Poèmes d’Italie et d’Angleterre

Poèmes d’Italie et d’Angleterre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 362-374).
POÉSIES

POÈMES D’ITALIE ET D’ANGLETERRE


UN SOIR A VERONE


Le soir baigne d’argent les places de Vérone ;
Les cieux roses et ronds, rayés d’ifs, de cyprès,
Font à la ville une couronne
De tristes et verts minarets.

Sur les ors languissans du palais du Concile,
On voit luire, ondoyer un manteau duveté ;
Les pigeons amoureux, dociles.
Frémissent là de volupté.

L’Adige, entre les murs de brique qu’il reflète,
Roule son rouge flot, large, brusque, puissant.
Dans la ville de Juliette
Un fleuve a la couleur du sang !

— O tragique douceur de la cité sanglante.
Rue où le passé vit sous les vents endormis ;
Un masque court, ombre galante.
Au bal des amans ennemis.

Je m’élance, et je vois ta maison, Juliette !
Si plaintive, si noire, ainsi qu’un froid charbon.
C’est là que la fraîche alouette
T’épouvantait de sa chanson !

Que tu fus consumée, ô nymphe des supplices !
Que ton jeune désir était fervent et beau
Lorsque tu t’écriais : « Nourrice,
Que l’on prépare mon tombeau !

« Qu’on prépare ma tombe et mon funèbre somme,
Que mon lit nuptial soit violet et noir,
Si je n’enlace le jeune homme
Qui brillait au verger ce soir !... »

— Auprès de ta fureur héroïque et plaintive,
Auprès de tes appels, de ton brûlant tourment,
La soif est une source vive,
La faim est un rassasiement !

Hélas ! tu le savais, qu’il n’est rien sur la terre
Que l’invincible amour, par les pleurs ennobli,
Le feu, la musique, la guerre,
N’en sont que le reflet pâli !

Ma sœur, ton sein charmant, ton visage d’aurore.
Où sont-ils, cette nuit où je porte ton cœur ?
La colombe du sycomore
Soupire à mourir de langueur...

Là-bas un lourd palais, couleur de pourpre ardente,
Ferme ses volets verts sous le ciel rose et gris ;
Je pense au soir d’automne où Dante
Ecrivit là le Paradis ;

La céleste douceur des tournantes collines
Emplissait son regard, à l’heure où las, pensifs.
Les anges d’Italie inclinent
Le ciel délicat sur les ifs.

Mais que tu m’es plus chère, ô maison de l’ivresse,
Balcon où frémissait le chant du rossignol,
Où Juliette qui caresse
Suspend Roméo à son col !

Ah ! que tu m’es plus cher, sombre balcon des fièvres,
Où l’échelle de soie en chantant tournoyait,
Où les amans, mêlant leurs lèvres,
Sanglotaient entre eux : « Je vous ai ! »

— Que l’amour soit béni parmi toutes les choses,
Que son nom soit sacré, son règne ample et complet ;
Je n’offre les lauriers, les roses.
Qu’à la fille des Capulet !


L’ILE DES FOLLES À VENISE


La lagune a le dense éclat du jade vert.
Le noir allongement incliné des gondoles
Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert.
— Ce rose bâtiment, c’est la maison des folles.

Fleur de la passion, île de Saint-Clément,
Que de secrets bûchers dans votre enceinte ardente !
La terre desséchée exhale un fier tourment,
Et l’eau se fige autour comme un cercle de Dante.

— Ce soir mélancolique où les cieux sont troublés.
Où l’air appesanti couve son noir orage,
J’entends ces voix d’amour et ces cœurs exilés
Secouer la fureur de leurs mille mirages.

Le vent qui fait tourner les algues dans les flots
Et m’apporte l’odeur des nuits de Dalmatie,
Guide jusqu’à mon cœur ces suprêmes sanglots.
— O folie, ô sublime et sombre poésie !

Le rire, les torrens, la tempête, les cris
S’échappent de ces corps que trouble un noir mystère.
Quelle huile adoucirait vos torrides esprits,
Bacchantes de l’étroite et démente Cythère !

Cet automne, où l’angoisse, où la langueur m’étreint,
Un secret désespoir à tant d’ardeur me lie ;
Déesse sans repos, sans limites, sans frein,
Je vous vénère, active et divine Folie !

— Pleureuses des beaux soirs voisins de l’Orient,
Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues,
Pour tous les insensés qui marchent en riant.
Pour l’amante qui chante, et pour l’enfant qui joue.

O folles ! aux judas de votre âpre maison
Posez vos yeux sanglans, contemplez le rivage,
C’est l’effroi, la stupeur, l’appel, la déraison
Partout où sont des mains, des yeux et des visages.

Folles, dont les soupirs comme de larges flots
Harcèlent les flancs noirs des sombres Destinées,
Vous sanglotez du moins sur votre morne îlot ;
Mais nous, les cœurs mourans, nous, les assassinées,

Nous rôdons, nous vivons ; seuls nos profonds regards.
Qui d’un vin ténébreux et mortel semblent ivres.
Dénoncent par l’éclat de leurs rêves hagards
L’effroyable épouvante où nous sommes de vivre.

— Par quelle extravagante et morne pauvreté,
Par quel abaissement du courage et du rêve
L’esprit conserve-t-il sa chétive clarté
Quand tout l’être éperdu dans l’abîme s’achève ?

— O folles, que vos fronts inclinés soient bénis !
Sur l’épuisant parcours de la vie à la tombe
Qui va des cris d’espoir au silence infini.
Se pourrait-il vraiment qu’on marche sans qu’on tombe ?

Se pourrait-il vraiment que le courage humain
Sans se rompre accueillît l’ouragan des supplices ?
Douleur, coupe d’amour plus large que les mains,
Avoir un faible cœur, et qu’un Dieu le remplisse !

— Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir
L’ineffable langueur éparse sur les mondes,
Sanglotez ! A vos cris de l’éternel désir
Des bords de l’infini les amans vous répondent...

MUSIQUE POUR LES JARDINS DE LOMBARDIE


Les îles ont surgi des bleuâtres embruns...
O terrasses ! balcons rouilles par les parfums !
Paysages figés dans de languides poses,
Plis satinés des flots contre les lauriers-roses.
Nostalgiques palmiers, ardens comme un sanglot,
Où des volubilis d’un velours indigo
Suspendent mollement leurs fragiles haleines !...
— Un papillon, volant sur les fleurs africaines,
Faiblit, tombe, écrasé par le poids des odeurs.
Hélas ! on ne peut pas s’élever ! La langueur
Coule comme un serpent de ce feuillage étrange
Le thé, les camphriers se mêlent aux oranges.
Forêts d’Océanie où la sève, le bois
Ont des frissons secrets et de plaintives voix...
O vert étouffement, enroulement, luxure,
Crépitement de mort, ardente moisissure
Des arbres exilés, qu’usent en cet îlot
La caresse des vents et les baisers de l’eau...
— Et Pallanza, là-bas, sur qui le soleil flambe.
Semble un corps demi-nu, languissant, vaporeux,
Qui montre ses flancs d’or, mais dont les douces jambes
Se voilent des soupirs du lac voluptueux...
— O tristesse, plus tard, dans les nuits parfumées.
Quand les chauds souvenirs ont la moiteur du sang,
De revoir en son cœur, les paupières fermées,

Et tandis que la mort déjà sur nous descend,
Les suaves matins des îles Borromées !...



Ah ! dans les bleus étés, quand les vagues entre eues
Ont le charmant frisson du cou des tourterelles,
Quand l’Isola Bella, comme une verte tour,
Semble Vénus nouant les myrtes et l’Amour,
Quand le rêve, entraîné au bercement de l’onde.
Semble glisser, couler vers le plaisir du monde.
Quand le soir étendu sur ces miroirs gisans
Est une joue ardente où s’exalte le sang,
J’ai cherché en quel lieu le désir se repose...
— Douces îles, pâmant sur des miroirs d’eau rose,
Vous déchirez le cœur que l’extase engourdit.
— Pourquoi suis-je enfermée en un tel paradis !



Ah ! que lassée enfin de toute jouissance,
Dans ces jardins meurtris, dans ces tombeaux d’essence,
Je m’endorme, momie aux membres épuisés !
Que cet embaumement soit un dernier baiser,
— Tandis que, sous le noir bambou qui vous abrite,
Sous les cèdres, pesant comme un ciel sombre et bas,
Blancs oiseaux de sérail que le parfum abat,
Vous gémirez d’amour, colombes d’Aphrodite !



O soirs italiens, terrasses parfumées,
Jardins de mosaïque où traînent des paons blancs,
Colombes au col noir, toujours toutes pâmées.
Espaliers de citrons qu’oppresse un vent trop lent.
Iles qui sur Vénus semblent s’être fermées,
Où l’air est affligeant comme un mortel soupir,
Ah ! pourquoi donnez-vous, douceurs inanimées,
Le sens de l’éternel au corps qui doit mourir 1




Je goûte vos parfums que les vents chauds inclinent
Profonds magnolias, lauriers des Carolines...
— Les rames, sur les flots palpitans comme un cœur,
Imitent les sanglots langoureux du bonheur.
O promesse de joie, ô torpeur juvénile !
Une cloche se berce au rose campanile
Qui, délicat et fier, semble un cyprès vermeil ;
Partout la volupté, la mélodie errante...
— O matin de Stresa, turquoise respirante
Sublime agilité du cœur vers le soleil !



Des parfums assoupis au rebord des terrasses,
L’azur en feu, des fleurs que la chaleur harasse,
Sur quel rocher d’amour tant d’ardeur me lia !...
— Colombes sommeillant dans les camélias.
Dans les verts camphriers et les saules de Chine,
Laissez dormir mes mains sur vos douces échines.
Consolez ma langueur, vous êtes ce matin
Le rose Saint-Esprit des tableaux florentins.
— Tourterelles en deuil, si faibles, si lassées,
Fruits palpitans et chauds des branches épicées,
Hélas ! cet anneau noir qui cercle votre cou
Semble enfermer aussi mon âpre destinée,
Et vos gémissemens m’annoncent tout à coup
Les enivrans malheurs pour lesquels je suis née...


L’AUTOMNE À VENISE


Ah ! la douceur d’ouvrir, dans un matin d’automne,
Sur le feuillage vert, rougissant et jauni,
Que la chaleur d’argent éclabousse et sillonne,
Les volets peints en noir du palais Manzoni !

Des citronniers en pots, le thym, le laurier-rose
Font un cercle odorant au puits vénitien,
Et sur les blancs balcons indolemment repose
Le frais, le calme azur, juvénile, ancien !

Ah ! quelle paix ici, dans ce jardin de pierre !
Sous la terrasse où traîne un damas orangé,
On n’entend pas frémir Venise aventurière,
On ne voit pas languir son marbre submergé..

— Qu’importe si là-bas Torcello des lagunes
Communique aux flots bleus sa pâmoison d’argent,
Si Murano, rêveuse ainsi qu’au clair de lune.
Semble un vase irisé d’où monte un tendre chant !

Qu’importe si là-bas le rose cimetière,
Levant comme des bras ses cyprès verts et noirs.
Semble implorer encor la divine lumière
Pour le mort oublié qui ne doit plus la voir ;

Si, vers la Giuaecca où nul vent ne soupire,
Où l’air est suspendu comme un plus doux climat,
Dans une gloire d’or les langoureux navires
Bercent la nostalgie aux branches de leurs mâts ;

Si, plein de jeunes gens, le couvent d’Arménie
Couleur de frais piment, de pourpre, de corail,
Semble exhaler au soir une plainte infinie
Vers quelque asiatique et savoureux sérail ;

Si, brûlant de plaisir et de mélancolie,
Une fille, vendant des œillets, va, mêlant
Le poivre de l’Espagne au sucre d’Italie,
Tandis que sur Saint-Marc tombe un soir rose et lent !

— Je ne quitterai pas ce petit puits paisible,
Cet espalier par qui mon cœur est abrité,
Qu’Eres pour ses poignards retrouve une autre cible,
Mon céleste désir n’a pas de volupté !...


VA PRIER DANS SAINT-MARC


Va prier dans Saint-Marc pour ta peine amoureuse ;
Le temple de Byzance est sensible au péché ;
Un parfum de benjoin, d’ambre, de tubéreuse,
Glisse des frais arceaux et des balcons penchés.

Va prier dans Saint-Marc pour ta douce folie ;
Les pigeons assemblés sur la façade en or
Protègent les transports de la mélancolie,
Et les anges des cieux sont plus démens encor.

Va prier dans Saint-Marc ; les dalles, les rosaces
Ont l’éclat des bijoux et des tapis persans ;
Depuis plus de mille ans dans ce palais s’entassent
Les profanes souhaits parfumés par l’encens.

Vois, sous leurs châles noirs, les tendres suppliantes
Joindre des doigts brûlans et songer doucement.
Divine pauvreté ! cet Alhambra les tente
Moins que les cabarets où boivent leurs amans.

Va prier dans Saint-Marc. Le Dieu des Evangiles
Marche, les bras ouverts, dans de blonds paradis.
On entend les bateaux qui partent pour les îles,
Et les pigeons frémir au canon de midi.

Des mosaïques d’or, limpides alvéoles.
Glisse un mystique miel, lumineux, épicé,
Et vers la Piazzetta de penchantes gondoles
Entraînent mollement les couples exaucés.

— Beau temple, que ta grâce est chaude, complaisante !
jardin des langueurs, ô porte d’Orient !
Courtisane des Grecs, sultane agonisante,
Cité d’or et d’amour sous l’azur défaillant.

Tu joins l’odeur du myrte aux fastes exotiques,
Et tu meurs, des pigeons à ton sein agrafé,
Comme aux rives en feu des mers asiatiques,
La Basilique où dort sainte Pasiphaé !...


CLOCHES VÉNITIENNES


La pauvreté, la faim, le fardeau du soleil,
Le meurtrissant travail de cette enfant vieillie,
Qui respire, tressant l’osier jaune et vermeil.
L’odeur du basilic et de l’huile bouillie.

Les fétides langueurs des somnolens canaux,
La maison délabrée où pend une lessive.
Les fièvres et la soif, je les choisis plutôt
Que de ne pas goûter votre âme chaude et vive

A l’heure où, s’exhalant comme un ardent soupir.
Les cloches de Venise épandent dans l’espace
Ce cri voluptueux d’alarme et de désir.
« Jouir, jouir du temps qui passe ! »


LA MESSE DE L’AURORE


Des femmes de Venise, au lever du soleil,
Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase ;
Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils
Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.

— Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,
Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,
Qui, pour vous adorer, désertent ce matin
Les ronds paniers de fruits étages sous les tentes ?

Si leur cœur délicat souffre de volupté,
Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,
Si leurs vagues esprits, enflammés par l’été,
Rêvent du frais torrent des baisers délectables,

Que leur répondrez-vous, vous leur maître et leur Dieu ?
Tout en vous implorant, elles n’entendent qu’elles,
Et pensent que l’éclat allongé de vos yeux
Sourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.

— Ah ! quel que soit le mal qu’elles portent vers vous,
Quel que soit le désir qui les brûle et les ploie,
Comblez d’enchantement leurs bras et leurs genoux,
Puisque l’on ne guérit jamais que par la joie...


POÈME D’ANGLETERRE


(Fragment)


……………..
— Mais toi qui romps, écartes, creuses
Le ciel d’airain,
Rapide odeur aventureuse
Du vent marin,

Va consoler, dans le Musée
Au beau renom,
La divine frise offensée
Du Parthénon !

Va porter l’odeur des jonquilles,
Du raisin sec.
Aux vierges tenant les faucilles
Et le vin grec.

— O cavalerie athénienne,
O jeunes gens !
Guirlande héroïque et païenne
Du ciel d’argent,

O miel sacré de la nature,
O cire d’or,
Gestes joyeux, sainte Écriture,
Céleste accord !

O musique de l’air, de l’onde,
O rire ailé,
Bandeau royal au front du monde,
Cœur déroulé,

Prenez votre place éternelle
Votre splendeur
Dans l’infini de ma prunelle
Et de mon cœur...

— Une maison de brique rouge
Tremble sur l’eau,
On entend un oiseau qui bouge
Dans le sureau.

Ah ! quelle douce main fait fondre
La brume et l’or
Des nébuleux matins de Londres
Et de Windsor ?

Des chevreuils, des biches, en bande,
D’un pied dressé
Semblent rôder dans la légende
Et le passé.

La pluie attache sa guirlande
Au bois en fleur :
— Écoute, il semble qu’on entende
Battre le cœur

De l’intrépide Juliette
Ivre d’été,
Qui bondit, sanglote, halette
De volupté ;

De Juliette qui s’étonne
D’être, en ces lieux,
Plus amoureuse qu’à Vérone
Près des ifs bleus.

— Que le vent de la mer démente
Flagelle enfin
Les cœurs que le désir tourmente
Plus que la faim !

Que le cordage des navires
Fasse un nœud noir
À ce cœur qui roule et qui vire
De désespoir !

— Tout tremble, délire, soupire,
Ardent émoi.
O Juliette de Shakspeare,
Comprenez-moi !...


Csse MATHIEU DE NOAILLES.