Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 329-352).




La nature, sous les tropiques, a été sentie et rendue supérieurement par Bernardin de Saint-Pierre, mais elle n’a pas été chantée encore. Ce que l’auteur de Paul et Virginie a fait dans la langue de la prose, il nous a semblé qu’on pouvait le tenter dans la langue des vers. De là ce volume de Poèmes et Paysages, où l’on a cherché à rendre, dans toute sa vérité, la riche nature de l’île Bourbon, l’une des plus belles îles des mers de l’Inde.

Mais, si riche, si magnifique que soit la nature en elle-même et dans son isolement, si habile qu’on veuille supposer le poète qui s’étudie à la reproduire, il arrive un moment où le lecteur se sent refroidi devant la solitude des tableaux qu’on lui présente. Pour s’y complaire, il a besoin bientôt d’y rencontrer celui auquel il s’intéresse avant tout, cet autre lui-même, qui donne la vie et la beauté aux objets extérieurs ; ce Moi universel et humain, principe et fin de l’art, et qui est comme la raison d’être de la création ; en un mot, il y veut rencontrer l’homme : l’homme avec son intelligence et son cœur, ses espoirs et ses défaillances, ses misères et ses vertus. La création, on l’a dit, est un temple splendide ; mais c’est un temple muet, si la voix du prêtre lui fait défaut. L’homme est ce prêtre, cet interprète, ce verbe intelligent de la nature.

Milton n’a si bien réussi à nous promener, attentifs et charmés, à travers les immortelles descriptions de son Éden que parce qu’il nous y a montré ces deux types radieux, Adam et Ève, semant partout la vie sur leurs pas, résumant en eux la force et la beauté d’un monde naissant, et qu’il a su, le poète suprême ! dans un cadre d’une magnificence sans pareille, concentrer sur ces deux têtes l’intérêt de toute l’humanité.

Dans les œuvres de l’art, comme dans la nature, l’homme doit toujours occuper la première place. Et c’est justice après tout, car l’homme, cet être intermédiaire entre le Créateur et la création, porte en soi un idéal supérieur au monde qui l’entoure. Dans la sphère où se meut son existence, il sent, il désire mieux que ce qu’il voit : là est le mystère douloureux, mais aussi la légitimité de ses aspirations.

Dans le recueil qu’il publie et dont l’ambition est des plus modestes, l’auteur, qui a toujours superposé le Moi humain à l’Art et à la nature, l’auteur a pris l’homme avec tous ses sentiments de fils et de frère, d’ami et d’amant, de citoyen, de poète, d’époux, de père, et il l’a placé, comme une figure une et multiple à la fois, dans des paysages ou des scènes empruntés à la vie et au climat des Tropiques. Ce qu’il aurait surtout voulu, c’est que cette figure, qui parle presque toujours à la première personne, fût, en toute simplicité et franchise, un fidèle écho et de la voix intérieure que chacun a en soi, et de cette voix extérieure à qui, lui, enfant d’un autre sol, il a demandé son inspiration. Sous le rapport purement humain et général, en supposant que le but désiré ait été atteint, cette poésie ainsi comprise pourrait être entendue aussi bien de l’homme du Nord que de l’habitant des régions australes. La nouveauté, ici, ne serait que dans la bordure et le cadre, et aussi dans la forme, souvent lyrique, presque toujours subjective, dont il lui a plu de revêtir sa pensée.

Ce volume de Poèmes et Paysages, l’auteur du moins voudrait l’espérer, n’est pas seulement un recueil de pièces détachées sans unité et sans suite. Il lui semble, au contraire, qu’on y saisirait, avec un peu d’attention, le lien, léger à la vérité, mais partout sensible, qui rattache et coordonne entre eux les morceaux dont se compose ce livre. Il croit qu’on y pourrait démêler, sans trop de peine, l’idée d’ensemble qui a présidé à son travail. N’y aurait-il pas là, en effet, comme le récit d’une vie intime, le pèlerinage d’une existence privée à travers ses phases et ses vicissitudes diverses ; une sorte d’itinéraire écrit par un poète voyageur, qui se raconte à lui-même ses impressions en présence de la nature, soit qu’il visite les îles de l’océan Indien, le cap de Bonne-Espérance, les solitudes des mers torrides ; soit que, changeant de zone et remontant les flots de l’Atlantique, il vienne enfin aborder le climat européen ?

Ce n’est pas une simple appréhension de monotonie ou de redites dans les descriptions qui a décidé l’auteur à placer à côte de ses tableaux inspirés par le ciel des Tropiques d’autres tableaux empruntés au climat tempéré de l’Europe. Ici, comme ailleurs, il n’a fait qu’obéir naïvement à son inspiration. Ayant vécu dans les deux hémisphères, il a voulu reproduire dans ses paysages, selon la saison et l’heure, selon le caprice de la muse, les aspects du sol et du ciel nouveaux qu’il avait devant les yeux. Il lui est arrivé quelquefois de trouver place, dans une même composition, pour les couleurs opposées des deux natures, de mettre en regard la lumière forte et la nuance, le rayon éclatant et le rayon adouci. Le contraste fait mieux ressortir son intention comme peintre ; comme poète, sous les chênes de la France aussi bien que sous les palmiers de la Salazie, il croit être resté dans l’unité de sa première donnée humaine.

S’inspirant des lieux et des hommes qu’il a vus il n’est pas demeuré, non plus que d’autres, indifférent ou muet devant les événements auxquels il lui a été donné d’assister : la voix a vibré en lui, et il l’a rendue dans la mesure de son interprétation et de ses espérances. Mais ce livre n’en attestera rien ou presque rien. Il est des silences et des lacunes qui sont imposés par la nécessité des temps.

Né sur une terre ou l’esclavage a subsisté jusqu’en 1848, il n’eût pas été possible à l’auteur de ces poèmes de s’abstraire complètement du milieu social ou s’est écoulée son enfance et un partie de son adolescence. Bien que créole d’origine et d’affections, il s’est toujours senti une répulsion innée pour ce fait antichrétien qui a nom l’esclavage. Ses aversions natives pour ce -meurtre moral, et pour tous les préjugés qui en sont la conséquence fatale, ont maintes fois demandé leur expression à la poésie. Il a protesté, sur les lieux mêmes, dix ans et plus avant l’émancipation des nègres, contre un état de choses que réprouvaient également et ses idées et ses sentiments, et qui lui paraissait tout aussi contraire aux intérêts bien entendus de la patrie coloniale que douloureux et outrageant pour l’humanité. On ne s’étonnera donc pas de retrouver ici l’écho tantôt plaintif, tantôt véhément, de ces protestations qui se sont produites sous la toute-puissance et en face même du fait brutal. Plus tard, quand une révolution, improvisant l’avenir, coupant court à toutes les hésitations, à tous les compromis avec la vérité, est venue donner brusquement raison au poète, au rêveur, à l’homme de foi contre l’homme de doute, il n’a su qu’applaudir à cet acte par lequel un gouvernement d’initiative, usant de l’omnipotence du droit et de la justice, proclamait enfin dans nos colonies la cessation d’un ordre de choses depuis longtemps incompatible avec la raison et la conscience du siècle. Et, en agissant ainsi, le poète n’a fait que se montrer conséquent avec lui-même et avec son passé. Du reste, cette adhésion à une mesure qu’il avait appelée de tous ses vœux, nul, sur le sol natal, n’a dû s’en étonner : on n’ignorait pas ce qu’il avait écrit et pensé d’une iniquité séculaire dont, pour sa part, il a toujours répudié l’héritage :


Nous sommes les enfants, l’attente d’un autre âge : De l’opprimé sur nous que les pleurs soient puissants. Vengeons un séculaire outrage ! Du crime des aïeux nous sommes innocents.


Que si, maintenant, on venait nous demander ce que l’art et la poésie ont à voir en de telles matières, nous répondrions que l’Art, pour nous, n’a jamais été un puéril jeu de rythmes et de cadences, un passe-temps fait pour des lèvres éprises du nombre. La poésie a une mission sérieuse : ici consolatrice, là réparatrice, partout et toujours utile dans le sens du développement intellectuel et moral de l’homme. Quant à ce qu’on a nommé, en ces dernières années, l’art pour l’art, nous avouons n’y avoir jamais rien compris. C’est là un de ces mots vides de sens qui flottent au vent de l’école, et qui ne sauraient signifier autre chose que les jactances de l’irréflexion ou les sénilités de l’impuissance. Le temps des rimes stériles, des rimeurs désœuvrés, est passé. Au poète, comme au moraliste, à l’historien, au philosophe, le lecteur est en droit de demander une pensée qui éclaire son intelligence, un sentiment qui retrempe son âme et la soutienne dans les difficultés de la vie. L’Art veut être : pris au sérieux, surtout par ceux qui en professent le culte. Quand on le fait descendre du rôle qui lui est assigné, on compromet son caractère et sa légitime influence, on l’expose au dédain ou à l’inattention. Pour être écoutée comme elle le mérite, la poésie devra parler un langage qui inspire le respect, en s’inspirant elle-même de l’éternelle vérité humaine, — intime ou générale, religieuse ou politique, — suivant l’heure et le lieu ; elle devra se mettre, vassale divine, au service des divines aspirations de l’humanité ; se retremper sans cesse aux sources vivifiantes du juste et du vrai, y puiser sa force, son éloquence, cette vitalité qui n’est point en elle, mais qu’elle reçoit et qu’elle communique à son tour. Consolante comme l’espérance, active comme la charité, ardente comme la foi, elle a pour but de traduire et de propager par le nombre, par l’image, par toutes les ressources qui lui sont propres, les ardeurs du sentiment et les lumières de l’esprit ; elle doit agir a la fois sur le cœur et sur l’intelligence ; raffermir et non ébranler ; réveiller et non assoupir ; pousser a l’action et non à la contemplation oisive ; raviver partout sur son passage l’étincelle de l’idéal, cette seule richesse de l’homme ici-bas ; enfin, elle doit poursuivre dans le monde des faits la réalisation de ce monde supérieur ou pénètrent son regard et ses pressentiments, et que régissent les saintes lois de l’harmonie. A ce prix, elle est ce qu’elle doit être : vraie, féconde, fidèle à elle-même ; à ce prix, elle conserve le don divin de la vie, et elle échappe à la malédiction du poète polonais :

« Aux oreilles qui t’écoutent tu procures d’ineffables jouissances. Tu enlaces les cœurs et les délies comme une guirlande, caprice de tes doigts. Tu fais couler des larmes et tu les sèches par un sourire, et de nouveau tu chasses ce sourire pour un instant, pour quelques heures, souvent pour toujours. Mais toi, qu’éprouves-tu ? que crées-tu ? que penses-tu ? De toi jaillit la source de la beauté, mais tu n’es pas la beauté.

« Malheur a toi ! L’enfant qui pleure sur le sein de sa mère, la fleur des champs qui ignore ses propres parfums, ont plus de mérite que toi devant le Seigneur.

« Oui, tu souffres aussi, mais ta douleur ne crée rien, elle ne sert à rien ! Les gémissements du dernier des malheureux sont comptés parmi les accents des harpes célestes ; ton désespoir, tes soupirs tombent à terre, et Satan les ramasse, les ajoute avec joie à ses mensonges et à ses illusions, et le Seigneur les reniera un jour comme ils ont renié le Seigneur.

« D’ou viens-tu donc, ombre éphémère, toi qui annonces la lumière et ne la connais pas, toi qui ne l’as jamais vue et ne la verras jamais ? Qui donc t’a créé par colère ou par ironie ? Qui t’a donné cette vie si misérable et si trompeuse, que tu puisses jouer l’ange à l’instant même ou tu vas succomber, ramper comme un reptile et t’étouffer dans la vase ? – La femme et toi, vous avez une même origine ! »

La pièce intitulée Les Pamplemousses, qui se lit à la page 118 du présent recueil, était comme une conclusion, une sorte de finale en vers à quelques pages de prose descriptive sur une promenade au jardin des Pamplemousses. A ce titre, je reproduis ici ces pages qui ont paru dans la Revue nouvelle (numéro du 1er mars 1847). Elles me semblent compléter une impression et achever le paysage que je n’ai pu qu’esquisser dans la pièce de vers.


NOTES


Eh quoi ! madame, vous voulez que je vous parle des Pamplemousses, que je vous dise mes impressions en voyant pour la première fois la douce vallée où vous êtes née, où vous avez passé une partie de votre enfance, et que vous avez quittée si jeune encore ! Vous voulez, dites-vous, revenir avec moi dans ces beaux lieux que vous aimez toujours, visiter la petite église de votre quartier natal, vous promener sous les calmes ombrages dujardin créé par le génie bienfaisant de Poivre ; vous voulez enfin savoir si vos souvenirs sont fidèles. Hélas ! quelles descriptions, quelles riches réalités pourraient valoir jamais nos souvenirs ? Ils jettent sur le passé un voile qui l’idéalise et nous le rend de plus en plus regrettable. Vous le savez mieux que personne, vous qui, dans les bonheurs d’une vie facile et reposée, au sein d’une existence couronnée de toutes les félicités de la famille, vous surprenez souvent à rêver avec larmes à votre enfance sous les bois, à vos courses par les plaines, à vos chères Pamplemousses.

Les Pamplemousses ! quel nom charmant ! Quelle vallée plus charmante encore ! Comment vous la décrire ? Où trouver des paroles limpides et d’assez fraîches couleurs pour rendre le tableau que les années ont laissé si vivant en vous ? Je vous obéirai pourtant, car je sais qu’à mon insuffisance suppléera une imagination riante comme vos savanes fleuries. Et d’ailleurs, un seul mot jeté en passant, un nom de village, d’arbre ou de fleur, ne suffisent-ils pas pour évoquer ces mille gracieux souvenirs qui sommeillent dans notre âme, et qui, au dire du poète, n’attendent souvent, comme les oiseaux, qu’un souffle pour s’éveiller et chanter !

Après quatre-vingt-dix jours d’une pénible traversée, nous abordions enfin les côtes de cette île qui a changé de nom en changeant de domination, mais que je veux toujours désigner sous son doux nom d’Ile de France. — Ah ! que la vue de la terre est donc douce lorsqu’on a longtemps été sur la mer ! Que d’ennuis oubliés dans cette heure de joie qu’on appelle l’arrivée ! La brise tiède qui vient du rivage est chargée d’arômes ; l’air n’a plus cette saveur saline de l’océan ; le flot est comme le ciel, transparent et bleu ; on entend sur les mâts les cris de l’oiseau blanc des tropiques qui semble saluer votre venue ; on aperçoit au loin, se détachant peu à peu sur les flancs bruns des montagnes, les vertes habitations des colons ; à mesure qu’on approche tout se dessine, tout prend forme et couleur, et, lentement porté vers le port, on voit glisser, comme un changeant panorama, des rives chargées de la plus riche végétation. — Tableaux mouvants ! surprise et joie des yeux ! douces émotions de l’atterrissage ! heureux qui vous a connus ! Plus heureux encore celui qui se savait attendu sur le rivage !

Quant au voyageur que le hasard seul ou l’inquiétude de voir a poussé sur les rives de l’Ile de France, après le repos que réclament les fatigues d’une longue traversée, il se rappelle qu’il a d’abord à visiter la romantique vallée qu’à consacrée le génie de Bernardin de Saint-Pierre.

La ville, avec son église aux tours jumelles, ses maisons encloses de jardins, son camp Malabar, son Champ de Mars où s’élève le tombeau du général français Malartic, son fort Adélaïde posé comme un nid d’aigle sur une crête pierreuse, et déroulant de loin sa menaçante ceinture de batteries ; la ville n’est pas ce qu’il désire le plus connaître. Il est à quelques milles du port un coin de terre discret, une vallée ombreuse peuplée des plus chastes souvenirs ; c’est là qu’il veut aller se reposer des flots et oublier devant une nature magnifique et douce les orageuses émotions de la mer.

Vous trouverez peut-être, madame, que je m’arrête bien peu dans votre jolie ville du Port-Louis. Comment ! pas un mot de sa position si pittoresque au pied de la montagne du Pouce ; pas un mot de ses fraîches demeures aux tonnelles de lianes et de jasmin, de son beau port enfermé de collines, de ses rues si animées, si vivantes, ou l’on voit étalés à la vitre des magasins les plus précieux tissus de l’Inde et de la Chine ? — A cela que vous répondre, sinon que je viens de quitter la mer et que j’ai soif de verdure et d’ombre ! — A Dieu ne plaise que mon silence vous parût de l’indifférence ou du dédain ! J’aime votre petite et gaie capitale, qu’on a si bien nommée le Paris des mers de I’Inde. Le goût de ses habitants pour les plaisirs et les élégances de la vie, et surtout leur cordiale affabilité, séduisent dès l’abord et captivent l’étranger. Pour être quelque peu anglaise par les mœurs, la langue et certaines habitudes acquises de comfort, la société de votre pays n’en est pas moins encore toute française par le cœur : son vif esprit est ouvert aux choses de l’intelligence ; elle aime l’art et l’accueille ; elle le fête même à l’occasion ; son hospitalité est alors des plus empressées.

Un jeune poète voyageur, arrivé presque en même temps que moi dans la colonie, y fut reçu avec les témoignages de la plus flatteuse distinction ; mais, je vous le répète, madame, mon intention n’est pas de vous entretenir ici de la vie mauricienne, je veux seulement vous dire ma visite aux Pamplemousses. Et pourquoi ne vous l’avoureais-je pas ! moi aussi c’était la que m’appelaient avant tout mes sympathies de voyageur.

Je suis de ceux qui à tous les étonnements de la cité préfèrent les charmes simples de la nature ; j’admire les œuvres de l’homme, mais j’aime les bois.

Madame votre sœur, près de laquelle vos lettres m’avaient ménagé une bienveillante réception, comme si elle avait deviné mes impatientes curiosités, m’offrit de me servir de guide dans mon pèlerinage. Le jardin des Pamplemousses est souvent pour elle et ses enfants un but de promenade matinale ; quelquefois même, pendant l’ardente saison, elle y va avec sa petite famille passer des journées entières. Vous jugez, madame, si j’acceptai. avec reconnaissance. Il fut convenu, pour éviter la chaleur, que nous partirions avant le lever du soleil, et dès le lendemain, au second coup de canon du port, c’est-à-dire à cinq heures du matin, nous traversions en voiture, elle, sa belle enfant et moi, la grande et large rue de Paris. Bientôt disparaissent derrière nous les boutiques encore endormies du camp Malabar, le fort qui domine la ville, et, plus loin, les monticules déboisés qui la ferment à l’est. Nous voici sur la grand’route ; le jour se lève à peine ; sous la lueur crépusculaire, on distingue au nord les lignes bleues de la mer ; au sud, les ondulations des collines, et, dans l’azur pâle du ciel, les cimes aiguës du Paeter-Boot. Approchons ! Voici les Lataniers, cette charmante demeure cachée sous les feuilles ! Des bouquets de bananiers et de cocotiers entourent ses jardins ; ses murs, à hauteur d’appui, sont chargés de lianes, et sa porte s’ouvre d’elle-même sur la route comme pour inviter à entrer. La rivière, ou plutôt le ruisseau des Lataniers, baigne tout un côté de cette habitation, et va, à quelque distance de la, se perdre dans les galets de la plage. Ce ruisseau, que traverse le canal Bathurst, descend du Val-des-Prêtres, où Bernardin de Saint-Pierre a placé les scènes pastorales de Paul et Virginie. Du chemin l’œil peut remonter le cours de la rivière ; des marges d’herbes plus vertes en décèlent la présence ; parfois on la voit scintiller comme une ligne d’argent ; parfois elle disparaît sous des bouquets de goyaviers pour se remontrer plus haut et disparaître encore entre les mille accidents du terrain. Des arbres gracieux qui jadis lui versaient leur ombre, il ne lui reste plus désormais que le nom ; leurs troncs élancés, leurs larges palmes ouvertes au vent comme des éventails, ont fait place à l’épaisse végétation des savanes. — Oh ! la délicieuse impression que celle qui nous vient de la nature au moment de son réveil ! Rappelez-vous, madame, une de ces radieuses matinées comme vous en avez tant vu sous le beau ciel de votre île. Nous nous étions arrêtés un instant pour admirer le paysage qui se déroulait sous nos yeux et respirer les fraîches brises descendant des crêtes de Paeter-Boot. Le soleil venait de paraître ; les grandes herbes de la plaine étincelaient comme des épis de diamants ; dans l’air passaient les ailes blanches et rapides des oiseaux pêcheurs ; les cimes des montagnes étaient couvertes de lueurs rosées, et de bleuâtres vapeurs flottaient sur le bassin des ravines, s’élevant lentement de toute part comme la respiration de la vallée. Nous n’étions pas seuls à jouir de cette merveilleuse scène. A quelques pas de nous se tenait un jeune homme que je reconnus bientôt pour l’artiste étranger dont je vous ai parlé tout à l’heure. Dès qu’il nous aperçut, il quitta brusquement la route et s’enfonça dans le sentier boisé qui conduit au Val-des-Prêtres. Nous devions le retrouver aux Pamplemousses.

De riches plantations s’étagent sur les flancs de Paeter-Boot et l’entourent d’un amphithéâtre de verdure et de maisons ; de distance en distance s’élèvent aussi de pauvres cases en paille, qu’on prendrait de loin pour des nids d’oiseaux suspendus aux saillies des rochers. C’est là que demeure une population active et industrieuse ; adonnée au jardinage, elle cultive les légumes et les fruits qui alimentent le marché du port. Cette partie de la colonie, véritable jardin potager de la ville, est l’une des plus favorisées pour la température. Abrité des vents par les montagnes, son bassin circulaire est sans cesse rafraîchi par les ondées que lui versent les nuages se dirigeant vers les cimes prochaines. Aussi les maisonnettes de ce plateau se sont-elles multipliées ; peu à peu elles sont descendues vers la plage ; aujourd’hui elles longent la grand’route et la bordent de leurs haies d’aloès. Les bananiers ont remplacé ces tamarins séculaires dont les branches touffues, les feuilles petites et serrées, versent une ombre d’une pénétrante fraîcheur. Le nègre accablé de fatigue et de soleil y déposait autrefois son fardeau et se reposait des longueurs du chemin ; il n’était pas rare aussi d’y rencontrer des marchands ambulants et des colporteurs ; sur l’herbe s’offraient à la vue du voyageur des fruits de toute espèce, et celui du cocotier a dû souvent le désaltérer de son eau légèrement acidulée. Mais, hélas ! madame, arbres et fruits, tout a disparu. Au silence d’une route solitaire a succédé l’agitation d’une sorte de rue poudreuse et champêtre ; plus d’étalages sous la ramée ! mais de pauvres boutiques où vivent dans l’indolence quelques familles d’Indiens et de Chinois. Cependant nous avons dépassé la dernière ; à droite et à gauche ce sont des champs de canne ou de maïs, et par une pente insensible nous arrivons sur les bords déserts de la rivière des Calebasses.

Ses rives sont couvertes de roseaux et de songes sauvages ; elle s’avance sans murmure sous un berceau de bambous dont les longues tiges inclinées laissent pendre au fil de l’eau des guirlandes de lianes aux cloches de safran et d’azur. Tout un peuple d’oiseaux anime ce site agreste : ici brille comme une fleur de pourpre le cardinal au corsage de feu ; là le bengali violet aux plumes mouchetées de blanc se berce en chantant surune fataque mouvante ; plus près de nous, l’oiseau de la Vierge, aux habitudes familières, voltige et boit sur les feuilles la rosée du matin. — La verdoyante solitude ! on se surprend à y rêver une vie abritée, des jours fermés à tous les bruits, à tous les intérêts du monde. Et puis, quels souvenirs n’éveille pas cette silencieuse rivière ! Elle me rappelle le solitaire de la montagne Longue ; elle passait à la porte de sa modeste habitation. Que de fois ne fut-elle pas témoin des désespoirs de Paul et des hautes consolations du vieillard ! Pour distraire son jeune ami, il le conduisait vers ces eaux paisibles ou l’entraînait dans les profondeurs calmantes des bois. Il aurait voulu verser dans son cœur la sérénité ambiante de la nature. Quelquefois encore, pour relever son courage, il lui disait sa vie à lui-même, vie pleine d’amertume et d’enseignements. Mais que pouvaient des paroles sur l’âme à jamais blessée du frère de Virginie ? Il est des pertes qu’on ne répare qu’en Dieu !

Après une courte station, nous nous remîmes en marche. La rapidité des chevaux, le spectacle varié de la campagne, les naïves exclamations de la belle enfant que j’avais à mes côtés, tout invitait mon esprit à de plus riantes pensées. De temps à autre passait auprès de nous quelque noir bazardier allant au port avec un panier de fruits sur la tête et un gai refrain créole aux lèvres. Le chemin s’abrégeait de mille causeries ; c’étaient des questions sans cesse renouvelées sur vous, madame ; votre sœur me demandait si vous vous plaisiez en France, si vous ne regrettiez pas la colonies ; et nous parlions de Nantes, votre ville d’adoption, de mon prochain retour en Europe, lorsque tout à coup nous vîmes sortir du milieu des arbres le clocher de l’église des Pamplemousses. Nous n’étions plus qu’à une petite distance du village ; un ruisseau nous en séparait encore. — Ce ruisseau est celui des Citronniers, où viennent les laveuses blanchir et étendre leur linge. — Nous l’avons traversé et nous montons vers le hameau ; les maisons se resserrent, le mouvement augmente : la voiture se détourne, nous voici enfin dans le village. L’église est au centre, gracieusement posée sur une vaste pelouse fermée par un rideau d’arbustes. La croix de la tour regarde le couchant ; derrière se déroulent les magnifiques ombrages du Jardin des Plantes ; à gauche est le presbytère et le cimetière où croissent, parmi les tombes, le laurier-rose et le filao ; à droite sont de riches plantations, et l’on voit, entre les hautes flèches des cocotiers, la blanche colonnade de Monplaisir, la villa aux eaux vives, ancienne résidence des gouverneurs de l’île. Cette église est petite, mais touchante de grâce et de simplicité ; elle semble, de son verdoyant plateau, sourire à toute la campagne. Ses murs couverts de mousse, de scolopendre et de grappes de lierre, portent cette empreinte de vétusté que les années seules déposent sur les monuments, et que l’homme devrait toujours leur laisser. A l’intérieur, elle est de la plus coquette propreté ; les bancs et la chaire sont soigneusement entretenus. Ici point de vitraux peints ni d’ombres mystérieuses ; de larges fenêtres donnent passage à un jour limpide et clair ; tout cela est sans faste, doux, lumineux et frais ; on se sent bien dans le pays des brises et des palmiers ! le maître-autel est beau, orné avec goût ; les deux autres autels sont consacrés, celui de la nef de gauche à la Vierge, celui de la nef de droite à saint François d’Assise, patron de l’église. Il y a peu de tableaux ; le plus remarquable est une Sainte Famille d’après Raphaël. A une Ascension d’après le Guide, à une toile représentant les Quatre Pères de l’Église, il faut joindre un Saint François d’Assise dû à l’habile pinceau d’un de vos compatriotes, M. Émile Michel. Cette dernière toile, dont le peintre créole a doté la paroisse, a été faite, diton, d’après Velasquez. – Vous le voyez, madame, cette pauvre chapelle n’est plus ce que vous l’avez connue ! Le temps lui a apporté parure et richesse. Espérons qu’elle s’embellira encore, mais souhaitons qu’on lui conserve ce caractère de sainte rusticité qui s’harmonise si parfaitement avec le paysage d’alentour.

La paroisse des Pamplemousses est une des plus anciennes de l’Ile de France. Dès 1734, M. le chevalier de Nyon, premier gouverneur pour les Français, s’y était transporté pour faire choix d’un emplacement convenable et y élever un édifice religieux. Ces premiers projets n’eurent pas de suite. En 1742, M. de la Bourdonnais marqua d’une croix le tertre où fut bâtie plus tard (vers 1756) la jolie église que je viens de visiter avec vous. M. de la Bourdonnais avait une préférence marquée pour le quartier des Pamplemousses, ainsi appelé de l’arbre importé de Siam, et qui, par ses soins, s’y naturalisa facilement. Cette préférence du gouverneur, ou plutôt du créateur de la colonie, a laissé d’utiles et nombreux souvenirs. Il faisait de fréquentes tournées dans le village pour surveiller lui-même et encourager les naissantes habitations. La proximité de la ville, la fertilité du sol, la douceur de la température, tout y attirait et contribuait à une prompte colonisation. M. Poivre, l’intendant général des îles de France et de Bourbon, y jeta les fondements du Jardin botanique et de la villa de Monplaisir. M. Céré, l’excellent créole, l’intelligent ami des plantes, y demeura également ; mais ce n’est point à Monplaisir que je veux vous mener, madame, c’est à ce calme et beau jardin dont la porte s’ouvre si près de l’église. Entrons-y ; l’heure avance, le soleil commence à se faire sentir ; allons nous asseoir un instant sous ces dômes aux profondes ramures, non loin de ce bassin aux ondes transparentes où la jam-rose laisse tomber son fruit, la grenadille ses larges fleurs ; où nagent, entre la chevelure flottante des limons et sous les feuilles veloutées des songes, des bandes de petits poissons de nacre, de pourpre et d’or. Quelle ombre enchantée tombe de ces berceaux ! quelle placidité dans l’air ! Oasis de verdure, cette retraite charmante renferme une variété infinie d’arbres et de plantes, exotiques richesses des contrées lointaines ; leur feuillage se mêle, leurs fleurs se sourient ; mille parfums se fondent en un parfum ; c’est une harmonieuse confusion de formes et de couleurs. S’abandonnant en liberté à ses larges caprices, ici la nature s’épanouit avec plénitude. Que de grâce et que de force ! le souffle de la vie court et frémit sur toutes choses ; on sent respirer l’arbre, on sent aimer la plante. Voyez comme à travers ces feuilles la lumière se joue vive et brisée ; comme la tête délicate des fougères ruisselle de diamants du matin ! entre les panaches des branches s’ouvrent en aigrettes des bouquets de baies de rubis ; le long des troncs moussus, sur les palmes satinées, glisse, luisante émeraude, le lézard, ami du soleil ; aux marges des bassins frissonne la libellule ; le papillon se pose sur le calice entr’ouvert des nénuphars ; c’est partout un bruissement d’ailes, un murmure de brises et d’eaux, et sur cet ensemble de jeunesse et de fraîcheur plane un came divin, le silence des chastes solitudes !

Cependant ces bosquets, solitaires pendant les six jours de la semaine, s’animent le dimanche d’un peuple de promeneurs. Ils viennent en famille oublier aux Pamplemousses les fatigues et les chaleurs de la ville. On choisit une place couverte au bord de quelque ruisseau ; on y dépose les paniers contenant les provisions de la journée, et chacun d’errer à sa fantaisie à travers les allées et les massifs d’une luxuriante végétation. Il est telle touffe de bambous qui à elle seule suffit pour abriter une nombreuse réunion : leurs tiges immenses et flexibles s’inclinent jusqu’à terre et forment des salles vertes circulaires impénétrables aux rayons du soleil. Ce beau lieu fourmille d’accidents imprévus : tantôt l’œil s’égare sur un parterre où croissent les plantes les plus rares, tantôt sous des voûtes mystérieuses qui se prolongent indéfiniment et se terminent par des nappes d’éblouissantes clartés. Je vois encore ce vaste bassin semé de distance en distance de petites îles de ravinales : des poules d’eau, au corsage bleu, allaient de l’une à l’autre et en égayaient la verdure ; c’était tout un paysage du plus charmant effet. On passerait ici bien des heures à sentir et à rêver ; mais, si bien qu’on soit dans cet Éden, il est temps d’en sortir, madame, et, si vous voulez, nous en gagnerons la porte par l’allée des Palmistes, cette merveille des Pamplemousses.

De chaque côté s’élancent sur une seule ligne les troncs sveltes et lisses des palmiers, vivante colonnade que les froides imitations de l’homme ne sauraient jamais égaler. Leurs gracieux éventails se marient en tous sens, et ne laissent tomber sur la mousse fine du sol qu’une lumière tamisée et blonde ; je ne sais quelle molle tiédeur s’exhale de partout et vous enveloppe d’un indéfinissable sentiment de bien-être. Je m’enivrais des voluptés de l’air, de la brise et des bois. Il y a dans la nature quelque chose de doux et d’apaisant que les âmes troublées seules connaissent : quelles agitations ne se calmeraient en face d’une telle sérénité ! « Un poète serait bien sous cette forêt de palmes, disais-je, tout en marchant, à ma compagne de promenade. Quelle virginale source d’inspirations ne se trouverait-il pas ici ! — Vos sites, souvent décrits, ont été peu chantés encore ; puisse la voix douce des muses en dire un jour les beautés !… » Tandis que nous devisions de la sorte, et comme si le hasard avait voulu répondre à l’un de mes souhaits, nous aperçûmes à peu de distance de nous le jeune poète étranger que nous avions déjà rencontré près de la rivière des Lataniers. Debout contre un des palmistes de l’avenue, il paraissait vaguement nous observer. Son regard, suivant dans tous ses caprices l’enfant qui courait à nos côtés, semblait sourire à une heureuse pensée. Il y avait sur ses traits, dans son attitude, dans toute sa personne, je ne sais quoi de triste et de reposé. Je n’avais point oublié la brusque sauvagerie avec laquelle il nous avait tantôt évités sur la grand’route ; mais notre présence, cette fois, ne parut pas l’effaroucher. Il nous salua à notre passage, et, après nous avoir suivi quelque temps des yeux, il s’enfonça à pas lents sous l’un des massifs de l’allée. Peu de minutes après, nous étions en voiture et sur le chemin de la ville.

Cette rencontre sous les palmiers, le charme d’une course matinale à la campagne, les mille souvenirs éveillés par la vue de ces lieux où mon imagination s’était tant de fois égarée sur les pas de Virginie, remplirent ma pensée pendant les heures du retour. Arrivé au Port-Louis, j’ai cherché à fixer dans quelques stances les impressions de ma promenade. Je vous les envoie, madame, en réclamant votre entière indulgence pour mes lignes rimées. Peut-être compléteront-elles à vos yeux tout ce qui manque à cette lettre ; mais j’aime à m’assurer qu’à défaut d’autre mérite elles auront toujours pour vous celui d’avoir été inspirées par vos poétiques et chères Pamplemousses.