Poèmes (Canora, 1905)/Lettre-dédicace à Monsieur Sully-Prudhomme



LETTRE-DÉDICACE


À Monsieur SULLY-PRUDHOMME de l’Académie Française
à Châtenay.
Mon bon et cher Maître,

Un jeune poète de ma connaissance, apprenant que j’assemblais, pour les publier, les poèmes de ce recueil, m’a demandé, l’autre jour, si j’étais de ceux qui osent encore employer dans leurs vers le mot rose.

— « Oui, certes », lui ai-je répondu.

— Et le mot « Printemps » ?

— Sans doute.

— Et le mot âme ?

— Assurément, bien que dans un sens nouveau.

Je vis que mes réponses le peinaient et je l’amenai bientôt à me dire : « Tout cela est fâcheux pour vous, car, à supposer que certains passages de votre œuvre plaisent a quelques personnes, aucune d’elles n’en voudra convenir. Il est toujours un peu déplaisant, voire même ridicule, de goûter un genre de poésie qui n’est pas à la mode du moment. Aborderiez-vous les gens, dans la rue, vêtu d’un habit à basques et d’un pantalon à sous-pieds ? »

Cette remarque judicieuse ne laissant pas de me surprendre, il ajouta :

« Les roses n’existent plus, pour les meilleurs poètes, ce sont des fleurs dont il a été trop parlé ! Dites la louange des lys noirs, ce sera plus original. Que signifient, franchement, ces longs poèmes écrits sous la poussée d’un amour sentimental que vous semblez, je vous assure, avoir pris au sérieux ! Seuls les poèmes très courts peuvent être lus, qui furent ciselés à froid et qui révèlent chez leur auteur, outre l’écrasant dédain des joies communes, des sensations inattendues ; qui produisent aux yeux du lecteur stupéfié des vocables nouveaux, enserrés parmi des strophes à la coupe du jour ! Votre livre est trop simple, et surtout trop humain ! »

Et c’est ce livre que j’ose, mon cher maître, vous offrir dans son imperfection déplorable. Un mot de notre jeune poète m’en a rendu l’audace. Il n’aimait point les « vaines tendresses », ni le poème du bonheur. Il ne vous pardonnait guère de rimer en français, et je pensai, dès lors, que, si vous aviez encouru sa disgrâce, je risquais tout au plus de la subir avec vous, ce qui ne manquerait point de me réjouir car j’ai toujours aimé à me trouver en bonne compagnie.

Je crois en outre, et de plus en plus, qu’il est des simplicités belles et des étrangetés ridicules. Si le public ne lit plus guère de vers, la faute en est moins à lui qu’à la dernière génération des poètes, qui auraient assurément achevé de tuer la poésie, si elle n’avait eu le bon esprit d’être immortelle !

N’imaginèrent-ils pas de créer la pitoyable race des poèmes invertébrés, de lâcher, comme entre deux hoquets, d’incohérentes apostrophes, de torturer le bon sens et la langue française, de s’insurger contre n’importe quoi, à toute heure, en des postures de cabotins efféminés ou d’alcooliques en mal de cabanon… et cela dans le moment critique où l’esprit scientifique grandissant faisait naître dans les foules, par suite d’un malentendu le mal provisoire de l’utilitarisme, et portait même certains esprits à nier le rôle sacré de l’idéal et de la beauté !

Pendant cette redoutable crise que l’on vit s’ouvrir avec la ruine des anciennes théologies, et qui se prolonge encore, tous ceux qui disposaient d’une force tentèrent de la légitimer, en raison des services rendus par elle à la société.

Les princes et les riches ne parlèrent plus du droit divin, mais de la nécessité de maintenir l’ordre. Les ouvriers n’exprimèrent leurs revendications qu’au nom du progrès général. La plupart des savants entraînèrent par leurs recherches théoriques les applications mécaniques, industrielles, médicales, etc., profitables au bonheur commun… Seuls, les poètes se crurent en droit de répudier toute obligation vis-à-vis du reste des humains… et les humains se détournèrent d’eux légitimement, les laissant à leur orgueil.

N’était-ce pas cependant, au milieu de tous ces hommes désorientés, confondus, dont le cœur saignait encore bien souvent du respect des croyances effondrées, que la grande voix de la poésie pouvait soudain éclater harmonieuse, souveraine et comme religieuse, pleine de consolations, pleine d’espérance.

Elle aurait consacré les grandes étapes du passé, éclairé l’avenir, montré ce qu’il restait à conquérir dans ce champ de la nature dont chaque progrès du savoir humain recule les limites. Elle aurait idéalisé surtout, ce qui, indépendamment de toute condition, de toute croyance particulière peut être la source morale de nos joies intérieures. Elle aurait glorifié, au-delà de la mélancolie des heures qui coulent, emportant les joies et les douleurs individuelles, l’éternité de la vie, la puissance de l’effort.

Ne croyez-vous pas qu’en ce temps-ci, le seul livre de vers qui pourrait être à la fois beau et populaire est celui où l’enfant, la femme, l’homme, le vieillard, ceux qui rient et ceux qui pleurent, ceux qui aiment et ceux qui sont las de haïr, trouveraient chacun une page… une seule, à lire. Et l’auteur de ce livre-là ne s’écrierait plus comme tant de poètes aujourd’hui : « Regardez-moi bien, ne suis-je pas singulier ? J’ai vécu en fou, en malade et parfois même en criminel à seul fin de vous conter ma vie et de vous distraire ». Il voudrait qu’on pût dire de lui : « Ce poète a connu la joie et la douleur, parfois aussi la faiblesse humaine, mais il a travaillé, lutté, admiré, aimé, pardonné plus que moi. S’il m’a livré ses heures en des strophes harmonieuses, c’est qu’il voulait se grandir en me rendant meilleur. Il a mis en mon âme tout ce que les religions anciennes avaient de plus pur, tout ce que la vie contenait de ferveur brûlante. Il a pris à la fois mon esprit et mon cœur… ».

Et celui-là serait vraiment le poète du siècle qui commence qui joindrait à l’enthousiasme d’un Fra Angelico la foi d’un Auguste Comte dans le triomphe final de l’Humanité. Et nous tous qui écrivons des vers durant la grande crise actuelle, ne pourrons être que ses précurseurs. Qu’importe, une œuvre aussi belle exige qu’on la tente. Vous seul, au XIXe siècle, l’avez partiellement réalisée dans des envolées merveilleuses. Puissé-je, à mon tour, devenir assez sûr de mon cœur, de ma pensée et de ma plume pour la regarder en face, mais l’heure n’est pas sonnée… et je retombe à ce premier livre où mon idéal est à peine pressenti.

Il a pour seul mérite, peut-être, de retracer avec sincérité ce que fut en son auteur l’éveil de l’amour. De la mélancolie vague des tendresses d’enfant à la douloureuse passion qui constitue ma lente épreuve, vous verrez mon cœur s’ouvrir lentement à la splendeur d’aimer, et de n’aimer pas un être seulement, mais l’Humanité entière. Si quelques-uns s’étonnaient de lire entre deux pièces lyriques : à propos de couvent, ou les strophes à la belle châtelaine c’est qu’ils comprendraient mal la fantaisie d’un poète libre qui veut rester sincère, au fil des jours, et faire œuvre d’un art différent, selon qu’il traduit une impression passagère ou une émotion profonde.

Ceux-là qui prétendent n’abandonner jamais leur grand manteau d’azur et chanter toujours sur le même ton, énervent et lassent, car ils mentent. Le vrai poète ne saurait apparaître toujours comme en extase, car l’extase ne commence qu’aux rares et inoubliables heures de la vie où nous sentons vraiment descendre en nous la beauté.

J’ai pris avec la tradition poétique quelques libertés, telles que l’emploi de rimes l’une au singulier, l’autre au pluriel. Ces libertés, vous vous les êtes toujours, par un scrupule d’admirable artiste, refusées à vous-même. Vous voudrez bien considérer que je me les suis seulement permises lorsqu’elles me fournissaient un moyen d’exprimer plus largement ma pensée, sans compromettre ni le rythme des vers, ni la syntaxe française.

Vous le savez enfin, mon cher maître, nous ne publions nos poèmes qu’avec la secrète espérance d’être compris de ceux qui nous liront ! Cette espérance n’eût peut-être pas été en moi assez forte pour me décider à donner ce livre, si je n’avais eu déjà la douce certitude que vous aimiez et mon but, et mes vers, ce dont vous est plus reconnaissant qu’il ne saurait l’écrire votre respectueux et affectionné,

Jean CANORA.
10 nov. 1905, Paris.