Plik et Plok, par E. Sue

Plik et Plok
PAR E. SUE[1].

C’est chose douce et consolante, dans ces temps de commotions politiques, qu’une œuvre qui révèle un talent original et plein de sève ; c’est comme l’oasis fraîche et parfumée d’un désert sans fin, autour de laquelle tourbillonnent des myriades de grains de sable. L’homme d’art, le voyageur littéraire s’y repose avec délices, admirant cette verve si jeune, qui peint avec tant d’éclat ces mœurs maritimes, cette vie si accidentée, si pleine de contrastes, et pourtant si peu connue. C’est une mine nouvelle dont M. Sue a exploité un premier filon, et sans doute il ne restera pas en si beau chemin. M. E. Sue peint cette rude nature de marin en homme qui a vécu sur le sol mouvant du navire ; c’est que lui aussi a fait le quart de nuit quand la pluie tombe sur le pont par torrents, quand la bourrasque souffle dans les haubans et fait siffler les drisses des pavillons déchirés par l’ouragan ; lui aussi a vu la mer en fureur battre les flancs du navire, entrer par les sabords, et l’abîmer dans son immensité.

L’ouvrage de M. Sue forme, pour ainsi dire, deux romans jumeaux, que l’auteur a liés par deux noms de personnages fort secondaires. Dans le premier, c’est le hardi Gitano qui promène dans la Méditerranée sa terrible tartane aux voiles rouges, l’effroi des douaniers espagnols ; dans le second, c’est le farouche pirate Kernock, bas-breton renforcé qui vous tue un homme avec autant d’aisance qu’il avale un verre d’eau-de-vie. Dans la première partie, peut-être pourrait-on reprocher à l’auteur quelques affections de phraséologie de l’école nouvelle ; et pourtant quelles belles pages ! Quel tableau animé que ce brillant amphithéâtre, cette arène poudreuse où le taureau, après avoir éventré quelques toréadors, se promène fier et haletant, défiant ses ennemis au combat. Personne ne se présente, la foule fait retentir les airs de ses applaudissemens. Tout à coup paraît le Gitano monté sur son léger Iskard ; l’animal fringant évite d’un bond son terrible adversaire. Le Gitano ne voulait que voir un combat de taureaux ; mais il aperçoit une figure comme il n’y en avait pas d’autre dans toutes les Espagnes, une colombe du Seigneur ; il s’approche de la vierge : Pour vos beaux yeux azurés, dit-il, et il s’élance dans l’arène. Bientôt il revient auprès de cette idéale créature, attiré par une influence magnétique : Pour vos lèvres purpurines, et il abat le taureau, mais contre toutes les règles du combat : et la foule de pousser des cris de mort ! Le Gitano perce le flot populaire, emporté par son fougueux coursier. Pourtant il veut revoir sa Monja, qui lui rend son amour avec toute l’ardeur d’une âme andalouse. C’est une scène délicieuse et déchirante tout à la fois, ornée de toutes les fleurs de la poésie.


AMOUR.


Je voudrais avoir autant de sens que les belles nuits ont d’étoiles, pour les occuper tous de notre amour ; je pense que c’est par là que les anges sont heureux entre toutes les créatures.
Ch. Nodier, Roi de Bohême.


Oh ! que j’aime une nuit d’été, une douce nuit d’Espagne, avec son ciel transparent et bleu comme le ciel des beaux jours de France, et sa lune plus étincelante que leur soleil ! car alors tout est mystère et silence, tout grandit dans l’obscurité ; car alors le léger frémissement de l’aile diaprée d’un phallène, une fleur qui, détachée de sa corolle, tombe et bruit sur une feuille sèche, le murmure des rameaux que l’air agite et balance, résonnent plus à votre oreille inquiète et attentive que le canon qui tonne dans un jour de bataille, que les cris de joie de tout un peuple dans un jour de fête.

Voyez le couvent de Santa-Magdalena : maintenant que le soleil ne le dore plus de ses rayons, comme il s’élève imposant avec ses noires et hautes murailles et ses vastes portiques gris, découpés en festons ! Comme ses tours pesantes, ses longues galeries désertes encadrent bien la sombre verdure des vieux chênes ! Comme ces grandes ombres font ressortir la lumière blanche et vive qui éclaire les murs, argente les toits de plomb et la brillante aiguille du clocher !

Je vous le dis, tout est silence ; on distinguerait le vol d’un papillon de celui d’une abeille.

Tenez ! n’entendez-vous pas les violentes pulsations d’un cœur qui bondit, et les élans d’une respiration saccadée ? n’entendez-vous pas jusqu’au souple et frais gazon crier sous le léger fardeau qui le presse ?

Glissez-vous derrière le chevrefeuille qui entoure ce beau palmier de ses guirlandes de pourpre… Voyez… Vrai Dieu ! c’est la Monja ! c’est le Gitano !

Un pâle et faible rayon de la lune se jouait sur ce joli groupe. Le Bohémien était assis aux pieds de la nonne, ses coudes sur les genoux de la jeune fille, et il souriait avec amour à cette tête d’ange, et se prêtait aux caprices enfantins de la Monja, qui tantôt voilait ce front large et élevé, tantôt le découvrait en écartant son épaisse chevelure.

— Ange de toute ma vie, dit enfin Rosita, je voudrais mourir ainsi, dans tes bras, mes yeux fixés sur les tiens, mes mains dans les tiennes !

— Non pas moi, mon amour ; c’est ainsi que je voudrais toujours vivre, répondit le Gitano.

— Oh oui ! toujours vivre ainsi, car vivre, c’est être près de toi ; vivre, c’est t’aimer… Aussi ma prière de chaque soir est que la Vierge protège nos amours, caro mio !

— Elle les protège aussi, cher ange : vois, tout nous sourit.

— Pourtant te souvient-il de cette tempête ? Jésus ! quelle frayeur en te voyant escalader les murs à la lueur des éclairs, pour regagner ta chaloupe ! Le ciel était en feu, sainte Vierge ! et je vis plus tard, aux blessures de tes mains, que tu avais été obligé de t’attacher aux rochers aigus, au risque d’être enlevé par les lames furieuses.

Et encore tremblante du danger passé, elle s’enlaça fortement de ses deux bras, comme si elle eût voulu se soustraire à un péril imminent. — T’en souviens-tu ? dis…

— Non, mon ange, je ne me souviens que du baiser que tu me donnas en me disant adieu.

— Te souviens-tu de la course de taureaux ? du jour où je te vis dans la plaine qui s’étend dans le cloître ? Oh ! comme mon cœur battait quand je compris à tes gestes que tu m’avais reconnue, et quand j’entendis ta voix sous ma fenêtre !

Et puis, dit-elle plus bas, quand, au moyen d’une flèche, tu me lanças une échelle de soie dans ce jardin… Comme ma main tremblait en l’attachant au pied de ce palmier !

— Ma main tremblait aussi, Rosita.

— Te souviens-tu ?… Mais pourquoi parler du passé, ô mon amant ! le présent est à nous, à nous le présent et son délire, et sa joie enivrante, et ses brûlantes caresses, et sa douce lassitude… Va… quand je serai seule, quand, dans une ardente insomnie, mon sein palpitera, mes yeux se noieront de larmes, alors… il sera temps d’invoquer mes souvenirs.

Et sa tête se pencha sur celle du Gitano, et leurs bouches se pressèrent. — Oh ! viens, dit-il en la soulevant doucement ; viens promener sous ces vieux orangers et respirer leur parfum… Tiens ! vois-tu, Rosita ? je suis ton cavalier. Cette sombre allée, c’est le Prado de Madrid. Viens, mon amoureuse, enlace ton bras au mien, baisse la longue dentelle de ta mantille sur tes yeux brillans, et viens voir ces beaux équipages, ces magnifiques livrées. Et puis, ce vieux cloître noir et silencieux, c’est le théâtre, tout resplendissant d’or, de cristaux et de lumière. Voici le roi, voici la reine et leur cour étincelante de pierreries : on se lève, on salue. Toi, tu entres dans ta loge, ta robe est blanche comme ton sein, une fleur pourpre comme tes lèvres est enlacée dans tes cheveux… On se lève aussi, Rosita ; on se lève pour toi, comme pour la reine de toutes les Espagnes, en disant : Qu’elle est belle !

Et il regardait la jeune fille en souriant, et il épiait une pensée de vanité sur ce front pur et candide.

— Oh ! j’aime mieux le vieux cloître et ton amour, reprit-elle ; et comme elle se rapprochait de lui, son pied heurta contre une pierre verdâtre ; elle trébucha. — Qu’est-ce que ceci, mon amour ? demanda le Gitano.

— Une tombe ! dit la jeune fille en l’arrêtant, comme il allait fouler cette terre sacrée ; elle se signa.

— Eh quoi ! une tombe ici, dans le jardin de ce cloître ; mais je croyais que les chrétiens n’enterraient leurs morts que dans une terre bénie : celle-ci l’est-elle donc ?

— Non, sainte Vierge ! car on dit bien bas, bien bas dans le cloître, que cette fosse est celle de Pepa, de Pepa, qui un jour osa fuir cette sainte retraite ; mais on l’atteignit sur la route de Séville. Son amant fut tué en la défendant, et elle…

— Eh bien ! et elle, cher ange ?

— Oh ! elle fut ramenée prisonnière dans le couvent et mourut de mille morts. Trois ans de supplice, mon amour ; couchant sur un lit de pierres aiguës, sans sommeil, sans repos ; battue chaque jour, et vivant de la nourriture la plus misérable, dans laquelle encore on jetait des animaux immondes pour la mortifier ici-bas, et lui faire expier son crime, disait la supérieure.

— Ainsi, par le disque du soleil, s’écria le Bohémien, si l’on nous surprenait ?… Et il regardait la jeune fille avec anxiété, car cette cruelle question lui était, pour ainsi dire, échappée malgré lui, et il sentait tout ce qu’une pareille supposition devait avoir d’affreux pour elle.

— Je mourrais comme Pepa, répondit l’enfant en souriant avec une admirable expression d’amour et de résignation ; comme elle, je mourrais pour mon amant. Oh ! je le savais, j’y avais pensé.

— Eh quoi ! cette horrible destinée…

— Est mille fois moins horrible qu’un jour passé sans te voir, sans te dire : je t’adore…, murmura-t-elle entre ses dents convulsivement serrées, et se laissant glisser à ses pieds toute frémissante.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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— Tu le veux ? Adieu, dit-elle avec un profond soupir.

— Oui, adieu, mon ange ; il faut nous quitter. Vois, déjà la nuit est moins sombre, les étoiles pâlissent, et cette lueur rougeâtre annonce le retour de l’aurore. Encore adieu, ma Rosita.

— Encore un baiser… un seul… le dernier ! âme de ma vie.

Et le soleil dorait déjà la cime des hautes tourelles du couvent, que ce dernier baiser durait encore.

Enfin le Gitano s’arracha des deux bras qui l’étreignaient amoureusement, regagna son échelle de soie et la gravit avec son agilité habituelle.

La Monja, assise au pied du palmier, suivait tous ses mouvemens d’un œil inquiet et charmé.

— À ce soir, disait-elle ; à ce soir, mon seigneur, mon amour !

Le Bohémien, arrivé au dernier échelon, s’étant retourné une dernière fois pour sourire encore à Rosita, s’apprêtait à enjamber le mur, lorsque l’échelle se replia tout à coup sur elle-même, glissa rapidement le long de la muraille, et le Gitano tomba aux pieds de la nonne, sanglant, mutilé, le crâne ouvert ! On venait sans doute de couper les amarres qui retenaient l’échelle en dehors.

— Je suis trahi ! s’écria le Bohémien, et ses yeux se tournèrent vers la nonne, qui était à genoux, les mains jointes, pâle, immobile, le regard fixe, la respiration suspendue.

— Rosita, Rosita, tâche de me traîner derrière ces orangers, avant que le jour paraisse, car je ne puis me soulever ; oh ! je souffre bien.

Le malheureux avait la cuisse brisée, et les os trouaient la peau.

— Rosita, mon amour, ma Rosita, aide-moi !… répéta-t-il d’une voix faible.

La nonne poussa un éclat de rire violent et saccadé, ses yeux s’agrandirent d’une manière effrayante ; mais elle ne bougea pas.

— Enfer ! la malheureuse devient-elle folle ? s’écria le Gitano ; et il voulut prendre la main de la jeune fille, mais ce mouvement lui arracha un cri perçant.

Sa fracture était vive et saignante.

Tout à coup on entendit un bruit, d’abord sourd et confus, dans la direction de la porte du jardin.

— Rosita ! Rosita ! c’est ton amant qui t’en prie, sauve-toi, du moins sauve-toi ! disait le Bohémien d’un ton déchirant.

Elle restait immobile et agenouillée devant lui.

Le bruit devenant plus distinct et plus rapproché, il essaya de se traîner derrière un épais bouquet de chèvrefeuille qui pouvait le cacher à tous les yeux.

Après des souffrances inouies, il parvint à s’y blottir.

Tout à coup la porte du cloître s’ouvrit, et une foule de douaniers, de moines, de gens du peuple envahit le jardin en poussant d’atroces rugissemens.

— Mort au damné ! mort au maudit ! criait-on de toutes parts.

Le Gitano se glissa comme un serpent derrière une touffe d’aloës. La foule arriva près du mur, auprès du palmier, et là trouva la nonne, toujours agenouillée, toujours immobile, toujours les mains jointes.

Ces cris désordonnés la tirèrent du paroxisme où elle était plongée ; elle baissa les yeux, vit du sang fraîchement répandu, et sourit. Mais ses lèvres s’étaient si convulsivement rétrécies, que ce sourire était atroce.

La foule frémit, se signa et resta muette.

La nonne alors, faisant signe de la main à ceux qui l’entouraient, se mit à suivre à genoux la trace sanglante que le Gitano avait laissée sur le sable. Tous marchaient en silence et frappés d’horreur ; il arrivèrent enfin au buisson qui recélait le Bohémien.

Là, Rosita s’arrêta un moment pour écarter les feuilles épaisses et vernissées des aloës, se fit jour à travers cet épais taillis, se traîna auprès du maudit, poussa un cri terrible, et tomba à ses côtés… morte…

— Le renégat est là ! Cernez cet endroit et repoussez le peuple. Rends-toi, chien ! car vingt carabines sont braquées sur toi. En joue, vous autres ! s’écria le commandant des garde-côtes.

Les batteries craquèrent.

— Pauvre enfant ! tu ne souffriras pas leurs tortures, au moins, dit le Gitano en regardant la Monja ; et une larme, que les plus affreuses douleurs n’avaient pu lui arracher, tomba sur sa joue brûlante.

— Rends-toi, renégat ! ou je fais feu ! répéta le commandant.

— Yous êtes des vaillans, mes fils, répondit le Gitano ; le cerf est aux abois et vous le craignez encore ! Belle chasse, sur ma parole !

Il se tut. On se précipita sur lui, on le garrotta, et trois jours après il était à Cadix, dans la prison de San-Augusto, sous la garde d’un bataillon de miliciens.


N’est-ce pas là l’Espagne avec son beau ciel, ses couvens et son ardente populace, avec ses jeunes filles aux passions soudaines ? Cependant Kernock le pirate nous paraît supérieur au Gitano. L’orgie après la prise, le combat terrible où l’équipage du brick l’Épervier, après avoir épuisé toutes ses munitions, reçoit son ennemi, prêt à monter à l’abordage, avec une mitraille de piastres et de dollars ; l’oraison funèbre de Kernock, qui finit par se faire marguillier de sa paroisse, sont des tableaux admirables de vérité, des pages frappées d’un cachet unique. C’est une source nouvelle à nos émotions blasées. M. Sue, dans une préface modeste en parlant de l’auteur du Corsaire rouge, observe que nous avons aussi notre Cooper ; et, selon lui, c’est Gudin, avec ses belles esquisses marines. Nous croyons, nous, que le véritable Cooper français, c’est M. Sue lui-même. Il a fait son Pirate ; il lui reste à faire son Pilote. Mais M. Sue va, dit-on, partir pour l’Italie. Espérons qu’il nous reviendra avec de nouveaux titres littéraires.

M. B.


  1. Chez Eugène Renduel, rue des Grands-Augustins, no 22.