seuls préjugés qu’il bat en brèche. Quand il est fatigué de causer avec la nature et qu’il s’adresse à son imagination, il trouve d’ingénieuses allégories ou quelque rêverie légère qui le berce doucement. Il aime à se reporter vers la jeunesse écoulée, il lui tend les bras avec tendresse, et retrouve pour l’appeler ses accens espiègles et malicieux d’autrefois, comme dans la chanson intitulée les Défauts, une des plus gaies et des plus vives du livre.

À l’exception des pièces sur Napoléon, qui sont décidément médiocres, et de quelques pièces à prétention philosophique, ces chansons se, ressemblent toutes, et c’est là leur très grand défaut. Elles ont toutes la même grâce sénile et le même indulgent sourire : ce sont bien des chansons de vieillard. Pour éviter le reproche d’être ennuyeux, que leur fait Béranger dans un de ses derniers refrains, les vieillards sont souvent aimables hors de propos et prévenans à tort et à travers. Ainsi de Béranger dans les Dernières Chansons ; il ne rit plus, ne danse plus, ne raille plus, mais il sourit toujours, à chaque page. Ce n’est que lis et roses, violettes et papillons, azur et printemps. Un autre défaut de ce recueil, c’est que la plupart des pièces n’ont réellement pas de sujet : elles roulent, si l’on peut s’exprimer ainsi, sur la pluie et le beau temps. Ce qui m’étonne, c’est qu’après avoir pris congé du public, Béranger ait eu encore la velléité d’écrire : le public était la source de son inspiration. Aussitôt qu’il n’a plus eu le public en face de lui, et qu’il a voulu chanter pour lui seul, Béranger n’a plus fait d’efforts. Il s’est retranché d’ailleurs tous les sujets auxquels il aimait à s’attaquer. Comme un homme qui a beaucoup péché, il se met au régime et se sèvre de toute velléité d’opposition contre le gouvernement de juillet ; à peine quelques mots à voix basse en 1840, dans une chanson riche en contradictions, intitulée la Guerre, où le poète demande qu’on mate la félonie de l’oppresseur des Polonais, et préconise en même temps la paix comme le meilleur soutien de la liberté. La république de 1848 lui inspire une jolie chanson, les Tambours, d’un caractère équivoque ; l’auteur, ne sachant pas au juste s’il doit rire ou s’indigner, prend gaiement son parti d’accompagner les tambours à l’enterrement de la liberté. Le spectacle des mœurs contemporaines n’éveille plus sa curiosité. L’Or et Au Galop, chanson vive et rapide, sont à peu près les seules pièces où trouvent place les accidens de la vie moderne, sur le compte de laquelle le poète ne professe pas toujours une opinion indulgente. Enfin cette source d’inspiration qu’il avait ouverte la dernière, — la chanson démocratique et légèrement humanitaire, — à laquelle on aurait pu croire qu’il aurait puisé dans sa solitude, il l’a laissée tarir. Le vieillard n’a plus de temps pour toutes ces frivolités : il se prépare pour le grand voyage, et fait ses dévotions au Dieu des bonnes gens, car les opinions philosophiques de Béranger ont pris avec l’âge un accent quasi-religieux : la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme revient à diverses reprises sous une forme d’acte de foi, et ce n’est pas le côté le moins inattendu du livre que cette transformation presque mystique du déisme de Béranger.

Pour porter un jugement impartial sur Béranger, il faut non-seulement autant que possible se placer en dehors des exagérations contraires des partis, mais éviter même de trop appuyer sur les nuances, car alors on courrait risque de créer un Béranger fantastique, comme celui que le parti catholique aime à se représenter et celui que le parti républicain s’était plu à imaginer. Béranger n’est pas un caractère aussi tranché et aussi simple qu’on l’a cru. Le dirai-je ? Politiquement, il me paraît un sceptique. Un opiniâtre instinct d’égalité est tout ce qu’on trouve de consistant en lui du commencement à la fin de sa carrière ; c’est là l’opinion de son cœur, et, si je puis m’exprimer ainsi, de ses entrailles. Ses autres opinions, son libéralisme, son républicanisme, qui sont les opinions de son esprit, fléchissent légèrement suivant les circonstances et la volonté du maître que reconnaît toujours Béranger, — le public. Ah ! Béranger a bien une âme de poète, une âme passive, obéissante. Si l’on trouve des poètes qui avouent que la nature n’existe que pour être mise en sonnets, Béranger, dans ses heures de misanthropie et quand il pense que le monde est assez vieux, avouerait volontiers que la politique n’est guère bonne après tout qu’à faire des chansons. Si je n’étais convaincu depuis longtemps que le libéralisme est non-seulement une opinion, mais une forme de l’âme, un mode de la nature que nous portons en naissant, le rôle de Béranger suffirait pour m’en convaincre. Ce singulier républicain n’a du libéral que la cocarde ; il se soumet, sans se faire prier, aux sentimens des multitudes, et ne songe jamais à réagir contre elles, soit pour les éclairer, soit pour les combattre. Quand il sent qu’il devrait parler, il préfère se taire ou railler à demi-voix, et je ne suis pas sûr que, dans sa vie, il n’ait souvent parlé lorsque sa conscience lui disait de se taire. Il n’a en un mot aucune haute liberté d’esprit, aucune force de résistance contre l’opinion, aucune initiative politique : je le répète, il suit les multitudes, il ne les précède pas. Un seul jour il les a précédées, et ce jour a suffi pour lui conquérir la plus grande popularité de ce siècle. N’importe, malgré la docilité trop grande de son esprit et la prudence trop craintive de sa muse amoureuse de popularité, ce fut souvent un poète et quelquefois un citoyen. Son nom perdra de son importance dans notre littérature, mais il restera attaché à l’histoire du XIXe siècle, car, sans cet instrument docile des passions populaires, l’histoire de ce siècle aurait été, il est permis de le croire, un peu différente de ce qu’elle est.


EMILE MONTEGUT.

  1. Au moment où toute une école littéraire semble finir et où les idées se transforment, il peut paraître opportun de jeter un coup d’œil définitif sur cette génération et d’essayer de porter un jugement impartial sur bien des hommes qui ont eu un rôle brillant dans la première partie de ce siècle. C’est dans ce dessein que nous voudrions ouvrir ici une galerie où se succéderaient les écrivains ou poètes de notre temps qu’on ne pouvait juger d’une façon complète tant qu’ils ne s’étaient pas révélés tout entiers, et qui apparaissent aujourd’hui avec leur talent, comme aussi avec des faiblesses qui n’ont fait souvent que se développer ou se dévoiler avec l’âge. Équité sans complaisance, tel est le mot que nous voudrions inscrire en tête de cette galerie.[N. d. D.)
  2. Même parmi ces trente personnes qui suivaient le convoi d’Alfred de Musset, combien y en avait-il qui eussent voulu avouer que la France venait de perdre son plus grand poète ? Les jugemens portés sur l’auteur des Nuits sont une preuve frappante que les vrais juges en matière poétique sont aussi peu nombreux que les poètes eux-mêmes. Et dans cette Académie dont il fit partie, les jours où l’on célébrera les morts illustres de l’année, on oubliera dédaigneusement le nom de celui qui fit les plus belles, les seules élégies de la littérature française, et qui prêta à la passion un langage inconnu en France avant lui.
  3. Voyez le livre plein de curieuses révélations sur Béranger qu’a publié récemment M. Savinien Lapointe.
  4. Et même alors il lui resta toujours quelque chose du Parisien. Ainsi, dans l’admirable chanson des Bohémiens, il y a une foule de traits qui appartiennent beaucoup plutôt au peuple des vagabonds parisiens qu’à la singulière population qu’il a voulu chanter.
  5. Pour en finir avec l’expression des sentimens amoureux chez Béranger, je dois faire encore une exception pour deux pièces intitulées la Bacchante et la Cantharide. Ce sont, à mon avis, les seules qui possèdent cette qualité du tempérament dont j’ai dû accuser l’absence chez Béranger. Malheureusement, dans la Bacchante, le style est détestable et empêche d’apercevoir le mouvement de la pièce, qui exprime bien la fureur orgiaque et l’empressement bestial. Je n’ai pas à faire le même reproche à l’autre pièce ; la Cantharide est de tout point une belle chose. Le sujet est traité avec austérité et sans ombre de libertinage. Les plaintes de cette femme brûlée des ardeurs de la nature sont exprimées avec une éloquence amère et une passion contenue vraiment saisissantes.
  6. Voyez dans les Dernières Chansons la pièce déplaisante intitulée la Jeune Fille.
  7. Cependant, pour rester dans le vrai et bien marquer toutes les nuances de cette physionomie si simple en apparence et si complexe en réalité, je ne sais jusqu’à quel point il serait juste de dire qu’il fut hostile à l’empire. Il y a une grande différence entre la neutralité et l’hostilité. Je crois que le sentiment véritable de Béranger à l’endroit de l’empire était la neutralité. Le Roi d’Yvetot, satire aimable, piqûre à fleur de peau, ne peut être donné comme l’expression d’une bien grande hostilité ni comme le cri des cruelles souffrances qu’éprouvait alors la France. Béranger ne fut pas hostile, il est vrai, à la première restauration ; mais dans la préface de son recueil de 1833 il nous a naïvement livré son secret : « Il lui sembla que le peuple n’était pas si hostile à ces maîtres qu’on venait d’exhumer pour lui. » Il craignit de se mettre en opposition avec le sentiment populaire, qu’il se fait gloire d’avoir toujours fidèlement suivi et écouté avant de chanter. Il refoula donc ses véritables sentimens ; s’il les eût écoutés, il est probable qu’il aurait été aussi hostile à la première restauration qu’à la seconde. Je n’en veux pour preuve que quelques couplets rimes en obéissance au sentiment public de 1814, et qui sont d’un froid de glace. Les cent-jours et la seconde invasion le délivrèrent bientôt de cette contrainte.