Poèmes (Canora, 1905)/À Mortefontaine

(p. 145-147).


À MORTEFONTAINE


 
« La brise est si fraîche, à l’ombre des chênes,
« Au bord des étangs dorés par le soir,
« Avant de rentrer à Mortefontaine,
« Un instant encor, veux-tu nous asseoir ?

« Dans le bois, au loin, vois comme il fait calme.
« Sur les longs tapis de bruyère en fleurs,
« Sur les bouleaux blancs aux tremblantes palmes,
« Le soleil couchant glisse ses lueurs.

« Le ciel est tout rose, et le vent caresse
« Les fronts attristés et les yeux meurtris ! »
Entendis-tu bien ces mots de tendresse
Mal balbutiés ? — tu les as compris.

 

Ta tête, vers moi s’était inclinée,
J’ai senti tes doigts trembler dans ma main,
Nous ne songions plus à la destinée,
Angoisses d’hier, et pleurs de demain.

Ô restons ainsi, longtemps, sous le charme !
Le désir brûlant meurt avec le jour.
De nos corps de chair brisés par les larmes
S’échappe et jaillit un rêve d’amour.

À travers l’espace il flotte impalpable,
Enivrant parfum d’un amour cruel,
Rêve aux ailes d’or, rêve impérissable,
Il emplit les bois, les eaux et le ciel ;

Les bois, dont bientôt les frêles feuillages
Joncheront le sol ; — le calme des airs,
Où va s’entasser en sombres nuages
La brume qui flotte au ras des flots clairs.

Il anime seul l’inerte matière,
Couleurs et parfums, qu’un soir peut unir,
Mais dont l’harmonie est si passagère
Qu’un hasard prochain doit l’anéantir…

 

Seul, il doit survivre à toutes les choses
Qui semblent sourire à nos cœurs lassés…
L’art fera d’un rêver au couchant de rose
L’éternel miroir d’un beau soir passé

Tu ne seras plus, ni moi, ni ces chênes,
Quand, au soir tombant, d’autres amoureux
Passeront, chantant notre amour lointaine.
Avant de rentrer à Mortefontaine,
Donne-moi ton front, donne-moi tes yeux.