Poèmes ossianiques (Chateaubriand)

Œuvres complètes de ChateaubriandGarnier frèresvol. 3 (p. 133-164).

POËMES
traduits du gallique en anglais
PAR JOHN SMITH

PRÉFACE

Le succès des poèmes d’Ossian en Angleterre fit naître une foule d’imitateurs de Macpherson. De toutes parts on prétendit découvrir des poésies erses ou galliques ; trésors enfouis que l’on déterrait, comme ceux de quelques mines de la Cornouaille, oubliées depuis le temps des Carthaginois. Les pays de Galles et d’Irlande rivalisèrent de patriotisme avec l’Écosse ; toute la littérature se divisa : les uns soutenaient avec Blair que les poèmes d’Ossian étaient originaux ; les autres prétendaient avec Johnson qu’Ossian n’était autre que Macpherson. On se porta des défis ; on demanda des preuves matérielles : il fut impossible de les donner, car les textes imprimés des chants du fils de Fingal ne sont que des traductions galliques des prétendues traductions anglaises d’Ossian.

Lorsqu’en 1793 la révolution me jeta en Angleterre, j’étais grand partisan du barde écossais : j’aurais, la lance au poing, soutenu son existence envers et contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par divers auteurs, étaient indubitablement à mes yeux du père d’Oscar, tout aussi bien que les manuscrits runiques de Macpherson. Dans l’ardeur de mon admiration et de mon zèle, tout malade et tout occupé que j’étais[1], je traduisis quelques productions ossianiques de John Smith. Smith n’est pas l’inventeur du genre ; il n’a pas la noblesse et la verve épique de Macpherson, mais peut-être son talent a-t-il quelque chose de plus élégant et de plus tendre. Au reste, ce pseudonyme, en voulant peindre des hommes barbares et des mœurs sauvages, trahit à tout moment, dans ses images et dans ses pensées, les mœurs et la civilisation des temps modernes.

J’avais traduit Smith presque en entier : je ne donne que les trois poèmes de Dargo, de Duthona et de Gaul. C’est pour l’art une bonne étude que celle de ces auteurs ou de ces langues qui commencent la phrase par tous les bouts, par tous les mots, depuis le verbe jusqu’à la conjonction, et qui vous obligent à conserver la clarté du sens au milieu des inversions les plus audacieuses. J’ai fait disparaître les redites et les obscurités du texte anglais : ces chants qui sortent les uns des autres, ces histoires qui se placent comme des parenthèses dans des histoires, ces lacunes supposées d’un manuscrit inventé peuvent avoir leur mérite chez nos voisins ; mais nous voulons en France des choses qui se conçoivent bien et qui s’énoncent clairement. Notre langue a horreur de ce qui est confus, notre esprit repousse ce qu’il ne comprend pas tout d’abord. Quant à moi, je l’avoue, le vague et le ténébreux me sont antipathiques : un nominatif qui se perd, des relatifs qui s’embarrassent, des amphibologies qui se forment me désolent. Je suis persuadé qu’on peut toujours dégager une pensée des mots qui la voilent, à moins que cette pensée ne soit un lieu commun guindé dans des nuages : l’auteur qui a la conscience de ce lieu commun n’ose le faire descendre du milieu des vapeurs, de crainte qu’il ne s’évanouisse.

Je répète ici ce que j’ai dit ailleurs : je ne crois plus à l’authenticité des ouvrages d’Ossian, je n’ai plus aussi pour eux le même enthousiasme : j’écoute cependant encore la harpe du barde, comme on écouterait une voix, monotone il est vrai, mais douce et plaintive. Macpherson a ajouté aux chants des Muses une note jusqu’à lui inconnue ; c’est assez pour le faire vivre. Œdipe et Antigone sont les types d’Ossian et de Malvina, déjà reproduits dans le Roi Lear. Les débris des tours de Morven, frappés des rayons de l’astre de la nuit, ont leur charme ; mais combien est plus touchante dans ses ruines la Grèce, éclairée, pour ainsi dire, de sa gloire passée !

DARGO

POÈME

CHANT PREMIER

Dargo est appuyé contre un arbre solitaire ; il écoute le vent qui murmure tristement dans le feuillage : l’ombre de Crimoïna se lève sur les flots azurés du lac. Les chevreuils l’aperçoivent sans en être effrayés, et passent avec lenteur sur la colline ; aucun chasseur ne trouble leur paix, car Dargo est triste, et les ardents compagnons de ses chasses aboient inutilement à ses côtés. Et moi aussi, ô Dargo ! je sens tes infortunes. Les larmes tremblent dans mes yeux comme la rosée sur l’herbe des prairies, quand je me souviens de tes malheurs.

Comhal était assis au lieu où les daims paissent maintenant sur sa tombe : un chêne sans feuillage et trois pierres grisâtres rongées par la mousse des ans marquent les cendres du héros. Les guerriers de Comhal étaient rangés autour de lui : penchés sur leurs boucliers, ils écoutaient la chanson du barde. Tout à coup ils tournent les yeux vers la mer : un nuage paraît parmi les vagues lointaines ; nous reconnaissons le vaisseau d’Inisfail ; au haut de ses mâts est suspendu le signal de détresse. « Déployez mes voiles ! s’écrie Comhal ; volons pour secourir nos amis ! »

La nuit nous surprit sur l’abîme. Les vagues enflaient leur sein écumant et les vents mugissaient dans nos voiles : la nuit de la tempête est sombre, mais une île déserte est voisine, et ses bras se courbent comme mon arc lorsque j’envoie la mort à l’ennemi. Nous abordons à cette île ; là nous attendons le retour de la lumière, là des matelots rêvent aux dangers qui ne sont plus.

Nous sommes dans la baie de Botha. L’oiseau des morts crie ; une voix triste sort du fond d’une caverne. « C’est l’ombre de Dargo qui gémit, dit Comhal, de Dargo que nous avons perdu en revenant des guerres de Lochlin. »

« Les vagues confondaient leurs sommets blanchis parmi les nuages, et leurs flancs bleuâtres s’élevaient entre nous et la terre. Dargo monte au haut du mât pour découvrir Morven, mais il ne voit point Morven. Les cuirs humides glissent dans ses mains, il tombe et s’ensevelit dans les flots ; un tourbillon chasse au loin nos navires, notre chef échappe à nos yeux. Nous chantâmes un chant à sa gloire , nous invitâmes les ombres de ses pères à le recevoir dans leur palais de nuages, ils n’écoutèrent point nos vœux. L’ombre de Dargo habite encore les rochers : elle n’est point errante sur les blondes collines, dans les détours verdoyants des vallées. Chante, ô Ullin ! les louanges du héros, il reconnaîtra ta voix et se réjouira au bruit de sa renommée. »

Ainsi parle Comhal, et le barde saisit sa harpe : « Paix à ton ombre, toi qui as soutenu quelquefois seul les efforts de toute une armée ! paix à ton ombre, ô Dargo ! Que ton sommeil soit profond, enfant de la caverne, sur un rivage étranger ! »

À peine Ullin a-t-il cessé ses chants, qu’une voix se fait entendre : « M’ordonnes-tu de demeurer sur ces roches désertes, ô barde de Comhal ? les guerriers de Morven abandonnent -ils leurs amis dans l’infortune ? » Ainsi disait Dargo lui-même en descendant la colline.

Galchos, ancien ami de Dargo, reconnaît sa voix ; il y répond par les cris joyeux dont jadis il appelait son ami à la poursuite des hôtes des forêts : il est déjà dans les bras de Dargo ; les étoiles virent entre les nuages brisés le bonheur des deux guerriers. Dargo se présente à Comhal. « Tu vis ! s’écria Comhal ; comment échappas-tu à l’Océan lorsqu’il roula ses flots sur ta tête ? »

« La vague, répondit Dargo, me jeta sur ces bords. Depuis ce temps, la lune a vu sept fois s’éteindre et sept fois se rallumer sa lumière ; mais sept années ne sont pas plus longues sur la cime rembrunie de Morven. Toujours assis sur le rocher, en murmurant les chants de nos bardes, je prêtais l’oreille ou au bruit des vagues, ou au cri de l’oiseau qui planait sur leurs déserts en jetant des voix plaintives. Ce temps marcha peu, car lents sont les pas du soleil, et paresseuse la lumière de la lune sur cette rive solitaire. »

Dargo s’interrompit tout à coup. « Pourquoi, reprit-il en regardant Comhal, pourquoi ces larmes silencieuses ? pourquoi ces regards attendris ? Ah ! ils ne sont pas pour le récit de mes peines, ils sont pour la mort d’Évella ! Oui, je le sais, Évella n’est plus ; j’ai vu son ombre glisser dans la vapeur abaissée, lorsque l’astre des nuits brillait à travers le voile d’une légère ondée sur la surface unie de la mer. J’ai vu mon amour, mais son visage était pâle ; des gouttes humides tombaient de ses beaux cheveux, comme si elle eût sorti du sein de l’Océan ; le cours de ses larmes était tracé sur ses joues. J’ai reconnu Évella, j’ai pressenti son malheur. En vain j’ai appelé mon amante : les ombres des vierges de Morven me l’ont ravie ; elles chantaient autour d’elle, leurs voix ressemblaient aux derniers soupirs du vent dans un soir d’automne, lorsque la nuit descend par degrés dans la vallée de Cona, et que de faibles murmures se font entendre parmi les roseaux qui bordent les ondes. Évella suivit les gracieux fantômes, mais elle me jeta un regard douloureux sur mon rocher. La suave musique cessa, la belle vision s’évanouit. Depuis ce temps, je n’ai cessé de pleurer au lever du soleil, de pleurer au coucher du soleil. Quand te reverrai-je, Évella ? Dis-moi, Comhal, quelle fut la destinée de la fille de Morven ? »

« Évella apprit ton malheur, répondit Comhal. Durant trois soleils elle reposa sa tête inclinée sur son bras d’albâtre ; au quatrième soleil elle descendit sur le rivage de la mer, et chercha le corps de Dargo. Les filles de Morven la virent du sommet de la colline ; elles essuyèrent leurs larmes avec les boucles de leur chevelure. Elles s’avancèrent en silence pour consoler Évella ; mais elles la trouvèrent affaissée comme un monceau de neige, et belle encore comme un cygne du rivage. Les filles de Morven pleurèrent, et les bardes firent entendre des chants. Puisses-tu, ô Dargo ! vivre comme Évella dans la renommée ! puisse ainsi durer notre mémoire, quand nous nous enfoncerons dans la tombe ! »

Ainsi dit Comhal. Mais nous apercevons une grande lumière dans Inisfail ; nous découvrons le signal qui annonce le danger du roi. Aussitôt nous nous précipitons dans nos vaisseaux ; Dargo est avec nous, nous quittons l’île déserte ; nous nous hâtons pour disperser les ennemis d’Inisfail.

Les vents de Morven viennent à notre aide, ils remplissent le sein de nos voiles ; les mariniers se courbent et se redressent sur la rame qui brise, en écumant, la tête sombre et mobile des flots. Chaque héros a les yeux fixés sur le rivage : toutes les âmes sont déjà dans le champ du carnage ; mais l’on est encore à quelque distance d’Inisfail. Dargo seul ne ressent point la joie du péril ; ses yeux sont baissés, son front est appuyé sur son bras, qui repose sur le bord d’un bouclier. Comhal observe la tristesse de ce chef, il fait un signe à Ullin, afin que le chant du barde réveille le cœur de Dargo. Ullin chante au bruit des vaisseaux qui sillonnent les vagues.

« Colda vivait aux jours de Trenmor. Il poursuivait les daims autour de la baie d’Étha : les rochers couverts de forêts répondaient à ses cris, et les fils légers de la montagne tombèrent. Mélina l’aperçut d’un autre rivage : elle veut traverser la baie sur un esquif bondissant. Un tourbillon descend du ciel et renverse la nef ; Mélina s’attache à la carène : « Je meurs ! s’écrie-t-elle : Colda, mon guerrier, viens à mon secours ! »

« La nuit déploya ses ombres : plus faiblement alors la voix murmura des plaintes ; plus faiblement encore elle fut répétée par les échos du rivage ; elle s’évanouit enfin dans les ténèbres. Colda trouva Mélina à demi ensevelie dans le sable ; il éleva pour elle la pierre du tombeau sous un chêne auprès d’un torrent. Le chasseur aime ce lieu solitaire ; il s’y repose à l’ombre quand le soleil brûle la plaine. Colda fut longtemps triste ; il s’égarait seul à travers les bois des coteaux d’Étha ; chaque nuit les oiseaux des mers écoutaient ses soupirs. Mais l’ennemi vint, et le bouclier de Trenmor retentit ; Colda saisit sa lance, et fut vainqueur, La joie reparut peu à peu sur son visage comme le soleil sur la bruyère quand la tempête est passée. »

« Le souvenir de ce chef, dit Dargo, revit dans ma mémoire, mais comme les faibles traces d’un songe depuis longtemps évanoui. Colda conduisit souvent les pas de mon enfance au chêne d’Étha ; les larmes tombaient de ses yeux en s’avançant sur les grèves abandonnées. Je lui demandais pourquoi il pleurait ; il me répondait : C’est ici que dort Mélina. Ô Colda ! je me suis reposé sur sa tombe et sur la tienne ! Puisse ma renommée me survivre, de même que ta gloire est restée après toi, lorsque je serai errant dans les nuages avec la belle Évella ! »

« Oui, ton nom demeurera parmi les hommes, dit Comhal ; mais nous touchons au rivage. Vois-tu ces boucliers roulant comme la lune à travers le brouillard ? Leurs bosses reluisent aux rayons du matin. Les guerriers d’Inisfail sont là ; le roi regarde par la fenêtre de son palais ; il aperçoit un nuage grisâtre. Des larmes tombent sur la pierre de la fenêtre. Nos voiles sont le nuage grisâtre ; le roi les a reconnues ; la joie éclate dans ses yeux ; il s’écrie : Voici Comhal ! »

Les chefs de Lochlin ont aussi reconnu les guerriers de Morven, qui viennent au secours d’Inisfail. Leur armée se courbe, et s’avance à la rencontre de ces guerriers. Armor la conduit : il s’élève au-dessus des héros comme le chef rougeâtre au-dessus des troupeaux de biches dans les bois de Morven. Comhal s’écrie : « Ceignez vos épées ; rappelez les jours de votre gloire et les anciennes batailles de Morven. Dargo, présente ton large bouclier ; Carril, que ton glaive rapide jette encore des ondes de lumière ; lève cette lance, ô Comhal ! qui si souvent joncha la terre de morts ; et toi, Ullin, que ta voix nous anime aux combats sanglants. »

Nous fondons sur l’ennemi ; il était immobile comme le chêne de Malaor, que ne peut ébranler la tempête. Inisfail nous vit, et se précipita dans la vallée pour se joindre à nous. Lochlin plie sous les coups de l’orage : ses branches arrachées couvrent les champs. Armor combattit le chef d’Inisfail ; mais la lance du roi cloua le bouclier d’Armor à sa poitrine. Lochlin, Morven et Inisfail pleurèrent la mort du jeune chef si tôt abattu. Son barde entonna le chant de la tombe :

« Ta taille, ô Armor ! était celle du pin. L’aile de l’aigle marin n’égalait pas la rapidité de ta course ; ton bras descendait sur les guerriers comme le tourbillon de Loda, et mortelle étoit ton épée comme les brouillards du Légo.

« Pourquoi, ô mon héros ! es-tu tombé dans ta jeunesse ? Comment apprendre à ton père qu’il n’a plus de fils ? comment dire à Crimoïna qu’elle n’a plus d’amant ? Je vois ton père courbé sous le poids des années : sa main est incertaine sur le bâton qui l’appuie ; sa tête, qu’ombragent encore quelques cheveux gris, vacille comme la feuille du tremble. Chaque nuage éloigné trompe ses débiles regards lorsqu’ils cherchent ton navire sur les flots.

« Comme un rayon de soleil sur la fougère desséchée, l’espérance brille sur le front du vieillard. Quand le vénérable guerrier, s’adressant aux enfants qui jouent autour de lui, leur dit : « Ne vois-je pas le vaisseau de mon fils ? » les enfants regardent aussitôt la mer bleuâtre, et ils répondent au vieillard : « Nous n’apercevons qu’une vapeur passagère. »

« Crimoïna, tu souris dans le songe du matin, tu crois recevoir ton amant dans toute sa beauté ; tes lèvres l’appellent par des mots à demi formés ; tes bras s’entrouvrent et s’avancent pour le presser contre ton sein : ah ! Crimoïna, ce n’est qu’un songe !

« Armor est tombé, il ne reverra plus sa terre natale ; il dort dans la poussière d’Inisfail.

« Crimoïna, tu sortiras de ton sommeil : mais quand Armor se réveillera-t-il ?

« Quand le son du cor fera-t-il tressaillir le jeune chasseur ? quand le choc des boucliers l’appellera-t-il au combat ? Enfants des forêts, Armor est couché ; n’attendez pas qu’il se lève. Fils de la lance, la bataille rugira sans Armor.

« Ta taille était comme celle du chêne, ô chef de Lochlin ! l’aile de l’aigle marin était moins rapide que ta course ; ton bras descendait sur les guerriers comme le tourbillon de Loda, et mortelle était ton épée comme les brouillards du Légo. »

Ainsi chantait le barde. La tombe d’Armor s’élève ; les guerriers de Lochlin fuient ; leurs vaisseaux, repassant les mers, pèsent sur l’abîme : par intervalles, on entendait la chanson des bardes étrangers ; leurs accents étaient tristes.

CHANT II

L’histoire des temps qui ne sont plus est pour le barde un trait de lumière ; c’est le rayon de soleil qui court légèrement sur les bruyères, mais rayon bientôt effacé, car les pas de l’ombre le poursuivent ; ils le joignent sur la montagne : le consolant rayon a disparu. Ainsi le souvenir de Dargo brille rapidement dans mon âme, de nouveau bientôt obscurcie.

Après la bataille où tomba le vaillant Armor, Morven passa la nuit dans les tours grisâtres d’Inisfail ; par intervalles une plainte lointaine frappait nos oreilles. « Bardes, dit Comhal, Ullin, et vous, Salma, cherchez l’enfant des hommes qui gémit. » Nous sortons, nous trouvons Crimoïna assise sur le tombeau d’Armor ; elle avait suivi en secret son amant aux champs d’Inisfail. Après la bataille, elle se fit un lit de douleur de la dernière couche de son héros : nous l’enlevâmes de ce lieu funeste. Nos larmes descendaient en silence : l’infortune de cette femme était grande, et nous n’avions que des soupirs. Nous transportâmes Crimoïna dans la salle des fêtes. La tristesse, comme une obscure vapeur, se répandit sur tous les visages. Ullin saisit sa harpe ; il en tira des sons mélodieux : ses doigts erraient sur l’instrument ; une douce et religieuse mélancolie semblait s’échapper des cordes tremblantes. La musique attendrit les âmes : elle endort le chagrin dans les cœurs agités. Ils chantaient :

« Quelle ombre se penche ainsi sur sa nue vaporeuse ! La profonde blessure est encore dans sa poitrine ; le chevreuil aérien est à ses côtés. Qui peut-elle être, cette ombre, si ce n’est celle du beau Morglan ?

« Morglan vint avec l’ennemi de Morven. Son amante l’accompagnait, la fille de Sora, Minona à la main blanche, à la longue chevelure. Morglan poursuivit les daims sur la colline ; Minona demeure sous le chêne. L’épais brouillard descend ; la nuit arrive avec tous ses nuages ; le torrent rugit, les ombres crient le long de ses rives profondes. Minona regarde autour d’elle : elle croit entrevoir un chevreuil à travers le brouillard, et pose sur l’arc sa main de neige. La corde est tendue, la flèche vole. Ah ! que n’a-t-elle erré loin du but. La flèche s’est enfoncée dans le jeune sein de Morglan.

« Nous élevâmes la tombe du héros sur la colline ; nous plaçâmes la flèche et le bois d’un chevreuil dans l’étroite demeure. Là fut aussi couché le dogue de Morglan, pour poursuivre devant l’ombre du chasseur les cerfs dans les nuages. Minona voulait dormir auprès de son amant ; nous la transportâmes au palais de ses pères ; longtemps elle y parut triste. Les rapides années emportent la douleur : à présent Minona se réjouit avec les filles de Sora, bien qu’elle soupire quelquefois encore. »

Ainsi chantait le barde. L’aube peignit de sa lumière d’albâtre les rochers d’Inisfail : « Ullin, dit Comhal, conduis sur ton vaisseau Crimoïna à sa patrie ; qu’au milieu de ses compagnes elle puisse encore se lever comme la lune, lorsqu’elle montre sa tête au-dessus des nuages et qu’elle sourit aux vallées silencieuses. »

« Béni soit, dit Crimoïna, le chef de Morven, l’ami du faible dans les jours du danger. Mais que ferait Crimoïna aux champs de ses pères, où chaque rocher, chaque ruisseau réveillerait ses chagrins assoupis ? Les jeunes filles me diraient : « Où est ton Armor ? » Vous pourrez le dire, ô jeunes filles ! mais je ne vous entendrai pas. J’irai vivre dans une terre éloignée ; j’achèverai mes jours avec les vierges de Morven : leur cœur, comme celui de leur roi, s’ouvre aux pleurs des infortunés. »

Nous emmenâmes Crimoïna avec nous dans notre patrie. Nous joignîmes sa main à celle de Dargo, mais la fille étrangère ne souriait plus : elle confiait souvent des soupirs au cours d’une onde ignorée. Crimoïna, tes heures furent rapides : les cordes de ta harpe sont humides quand le barde soupire ton histoire.

Un jour, comme nous poursuivions les daims sur les bruyères de Morven, les vaisseaux de Lochlin apparurent avec leurs voiles blanches et leurs mâts élevés. Nous crûmes qu’ils venaient réclamer Crimoïna. « Je ne combattrai pas pour elle, dit Connas, un de nos chefs, avant que je ne sache si cette étrangère aime notre race. Perçons le sanglier ; teignons avec son sang la robe de Dargo ; nous porterons Dargo au palais : Crimoïna déplorera-t-elle sa perte ? »

Ô malheur ! nous écoutons l’avis de Connas ! Nous terrassons le sanglier écumant ; Connas le frappe de son épée. Nous enveloppons Dargo dans une robe ensanglantée, nous le portons sur nos épaules à Crimoïna. Connas marchait devant nous avec la dépouille du sanglier : « J’ai tué le monstre, disait-il, mais auparavant sa dent mortelle a percé ton amant, ô Crimoïna ! »

Crimoïna écouta ces paroles de mort : silencieuse et pâle, elle reste immobile comme les colonnes de glace que l’hiver fixe au sommet du Mora. Elle demande sa harpe ; elle la fait résonner à la louange du héros qu’elle croyait expiré. Dargo voulait se lever ; nous l’en empêchâmes jusqu’à la fin de la chanson, car la voix de Crimoïna était douce comme la voix du cygne blessé, lorsque ses compagnons nagent tristement autour de lui.

« Penchez-vous, disait Crimoïna, sur le bord de vos nuages, ô vous, ancêtres de Dargo ! et transportez votre fils au palais de votre repos. Et vous, filles des champs aériens de Trenmor, préparez la robe de vapeur transparente et colorée. Dargo, pourquoi m’avais-tu fait oublier Armor ? Pourquoi t’aimais-je tant ? Pourquoi étais-je tant aimée ? Nous étions deux fleurs qui croissaient ensemble dans les fentes du rocher ; nos têtes humides de rosée soudoient aux rayons du soleil. Ces fleurs avaient pris racine dans le roc aride. Les vierges de Morven disaient : « Elles sont solitaires, mais elles sont charmantes. » Le daim dans sa course s’élançait par-dessus ces fleurs, et le chevreuil épargnait leurs tiges délicates.

« Le soleil de Morven est couché pour moi. Il brilla pour moi, ce soleil, dans la nuit de mes premiers malheurs, au défaut du soleil de ma patrie : mais il vient de disparaître à son tour ; il me laisse dans une ombre éternelle.

« Dargo, pourquoi t’es-tu retiré si vite ? Pourquoi ce cœur brûlant s’est-il glacé ? Ta voix mélodieuse est-elle muette ? Ta main, qui naguère maniait la lance à la tête des guerriers, ne peut plus rien tenir ; tes pieds légers, qui ce matin encore devançaient ceux de tes compagnons, sont à présent immobiles comme la terre qu’ils effleuraient.

« Partout sur les mers, au sommet des collines, dans les profondes vallées, j’ai suivi ta course. En vain mon père espéra mon retour ; en vain ma mère pleura mon absence : leurs yeux mesurèrent souvent l’étendue des flots ; souvent les rochers répétèrent leurs cris. Parents, amis, je fus sourde à votre voix ! toutes mes pensées étaient pour Dargo ; je l’aimais de toute la force de mes souvenirs pour Armor. Dargo, l’autre nuit j’ai goûté le sommeil à tes côtés sur la bruyère. N’est-il pas de place cette nuit dans ta nouvelle couche ? Ta Crimoïna veut reposer auprès de toi, dormir pour toujours à tes côtés. »

Le chant de Crimoïna allait en s'affaiblissant à mesure qu’il approchait de sa fin ; par degrés s’éteignait la voix de l’étrangère : l’instrument échappa aux bras d’albâtre de la fille de Lochlin. Dargo se lève : il était trop tard ! l’âme de Crimoïna avait fui sur les sons de la harpe. Dargo creusa la tombe de son épouse auprès de celle d’Évella, et prépara pour lui-même la pierre du sommeil.

Dix étés ont brûlé la plaine, dix hivers ont dépouillé les bois ; durant ces longues années, l’enfant du malheur, Dargo, a vécu dans la caverne ; il n’aime que les accents de la tristesse. Souvent je chante au chef infortuné des airs mélancoliques dans le calme du midi, lorsque Crimoïna se penche sur le bord de sa nue pour écouter les soupirs du barde.

fin de dargo

DUTHONA

POÈME

« Pourquoi, ô mers ! élevez-vous votre voix parmi les rochers de Morven ? Vent du midi, pourquoi épuises-tu ta rage sur mes collines ? Est-ce pour retenir ma voile loin des rivages de l’ennemi, pour arrêter le cours de ma gloire ? Mais, ô mers ! vos flots mugissent en vain ; vent du midi, tu peux souffler, mais tu n’empêcheras point les vaisseaux de Fingal de voler à la contrée lointaine de Dorla : ta fureur se calmera, et la surface azurée de l’Océan deviendra tranquille et brillante. Oui, le bruit de la tempête cessera, mais la mémoire de Fingal ne périra point. »

Ainsi parla le roi, et ses guerriers se rangèrent autour de lui. Le vent siffle dans les cheveux touffus de Dumolach ; Leth se penche sur son bouclier d’airain, tout ridé de mille cicatrices ; Molo agite dans les airs sa lance étincelante ; la joie de la bataille est dans les yeux de Gormalon.

Nous cinglons à travers l’écume houleuse de l’Océan : les baleines effrayées plongent au fond de l’abîme, les îles fuient ; elles s’abaissent tour à tour derrière nous sous l’onde , et Duthona sort peu à peu devant nous du sein des flots. Les vagues roulantes et élevées nous en dérobent de temps en temps la vue. « C’est la terre de Connar, dit Fingal, le pays de l’ami de mon peuple. »

La nuit descend ; le ciel est ténébreux ; le pilote cherche en vain de ses regards l’étoile qui nous guide ; il l’entrevoit quelquefois à travers le voile déchiré d’un nuage : mais l’ouverture se referme, et le flambeau de notre route se cache. « Les pas de la nuit sur l’abîme , dit Fingal, sont menaçants ; que notre vaisseau se repose au rivage jusqu’au retour de la lumière. »

Nous entrons dans la baie de Duthona. Quelle ombre terrible se tient sur le rocher, en s’appuyant sur un pin ? Son bouclier est un nuage ; derrière ce bouclier passe la lune errante. L’ombre a pour lance une colonne de brouillard d’un bleu sombre, surmontée d’une étoile sanglante ; un météore lui sert d’épée ; les vents , dans leurs jeux, élèvent la chevelure du fantôme comme une fumée ; deux flammes qui sortent de deux cavernes creusées dans les nuages sont les yeux menaçants de cet enfant de la nuit. Souvent Fingal a vu se manifester ainsi le signe de la bataille ; mais qui pourrait y croire dans la patrie de Connar, ami du peuple de Fingal ?

Le roi monte sur le rocher ; le glaive de Luno jette dans sa main des ondes de lumières ; Carrill marche derrière le roi. Le fantôme aperçoit Fingal, et sur l’aile d’un tourbillon s’envole ; le héros le poursuit du geste et de la voix. Cette voix est entendue sur les collines de Duthona, qui s’agitent avec tous leurs rochers et tous leurs arbres ; le peuple tressaille, se réveille en rêvant le péril, et les feux d’alarme sont allumés de toutes parts.

« Levez-vous, dit le roi revenant parmi ses guerriers, levez-vous : que chacun endosse son armure et place devant lui son bouclier. Il nous faut combattre. Nos amis nous vont attaquer au milieu de la nuit : Fingal ne leur dira pas son nom, car nos ennemis s’écrieraient ensuite : « Les guerriers de Morven furent effrayés ! ils dirent leur nom pour éviter le combat ! » Que chacun endosse son armure et place devant lui son bouclier ; mais que nos lances errent loin du but, que nos flèches soient emportées par les vents. À la lumière du matin, nos amis nous reconnaîtront, et la joie sera grande dans Duthona. »

Nous rencontrâmes la colonne mouvante et sombre des guerriers de Duthona. Comme la grêle échappée des flancs de l’orage, leurs flèches tombent sur nos boucliers ; ils nous environnent comme un rocher entouré par les flots. Fingal vit que son peuple allait périr ou qu’il serait forcé de combattre : il descendit de la colline ainsi qu’une ombré qui se plaît à rouler avec les tempêtes. La lune, dans ce moment, leva sa tête au-dessus de la montagne et réfléchit sa lumière sur l’épée de Luno ; l’épée étincelle dans la main du roi, comme un pilier de glace pendant l’hiver, à la chute devenue muette du Lara. Duthona vit la flamme, et n’en put supporter la splendeur ; ses guerriers se retirèrent comme les ténèbres devant le jour ; ils s’enfoncèrent dans un bois.

Avançant à leur suite , nous nous arrêtâmes au bord d’un profond ruisseau qui coulait devant nous à travers la bruyère. Son lit se creusait entre deux rivages semés de fougères et ombragés de quelques bouleaux vieillis. Là, nous nous entretînmes du récit des combats et des actions des premiers héros. Garrill redit les faits du temps passé, Ossian célébra la gloire de Connar : sa harpe ne put oublier la tendre beauté de Minla.

Les chants cessèrent, une brise murmura le long du ruisseau ; elle nous apporta les soupirs de l’infortune : ils étaient doux comme la voix des ombres au milieu d’un bois solitaire, quand elles passent sur la tombe des morts.

« Allez, Ossian, dit le roi ; quelque guerrier languit sur son bouclier ; qu’il soit apporté à Fingal : s’il est blessé, qu’on applique les herbes de la montagne sur sa plaie. Aucun nuage ne doit obscurcir notre joie dans la terre de Duthona. »

Je marchai guidé par la chanson du malheur.

« Triste et abandonnée est ma demeure, disait la chanson ; aucune voix ne s’y fait entendre, si ce n’est celle de la chouette. Nul barde ne charme la longueur de mes nuits ; les ténèbres et la lumière sont égales pour moi. Le soleil ne luit point dans ma caverne ; je ne vois point flotter la chevelure dorée du matin, ni couler les flots de pourpre que verse l’astre du jour à son couchant. Mes yeux ne suivent point la lune à travers les pâles nuages ; je ne vois point ses rayons trembler à travers les arbres dans les ondes du ruisseau ; ils ne visitent point la caverne de Connar.

« Ah ! que ne suis-je tombé dans la tempête de Dorla ! ma renommée ne se serait pas évanouie comme le silencieux rayon de l’automne qui court sur les champs jaunis, entre les ombres et les brouillards. Les enfants sous le chêne ont senti un moment la chaleur du rayon, et l’ont bénie ; mais il passe : les enfants poursuivent leurs jeux, et le rayon est oublié.

« Oubliez-moi aussi, enfants de mon peuple, si vous n’êtes pas tombés comme moi, si Dorla, qui a envahi Duthona, n’a point soufflé sur vous dans votre jeunesse, comme l’haleine d’une gelée tardive sur les bourgeons du printemps. Que n’ai-je autrefois trouvé la mort à vos yeux, quand je marchai avec Fingal au-devant des forces de Swaran ! Le roi eût élevé ma tombe ; Ossian eût chanté ma gloire ; les bardes des futures années, en s’asseyant autour du foyer, eussent dit à l’ouverture de la fête : « Écoutez la chanson de Connar. »

« À présent, enchaîné dans cette caverne, je mourrai tout entier : ma tombe ne sera point connue ; le voyageur écartera sous ses pas, avec la pointe de sa lance, une herbe longue et flétrie ; il découvrira une pierre poudreuse : « Qui dort dans cette étroite demeure ? » demandera-t-il à l’enfant de la vallée, et l’enfant de la vallée lui répondra : « Son nom n’est point dans la chanson. »

« Ton nom sera dans la chanson, m’écriai-je ; tu ne seras point oublié par Ossian. Sors de la caverne où t’a caché la destinée, et viens lever encore la lance dans la bataille. Viens, Fingal sera auprès de toi ; il te vengera. Viens, les oppresseurs de Duthona sécheront à ton aspect comme la fougère atteinte par la bise : ton nom refleurira comme le chêne qui ombrage les salles de tes fêtes, quand, après les rigueurs de l’hiver, il se rajeunit au printemps. »

Connar prit la voix d’Ossian pour celle d’une ombre : « Ta voix m’est agréable, enfant de la nuit, dit-il, car les fantômes n’effrayent point mon âme ; ta voix est douce à Connar abandonné. Converse avec moi dans la caverne ; notre entretien sera de la tombe et de la demeure aérienne des héros. Nous ne parlerons point de Duthona ; nous serons silencieux sur ma gloire, elle s’est évanouie. Mes amis aussi sont loin : ils dorment sur leurs boucliers ; mon souvenir ne trouble point leur repos. Ah ! qu’ils continuent de sommeiller en paix !

« Ombre amie , ma demeure sera bientôt avec la tienne. Nous visiterons ensemble les enfants du malheur dans leur caverne ; nous leur ferons oublier leurs chagrins dans les illusions des songes ; nous les conduirons en pensée dans les champs de leur renommée : ils croiront briller dans les combats ; leur tunique d’esclave s’allongera en robe ondoyante ; leurs prisons souterraines deviendront les nobles salles de Fingal ; le murmure du vent sera pour eux et pour nous la mélodie des harpes, le frissonnement des gazons deviendra le soupir des vierges. Ombre amie, en attendant que je m’unisse à toi dans les nuages, descends souvent à la caverne de Connar ! Fantôme de la nuit, ta voix est charmante à mon cœur ! »

Je me plonge dans la caverne de Connar ; je coupe les liens dont les guerriers de Dorla avoient entouré les mains du chef : je conduis le roi délivré à Fingal ; leurs visages brillèrent de joie au milieu de leurs cheveux gris, car Fingal et Connar se souviennent de leurs jeunes années, de ces premiers jours de la vie où ils tendaient ensemble leurs arcs au bord du torrent. « Connar, dit Fingal, qui a pu confiner l’ami de Morven dans la caverne ? Puissant devait être son bras, inévitable son épée ! »

« Dorla, répondit Connar, apprit que la force de mon bras s’était évanouie dans la vieillesse. Il attaqua mes salles pendant la nuit, lorsque j’étais seul avec ma fille Niala, et que mes guerriers étaient absents. Je combattis : le nombre prévalut. Dorla est resté dans Duthona, et mes peuples sont dispersés dans leurs vallons ignorés. »

Fingal entendit les paroles de Connar ; il fronce le sourcil ; les rides de son front sont comme les nuages qui couvent la tempête. Il agite dans sa main sa lance mortelle et regarde l’épée de Luno.

« Il n’est pas temps de reposer, s’écrie-t-il, quand celui qui dépouilla mon ami est si près. Les guerriers de Dorla sont nombreux ; ils nous ont attaqués cette nuit, et nous avons cru, en les respectant, que c’étaient les bataillons de Connar. Ossian et Gormalon, avancez le long du rivage. Dumolach et Leth, volez aux salles de Connar, et si vous y trouvez Niala, étendez devant elle vos boucliers protecteurs. Molo, observe l’ennemi, afin qu’il ne puisse livrer ses voiles au vent sans combattre. Et toi, Carrill, où es-tu ? Barde aux douces chansons, reste auprès du chef de Duthona avec ta harpe : sa mélodie est un rayon de lumière qui se glisse au milieu de l’orage. »

Carrill vint avec sa harpe : les sons de cette harpe étaient légers comme le mouvement des ombres glissant dans un air pur sur les rivages de Lara. Coulez en silence, ruisseaux de la nuit, que nous entendions la chanson du barde.

« Au bord des torrents de Lara se penche un chêne qui laisse tomber de ses feuilles, sur le courant d’eau, les pleurs de la rosée. Là, on voit errer deux ombres lorsque le soleil illumine la plaine et que le silence est dans Morven : l’une est ton ombre, vénérable Uval ; l’autre est celle de ta fille, la belle chasseresse. Les jeunes guerriers de Lara poursuivaient les chevreuils ; ils célébraient la fête dans la cabane lointaine du désert. Colgar les découvrit, et parut subitement à Lara comme le torrent qui fond du haut d’une montagne, quand l’ondée est encore sur les hauts sommets, et n’a point descendu dans la vallée. — Fille d’Uval, dit Colgar, il te faut me suivre ; j’enchaînerai ici ton père, car il frapperait sur le bouclier, et les jeunes guerriers pourraient entendre le son dans la solitude. »

« Colgar, je ne t’aime pas, dit la fille d’Uval ; laisse-moi avec mon père : ses yeux sont tristes, ses cheveux blanchis. »

« Colgar est sourd à la prière ; la fille d’Uval est obligée de le suivre, mais ses pas sont tardifs. Un chevreuil bondit auprès de Colgar ; ses flancs bruns se montrent à travers les vertes bruyères. — Colgar, dit la fille d’Uval, prête-moi ton arc : j’ai appris à percer le chevreuil. Colgar crut la beauté déjà consolée, et, plein d’amour, il donne son arc. La fille d’Uval tend la corde, la flèche part, Colgar tombe. La fille d’Uval retourna à Lara : l’âme de son père fut réjouie. Le soir de la vie d’Uval se prolongea ; il fut comme le coucher du soleil sur la montagne des sources limpides ; les derniers jours d’Uval tombèrent comme les feuilles d’automne dans la vallée silencieuse. Les années de la fille d’Uval furent nombreuses ; quand elle s’éteignit, elle dormit en paix avec son père. »

Ainsi chantait Carrill, et moi Ossian je m’avançais avec Gormalon sur le rivage, selon les ordres de Fingal. Au pied d’un rocher nous trouvons un jeune homme : son bras, sortant d’une brillante armure, reposait sur une harpe brisée ; le bois d’une lance était à ses côtés. À travers les herbes chevelues du rocher, la lune éclairait la tête du jeune homme : cette tête était penchée, elle s’agitait lentement dans la douleur, comme la cime d’un pin qui se balance aux soupirs du vent.

« Quel est celui, dit Gormalon, qui demeure ici solitaire ? Es-tu un des compagnons de Dorla, ou l’un des guerriers de Connar ? »

« Je suis, répondit le jeune homme tremblant comme l’herbe dans le courant d’un ruisseau, je suis un des bardes qui chantaient dans les salles de Connar. Dorla écouta mes chansons, et épargna ma vie après avoir livré bataille sur les chants de Duthona. »

« Souviens-toi de Dorla, si tu le veux, répliqua Gormaîon ; mais que peux-tu dire à sa louange ? Il attaqua Connar lorsque les amis du roi étaient absents ; son bras est faible dans le danger, fort quand personne ne le repousse. Dorla est un nuage qui se montre seulement dans le calme, un brouillard qui ne se lève jamais du marais que quand les vents de la vallée se sont retirés. Mais la tempête de Fingal joindra ce nuage et le déchirera dans les airs. »

« Je me souviens de Fingal, dit le jeune homme : je le vis jadis dans les salles de Duthona ; je me souviens de la voix d’Ossian et des fiers héros de Morven, mais Morven est loin de Duthona. »

Les soupirs étouffèrent la voix du jeune homme : ses sanglots éclatèrent comme la glace qui se fend sur le lac du Lego, ou comme les vents de la montagne dans la grotte d’Arven.

« Faible est ton âme, dit Gormalon, indigné : non, tu n’es pas l’enfant des salles de Connar ; tu n’es pas des bardes de la race du roi. Ceux-ci chantaient les actions de la bataille ; la joie du danger enflait leurs âmes, de même que s’enflent les voiles blanches de Fingal dans les tourbillons de la mer de Morven. Tu es des amis de Dorla : va donc le rejoindre, enfant du faible, et dis-lui que Morven le poursuit : jamais il ne reverra les collines de sa patrie. »

« Gormalon, dis-je alors, n’outrage pas la jeunesse : l’âme du brave peut quelquefois faillir, mais elle se relève. Le soleil sourit du haut de sa carrière lorsque la tempête est passée ; le pin cesse alors de secouer dans les airs sa pyramide de verdure, la mer calme sa surface azurée, et les vallées se réjouissent aux rayons de l’astre éclatant. »

Je pris le jeune homme par la main, et le conduisis vers Carrill, roi des chansons. La lumière commençait alors à briller sur l’armée de Dorla ; ses guerriers, pâles et muets, regardaient la lance de Morven et l’épée de Connar ; ils demeuraient immobiles : lorsque le chasseur est surpris par la nuit sur la colline de Cromla, la terreur des fantômes l’environne ; une sueur froide perce son front, ses pas tremblants si’ refusent à sa fuite ; ses genoux fléchissent au milieu de sa course.

Dorla vit les yeux égarés de son peuple ; une grosse larme roule dans les siens. « Pourquoi, dit-il à ses guerriers, demeurez-vous dans ce silence, comme les arbres qui s’élèvent autour de nous ? Votre nombre ne surpasse-t-il pas celui des fils de Morven ? Ils peuvent avoir leur renommée, mais n’avons-nous pas aussi combattu avec les héros ? Si vous songez à la fuite, où est le chemin de nos vaisseaux, si ce n’est à travers l’ennemi ? Fondons sur eux dans notre colère ; que nos bras soient courageux, et la joie de mes amis sera grande quand nous retournerons chez nos pères. »

Connar, au milieu des héros de Morven, frappa sur le bouclier de Duthona. Ses guerriers, dispersés, entendirent le signal du roi ; ils levèrent la tête dans leurs vallons ignorés, comme les ruisseaux de Selma : dans les jours de sécheresse, ces ruisseaux se cachent sous les cailloux de leur lit ; mais quand les tièdes ondées descendent, ils sortent tout à coup de leur retraite, rugissent, inondent et surmontent de leurs eaux les collines.

On combat : Dorla est abattu par fa lance de Connar. Fingal le vit tomber ; il s’avance alors dans sa clémence, et parle aux guerriers de Dorla, qui n’est plus.

« Fingal, leur dit-il, ne se plaît point dans la chute de ses ennemis, quoiqu’ils l’aient forcé de tirer l’épée. Ne venez jamais à Morven, ne vous présentez plus aux rivages de Duthona. Rapide est le jour du peuple qui ose lever la lance contre Fingal ; une colonne de fumée chassée par la tempête est la vie de ceux qui combattent contre les héros de Morven. Retirez-vous : emportez le corps de Dorla.

« Pourquoi es-tu si matinale, épouse de Dorla ? continua Fingal. Que fais-tu, immobile sur le rocher ? Tes cheveux sont trempés de la rosée du matin ; tes regards sont errants sur les vagues lointaines : ce que tu vois n’est pas l’écume du vaisseau de Dorla, c’est la mer qui se brise autour du flanc des baleines. Les deux enfants de l’épouse de Dorla sont assis sur les genoux de leur mère ; ils voient une larme descendre le long de la joue de la femme ; ils lèvent leur petite main pour saisir la perle brillante. « Mère, diront-ils, pourquoi pleures-tu ? Où notre père a-t-il dormi cette nuit ? »

« Ainsi, peut-être, ô Ossian ! ton Éveralline est maintenant inquiète pour toi. Elle conduit peut-être ton Oscar au sommet de Morven, afin de découvrir la pleine mer. Ossian, souviens-toi d’Oscar et d’Éveralline ; ô mon fils ! épargne le guerrier qui, comme Dorla, peut laisser derrière lui une épouse dans les larmes. Hélas ! Dorla, pourquoi es-tu déjà tombé ? »

Ainsi me parlait Fingal, aux jours du passé, dans la terre de Duthona ; ainsi, pour m’enseigner la pitié, il mettait devant mes yeux l’image d’Éveralline mon épouse, d’Oscar mon jeune fils. Éveralline ! Oscar ! rayons de joie maintenant éteints ! comment m’avez-vous précédé dans l’étroite demeure ? Comment Ossian peut-il faire retentir la harpe et chanter encore les guerriers, lorsque votre souvenir, comme l’étoile qui tombe du ciel, traverse tout à coup son âme ? Oh ! que ne suis-je le compagnon de votre course azurée, brillants voyageurs des nuages ! Quand nos ombres se rejoindront-elles dans les airs ? Quand glisseront-elles avec les brises sur la cime ondoyante des pins ? Quand élèverons-nous nos têtes ornées d’une chevelure brillante, comme les astres de la nuit dans le désert ? Puisse ce moment bientôt arriver ! Ce qu’est le lit de bruyère au chasseur fatigué sera la tombe au barde appesanti par les ans : je dormirai ! la pierre de ma dernière couche gardera ma mémoire.

Mais, ô pierre du tombeau ! la saison de ta vieillesse arrivera aussi ; tu t’enfonceras toi-même dans le lieu où les guerriers reposent pour jamais. L’étranger demandera où était ta place ; les fils du faible ne la connaîtront point.

Peut-être la chanson aura gardé le souvenir de cette pierre. La chanson se perdra à son tour dans la nuit des temps ; le brouillard des années enveloppera sa lumière. Notre mémoire passera comme l’histoire de Duthona, qui déjà s’éclipse dans l’âme d’Ossian.

Le peuple de Dorla fend la mer en silence ; les sons d’aucune chanson ne roulent devant lui sur les flots ; les bardes penchent la tête sur leur harpe, et leurs cheveux argentés errent avec leurs armes le long des cordes humides. Les marins sont enfoncés dans leurs sombres pensées ; le rameur distrait suspend soudain la rame qu’il allait plonger dans les flots.

Nous montâmes au palais de Connar ; mais le chef est triste malgré sa victoire : son sein oppressé soulève son armure comme la vague qui renferme la tempête ; son œil éteint ne lance plus son regard brillant à travers la salle des fêtes. Personne n’ose demander au héros pourquoi il est triste, car absente est l’étoile de la nuit, la fille de Connar, la charmante Niala. Fingal voyoit la douleur du chef, et cachoit la sienne sous le panache de son casque. « Carrill, dit-il à voix basse, qu’as-tu fait de tes chants ? viens avec ta harpe soulager l’âme du roi. »

Carrill s’avance au milieu des salles de la fête, appuyé d’une main sur son bâton blanc, de l’autre portant sa harpe ; derrière lui marche le jeune barde de Duthona qu’Ossian et Gormalon avoient trouvé sur le rivage pendant la nuit. Tout à coup son armure tombe à terre ; il lève une main pour cacher son trouble. Quelle est cette main si blanche ? Ce visage sourit si gracieusement à travers les boucles de ses beaux cheveux ! « Niala ! s’écria Connar, est-ce toi ? » Elle jette ses bras charmants autour de son père ; la joie revient au banquet des guerriers. Connar donna la beauté à Gormalon, et nous déployâmes nos voiles et nos chants pour Morven. Ossian est seul aujourd’hui dans les ruines des tours de Fingal, et l’épouse de mon Oscar, Malvina, la douce Malvina, ne sourira plus à son père.

Vallée de Cona, les sons de la harpe ne se font plus entendre le long de tes ruisseaux, dont la voix s’élève à peine sur les collines silencieuses. La biche dort sans frayeur dans la hutte abandonnée du chasseur ; le faon bondit sur la tombe guerrière, dont il creuse la mousse avec ses pieds. Je suis resté seul de ma race : je n’ai plus qu’un jour à passer dans un monde qui ne me connaît plus.

fin de duthona

GAUL

POÈME

Le silence de la nuit est auguste. Le chasseur repose sur la bruyère ; à ses côtés sommeille son chien fidèle, la tête allongée sur ses pieds légers ; dans ses rêves, il poursuit les chevreuils ; dans la joie confuse de ses songes, il aboie et s’éveille à moitié.

Dors en paix, fils bondissant de la montagne, Ossian ne troublera point ton repos : il aime à errer seul ; l’obscurité de la nuit convient à la tristesse de son âme ; l’aurore ne peut apporter la lumière à ses yeux, depuis longtemps fermés. Retire tes rayons, ô soleil ! comme le roi de Morven a retiré les siens ; éteins ces millions de lampes que tu allumes dans les salles azurées de ton palais, lorsque tu reposes derrière les portes de l’occident. Ces lampes se consumeront d’elles-mêmes : elles te laisseront seul, ô soleil ! de même que les amis d’Ossian l’ont abandonné. Roi des cieux, pourquoi cette illumination magnifique sur les collines de Fingal, lorsque les héros ont disparu et qu’il n’est plus d’yeux pour contempler ces flambeaux éblouissants ?

Morven, le jour de ta gloire a passé ; comme la lueur du chêne embrasé de tes fêtes, l’éclat de tes guerriers s’est évanoui ; les palais ont croulé, Témora a perdu ses hauts murs, Tura n’est plus qu’un monceau de ruines, et Selma est muette. La coupe bruyante des festins est brisée. Le chant des bardes a cessé, le son des harpes ne se fait plus entendre. Un tertre couvert de ronces, quelques pierres cachées sous la mousse, c’est tout ce qui rappelle la demeure de Fingal. Le marin du milieu des flots n’aperçoit plus les tours qui semblaient marquer les bornes de l’Océan, et le voyageur qui vient du désert ne les aperçoit plus.

Je cherche les murailles de Selma ; mes pas heurtent leurs débris : l’herbe croît entre les pierres, et la brise frémit dans la tête du chardon. La chouette voltige autour de mes cheveux blancs, je sens le vent de ses ailes ; elle éveille par ses cris la biche sur son lit de fougère, mais la biche est sans frayeur, elle a reconnu le vieil Ossian.

Biche des ruines de Selma, ta mort n’est point dans la pensée du barde ; tu te lèves de la même couche où dormirent Fingal et Oscar ! Non, ta mort n’est point le désir du barde ! J’étends seulement la main dans l’obscurité vers le lieu où était suspendu au dôme du palais le bouclier de mon père , vers ces voûtes que remplace aujourd’hui la voûte du ciel. La lance qui sert d’appui à mes pas rencontre à terre ce bouclier ; il retentit : ce bruit de l’airain plaît encore à mon oreille ; il réveille en moi la mémoire des anciens jours, ainsi que le souffle du soir ranime dans la ramée des bergers la flamme expirante. Je sens revivre mon génie, mon sein se soulève comme la vague battue de la tempête, mais le poids des ans le fait retomber.

Retirez-vous, pensées guerrières ! souvenirs des temps évanouis, retirez-vous ! Pourquoi nourrirais-je encore l’amour des combats, quand ma main a oublié l’épée ? La lance de Témora n’est plus qu’un bâton dans la main du vieillard.

Je frappe un autre bouclier dans la poussière. Touchons-le de mes doigts tremblants. Il ressemble au croissant de la lune : c’était ton bouclier, ô Gaul ! le bouclier du compagnon de mon Oscar ! Fils de Morni, tu as déjà reçu toute ta gloire, mais je te veux chanter encore ; je veux pour la dernière fois confier le nom de Gaul à la harpe de Selma. Malvina, où es-tu ? Oh ! qu’avec joie tu m’entendrais parler de l’ami de ton Oscar !

« La nuit était sombre et orageuse, les ombres criaient sur la bruyère, les torrents se précipitaient du rocher ; les tonnerres à travers les nuages roulaient comme des monts qui s’écroulent, et l’éclair traversait rapidement les airs. Cette nuit même nos héros s’assemblèrent dans les salles de Selma, dans ces salles maintenant abattues : le chêne flamboyait au milieu ; à sa lueur on voyait briller le visage riant des guerriers à demi cachés dans leur noire chevelure. La coquille des fêtes circulait à la ronde ; les bardes chantaient, et la main des vierges glissait sur les cordes de la harpe.

« La nuit s’envola sur les ailes de la joie : nous croyions les étoiles à peine au milieu de leur course, et déjà le rayon du matin entrouvrait l’orient nébuleux. Fingal frappa sur son bouclier : ah ! qu’il rendait alors un son différent de celui qu’il a parmi ces débris ! Les guerriers l’entendirent ; ils descendirent du bord de tous leurs ruisseaux. Gaul reconnut aussi la voix de la guerre, mais le Strumon roulait ses flots entre lui et nous : et qui pouvait traverser ses ondes terribles ?

« Nos vaisseaux abordent à Ifrona : nous combattons ; nous arrachons des mains de l’ennemi les dépouilles de notre patrie. Pourquoi ne restais-tu pas au bord de ton torrent, toi qui levais le bouclier d’azur ? Pourquoi, fils de Morni, ton âme respirait-elle les combats ? Sur quelque champ que ce fût, Gaul voulait moissonner. Il prépare son vaisseau dompteur des vagues, et déploie ses voiles au premier souffle du matin pour suivre à Ifrona les pas du roi.

« Quelle est celle que j’aperçois au bord de la mer, sur le rocher battu des flots ? Elle est triste comme le pâle brouillard de l’aube ; ses cheveux noirs flottent en désordre, des larmes roulent dans ses yeux fixés sur le vaisseau fugitif de Gaul. De ses bras, aussi blancs que l’écume de l’onde, elle presse sur son sein un jeune enfant, qui lui sourit ; elle murmure à l’oreille du nouveau-né un chant de son âge, mais un soupir entrecoupe la voix maternelle, et la femme ne sait plus quelle était la chanson.

« Tes pensées, Évircoma, n’étaient point pour des airs folâtres : elles volaient sur les flots avec ton amour. On n’aperçoit plus qu’à peine le vaisseau diminué : des nues abaissées étendent maintenant entre lui et le rivage leurs fumées onduleuses ; elles le cachent comme un écueil lointain sous une vapeur passagère. « Que ta course soit heureuse, dompteur des vagues écumantes ! Quand te reverrai-je, ô mon amant ? »

« Évircoma retourne aux salles de Strumon, mais ses pas sont tardifs, son visage est triste : on dirait d’une ombre solitaire qui traverse la brume du lac. Souvent elle se retourne pour regarder le vaste Océan. « Que ta course soit heureuse, dompteur des vagues écumantes ! Quand te reverrai-je, ô mon amant ? »

« La nuit surprit le fils de Morni au milieu de la mer ; la lune n’était point au ciel ; pas une étoile ne brillait dans la profondeur des nuages. La barque du chef glissait sur les flots en silence, et nous passons sans la voir, en retournant à Morven.

« Gaul aborde au rivage d’Ifrona. Ses pas étaient sans inquiétude : il erre çà et là, il écoute, il n’entend point rugir la bataille ; il frappe avec sa lance sur son bouclier, afin que ses amis se réjouissent de son arrivée : il s’étonne du silence. « Fingal dort-il ? s’écrie Gaul en élevant la voix ; le combat n’est-il pas commencé ? Héros de Morven, êtes-vous ici ? »

Que n’y étions-nous, fils de Morni ! cette lance t’aurait défendu, ou Ossian serait tombé avec loi. Lance aujourd’hui sans force dans ma main, innocent appui de ma vieillesse, jadis ferme soutien de ceux qui versaient des larmes, tu étais la lance de Témora, tu étais le météore briseur du chêne orgueilleux. Ossian n’était pas, comme aujourd’hui, un roseau desséché qui tremble dans un étang solitaire ; je m’élevais comme le pin, avec tous mes rameaux verdoyants autour de moi. Que n’étais-je auprès du chef de Strumon, quand l’orage d’Ifrona descendit !

Ombres de Morven, dormiez-vous dans vos grottes aériennes, ou vous amusiez-vous à faire voler les feuilles flétries, quand vous nous laissâtes ignorer le danger de Gaul ? Mais non, ombres amies de nos pères, vous prîtes soin de nous avertir : deux fois vous repoussâtes nos vaisseaux au rivage d’Ifrona, nous ne comprîmes pas ce présage ; nous crûmes que des esprits jaloux s’opposaient à notre retour. Fingal tira son épée, et sépara les pans de leur robe de vapeur ; à l’instant les ombres passèrent sur nos têtes. « Allez, impuissants fantômes, leur dit le chef ; allez chasser le duvet du chardon dans une terre lointaine, vous jouerez avec les fils du faible. »

Les ombres amies méconnues s’envolèrent avec le vent : leurs voix ressemblaient aux soupirs de la montagne quand l’oiseau de mer prédit la tempête. Quelques-uns de nos guerriers crurent entendre le nom de Gaul à demi formé dans le murmure des ombres…

 

(Le traducteur, ou plutôt l’auteur anglais, suppose qu’il y a ici une lacune dans le texte.)

« Je suis seul au milieu de mille guerriers : n’est-il point quelque épée pour briller avec la mienne ? Le vent souffle vers Morven en brisant le sommet des vagues. Gaul remontera-t-il sur son vaisseau ? ses amis ne sont point auprès de lui. Mais que dirait Fingal, mais que diraient les bardes, si un nuage enveloppait la réputation du fils de Morni ? Mon père, ne rougirais-tu pas si je me retirais sans combattre ?

En présence des héros de notre âge, tu cacherais ton visage 

avec tes cheveux blancs, et tu abandonnerais tes soupirs au vent solitaire de la vallée ; les ombres des faibles te verraient et diraient : « Voilà le père de celui qui a fui dans Ifrona. »

« Non, ton fils ne fuira point, ô Morni ! son âme est un rayon de feu qui dévore. Ô mon Évircoma ! ô mon Ogal !… Éloignons ces souvenirs : le calme rayon du jour ne se mêle point à la tempête ; il attend que les deux soient rassérénés. Gaul ne doit respirer que la bataille. Ossian, que n’es-tu avec moi comme dans le combat de Lathmor ! Je suis le torrent qui précipite ses ondes dans les mille vagues de l’Océan et qui, vainqueur, s’ouvre un passage à travers l’abîme. »

Gaul frappe sur son bouclier, alors non rongé par la rouille des âges. Ifrona tremble, ses nombreux guerriers entourent le héros de Strumon : la lance de Morni est dans la main de Gaul ; elle fait reculer les rangs ennemis.

Tu as vu, Malvina, la mer troublée par les bonds d’une immense baleine qui, blessée et furieuse, se débat à la surface écumante des flots ; tu as vu une troupe de mouettes affamées nager autour de la terrible fille de l’Océan, dont elles n’osent encore approcher, bien qu’elle soit expirante : ainsi s’agitent et se serrent les guerriers épouvantés d’Ifrona, hors de la portée du bras du héros.

Mais la force du chef de Strumon commence à s’épuiser ; il s’appuie contre un arbre ; des ruisseaux de sang errent sur son bouclier ; cent flèches ont déchiré sa poitrine ; sa main tient sa redoutable épée, et les ennemis frémissent.

Enfants d’Ifrona, quelle roche essayez-vous de soulever ? est-ce pour marquer aux siècles à venir votre renommée ou votre honte ? La gloire des braves n’est pas à vous : vous êtes barbares, et vos cœurs sont inflexibles comme le fer. À peine sept guerriers peuvent détacher la roche du haut de la colline ; elle roule avec fracas, et vient heurter les pieds affaiblis de Gaul : il tombe sur ses genoux, mais au-dessus de son bouclier roulent encore ses yeux terribles. Les ennemis n’ont pas l’audace de se jeter sur lui ; ils le laissent languir dans la mort, comme un aigle resté seul sur un rocher quand la foudre a brisé ses ailes. Que ne savions-nous dans Selma ta destinée ! que nous auraient fait alors les chansons des vierges et le son de la harpe des bardes ! La lance de Fingal n’eût pas reposé si tranquillement contre les murs du palais ; nous n’eussions pas été surpris, dans cette nuit funeste, de voir le roi se lever à moitié du banquet, en disant : « J’ai cru que la lance d’une ombre avait touché mon bouclier ; ce n’est qu’une brise passagère. » Ô Morni ! que ne vins-tu réveiller Ossian, que ne vins-tu lui dire : « Hâte-toi de traverser la mer. » Malheureux père ! tu avais volé dans Ifrona pour pleurer sur ton fils.

Le matin sourit dans la vallée de Strumon ; Évircoma sort du trouble d’un songe ; elle entend le bruit de la chasse sur les coteaux de Morven. Surprise de ne point distinguer la voix de Gaul au milieu des cris des guerriers, elle prête, le cœur palpitant, une oreille encore plus attentive ; mais les rochers ne renvoient point le son d’une voix connue, les échos de Strumon ne répètent que les plaintes d’Évircoma.

Le soir attrista la vallée de Strumon : aucun vaisseau ne parut sur la mer. L’âme d’Évircoma était abattue : « Qui retient mon héros dans l’île d’Ifrona ? Quoi ! mon amour, n’es-tu point revenu avec les chefs de Morven ? Ton Évircoma sera-t-elle longtemps assise seule sur le rivage ? les larmes descendront-elles longtemps de ses yeux ? Gaul, as-tu oublié l’enfant de notre tendresse ? il demande le sourire accoutumé de son père : ses pleurs coulent avec les miens, ses soupirs répondent à mes soupirs. Si Gaul entendait son fils balbutier son nom, il précipiterait son retour pour protéger son Ogal. Je me souviens de mon songe ; je crains que le jour du retour ne soit passé.

« Il me sembla voir les fils de Morven poursuivant les chevreuils. Le chef de Strumon n’était point avec eux : je l’aperçus à quelque distance, appuyé sur son bouclier. Un pied seulement soutenait le héros, l’autre paraissait être formé d’une vapeur grisâtre. Cette image variait au souffle de chaque brise ; je m’en approchai ; une bouffée de vent vint du désert, le fantôme s’évanouit. Les songes sont enfants de la crainte : chef de Strumon, je te reverrai encore, tu élèveras encore devant moi ta belle tête, comme le sommet de la colline religieuse de Cromla éclairée des premiers rayons de l’aurore. Le voyageur, égaré la nuit sur la bruyère, tremble au milieu des fantômes ; mais au doux éclat du jour les esprits de ténèbres se retirent ; le pèlerin, rassuré, reprend son bâton et poursuit sa route. »

Évircoma crut voir un vaisseau sur les vagues lointaines ; elle crut voir un mât blanchi semblable à l’arbre qui pendant l’hiver balance sa cime couverte d’une neige nouvellement tombée. Ses yeux humides n’aperçoivent que des objets confus, bien qu’elle essayât de tarir ses larmes. La nuit descendit ; Évircoma se confia à un léger esquif pour trouver son amant dans les replis des ombres. Elle vole sur les vagues, mais elle ne rencontre point de vaisseau : elle avait été trompée ou par un nuage, ou par la barque aérienne de l’ombre d’un nautonier décédé qui poursuivait encore les plaisirs des jours de sa vie.

La nacelle d’Évircoma fuit devant la brise ; elle entre dans la baie d’Ifrona, où la mer s’étend à l’ombre d’une épaisse forêt. Errant de nuage en nuage, la lune se montrait entre les arbres de la rive. Par intervalles, les étoiles jetaient un regard à travers le voile déchiré qui couvrait le ciel , et se cachaient de nouveau sous ce voile : à leur faible lumière, Évircoma contemplait la beauté d’Ogal. Elle donne un baiser à son enfant, le laisse couché dans la nacelle et va chercher Gaul dans les bois.

Trois fois elle s’éloigne avec lenteur de son fils, trois fois elle revient en courant à lui. La colombe qui a caché ses petits dans la fente du rocher d’Oualla veut cueillir la baie mûrie qu’elle découvre dans la bruyère au-dessous d’elle , mais le souvenir de l’épervier la trouble ; vingt fois elle revole vers ses petits pour les voir encore et s’assurer de leur repos. L’âme d’Évircoma est partagée entre son époux et son enfant comme la vague que brisent tour à tour et les vents et les rochers.

Mais quelle est cette voix que l’on entend parmi le murmure des flots ? Vient-elle de l’arbre solitaire du rivage ?

« Je péris seul. À qui la force de mon bras fut-elle utile dans la bataille ? Pourquoi Fingal, pourquoi Ossian ignorent-ils mon destin ? Étoiles qui me voyez, annoncez-le dans Selma par votre lumière sanglante, lorsque les héros sortent de la salle des fêtes pour admirer votre beauté. Ombres qui glissez sur les rayons de la lune, si votre course se dirige à travers les bois de Morven, murmurez en passant mon histoire. Dites au roi que j’expire aussi ; dites-lui que dans Ifrona est ma froide demeure ; que depuis deux jours je languis blessé sans nourriture ; qu’au lieu de la douce eau du ruisseau, je n’ai pour éteindre ma soif que les flots amers.

« Mais, ombres compatissantes, gardez-vous d’apprendre mon sort aux murs de Strumon ; éloignez la vérité de l’oreille d’Évircoma. Que vos tourbillons passent loin de la couche de mon amour ; ne battez point violemment des ailes en rasant les tours de mon père : Évircoma vous entendrait, et quelque pressentiment s’élèverait dans son âme. Volez loin d’elle, ombres de la nuit : que son sommeil soit paisible, le matin est encore éloigné. Dors avec ton enfant, ô mon amour ! Puisse mon souvenir ne point troubler ton repos ! Toutes les peines de Gaul sont légères quand les songes d’Évircoma sont légers. »

« Et penses-tu, s’écrie l’épouse du fils de Morni, qu’elle puisse reposer en paix quand son guerrier est en péril ? Penses-tu que les songes d’Évircoma puissent être doux lorsque son héros est absent ? Mon cœur n’est pas insensible ; je n’ai point reçu la naissance dans la terre d’Ifrona. Mais comment te pourrais-je soulager, ô Gaul ! Évircoma trouvera-t-elle quelque nourriture dans la terre de l’ennemi ? »

Évircoma soutenait Gaul dans ses bras ; elle rappela l’histoire de Conglas, son père.

Lorsque Évircoma, jeune encore, était portée dans les bras maternels, Conglas s’embarqua une nuit avec Crisollis, doux rayon de l’amour. La tempête jeta le père, la mère et l’enfant sur un rocher : là s’élevaient seulement trois arbres qui secouaient dans les airs leur cime sans feuillage. À leurs racines rampaient quelques baies empourprées, Conglas les arracha et les donna à Crisollis ; il espérait saisir le lendemain le daim de la montagne : la montagne était stérile, et rien n’en animait le sommet. Le matin vint, et le soir suivit, et les trois infortunés étaient encore sur le rocher. Conglas voulut tresser une nacelle avec les branches des arbres, mais il était faible, faute de nourriture.

« Crisollis, dit-il, je m’endors ; quand la tempête s’apaisera, retourne avec ton enfant à Idronlo : l’heure où je pourrai marcher est éloignée. »

« Jamais les collines ne me reverront sans mon amour, répliqua Crisollis. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton âme était défaillante ? nous aurions partagé les baies de la bruyère ; mais le sein de Crisollis nourrira son amant. Penche-toi sur moi : non, tu ne dormiras point ici. »

Conglas reprit ses forces au sein de Crisollis ; le calme revint sur les flots ; Conglas, Crisollis et la jeune Évircoma atteignirent les rivages d’Idronlo. Souvent le père conduisit la fille au tombeau de Crisollis, en lui racontant la charmante histoire. « Évircoma, disait Conglas, aime de même ton époux, quand le jour de ta beauté sera venu. »

« Oui, je l’aime ainsi, dit à Gaul Évircoma ; presse cette nuit pour te ranimer ce sein gonflé du lait qui nourrit ton fils, demain nous serons heureux dans les salles de Strumon. »

« Fille la plus aimable de ta race, dit Gaul, retire-toi ; que les rayons du soleil ne te trouvent point dans Ifrona. Rentre dans ta nacelle avec Ogal. Pourquoi tomberait-il comme une fleur dont le guerrier indifférent enlève la tête avec son épée ? Laisse-moi ici. Ma force, telle que la chaleur de l’été, s’est évanouie ; je me fane comme le gazon sous la main de l’hiver, et je ne renaîtrai point au printemps. Dis aux guerriers de Morven de me transporter dans leur vallée. Mais non, car l’éclat de ma gloire est couvert d’un nuage : qu’ils élèvent seulement ma tombe sous cet arbre. L’étranger la découvrira en passant sur la mer, et il dira : Voilà tout ce qui reste du héros. »

« Et tout ce qui reste de la fille de Strumon, répondit Évircoma, car je reposerai auprès de mon amant. Notre lit sera encore le même ; nos ombres voleront unies sur le même nuage. Voyageurs des ondes, vous verserez la double larme, car avec son bien-aimé dormira la mère d’Ogal. »

Les cris de l’enfant se firent entendre. Le cœur d’Évircoma bat à coups redoublés dans sa poitrine, et semble vouloir s’ouvrir un passage dans son étroite prison. Un soupir échappe aussi du sein de Gaul. Il a reconnu la voix de son fils. « Guerrier, dit Évircoma, laisse-moi essayer de te porter à la barque où j’ai déposé notre enfant ; ton poids sera léger pour moi ; donne-moi cette lance, elle soutiendra mes pas. »

La fille de Crisollis parvint à conduire son époux dans la nacelle. Le reste de la nuit, elle lutta contre les vagues. Les dernières étoiles virent ses forces s’éteindre ; elles s’évanouirent au lever de l’aurore, comme la vapeur des prairies se dissipe au lever du soleil.

Cette nuit même, il m’en souvient, Ossian dormait sur la bruyère du chasseur ; Morni, le père de Gaul, paraît tout à coup dans mes songes ; il s’arrête devant moi, appuyé sur son bâton tremblant : le vieillard était triste ; les rides profondes que le temps avait creusées dans ses joues étaient remplies des larmes qui descendaient de ses yeux ; il regarda la mer, et avec un profond soupir : « Est-ce là, murmura-t-il faiblement, le temps du sommeil pour l’ami de Gaul ? » Une bouffée de vent agite les arbres ; le coq de bruyère se réveille sous la racine du buisson, relève précipitamment la tête qu’il tenait cachée sous son aile, et pousse un cri plaintif. Ce cri m’arrache à mes songes, j’ouvre les yeux ; je vois Morni emporté par le tourbillon. Je suis la route qu’il me trace ; je fends la mer avec mon vaisseau, je rencontre la nacelle d’Évircoma ; elle était arrêtée au rivage d’une île déserte : sur l’un des bords de la nacelle la tête de Gaul était inclinée. Je déliai le casque du héros ; ses blonds cheveux, trempés de la sueur des combats, flottèrent sur son front pâli. Aux accents de ma douleur, il essaya de soulever ses paupières ; mais ses paupières étaient trop pesantes ; la mort vint sur le visage de Gaul comme la nuit sur la face du soleil. Gaul ! tu ne reverras jamais le père de ton ami Oscar.

Près du fils de Morni repose la beauté expirante, Évircoma ; son enfant était dans ses bras, et l’innocente créature promenait en se jouant sa faible main sur le fer de la lance de Gaul. Les paroles d’Évircoma furent courtes : elle se pencha sur la tête d’Ogal, et son dernier regard perça mon cœur. « Adieu, pauvre orphelin ! Ogal, Ossian te servira de père. » Elle expire,

Ô mes amis ! qu’êtes-vous devenus ? Votre souvenir est plein de douceur, et pourtant il fait couler mes larmes.

J’aborde au pied des tours de Strumon : le silence régnait sur le rivage ; aucune fumée ne s’élevait en colonne d’azur du faîte du palais ; aucun chant ne se faisait entendre. Le vent sifflait à travers les portes ouvertes et jonchait le seuil de feuilles séchées ; l’aigle déjà perché sur le comble des tours semblait dire : « Ici je bâtirai mon aire. » Le faon de la biche se cache sous les boucliers sans maîtres ; le compagnon des chasses de Gaul, le rapide Codula, croit reconnaître les pas du fils de Morni : dans sa joie, il se lève d’un seul bond ; mais lorsqu’il a reconnu son erreur, il retourne se coucher sur la froide pierre, en poussant de longs hurlements.

Qui racontera la douleur des héros de Morven ? Ils vinrent silencieux de leurs ondoyantes vallées ; ils s’avancèrent lentement comme un sombre brouillard. Gaul, Évircoma et Ogal lui-même n’étaient plus. Fingal se place sous un pin ; les guerriers l’environnent. Penché sur le front de Gaul, les cheveux gris de Fingal nous dérobent ses larmes ; mais le vent les décèle, en les chassant de sa barbe argentée.

« Es-tu tombé, dit-il enfin, es-tu tombé, ô le premier de mes héros ? N’entendrai-je plus ta voix dans mes fêtes, le son de ton bouclier dans mes combats ? Ton épée n’éclairera-t-elle plus les sombres replis de la bataille ? Ta lance ne renversera-t-elle plus les rangs entiers de mes ennemis ? Ton noir vaisseau surmontait hardiment la tempête, tandis que tes joyeux rameurs répétaient leurs chansons entre les montagnes humides. Les enfants de Morven m’arrachaient à mes pensées en criant : Voyez le vaisseau de Gaul. La harpe des vierges et la voix des bardes annonçaient ton arrivée ; tes bannières flottaient sur la bruyère. Je reconnaissais le sifflement de ta flèche et le bruit de tes pas.

« Force des guerriers, qu’es-tu ? Aujourd’hui tu chasses les vaillants devant toi, comme des nuages de poussière ; la mort marque ton passage, comme la feuille séchée indique la course des fantômes : demain le court songe de la valeur est dissipé ; la terreur des armées s’est évanouie ; l’insecte ailé bourdonne sa victoire sur le corps du héros.

« Fils du faible, pourquoi désirais-tu la force du chef de Strumon, quand tu le voyais resplendissant sous ses armes ? Ne savais-tu pas que la force du guerrier s’évanouit ? Quand le chasseur regagne sa demeure, il contemple un nuage brillant que traversent les couleurs de l’arc-en-ciel ; mais les moments fuient sur leurs ailes d’aigle , le soleil ferme ses yeux de lumière, un tourbillon brouille les nues : une noire vapeur est tout ce qui reste de l’arc étincelant. Gaul ! les ténèbres ont succédé à ta clarté, mais ta mémoire vivra ; il ne soufflera pas un seul vent sur Morven qui ne parle de ta renommée.

« Bardes, élevez la tombe du père, de la mère et du fils. La pierre moussue apprendra à l’étranger le lieu de leur repos ; le chêne leur prêtera son ombre. Les brises visiteront cet arbre de la mort ; sous les fraîches ondées du printemps, il se couvrira de feuilles, longtemps avant que les autres arbres aient repris leur parure, longtemps avant que la bruyère se soit ranimée à ses pieds. Les oiseaux de passage s’arrêteront sur la cime du chêne solitaire : ils y chanteront la gloire de Gaul, tandis que les vierges des temps à venir rediront la beauté d’Évircoma, et que les mères pleureront Ogal.

« Mais, ô pierre ! quand tu seras réduite en poudre ; ô chêne ! quand les vers t’auront rongé ; ô torrent ! lorsque tu cesseras de couler, et que la source de la montagne ne fournira plus son onde à ta course ; lorsque vos chansons , ô bardes ! seront oubliées, lorsque votre mémoire et celle des héros par vous célébrés auront disparu dans le gouffre des âges, alors, et seulement alors, la gloire de Gaul périra, l’étranger pourra demander quel était le fils de Morni, quel était le chef de Strumon. »

fin de gaul
  1. Voyez la Préface de l’Essai historique, Œuvres complètes.