Poèmes inédits de Marceline Desbordes-Valmore

Poèmes inédits de Marceline Desbordes-Valmore
Poèmes inédits de Marceline Desbordes-Valmore, Texte établi par Bernard Gagnebin, Revue Lettres, n° 1 (p. 54-68).

POÈMES INÉDITS
DE MARCELINE DESBORDES-VALMORE


Note de Wikisource

Article de Bernard Gagnebin non inclus, dans le domaine public en 2069

SUR LE CHRIST DE DELACROIX
(Au Salon de 1847.)


C’était le jour du peuple à visiter son Louvre,
Et, toi silencieux, sous la porte qui s’ouvre,
Le peuple, comme un fleuve errant en liberté,
Allait porter son vote à l’immortalité.

Et moi, prise au courant de cette foule aimée,
Marchant avec effort dans son flot enfermée,
J’ouvrais mes yeux sans voile aux mordantes clartés
Qui des lambris vivants sortaient de tous côtés.
Mais le cœur palpitant comme un cœur d’alouette
Attirée au miroir où se heurte sa tête,
J’avançais toute lasse et les yeux larmoyans,
Laissant glisser mes pieds sur les parquets fuyans,
Comme un rêve. Enlacée au bras d’une compagne :

« Où donc l’air pur, disais-je, et l’ombre, et la campagne,
Et la fleur véritable et qui se cueille, et l’eau
Dont le semblant scintille au fond de ce tableau,
Mais qui ne coule pas ! » Ta voix fraîche, ô Nature,
Appelait loin de l’art mon esprit sans culture,
Et vous, pardonnez-moi, chefs-d’œuvre confondus,
Pour mes sens imparfaits vous étiez tous perdus.

Mais là-bas, séparé des marbres, des dorures,
Ses riantes beautés qu’enchaînent leurs bordures,
Et d’enfants qu’on eût dit prêts à courir vers nous,
Qui donc force la foule à plier les genoux ?
Quel sombre attirement, quelle chaste lumière,
A secouru de loin ma brûlante paupière ?
Quelle halte pieuse à travers les bruits forts
A suspendu la foule et ses houleux efforts ?
Un Christ ! Une croix haute en silence gardée
Par deux hommes rêveurs, deux soldats de Judée,
Veilleurs insoucieux des meurtres d’alentour,
Demandant à la Nuit : Quand donc fera-t-il jour ?

Il fait jour ! Il fait jour ! D’une croix éclairée
La lumière descend dans cette nuit sacrée ;
Mais, pour vos yeux de chair et malgré son retour,
Ô veilleurs de la mort, il ne fera plus jour.

La lune sur la terre avançant son visage
De rayons effrayés perce le noir feuillage

Comme un esprit vivant qui juge cette mort,
Et le peuple qui tue et les Rois sans remord.

Au fond du lourd sommeil, la moquerie éteinte
Partout d’un saint effroi laisse couler la teinte,
Et l’âme en pleurs est libre enfin de se plonger
Dans ce repos terrible et doux à partager.
De vos flancs tout ouverts, ô vrai roi qu’on ignore, O
Ô Dieu vrai ! le pardon saigne et s’échappe encore ;
Il saigne, oracle amer des maux qui vont couler
Sur les ingrats que seul vous veniez consoler !

Qui donc a retracé ce triomphe sans armes,
Cet oracle muet qui crie avec des larmes ?
Pour peindre ainsi son Dieu de tendresse expiré
Au fond d’un cœur mortel qu’il faut avoir pleuré !
Qui donc a retrouvé ces couleurs introuvables,
Ces ténèbres qu’on voit, ces pardons ineffables.
Ce silence épandu dans l’air terrifié,
Ce lamentable adieu du cher Crucifié !
Cette nuit qu’on entend sangloter sous ses voiles,
Et l’orbe qui rougit dans un ciel sans étoiles,
Et l’herbe qui se penche en tremblant sous les pieds,
Les doux pieds de Jésus, les pieds froids et cloués.

Qui n’a pas vu cela ne saurait le comprendre,
Qui l’a vu s’en abreuve, et ne peut pas vous rendre,
Ô Christ ! Ô pieds sanglants ! Ô visage incliné !

Ô grandeur ! Ô Dieu mort qui pour nous étiez né !
J’y penserai toujours. Toujours, morte ou blessée,
J’aurai sur cette croix ma mémoire enlacée.
Dieu d’amour, si l’amour sauve tout de l’enfer,
Bénissez votre peintre, il a beaucoup souffert.


TRILBY
OU LE LUTIN D’ARGAÏL


Ce doux lutin qu’il me faut oublier,
Qui fit ensemble et ma joie et mon crime,
Ne viendra plus au bord de mon foyer
Baiser les pleurs de sa chère victime.
Il pleut, j’ai froid ; le feu s’endort ;
Sur mes genoux Trilby ne daigne plus descendre.
Mon Dieu ! ne pleurons pas si fort…
S’il était caché sous la cendre !

Qu’il était triste et charmant, ce lutin,
Quand il pleurait d’amour à mon oreille ;
Quand de mon rêve il sortait le matin,
En murmurant comme une femme abeille.
Sans m’endormir le jour glisse et s’endort ;
Sur mon sommeil Trilby ne daigne plus descendre…
Trilby !… N’appelons pas si fort…
Hélas ! s’il dormait sous la cendre !


Un soir d’orage en relevant nos fleurs,
Sur les buissons je vis errer sa flamme ;
Pour moi, Trilby ranimait leurs couleurs ;
Dans leurs parfums j’ai respiré son âme.
Son âme a fui, l’été s’endort ;
Sur les buissons Trilby ne daigne plus descendre,
Et la fleur qui m’apprend mon sort
N’est déjà plus qu’un peu de cendre.

Dieu l’a voulu. Soumise à mon devoir,
Je l’ai banni de notre humble chaumière,
Et, malgré moi, je cherche à l’entrevoir,
Dès qu’au château brille un peu de lumière.
Je n’y vois plus, mon cœur s’endort ;
Fermé sur lui, l’espoir ne peut plus y descendre,
Et ce cœur qui brûla si fort
Trilby ! Troubleras-tu sa cendre ?

Adieu, Trilby ! Sous des lambris dorés,
Tu n’entends plus si mon âme t’appelle ;
Une autre femme, à ses pieds adorés,
Te tient captif : on dit qu’elle est si belle !
Sois heureux ! Ma plainte s’endort ;
De mes lèvres ton nom peut à peine descendre ;
Mais ce nom que j’aimai si fort ;
Qui le tracera sur ma cendre ?

(Après avoir lu la nouvelle : Trilby,
de Charles Nodier.)          

DÉPART SANS RETOUR

(Traduit de Bohdan Zaleski.)


Un platane près des ondes
S’incline en rêvant ;
Un jeune homme aux tresses blondes
Se penche en pleurant.

Beau platane au vert feuillage
Pourquoi t’incliner ?
Kozaque au jeune visage,
Oh ! pourquoi pleurer ?

L’orage a courbé la tête
Du bel arbre en fleurs,
Et l’âme, dans sa tempête,
A besoin de pleurs.

L’homme a dit à sa patrie
L’éternel adieu,
Nulle terre n’est fleurie
Loin d’un si beau lieu !

Par delà la forêt verte,
Guerrier sans espoir,
Il suit la route déserte
Sur son coursier noir.


Pour chercher loin du grand fleuve
Le pain de l’exil,
Il quitte sa mère veuve…
La reverra-t-il ?

Non ! car l’Ukraine féconde,
Depuis bien des temps,
Envoie au loin par le monde
Mourir ses enfants.

Mais l’heure viendra plus belle,
Viendra le tombeau
Où la plante maternelle
Vivra de nouveau ;

Où viendra l’oiseau sans chaîne
Frêle et tendre ami,
Gazouiller un chant d’Ukraine
Au fils endormi.

Avril 1850.


LA PLUME


Je ne veux plus écrire, et ma plume volage,
Échappée à mes doigts, sous mes doigts se rengage ;
De mon cœur qui se ferme elle épie un regret,
Malgré moi me devine et m’arrache un secret.

Eh bien, je te consacre aux larmes amoureuses,
Toi qui brûles encore en courant sous mes doigts ;
Puisses-tu ne tracer que des heures heureuses
Comme celles que je te dois.


ÉCRIT SUR L’ALBUM
DE PAULINE DUCHAMBGE


Oh ! prends goût au silence !… Oh ! prends le monde en crainte !
Écoute-le de loin : c’est l’écho d’un flatteur.
De ceux qu’il a trompés il étouffe la plainte ;
Tout raille dans son bruit menteur.

*

Tu n’auras pas semé ta couronne étoilée
Sur le miroir tari du ruisseau de tes jours.
Toute pleine de jours, toi, tu t’en es allée
Et ton frais souvenir en scintille toujours.

*

Je suis sa première amitié
Il est aussi la mienne, unique, intime, entière,
Et, s’il veut être en tout avec moi de moitié,
Mon Dieu ! je serai la dernière.


*


Innocence ! Innocence ! Éternité rêvée !
Après vos temps de pleurs êtes-vous retrouvée ?
Etes-vous ma maison que je ne peux rouvrir ?
Ma mère !… Est-ce la mort ?… Je voudrais bien mourir !

*

Pourquoi s’est-il lié si bien avec mon cœur
Hélas ! que tout entier je ne puis le reprendre ?
Pourquoi m’avoir été si tendre… ou si trompeur ?
Si la mort voulait me l’apprendre !


À VICTOR HUGO


Un jour, ma jeune enfant ayant ouvert le livre
Où des éclairs divins votre âme se délivre
Lisait ligne par ligne avec d’humides yeux
Cet orage inconnu qui l’approchait des cieux.
Tantôt se détournant pour cacher une larme,
Tantôt riant d’un mot qui lui jetait son charme,
Tantôt serrant le livre à son front qui brûlait
Pour l’écouter, croyant que le livre parlait.

« Viens voir ! dit-elle alors, m’appelant la première,
» On dirait qu’il écrit avec de la lumière. »
» On dirait que les yeux de ton plus cher auteur
» Pour l’éclairer, ma mère, entrent au fond du cœur.

Note de Wikisource

Dessin d'André Fougeron non inclus, dans le domaine public en 2069

» Comme il parle à sa mère ! Oh ! viens voir comme il l’aime !
» Pour toi, si je pouvais, ce serait tout de même !…
» Comme il lui parle ! écoute ! et comme elle répond
» À cette voix de fils où le ciel se confond ! »


FRAGMENT

Noi si am’vermi nati
A formar l’angelica farfalla.

Dante.

Si Dieu l’avait voulu, je serais là. Ma cendre
Jetterait quelques fleurs sous les pieds du passant,
Et parmi le chemin j’écouterais descendre
Vers moi, d’un filet d’eau le bruit rafraîchissant.
Je le croirais venu de la belle cascade
Qui parlait, souviens-t’en, à notre cœur malade
Sur la route brûlante… Oh ! souviens-t’en toujours
Où je te ramenais, jeune âme de mes jours !
Où, sous tant de soleil, j’ai vu tomber tes larmes.
Pleure, près des jardins si pleins d’ombre et de charmes,
Sur ces monts où l’oiseau vole et couve sans peur !
Oui, nous pleurions à deux car le monde est trompeur ;
La surprise fermait nos lèvres consternées ;
Nous n’avions pas rêvé de telles destinées…
Et l’une plaignant l’autre au splendide chemin,
Nous marchions le front triste en nous tenant la main.
De nos deux voix ta voix nous revint la première
Et ton doux regard bleu m’envoya sa lumière.

Eh bien, allons ! dis-tu, l’eau demande à couler,
Tu vois, l’aile à s’étendre et l’âme à s’envoler.
Viens donc, relève-toi, marche, et livrons notre âme.
Ouvre-la… le soleil attire toute flamme.
Regardons le soleil puisqu’il sèche les pleurs
Et que, de toute cendre il fait jaillir des fleurs. »
Ces mots me sont restés, ma fille, ah ! j’en soupire !
Ils ont gardé sur moi leur pénétrant empire,
Et, comme entrevoyant, je me penche vers toi,
M’écriant : Seigneur ! Père ! Écoutez-la pour moi.


ADIEU D’UNE ESCLAVE GRECQUE

Imitation

Baise-moi tendrement ; je te quitte, ma vie ;
L’heure est venue, adieu ! baise-moi tendrement.
Je suis esclave, adieu ! toi qui m’as tant suivie :
Te quitter, c’est mourir… je meurs, mon jeune amant !

Serment

Crois-le ! de nos amours je ne peux me distraire,
Et je ne le veux plus, qu’il en soit mal ou bien.
Tout mon cœur est entré dans un si doux lien ;
Qu’y devienne le ciel indulgent ou contraire,
Mon sort est de t’aimer, car tu souffres pour moi :
Ton âme m’a voulue et la mienne est à toi.


MARCELINE DESBORDES-VALMORE