Poèmes antiques et modernes/Les Amants de Montmorency

Poèmes antiques et modernes, Texte établi par Edmond Estève, Hachette (p. 223-229).


LES AMANTS

DE MONTMORENCY[1]

élévation[2]


Sous-titre : O1, O2, Élévation X | Fragment d’un volume de Poèmes intitulé : Élévations O3, pas de sous-titre.

En note au titre dans O3 : En attendant la fin de la première Consultation du docteur noir, qui paraîtra très prochainement, M. Alfred de Vigny nous adresse ce poème qui fait partie d’un nouveau recueil poétique intitulé Élévations, et nous prie de déclarer qu’il désavoue toute autre copie qui aurait pu paraître ailleurs.

La division en trois sections n’existe pas dans O1, O2.


I

Étaient-ils malheureux, Esprits qui le savez[3] !
Dans les trois derniers jours qu’ils s’étaient réservés[4] ?
Vous les vîtes partir tous deux, l’un jeune et grave,

L’autre joyeuse et jeune[5]. Insouciante esclave,
Suspendue au bras droit de son rêveur amant,
Comme à l’autel un vase attaché mollement.
Balancée en marchant sur sa flexible épaule
Comme la harpe juive à la branche du saule ;
Riant, les yeux en l’air, et la main dans sa main.
Elle allait en comptant les arbres du chemin,
Pour cueillir une fleur demeurait en arrière,
Puis revenait à lui, courant dans la poussière.
L’arrêtait par l’habit pour l’embrasser, posait
Un œillet sur sa tête, et chantait, et jasait
Sur les passants nombreux, sur la riche vallée
Comme un large tapis à ses pieds étalée ;
Beau tapis, de velours chatoyant et changeant.
Semé de clochers d’or et de maisons d’argent.
Tout pareils aux jouets qu’aux enfants on achète[6]
Et qu’au hasard pour eux par la chambre l’on jette.
Ainsi, pour lui complaire, on avait sous ses pieds[7]
Répandu des bijoux brillants, multipliés[8],

En forme de troupeaux, de village aux toits roses
Ou bleus, d’arbres rangés, de fleurs sous l’onde écloses,
De murs blancs, de bosquets bien noirs, de lacs bien verts,
Et de chênes tordus par la poitrine ouverts ;
Elle voyait ainsi tout préparé pour elle :
Enfant, elle jouait, en marchant, toute belle,
Toute blonde, amoureuse et fière ; et c’est ainsi
Qu’ils allèrent à pied jusqu’à Montmorency.

II


Ils passèrent deux jours d’amour et d’harmonie.
De chants et de baisers, de voix, de lèvre unie,
De regards confondus, de soupirs bienheureux,
Qui furent deux moments et deux siècles pour eux[9],
La nuit, on entendait leurs chants, dans la journée,
Leur sommeil ; tant leur âme était abandonnée
Aux caprices divins du désir ! Leurs repas
Étaient rares, distraits ; ils ne les voyaient pas.
Ils allaient, ils allaient au hasard et sans heures,
Passant des champs aux bois, et des bois aux demeures,
Se regardant toujours, laissant les airs chantés
Mourir, et tout à coup restaient comme enchantés[10].
L’extase avait fini par éblouir leur âme,

Comme seraient nos yeux éblouis par la flamme.
Troublés, ils chancelaient, et le troisième soir,
Ils étaient enivrés jusques à ne rien voir
Que les feux mutuels de leurs yeux. La nature
Étalait vainement sa confuse peinture
Autour du front aimé, derrière les cheveux
Que leurs yeux noirs voyaient tracés dans leurs yeux bleus.
Ils tombèrent assis sous des arbres ; peut-être[11]
Ils ne le savaient pas. Le soleil allait naître
Ou s’éteindre… Ils voyaient seulement que le jour
Était pâle, et l’air doux, et le monde en amour…
Un bourdonnement faible emplissait leur oreille
D’une musique vague au bruit des mers pareille,
Et formant des propos tendres, légers, confus.
Que tous deux entendaient, et qu’on n’entendra plus.
Le vent léger disait de la voix la plus douce :
« Quand l’amour m’a troublé, je gémis sous la mousse. »
Les mélèzes touffus s’agitaient en disant :
« Secouons dans les airs le parfum séduisant
» Du soir, car le parfum est le secret langage
» Que l’amour enflammé fait sortir du feuillage. »
Le soleil incliné sur les monts dit encor :
« Par mes flots de lumière et par mes gerbes d’or,
» Je réponds en élans aux élans de votre âme ;
» Pour exprimer l’amour mon langage est la flamme. »
Et les fleurs exhalaient de suaves odeurs,
Autant que les rayons de suaves ardeurs ;
Et l’on eût dit des voix timides et flûtées
Qui sortaient à la fois des feuilles veloutées ;

Et, comme un seul accord d’accents harmonieux,
Tout semblait s’élever en chœur jusques aux cieux ;
Et ces voix s’éloignaient, en rasant les campagnes,
Dans les enfoncements magiques des montagnes ;
Et la terre sous eux palpitait mollement,
Comme le flot des mers ou le cœur d’un amant ;
Et tout ce qui vivait, par un hymne suprême,
Accompagnait leurs voix qui se disaient : « Je t’aime. »

III


Or c’était pour mourir qu’ils étaient venus là.
Lequel des deux enfants le premier en parla ?
Comment dans leurs baisers vint la mort ? Quelle balle
Traversa les deux cœurs d’une atteinte inégale
85 Mais sûre ? Quels adieux leurs lèvres s’unissant
Laissèrent s’écouler avec l’âme et le sang ?
Qui le saurait ? Heureux celui dont l’agonie
Fut dans les bras chéris avant l’autre finie !
Heureux si nul des deux ne s’est plaint de souffrir !
90 Si nul des deux n’a dit : « Qu’on a peine à mourir ! »
Si nul des deux n’a fait, pour se lever et vivre,
Quelque effort en fuyant celui qu’il devait suivre ;
Et, reniant sa mort, par le mal égaré.
N’a repoussé du bras l’homicide adoré ?
Heureux l’homme surtout s’il a rendu son âme.
Sans avoir entendu ces angoisses de femme,
Ces longs pleurs, ces sanglots, ces cris perçants et doux
Qu’on apaise en ses bras ou sur ses deux genoux[12],

Pour un chagrin ; mais qui, si la mort les arrache,
Font que l’on tord ses bras, qu’on blasphème, qu’on cache
Dans ses mains son front pâle et son cœur plein de fiel[13][14],
Et qu’on se prend du sang pour le jeter au ciel. —
Mais qui saura leur fin ? —

Sur les pauvres murailles
D’une auberge où depuis l’on fit leurs funérailles[15],
Auberge où pour une heure ils vinrent se poser,
Ployant l’aile à l’abri pour toujours reposer,
Sur un vieux papier jaune, ordinaire tenture,
Nous avons lu des vers d’une double écriture[16],
Des vers de fou, sans rime et sans mesure. — Un mot[17]
Qui n’avait pas de suite était tout seul en haut ;
Demande sans réponse, énigme inextricable[18],
Question sur la mort. — Trois noms sur une table,
Profondément gravés au couteau. — C’était d’eux
Tout ce qui demeurait… et le récit joyeux
D’une fille au bras rouge. « Ils n’avaient, disait-elle,

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Rien oublie. » La bonne eut quelque bagatelle Qu’elle montre en suivant leurs traces, pas à pas[19][20]. — Et Dieu ? — Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas[21]. }}


Écrit à Montmorency, 27 avril 1830[22].
  1. Le fait divers qui a fourni le point de départ de cette « élévation » (à savoir le suicide, le 29 avril 1829, dans une auberge de Montmorency, du caissier du journal le Voleur, Stéphane D., et de sa maîtresse Laure) a été longuement raconté dans une brochure dont Vigny a pu avoir connaissance : Les trois derniers jours d’un suicide, Paris, Levasseur ; à Montmorency, chez Leduc, restaurateur, au Cheval Blanc, 1829. Elle contient, outre les détails de l’événement, le journal tenu par Stéphane D. du 23 au 29 avril.
  2. Vigny, lettre à Mlle  Camilla Maunoir, 21 décembre 1838 : « J’ai nommé ces poèmes [Les Amants de Montmorency et Paris] Élévations parce que tous doivent partir de la peinture d’une image toute terrestre pour s’élever à des vues d’une nature plus divine et laisser (autant que je le puis faire) l’âme qui me suivra dans les régions supérieures ; la prendre sur terre et la déposer aux pieds de Dieu. »
  3. Var : O2, Esprit
  4. Var : B-D, qu’ils s’étaient réservés,
  5. Stéphane D. trace ainsi le portrait de la jeune modiste dont il s’est ardemment épris : « Laure est une toute petite fille de dix-sept à dix-huit ans : on n’est jamais bien certain de l’âge d’une femme ; son teint n’est ni pâle ni frais ; il porte une légère nuance basanée que lui a sans doute donnée le soleil de l’Italie qu’elle a habitée pendant quelque temps ; ses cheveux, châtains, sont rudes et paraissent presque toujours négligés ; ses 3’eux bleus sont plutôt vifs que beaux : quelques-uns les trouvent fripons ; son menton est joli ; sa bouche, petite, est surtout ravissante ; elle lui donne quand elle veut une expression de dédain qui intimide et anéantit… À la gaîté la plus folle elle unit… le talent de chanter d’une manière supérieure ». Lui-même est qualifié par l’auteur de la brochure, d’ « infortuné jeune homme, tendre et exalté comme le Werther de Gœthe ».
  6. Var : O2, Tous pareils
  7. Var v. 21-26 : entre guillemets dans O1, O2.
  8. Var v. 22-23 : O1, brillants, multipliés | En forme de troupeaux,
  9. « Toute la journée on les avait entendus chanter, et dix minutes avant l’accomplissement de leur funeste dessein, ils étaient revenus gaiment du bois et s’étaient approchés pour se chauffer au feu des cuisines. »
  10. Var : O1, et tout d’un coup
  11. Var : O1, Ils tombèrent après, sous des arbres, peut-être ; | Ils ne le savaient pas, M, O2, O3, B-C3. Ils tombèrent assis sous des arbres ; peut-être | Ils ne le savaient pas.
  12. Var : O1, Qu’on apaise en ses bras et sur ses deux genoux,
  13. « Aucun bruit n’avait été entendu ; on ignorait même si les deux jeunes gens étaient enfermés dans leur chambre ou s’ils étaient allés se promener. C’est vainement qu’on les appela ; il fallut faire ouvrir la porte… Le lit avait été traîné en travers de la porte, qui en s’ouvrant laissa voir les deux corps étendus par terre et baignés dans leur sang… Les deux chaises sur lesquelles sans doute ils étaient assis au moment de l’explosion étaient restées l’une en face de l’autre. Les yeux de la jeune fille étaient bandés d’un mouchoir ; la balle avait traversé son cœur. La main du malheureux jeune homme avait été moins assurée après le meurtre de la femme qu’il aimait ; le coup qu’il se tira porta au-dessous du cœur ; de cruelles souffrances ont dû précéder la fin de son existence. L’infortuné était parvenu à se traîner auprès de sa maîtresse et à saisir sa main avant d’expirer… »
  14. Var : O1, et son cœur gros de fiel
  15. Var : O1-O3, où depuis on fit leurs funérailles,
  16. Var : O1, O2, Nous avons vu des vers
  17. Var : O1, Des vers de fous,
  18. Var : O2, énigme inexplicable,
  19. Avant de mourir, les deux jeunes gens avaient écrit à l’aubergiste Leduc une lettre dans laquelle ils s’excusaient d’avoir choisi sa maison « pour le lieu de la scène » ; la forêt était celui qu’ils avaient eu d’abord en vue, mais il y faisait froid, leurs mains tremblaient, la crainte de se manquer les força de rentrer. Cette lettre se terminait par « un compte détaillé du solde de leur dépense, d’une gratification, et du legs fait par Laure de son schall à une des filles de l’auberge. »
  20. Var : O1-O3, Qu’elle montre aux passants, en contant le trépas.
  21. « Tu quittes donc la vie sans regrets, lui dis-je alors. — Oui. — Sans craintes ? — Oui. — L’enfer ?… — Je n’y crois pas ; à la mort l’être entier rentre dans le néant… Que penses-tu qu’on devienne, toi ? — Mon amie, j’espère revenir sur la terre. » (Journal de Stéphane D. — Il pense qu’il n’y a dans l’univers qu’un certain nombre d’âmes qui animent tour à tour des corps différents).
  22. La date viatique dans O2, O3.