Platon - Œuvres complètes, traduites par M. V. Cousin
Platon est le véritable roi de la philosophie grecque. Aristote, qui a mené si loin toutes les sciences humaines connues de son temps, n’appartient pas à la Grèce par des liens aussi étroits. Le siècle de Périclès semble vivre tout entier dans les dialogues ; cette gravité et cette profondeur de vues, mêlées de quelque subtilité, mais qu’un grand bon sens accompagne toujours ; ce style simple et familier, toujours plein de grace et de charme, qui s’élève au besoin, égale, s’il le faut, la verve comique d’Aristophane, ou dépasse en sublimité le génie des plus grands poètes ; et, par-dessus tout, dans les pensées, dans le style, ce sentiment exquis de l’harmonie et de la mesure, ces deux divinités de l’art grec, n’est-ce pas là en effet tout le siècle de Périclès, comme nous le connaissons par ses monumens et par l’histoire ? Un des caractères de ce livre, c’est, en même temps qu’il éclaire l’esprit, de s’adresser au cœur, et de faire aimer la doctrine qu’il contient, et le philosophe même qui l’a écrit. À travers ces grandes pensées, au milieu de ces traits de génie semés à profusion dans les dialogues, on découvre un si haut caractère moral, une conviction si sincère et si noble, que le résultat de cette étude n’est pas seulement d’agrandir l’intelligence, mais de pacifier l’ame et de lui apprendre à aimer, comme Platon, tout ce qui est beau, simple et vrai. Aristote, tout grand qu’il est, n’est accessible qu’aux savans et n’intéresse qu’eux ; Platon est ouvert à tout le monde, non pas que tout le monde le comprenne ; mais il n’est personne qui ne sente qu’il faut l’aimer et le suivre, et cela suffit. C’est à la vérité l’œuvre d’un érudit et d’un philosophe que de traduire Aristote ; mais traduire Platon, c’est rendre service à la fois à la philosophie, aux lettres et à la morale.
Il serait difficile de faire le catalogue des commentaires dont Platon a été l’objet. Depuis Crantor, qui florissait trois siècles avant av. J.-C., la série des commentateurs ne présente guère de lacunes, et elle dure encore. Les traductions sont plus rares, sans doute parce qu’elles sont plus difficiles[1]. En France, par exemple, on a commencé de bonne heure à traduire Platon, et cependant non-seulement la traduction de M. Cousin est la première traduction complète que nous ayons, mais plus de vingt dialogues paraissent en français pour la première fois, et parmi eux quelques-uns des plus importans. Le plus souvent on se bornait à publier deux ou trois dialogues. Un des plus anciens traducteurs, Étienne Dolet, natif d’Orléans, a publié en 1544 « deux dialogues de Platon, philosophe divin et supernaturel ; savoir : l’ung intitulé Axiochus, qui est des misères de la vie humaine et de l’immortalité de l’âme, et par conséquent du mépris de la mort ; item ung aultre intitulé Hipparchus, qui est de la convoitise de l’homme touchant la lucrative. » À peu près vers le même temps, en 1579, Blaise de Vigenère publia trois dialogues sur l’amitié : le Lysis de Platon, le Lœlius de Cicéron, et le Toxaris de Lucian. L’auteur compare ces trois dialogues aux trois ordres d’architecture, et le Lysis lui semble analogue à l’ordre dorique ; il se félicite, en faisant cette comparaison, de ne pas sortir du ternaire, « si propre et convenant à la divine essence, source et fontaine inépuisable de la vraie charité et amour. » Une publication non moins curieuse est celle qui parut en 1582 sous ce titre : Le Criton de Platon, ou de ce qu’on doit faire ; translaté du grec en français, par Jean Le Masle, Angevin, avec la vie de Platon, mise en vers français par ledit Le Masle. Mais de tous ces contemporains de Montaigne et d’Amyot, le plus célèbre et le plus habile est Loys Leroy, dit Régius qui mourut en 1581. Nous avons de lui le Phédon, le Banquet, dédiés à la reine-dauphine, c’est-à-dire à Marie Stuart, le Timée, qu’il présenta au célèbre cardinal de Lorraine, et cette traduction de ce grand ouvrage était jusqu’ici la seule que nous possédions ; enfin la République de Platon, « œuvre non encore mise en français, dit l’éditeur, et fort nécessaire et profitable tant aux rois, gouverneurs et magistrats, qu’à toutes autres sortes d’états et qualités de personnes. » M. Cousin, séduit, je pense, par cette langue naïve et attrayante du XVIe siècle, accorde de grands éloges aux traductions de Régius : il faut constater au moins qu’elles sont fort inexactes, et que le commentaire dont il a, suivant son expression, enrichi le texte du Timée, n’est qu’une analyse médiocre de Chalcidius, intercalée sans façon dans le texte même, ce qui produit un mélange assez bizarre.
De tous les dialogues de Platon, le Banquet est un de ceux qu’on a le plus souvent traduit en français. Je n’ai rien à dire de la traduction de l’abbé Geoffroi, mais il en existe une que le nom de ses auteurs a rendue célèbre : celle qui a été faite par la sœur de Mme de Montespan et par Racine. Le choix du Banquet est étrange pour une abbesse de Fontevrault ; mais la virginité de l’ame et du corps a ses dons, et sans doute Mme de Fontevrault n’a vu dans tout cela que l’amour de Dieu. Elle était de cette famille des Rochechouart, dont les femmes, au dire de Saint-Simon, avaient tant d’esprit et de distinction, avec un tour si particulier dans le langage et dans les manières. Sa traduction faite, elle la donna à Racine pour la revoir : Racine aima mieux la recommencer que de la corriger ; mais cette corvée, comme il l’appelle, ne tarda pas à lasser sa patience, et il s’arrêta au discours du médecin. Il écrivait à Boileau : « Il faut convenir que le style de Mme de Fontevrault est admirable ; il a une douceur que nous autres hommes ne pouvons atteindre ; et si j’avais continué à refondre son ouvrage, vraisemblablement je l’aurais gâté. Elle a traduit, ajoute-t-il, le discours d’Alcibiade, par où finit le Banquet de Platon ; elle l’a rectifié, je l’avoue, par un choix d’expressions fines et délicates qui sauvent en partie la grossièreté des idées. Mais avec tout cela, je crois que le mieux est de le supprimer ; outre qu’il est scandaleux, il est inutile. » L’ouvrage fut publié en 1732 sous ce titre : le Banquet de Platon, traduit pour un tiers par feu M. Racine, et le reste par Mme ***. Il est bon d’ajouter que l’abbesse ne savait pas le grec et n’avait lu que Marsile Ficin.
Nous rendrons justice à la prose élégante de l’abbé Arnaud, qui a donné une version de l’Ion, et qui, malgré l’admiration fort suspecte de Garat et de Suard, savait mieux le français que le grec. Sallier qui nous a donné le Criton, Maucroix qui a cru traduire l’Euthydème, l’Euthyphron et l’Hippias, Fortia d’Urban qui s’est occupé de l’Hipparque à peu près avec le même succès ; Thurot, Millin, Roget, dont nous avons quelques essais, ou n’ont traduit que des dialogues peu importans, ou les ont traduits de telle sorte que leur travail ne présente aucun intérêt[2].
M. Cousin a eu sous les yeux la plupart de ces traductions, et n’en a pu tirer sans doute qu’un bien faible secours. S’est-il servi plus utilement de Dacier ? Dacier n’entendait rien à la philosophie ni à la langue française mais il savait parfaitement le grec. Il nous a laissé la traduction de plusieurs dialogues avec des abrégés, des argumens, une vie de Platon et une notice sur sa doctrine. Mais le traducteur qui a été le plus utile à M. Cousin, un traducteur important et sérieux, c’est Grou ; Grou a traduit avec élégance et fidélité la République, les Lois et quelques autres ouvrages de Platon. M. Cousin a profité, comme de raison, de ces excellens travaux, et, comme de raison aussi, en homme qui ne peut être jaloux de personne, il a averti de ces emprunts avec une loyauté parfaite ; il dit dans les notes du septième volume : « J’ai pris pour base de ma traduction (des Lois) celle de Grou, comme un témoignage de ma sincère estime pour un écrivain bien supérieur à sa réputation. » Il restait encore, après Grou, quatorze dialogues qui n’avaient point été traduits, sans compter les sept petits dialogues, que l’on a appelés bâtards, parce qu’ils sont évidemment indignes de Platon, et les Lettres. Une traduction des Lettres, par l’abbé Papin, publiée par Dugour en 1797, est un ouvrage absolument nul sous tous les rapports, et dont on ne doit tenir aucun compte. Il parut aussi, en 1809, un Essai Historique sur Platon, par Combes-Dounous, qui annonce dans sa préface qu’il se dispose à publier les vingt-un dialogues qui n’avaient pas encore été traduits. Je ne sais pas s’il a réalisé cette promesse ; j’en doute fort, et j’avoue qu’après avoir parcouru son livre, je m’inquiète fort peu de le savoir. À mes yeux, malgré tout ce que Combes-Dounous a pu faire, ces dialogues n’ont jamais été traduits dans notre langue.
Toutes ces traductions partielles, dont quelques-unes sont estimables, ne pouvaient donner qu’une idée bien incomplète de la philosophie platonicienne. Il faut excepter les nombreuses traductions de Grou, et cependant, parmi les dialogues qu’il a négligés, il s’en trouve quelques-uns dont la connaissance est indispensable, si l’on veut connaître véritablement Platon. À coup sûr, on peut voir clair dans la philosophie platonicienne sans connaître l’Erixias, le Sisyphe, le Démodocus, et tous ces petits dialogues sur le juste, sur la vertu, qui très certainement ne sont pas de Platon, et sont à peine dignes de figurer dans la collection de ses œuvres ; mais M. Cousin a poussé le scrupule jusqu’à traduire les ouvrages les plus insignifians, pour peu qu’ils aient été, même à tort, attribués quelquefois à Platon. On en peut dire autant de quelques dialogues, traduits aussi pour la première fois en français, et qui ont plus de valeur que les précédens ; ainsi, ce dialogue si plein de grace, le Charmide, dans lequel on ne rencontre pas une seule discussion vraiment philosophique ; le Cratyle, qui ne renferme guère que des étymologies, et dont la traduction, hérissée de difficultés, présente nécessairement à l’esprit quelque chose de bizarre et d’incohérent, puisqu’il faut toujours prononcer un mot grec, pour donner un sens à la phrase française ; enfin, le Politique, où se trouve, au milieu d’une foule de distinctions sans intérêt, cette célèbre définition de l’homme, un animal à deux pieds et sans plumes, dont Diogène triomphait d’une manière si burlesque, quand il jetait un coq plumé dans l’Académie, en s’écriant : Voilà l’homme de Platon. Diogène avait tort. En donnant cette définition dans le Politique, Platon ne songe pas à définir l’homme, mais à donner un exemple de distinction, et il en donne un qui devient ridicule, séparé de ce qui le précède. Si l’on rapprochait la véritable définition de l’homme, telle que Platon l’aurait donnée, de celle qu’aurait pu faire un cynique, on verrait de quel côté se trouvait la vérité dans toute sa noblesse, et de quel côté l’erreur la plus misérable et la plus dégradante. Le Politique, malgré le mythe sublime qu’il contient, n’est au fond qu’un dialogue très secondaire. Mais le Sophiste et le Parménide, où Platon aborde les questions métaphysiques les plus profondes, sont d’une telle importance que, sans leur secours, ni la nature de l’être dans le système de Platon, ni la théorie même des idées, ne peuvent être parfaitement comprises. Les alexandrins disaient que, si l’on sauvait le Timée et le Parménide, on pouvait, après cela, perdre Platon tout entier. Je suis tenté de compter aussi le Timée au nombre des dialogues que M. Cousin nous a donnés le premier. La traduction de Loys Leroy, inachevée et remplie de contresens, ne pouvait être d’aucun secours pour l’intelligence du texte. Et quel livre que le Timée ! c’est d’abord une cosmogonie ; Dieu agitant, par sa toute-puissance, la masse désordonnée au chaos, faisant prendre forme à la matière, la soumettant à des lois sages et régulières, et peuplant la voûte du ciel de ces brillantes divinités qui mesurent les temps, et nous dispensent la chaleur et la lumière. Puis, quand le monde plein d’harmonie a commencé à obéir à la main de Dieu, à vivre et à se mouvoir selon ses lois, Dieu donne ses ordres immortels, fixe la destinée des hommes, et rentre dans son repos accoutumé. Alors Platon entreprend la description de l’homme et du monde ; il décrit l’homme moral, comme dans le Phèdre, comme dans la République, d’après ses théories philosophiques, et d’après les connaissances adoptées de son temps, le corps de l’homme et ses fonctions animales, les plantes et leurs propriétés, la composition et la décomposition des corps physiques, l’ordre et la marche des planètes, ou ce qu’il appelle, dans son langage poétique, les chœurs de danse des dieux immortels. C’est une vaste encyclopédie des connaissances humaines au temps de Platon ; c’est, dans un même livre l’histoire et la description de l’univers ; le Timée est peut-être, avec la République, l’ouvrage le plus accompli de Platon. L’antiquité ne nous a rien laissé de plus grand.
Maintenant que, grace à M. Cousin, nous avons dans notre langue non-seulement les dialogues, mais le testament, les épigrammes, tout ce que Platon a jamais écrit, on peut embrasser son œuvre tout entière et en saisir l’unité, cette unité qui en fait la vie, et sans laquelle on ne saurait voir dans les dialogues que des vues philosophiques privées de lien et de centre commun, un scepticisme plutôt qu’un système de croyances, une œuvre toute négative. La forme du dialogue adoptée par Platon, le caractère de cette méthode dialectique, qui ne marche à la découverte et à l’établissement d’une vérité que par la destruction de l’erreur, ce mépris et ce dédain des phénomènes et de tout ce qui est contingent, mépris qu’au premier abord on est tenté de prendre pour un dédain absolu de toutes choses ; la variété même des sujets traités dans les divers dialogues : tout cela peut arrêter les esprits et les empêcher d’aller jusqu’au fond de la doctrine platonicienne. Combien n’ont vu dans Platon qu’un sceptique aimable, ayant trop de bon sens pour s’abandonner dans la pratique à un scepticisme absolu, mais indifférent sur tous les systèmes philosophiques et ne les exposant que pour les combattre ou pour les détruire l’un par l’autre ! Platon, compris de la sorte, n’est plus qu’un poète et un écrivain, et, j’ose le dire, il n’est plus alors le poète et l’écrivain que nous connaissons. Non, Platon n’est pas un de ces demi-sceptiques comme il en sortit plus tard de son école, doutant un peu de tout et ne réservant que la pratique avec la prudente et unique maxime de ces philosophies sans caractère, rien de trop. Platon est un homme de convictions profondes, ardentes, inébranlables, dont l’ame, élevée au-dessus de la terre, contemple sans cesse et sans relâche l’objet de son amour et de sa foi. C’est là qu’il puise de la force pour se donner le triste spectacle des contradictions humaines, pour amonceler autour de lui toutes ces ruines. C’est parce qu’il croit, et qu’il croit du fond du cœur, qu’il trouve tant d’ironie quand il se détourne de l’objet de sa croyance et jette les yeux sur ces ténèbres que tant d’hommes appellent lumière. Le monde des phénomènes, avec ses changemens sans fin, cette variété, cette multiplicité au milieu de laquelle on ne peut le saisir ni l’apercevoir, ces choses qui passent comme un torrent et ne reviennent plus, aliment des esprits vulgaires à qui cette nourriture convient parce qu’elle leur est analogue et qu’ils passeront comme elle sans laisser de trace ; qu’est-ce que tout cela aux yeux de Platon, dont l’esprit sent son immortalité et veut se nourrir de science et de vérité sans mélange ? La science de ce qui passe périt avec son objet. La science dont le besoin presse les ames philosophiques, c’est la science de ce qui est éternel, la science véritable. Quand Platon repousse du pied cette terre, ce n’est pas pour se jeter dans le néant, dont il a horreur ; c’est pour s’élever sur les ailes de l’amour à la connaissance du vrai. À l’aspect de ces vaines ombres, l’esprit, par une lumière intérieure que Platon appelle un souvenir, retrouve au fond de soi la conception du modèle dont elles sont l’image affaiblie. Cette réminiscence d’une autre vie, où la vérité nous apparaissait sans voile, le monde sensible l’éveille au dedans de nous, et désormais nous devons oublier le monde des sens et le laisser à son néant pour ne plus songer qu’à cet autre monde supérieur aux sens et au mouvement, monde des idées, toujours le même, toujours plein de vérité, de proportion et de beauté. Les idées n’existent pas à cause du monde, mais le monde à cause des idées qui sont ses lois. Est-ce la loi qui dépend du phénomène et qui en résulte ? Si la série des phénomènes est suspendue, la loi demeure pour régler encore après des siècles le premier phénomène qui va naître. Où est la vérité ? où est l’erreur ? Faut-il dire que la science doit se traîner sur les phénomènes, ou qu’elle doit s’élever au général, à l’universel, à la loi ? Voilà ce monde chimérique de Platon, cette conception creuse d’un rêveur qui ne résistera pas à la puissante analyse des esprits positifs. Chimère en effet sur laquelle tant de grands esprits ont vécu pour la soutenir ou pour la combattre, qui a occupé des conciles, allumé des bûchers, divisé des congrégations savantes et vécu quelques vingt siècles dans l’histoire, toujours discutée et pendante encore aujourd’hui. Grace à Dieu, quelle que soit la misère de l’esprit humain, l’histoire d’une pure erreur n’est jamais si longue. Mais enfin ce monde des idées sera divers et multiple comme le monde des sens, si ces lois ne sont pas les applications uniformes d’une loi unique, si ces unités génériques ne viennent pas se rapporter à une unité absolue, qui est à la fois l’être absolu, la perfection absolue, le dernier idéal que puisse concevoir la pensée, le beau, le bien, le vrai dans leur essence. Le dernier terme de la dialectique, c’est Dieu ; un Dieu providence, père et architecte du monde. Il a formé ce monde et tous les êtres qu’il contient ; il leur a donné la vie et l’ordre qui est la condition de la vie ; il gouverne son œuvre suivant les lois les plus sages. Attentif à tout ce qui existe, heureux du spectacle de l’harmonie qu’il a produite, la plénitude de sa puissance écarte de lui toute fatigue. Il vit heureux dans l’éternité pendant qu’au-dessous de lui le monde se meut dans le temps : le temps, dit Platon, image mobile de l’immobile éternité.
Lactance s’écrie, dans ses Institutions divines, que Platon a soupçonné Dieu et ne l’a pas connu ; Lactance a raison, s’il étend cette condamnation à toute intelligence humaine. Hélas ! savoir que Dieu existe et qu’il est parfait, c’est véritablement tout ce que peut notre faiblesse, et cela suffit pour un amour et une adoration sans bornes ; mais comment rassasier cette insatiable curiosité de l’homme ? Qui ne connaît ce bel apologue d’un évêque qui se promène au bord de la mer en rêvant à la nature de Dieu, et qui rencontre un enfant qui veut épuiser la mer avec une coquille de noix ? Murillo en a fait une de ses plus belles pages. C’est une triste et humiliante vérité pour notre orgueil. Du moins Platon a-t-il été aussi loin que peut aller la raison humaine ; et Lactance ni personne ne saurait le nier, en présence du Timée et du dixième livre de la République.
L’œuvre de Platon, dans son unité, est double. Après qu’il est remonté du monde à Dieu, il descend de Dieu à l’homme. C’est du monde des idées qu’il rapporte sa morale et sa politique. Il n’y a de vrai et de beau que l’unité absolue, qui est Dieu ; au-dessous de Dieu, si quelque chose a de la beauté et de la vérité, c’est que Dieu lui a donné la proportion et l’harmonie, image de l’unité dans le multiple. Dieu est un, d’une unité absolue ; le monde est un, parce qu’il conspire à un but unique et obéit à des lois analogues, ou plutôt à une seule loi, qui ne paraît différer que quand, pour sauver l’harmonie elle-même, elle se proportionne à la nature et aux conditions de son objet. Tout ce qui sort de l’ordre et de l’unité est inutile au monde et tombe dans le néant ; tout ce qui concourt à l’ordre se rattache à l’être et à la vérité. Voilà toute la morale, avec son double précepte ; au dedans, gouverner avec une exacte harmonie les différentes puissances de notre être ; au dehors, prendre la place précise qui nous convient et faire librement, par la permission de Dieu, ce que sa puissance impose aux êtres dont les actions ne sont pas libres. C’est là tout le secret de la République de Platon : ramener la société humaine à l’unité la plus complète. Ce n’est pas, comme on l’a cru, une vaine et puérile hypothèse, un jeu brillant de l’imagination ; quoique Platon déclare lui-même que sa République est impossible, elle a pourtant un but philosophique, en harmonie avec le reste de son œuvre ; il y pose et y développe son principe dans toute sa rigueur, afin de l’entourer d’une lumière parfaite, et quand plus tard il veut descendre à la pratique, quand il compose les Lois, malgré les différences de ces deux ouvrages, il ne fait autre chose qu’appliquer au monde réel le même principe, et il l’applique rigoureusement, à la lettre ; c’est le même esprit, l’esprit de la théorie des idées, l’unité, l’harmonie ; le système de Platon est comme son univers ; il n’y a pas deux principes, mais un seul, ni deux lois, mais une seule et unique loi. Seulement ce ne sont plus ici ces hommes de la République, sortis de terre tout formés, comme ceux de Cadmus ; ce sont des hommes choisis, mais des hommes avec les passions et les faiblesses des hommes. Il faudra donc faire plier la loi ; mais, suivant la règle uniforme, elle pliera précisément assez pour devenir possible et applicable. Voilà comment le système de Platon se rattache intimement dans toutes ses parties. C’est un tout. On ne peut étudier Platon à demi. Qui ne connaît pas tout Platon ne connaît rien de Platon. Essayez de comprendre le but et le plan de la République, si vous n’avez pas compris le système du monde et la théorie des idées. Ceux qui nous ont donné quelques dialogues nous ont rendu le même service que s’ils avaient traduit un beau poème ; ou bien ils ont été utiles aux savans parce qu’une bonne traduction est en quelque sorte une édition, et même un commentaire du livre traduit : le traducteur, en effet, ne prend-il pas un parti définitif sur toutes les difficultés de leçons et d’interprétation ? Mais populariser la philosophie de Platon, la faire comprendre dans son sens véritable et profond, il n’y avait qu’une traduction complète qui pût le faire.
Que de richesses Platon a répandues sur ce fonds général de sa philosophie ! Je ne parle pas de son style, si souvent imité par les plus grands poètes. Mais la théorie de la réminiscence, celle de l’amour platonique, qui n’en peut pas être séparée, tout ce côté psychologique du système des idées a autant de profondeur que d’éclat. C’est peut-être la réminiscence de Platon qui a inspiré le poète de Rachel et celui de Marguerite. Et, au point de vue le plus grave de la science, n’est-ce rien que d’avoir placé dans l’esprit de l’homme une lumière qui éclaire les données de l’expérience au lieu d’en provenir ? N’est-ce rien que d’avoir attribué la connaissance des principes plutôt au souvenir à demi effacé d’une autre vie qu’à quelque opération de l’esprit humain lui-même, n’ayant d’autre élément que la sensation, et tirant ainsi la loi du phénomène, l’éternel et l’immuable, de ce qui est emporté dans un mouvement sans repos ? Cette lumière intérieure qui illumine chaque homme est en effet la trace, dans notre esprit, de quelque chose de supérieur à l’homme et à la vie de ce monde. Quand Fénelon s’écrie : « Ô raison ! n’es-tu pas celui que je cherche ? » ces deux beaux génies semblent se répondre à travers les siècles. Mais il ne faut pas oublier l’époque où vivait Platon ; il faut être juste pour toutes les gloires.
À la réminiscence se rattache, par un lien étroit, cette théorie célèbre et si peu connue de l’amour platonique. L’objet de cette théorie explique assez l’existence de tant d’erreurs : elles ne sont pas seulement le fait du vulgaire, étranger à la philosophie et à Platon ; mais des savans, qui connaissaient le Phèdre et le Banquet, ont expliqué l’amour platonique d’après leur point de vue particulier, tantôt hostile, tantôt favorable. L’école mystique, sortie de l’académie, et plus tard, au sein du christianisme, quelques platoniciens également mystiques, ont voulu voir dans cet amour un état de l’ame assez semblable à l’extase. L’amour du bien et du beau dans leur essence n’étant autre chose que l’amour de Dieu, et Platon ayant déclaré, dans le Phèdre, que les ames sans amour ne trouvent pas d’ailes pour s’élever au-dessus du monde des sens, ils ont pensé que, d’après Platon, la connaissance de Dieu n’était due qu’à cet élan passionné de l’ame, et que la raison pouvait nous mettre sur la voie qui conduit à Dieu sans jamais nous élever jusqu’à lui. Rien n’est plus éloigné de la vérité que cette interprétation ; il y a loin de cette chaleur poétique, de cet enthousiasme vrai de Platon, toujours guidé d’ailleurs par une raison sûre, se possédant toujours et ne perdant jamais de vue ni son but ni sa méthode ; il y a loin de cette philosophie véritablement grecque et socratique à l’illuminisme alexandrin. C’est l’amour qui nous excite à chercher Dieu et les idées par le moyen de la dialectique ; mais, quand nous arrivons à lui, c’est la dialectique qui l’a découvert et l’esprit qui le connaît. D’autres, mais ce sont des poètes, ont identifié l’amour platonique avec ce noble amour d’une femme, qui faisait au moyen-âge le fonds de la chevalerie ; ils ont pensé que cet amour était le modèle de l’amour de Dante pour Béatrix et de Pétrarque pour Laure ; quelquefois même on a poussé le raffinement plus loin, et l’on peut se souvenir d’avoir vu le mot d’amour platonique appliqué, dans plus d’un livre du temps des Scudéry, à cette adoration bizarre que Dunois éprouve pour la Pucelle, dans le poème infortuné de Chapelain. Il est trop facile de réfuter de pareilles erreurs, puisque Platon a traité les femmes avec une sévérité qui approche du mépris, et qu’il déclare expressément que, tandis que les ames inférieures s’attachent aux femmes, les esprits élevés prennent pour objet de leur amour « de beaux jeunes gens, bien plus capables qu’elles de comprendre la philosophie. » Reste cette accusation odieuse dont on a voulu flétrir la mémoire de Socrate, et que les mœurs trop bien connues de la Grèce semblent autoriser jusqu’à un certain point. On connaît ces vers de Boileau, dans sa douzième satire :
Et Socrate, l’honneur de la profane Grèce,
Qu’était-il en effet, de près examiné,
Qu’un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
Très équivoque ami du jeune Alcibiade ?
Il y a peut-être de l’exagération dans l’opinion qu’on s’est formée sur la dépravation des Grecs. Les infamies du Satyricon pourraient n’y pas être étrangères, et pourtant qui oserait sans rougir comparer Alcibiade et Giton ? Je sais bien que le Banquet de Platon, et le Lysis, et le Phèdre, sont autant de preuves qu’on aurait le droit d’alléguer, tout, jusqu’à la loi terrible qui défendait aux adultes l’entrée de la partie secrète des gymnases. Et pourtant, malgré tout cela, avouant le fait, je crois encore qu’on l’exagère. Pour Platon et pour Socrate, je repousse le reproche de toute l’énergie d’une conviction inébranlable. Celui qui a écrit la République et les Lois, et le maître qui l’a si souvent inspiré, ne sauraient, ni l’un ni l’autre, être souillés de ces infamies. Je défie les mœurs les plus corrompues d’entamer de pareilles ames.
L’amour platonique est un sentiment que la réminiscence fait naître, et qui provoque à son tour la réminiscence. Les ames qui ont vécu dans le commerce des dieux immortels, et qui se sont nourries de vérité et de beauté sans mélange, retrouvent en elles-mêmes la trace presque effacée de ces heureux jours, et se sentent pressées du désir de revoir cette ineffable beauté, de la contempler de nouveau face à face, et de jouir encore de ce bonheur, le seul qu’un esprit élevé puisse connaître. C’est alors que cette ame exilée, enfermée dans un corps, enchaînée à la terre, et obligée, par ce corps qu’elle traîne à sa suite, de vivre pour un temps au milieu de cette fange, s’en va cherchant partout ce qui pourra lui rappeler ce qu’elle a perdu, une belle ame dans un beau corps ; et quand elle l’a trouvée, elle s’attache à elle pour mettre en commun les trésors de leurs souvenirs, pour s’aider de cette faible beauté, et retrouver ainsi plus aisément l’idéal après lequel elle soupire. Elle veut obtenir amour pour amour, et, comme dit Socrate dans le Premier Alcibiade, faire naître un amour ailé dans le sein de son bel ami. L’objet d’un pareil commerce ne saurait être l’amour des sens, amour grossier, pour lequel Platon n’a que de l’indignation et du mépris ; c’est, au contraire, tout ce qu’il y a de plus capable d’élever et d’agrandir une ame ; c’est la philosophie, c’est l’éternelle beauté, c’est la sagesse dans son essence. C’est là ce que Platon appelle une ame philosophique, une ame amoureuse : quand le cœur est ouvert à ce noble sentiment de l’amitié, et que l’esprit n’aime que ce qui est beau, et ne voit dans la beauté périssable qu’une image de la beauté éternelle ; quand il ne demande qu’à diriger son bien-aimé vers cet objet de toute affection véritable, et à s’envoler ensemble loin des sensations et de leur tumulte, dans le monde de l’esprit, de l’être et de la vérité. Aujourd’hui que nous avons dans notre langue le Lysis, le Phèdre, le Banquet, la République, on ne se trompera plus sur le vrai sens de l’amour platonique. Qui ne voudrait connaître cet admirable ouvrage de la jeunesse de Platon, le Phèdre, dont Cicéron faisait ses amours ? Ceux même qui sont privés de lire Platon dans le texte pourront se consoler avec la traduction. C’est un grand écrivain qui en traduit un autre, et, sauf la différence des langues, on pourra se persuader, sans trop d’hyperbole, que c’est Platon lui-même qu’on entend.
M. Cousin a traité de la réminiscence dans l’introduction du Phédon ; et, je me trompe peut-être, mais il me semble qu’il l’a presque assimilée avec sa propre théorie de la raison impersonnelle. Si j’ose dire ce que je pense, c’est aller un peu trop loin, et faire trop d’honneur à la psychologie de Platon. C’est en ce point surtout qu’elle est remarquable, je le sais ; mais pour expliquer la présence en nous des axiomes et des vérités éternelles, aller jusqu’à supposer une vie antérieure à la vie d’ici-bas, n’est-ce pas sortir des conditions de la science, et donner un peu trop carrière l’imagination ? Toute la psychologie de Platon porte ce même caractère ; partout il a soupçonné la vérité, et partout la poésie a fait obstacle à la science. On ne pouvait pas s’attendre d’ailleurs à trouver dans ces premiers siècles une psychologie bien profonde. Si Platon était un grand psychologue, l’histoire des philosophies qui le suivirent ne pourrait plus se concevoir. Et pourtant, sous ses images poétiques, on sent une observation de la nature de l’homme, où la part de la vérité est plus grande que celle de l’erreur. Dans le Phèdre, il compare l’ame humaine à un attelage dirigé par un cocher, et composé de deux coursiers d’une nature bien différente, l’un plein de docilité, de beauté et de courage ; l’autre impétueux sans motif, impatient du frein, toujours prêt à se cabrer, toujours s’efforçant de quitter la route où le cocher le guide : Ce sont là les trois parties de l’ame suivant Platon ; le cocher, c’est l’esprit qui connaît les idées par la réminiscence, et qui voit s’ouvrir devant lui la route que la morale et la raison lui prescrivent de suivre ; le beau coursier, c’est la partie généreuse de l’ame, le courage, les passions nobles ; mais l’autre coursier représente « les passions violentes et fatales, d’abord le plaisir, le plus grand appât du mal, puis la douleur qui fait fuir le bien ; l’audace et la peur, conseillers imprudens ; la colère implacable, l’espérance que trompent aisément la sensation dépourvue de raison et l’amour qui ose tout. » Platon comparera plus tard dans la République ces trois mêmes parties de l’ame aux trois ordres qu’il distingue dans l’état, les magistrats pleins de sagesse et de prudence, les guerriers ardens et magnanimes, dociles pour leurs chefs, doux pour leurs concitoyens, terribles pour les ennemis, et enfin la classe des artisans et des laboureurs, dépourvue à la fois de raison et de courage, cette classe, entièrement sacrifiée dans sa politique, à laquelle il trace des devoirs sans lui accorder de droits, et qu’il ne semble conserver dans l’état que pour éviter à l’homme libre la nécessité de se servir lui-même. Il faut voir dans le Timée comment il assigne à chaque partie de l’ame la place qu’elle doit occuper dans le corps ; l’ame divine, l’esprit, la raison habite la tête, comme le lieu le plus élevé, et par conséquent le plus noble ; puis les dieux qui ont formé notre corps, craignant de souiller l’ame divine par le contact de la partie mortelle de nous-mêmes, construisirent entre la tête et la poitrine une sorte d’isthme et d’intermédiaire, c’est le cou. La partie virile et courageuse de l’ame, sa partie belliqueuse fut placée dans la poitrine ; et comme on sépare l’habitation des hommes de celle des femmes, le diaphragme fut placé comme une cloison entre le séjour du courage et celui des passions désordonnées. Pour cette dernière partie de l’ame, qui demande des alimens et des breuvages, et tout ce que la nature de notre corps nous rend nécessaire, les dieux l’ont étendue dans cette région qui sépare le diaphragme et le nombril. Ils l’y ont attachée comme une bête féroce, afin que, sans cesse occupée à se nourrir à ce râtelier, et aussi éloignée que cela se pouvait du siége du gouvernement, elle causât le moins de trouble, fit le moins de bruit possible, et laissât le maître délibérer en paix sur les intérêts communs. Aristote, comme on sait, mettait l’ame dans le cœur et non dans tête ; mais on en revint plus tard au sentiment de Platon, et Descartes, plus habile que ses devanciers, savait précisément dans quelle glande du cerveau était situé le siége de l’ame. La théorie de la douleur et du plaisir, dans le Philèbe et la République, théorie exposée d’ailleurs par M. Cousin avec une clarté et une précision bien rares dans l’argument philosophique qu’il a mis en tête du Philèbe ; la réfutation contenue dans le Théétète, de la doctrine sensualiste professée par Protagoras ; les nombreux détails exposés dans le Timée sur les impressions que nous devons à nos différens organes, tout cela forme une science de l’homme déjà assez étendue, et pour ne rien dire ici des explications souvent bizarres et quelquefois remarquables dans lesquelles entre Platon sur la nature physiologique de l’homme, je me bornerai à rappeler que Galien a commenté la physique de Platon, et que Goethe, le grand poète, dans sa Théorie des couleurs, a consacré quelques pages à l’explication très plausible que l’on trouve dans le Timée des phénomènes de la vision. M. Duvernoy serait étonné peut-être de retrouver dans la physiologie de Platon ces animalcules dont il nous a fait l’histoire l’année dernière au Collége de France. Au reste, il fallait avoir examiné l’homme de près, et bien connaître ses penchans, pour créer le système d’éducation des Lois et de la République, et pour fonder dans les Lois tant d’institutions véritablement sages, dont un grand nombre ont passé dans nos mœurs, et dont quelques autres sont encore à regretter.
Je sais bien que l’on a accusé Platon d’avoir méconnu la nature humaine, précisément à cause de la République. N’est-ce pas la méconnaître en effet que de ne tenir aucun compte de l’intérêt personnel et de l’amour de soi, et de croire qu’un état pourra subsister, dans lequel aucun citoyen n’aura de possessions ni de famille ? N’est-ce pas la méconnaître que de supprimer d’un seul coup les affections les plus tendres et les plus légitimes, le mariage, la paternité, et de croire que tout ce qu’il y a d’amour dans le cœur de l’homme, privé de son objet naturel, va se reporter sur l’état, qui deviendra ainsi l’unique objet de toutes les affections ? Qu’est-ce que cette opinion de Platon, qu’on aimera tous les enfans du même âge, par la pensée qu’on est le père de quelqu’un d’entre eux que l’on ne connaît pas ? C’est là, dit Aristote, jeter un peu de miel dans la mer. Et cette prétendue conformité des deux sexes ; élevés d’après les mêmes règles, astreints aux mêmes devoirs ? Conformité d’autant plus choquante qu’elle existe pour les charges et non pour les prérogatives. Platon se montre partout d’une sévérité extrême pour les femmes ; non-seulement il les tient en tutelle pour les mêmes motifs qui ont déterminé la plupart des législateurs, et que Cicéron exprime avec si peu de courtoisie, propter imbecillitatem sexus et judicii, mais il se plaint sans cesse de leurs défauts, de leur opiniâtreté, de leur mollesse, de leur amour pour la vie cachée ; il dit expressément dans les Lois que ce sexe a moins de dispositions que le nôtre pour la vertu ; il est à peine moins sévère que saint Augustin, qui déclare qu’elles ne sont pas l’image de Dieu : Propter peccatum originale, in ecclesia, non imago Dei, et peccandi materies, femina velari et tacere debet. Que devait penser de la République de Platon Agrippa de Nettesheim, qui a composé un livre : De l’Excellence et de la Supériorité du sexe féminin ? J.-J. Rousseau caractérise à merveille la position de Platon pour tout ce qui concerne les femmes. « Platon, dit-il, donne aux femmes, dans sa République, les mêmes exercices qu’aux hommes ; je le crois bien. Ayant ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les faire hommes. »
Mais la République de Platon n’est pas un ouvrage de politique ; si l’on cherche la politique de Platon, elle est dans les Lois. Je ne dirai pas non plus, comme J.-J. Rousseau, que la République est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait, quoique je reconnaisse que les principes les plus vrais, les plus élevés de l’éducation s’y trouvent exposés pour la première fois. Jean-Jacques le savait bien, lui qui, à l’exemple de Locke, en a si souvent fait son profit. Parmi tant d’opinions élevées sur le but de la République, je suis de celle de Platon, qui déclare expressément que son but est de déterminer la nature de la justice. Il la détermine en montrant ses effets dans une application impossible, mais parfaite. La République n’est donc pas une utopie ; elle est une démonstration. Mais cette justice décrite dans la République, est-ce la justice de l’état ou celle de l’individu ? C’est là une question qui eût indigné Platon. Il n’y a qu’une justice, la justice de Dieu, qui gouverne tout. C’est la loi éternelle de l’ordre et de l’harmonie ; tout est soumis à cette loi, depuis les dieux jusqu’à l’homme, et depuis l’homme jusqu’au dernier atome de la matière.
Ce n’est donc pas dans la République qu’il faut chercher Platon législateur et moraliste, mais dans les Lois, où l’on trouvera ample matière pour admirer sa sagacité et sa profondeur. Quoi qu’on fasse, on est toujours, par quelque côté, de son temps et de son pays ; que l’on se demande, en lisant les lois de Platon, ce qu’un pareil génie eût pu faire deux mille ans plus tard ! Fonder la prospérité de l’état sur les mœurs et les mœurs sur l’éducation, préférer en tout la législation qui prévient à celle qui réprime ; établir l’égalité des charges, l’élection, la responsabilité de tous les magistrats ; prescrire pour toutes les lois un exposé des motifs qui en explique et en justifie la promulgation ; donner aux citoyens pour garantie de leurs droits le jury, la publicité des jugemens, et trois degrés de juridiction ; considérer la peine comme un bienfait pour celui qu’elle atteint, parce qu’elle le réhabilite par l’expiation, est-ce là, de bonne foi, ce qu’on appelle des chimères ? La prison, non pas celle du supplice, où il relègue les incurables, mais celle dont on doit sortir pour rentrer dans la société, n’est pas, comme chez nous, un enseignement mutuel de tous les vices, où l’on entre coupable et repentant, et d’où l’on sort aguerri et corrompu à jamais. Platon, pour bien marquer son but, lui donne le nom de sophronistère. Il donne aux prisonniers, pour professeurs de morale, les premiers magistrats de la république, et il veut que chaque soir, pendant la durée de leur peine, les magistrats les visitent, les exhortent et les consolent. L’argument de M. Cousin sur les Lois est un véritable ouvrage, et un ouvrage d’une haute portée ; il faut en rapprocher celui du Gorgias, où se trouve exposée la théorie de l’expiation ; on aura ainsi un résumé éloquent et complet de la doctrine politique de Platon.
Mais tracer le plan d’une république, ou régler conformément à la justice les actions de l’homme ici-bas, ce n’est pas avoir fixé notre destinée. Attachée un moment à la fortune du corps, notre destinée ne finit pas avec la sienne ; nous portons au dedans de nous un principe d’immortalité ; l’esprit, qui connaît les idées éternelles et qui a vécu heureux avant cette triste vie, l’esprit doit vivre encore, quand le cadavre qui l’enveloppait est déjà en dissolution et qu’il n’en reste plus rien. Avec quelle force, pour ces temps reculés, Platon a-t-il démontré cette grande et consolante vérité. Caton lisait le Phédon au moment de se donner la mort. Socrate y proscrit pourtant le suicide ; mais la résolution du Romain était prise : il n’aurait reculé que devant le néant ; il lut le Phédon, et il se tua. C’est une sainte et noble pensée que d’avoir ainsi décrit les derniers momens de Socrate. Condamné à boire la ciguë par ce même peuple d’Athènes qui devait, quelques jours après sa mort, lapider ses accusateurs, Socrate, en attendant le poison, est entouré dans son cachot de ses amis, de ses disciples ; et là, près de subir à soixante-dix ans une mort violente et injuste, il établit l’immortalité de l’ame avec une tranquillité d’esprit aussi grande que s’il était encore sur la place d’Athènes, au portique du Roi, conversant avec Alcibiade. Un de nos grands poètes a consacré de beaux vers à cette mort héroïque ; mais qu’est-ce que l’imagination la plus brillante, comparée à une inspiration partie du cœur ? Platon pleurait encore Socrate quand il a écrit le Phédon, et ce Socrate si paisible, si plein de douceur, qui pardonne à ses ennemis, qui ne songe à son dernier moment qu’à la philosophie, son plus cher amour, et au bonheur des amis qu’il va laisser, ce Socrate est bien celui qu’il a connu, qu’il a aimé ; c’est son maître, c’est son ami, c’est pour lui plus qu’un père. Au moment fatal, et quand Socrate tient déjà d’une main ferme la ciguë toute broyée, ses amis lui demandent encore ce que devient notre ame après la dissolution du corps. Alors Socrate commence un récit emprunté à la fable, un mythe où se trouve décrit, d’après les croyances populaires, l’état des ames bienheureuses. Mais ce n’est plus cette démonstration scientifique, cette affirmation nette, cette rigueur de déduction qu’il apportait dans la discussion de l’immortalité de l’ame. Ce sont, dit-il, des espérances avec lesquelles il est bon de s’enchanter soi-même, au moment de s’endormir pour jamais.
Ces mythes reviennent souvent dans Platon, et presque toujours quand il est question de cette autre vie, soit qu’on la considère avant la naissance ou après la mort. C’est ainsi qu’il raconte dans le Phèdre les évolutions des ames à la suite des dieux de l’Olympe, et qu’il décrit dans la République le moment solennel où les ames, après dix mille ans d’expiation ou de récompense, sont appelées à revivre et à choisir elles-mêmes le corps qu’elles veulent animer. Cette doctrine de la métempsycose, qui se retrouve aussi dans le Timée, ces mythes du Phédon, du Phèdre et de la République, et tant d’autres qui se rencontrent dans Platon, celui du Politique, celui du Gorgias, ont-ils une valeur philosophique ? Quelle est au moins leur valeur historique ? Platon les a-t-il pris au pied de la lettre, et a-t-il payé ce tribut aux superstitions de son temps ? ou bien n’y faut-il voir que de la poésie, un de ces ornemens qu’il prodigue peut-être un peu trop, suivant la remarque de Longin ? L’opinion de M. Cousin sur cette question délicate est digne d’un esprit sage et éclairé comme le sien. Non, Platon ne croit pas à la métempsycose ; le récit d’Er l’Arménien est pour lui ce qu’il est pour nous, une fable pleine de charme et rien de plus. Jupiter, Apollon, Vénus, et les autres dieux dont il est question dans ces mythes, et dont il se joue si évidemment dans le Timée, Minos et Rhadamante, qui jugent les ames après la vie, sont pour lui de pures fictions indignes des philosophes et bonnes peut-être tout au plus pour entretenir parmi le peuple quelques traditions religieuses. Et cependant ce n’est pas de la poésie toute pure, ce n’est pas un simple ornement du discours ; il y a de la philosophie sous cette enveloppe et quelquefois la philosophie la plus haute. Mais ce sage et raisonnable esprit, quand il n’a que des doutes et des espérances, quitte le ton de l’enseignement philosophique et se met à conter ces beaux récits, le sourire sur les lèvres, décrivant dans tous ses détails une vie dont il ne sait rien, mais dont il espère beaucoup, dont il espère au moins quelque chose qui ressemble à ses rêves. C’est bien alors qu’il pourrait dire comme dans le Timée : « Si Dieu déclarait par un oracle que tout cela est véritable, alors seulement nous pourrions l’affirmer. Jusque-là, il faut nous en tenir à la vraisemblance… Si quelqu’un découvre une explication meilleure que la nôtre, nous lui proposons notre amitié pour prix de sa découverte »
M. Cousin n’a pas eu l’occasion de s’expliquer sur une autre partie plus obscure et plus ingrate de la doctrine de Platon, sur la théorie des nombres. C’est un point de la philosophie platonicienne que nous ne connaissons guère que par la tradition et par les réfutations d’Aristote. Il en est fort peu question dans les dialogues, et toujours d’une manière détournée. Deux passages seulement, l’un dans le septième livre de la République, l’autre dans le Timée quand il décrit la formation de l’ame d’après les lois de l’harmonie musicale, rappellent cette étrange et mystérieuse philosophie qui passa de l’école de Pythagore dans celle de Platon, et avait encore des partisans, tant de siècles après, dans l’école d’Alexandrie et à côté de cette école. En lisant les extravagances de Macrobe, de Censorinus sur la grande vertu du nombre 7, sur la sainteté des nombres impairs et les causes de cette sainteté, quand on se rappelle que tant d’autres folies ont été répétées de siècle en siècle comme des vérités évidentes par elles-mêmes, on sent une sorte de découragement et de vertige, comme si l’on avait sondé les profondeurs d’un abîme. N’a-t-on pas fait honneur aux pythagoriciens d’avoir connu l’immobilité du soleil au centre du monde et la sphéricité de la terre ? Mais si le soleil est immobile c’est que le repos est supérieur au mouvement, et la terre n’est sphérique qu’à cause de la beauté de la sphère, la plus accomplie de toutes les formes. Hélas ! quand Archimède voulut déterminer la distance du soleil par la projection des ombres, il n’y eut qu’un cri dans l’école contre cet ignorant, qui voulait faire de l’astronomie sans se fonder sur les lois de la musique. Platon, tout pythagoricien qu’il pouvait être, ne tomba jamais dans ces extravagances où l’enthousiasme pour ses moindres paroles a poussé ses commentateurs. Il souriait sans doute quand il disait dans la République, avec un si grand sang-froid en apparence, que le roi est 729 fois plus heureux que le tyran. Le dirai-je pourtant ? je crois qu’il y a dans tout cela beaucoup plus que des symboles. Pour les nombres, je n’en doute pas ; pour les mythes, tout en approuvant l’opinion de M. Cousin, tout en la trouvant parfaitement sage et vraisemblable, je serais tenté d’aller un peu plus loin. Ceux qui pensent tout-à-fait comme lui se refusent à attacher une grande importance aux mythes et aux symboles de Platon. Ils ne vont pas jusqu’à prétendre que ce sont là de purs ornemens du discours, mais aussi ne veulent-ils pas admettre dans Platon une croyance implicite. Il croit un peu, il doute encore plus ; et quand il résout ainsi les plus hautes questions par des fables, il a le sourire sur les lèvres, le sourire de Platon, calme et bienveillant, mais légèrement ironique.
Sans vouloir assurément soutenir l’opinion contraire, je crois qu’il est juste de tenir compte des considérations suivantes, que je me bornerai à indiquer : 1o l’admiration de Platon pour les pythagoriciens ; 2o l’importance qu’il donnait d’après eux à la géométrie ; 3o les symboles numériques, qui sont trop intimement liés à sa théorie des idées pour qu’il ne les ait pas pris au sérieux, au moins sur ce point ; 4o le respect sincère des traditions, qui fait partie du caractère antique ; 5o une certaine superstition dans Socrate, qui pourrait bien revivre dans son disciple ; 6o l’accord de la plupart des mythes entre eux, les mêmes mythes revenant à plusieurs reprises sous des formes différentes ; 7o enfin, l’opinion d’Aristote, qui prend au pied de la lettre et combat sérieusement ces prétendues fictions.
Que de questions épineuses sur lesquelles il faut qu’un traducteur prenne parti ! Un commentateur est bien à l’aise, il donne des raisons pour et contre, et ne se décide que quand il veut et quand il peut ; mais il faut que le traducteur adopte une opinion précise, le traducteur français surtout. Il y a une certaine manière d’éluder la difficulté en latin ; c’est de mettre un mot pour chaque mot grec, de s’inquiéter un peu de la latinité, un peu de la syntaxe ; et du sens, pas du tout. J’en atteste Marsile Ficin, Cornarius et Jean de Serre, quoique leurs traductions aient leur mérite. Le souvenir de certaines traductions de Windischmann me ferait presque penser que la langue allemande a le même privilége. Le lecteur hésite beaucoup en présence de ces énigmes, car il y a quelqu’un qui ne comprend pas, et c’est lui, ou le traducteur. Si c’est là un bénéfice, la langue française nous le refuse tout-à-fait. Chez nous, ce n’est jamais celui qui ne comprend pas, c’est toujours celui qui n’est pas compris qui a tort. Voilà pourquoi une traduction française est véritablement une édition ; partout où le texte est douteux, on voit quelle est la leçon que le traducteur a choisie. Il est plus difficile de se déterminer avec Platon qu’avec tout autre, et cela tient à la forme du dialogue. C’est le style de la conversation, rempli de négligences volontaires, de locutions familières, de réticences, de phrases inachevées. On sait combien les mêmes motifs rendent quelquefois difficile la traduction des auteurs comiques ; que l’on juge des difficultés de ce même langage appliqué aux questions les plus abstraites.
M. Cousin s’est heureusement tiré de ces difficultés philologiques. Il ne désarmera pas pourtant cette classe de prétendus philologues qui donnerait la théorie des idées pour un esprit rude ou un accent. Qui pourrait se flatter de traduire, en satisfaisant tout le monde sur tous les points, un ouvrage d’aussi longue haleine, hérissé de tant de difficultés ? il est fort possible que M. Cousin se soit trompé sur quelques détails ; j’aurais moi-même, si c’était ici le lieu, mes petites difficultés à lui proposer. Ce que je puis assurer, c’est que M. Cousin, ancien professeur de grec à l’École normale, M. Cousin, qui a traduit Platon d’un bout à l’autre, et qui s’est entouré, pour cela, de tous les lexiques, de toutes les traductions, de tous les commentaires, de toutes les dissertations anciennes et modernes, présente toutes les garanties que l’on peut demander à un traducteur. Mais il y a plus : c’est que la première qualité pour traduire Platon, la plus nécessaire, la plus indispensable, c’est de le comprendre ; j’entends, de comprendre sa philosophie. Et comprendre la philosophie de Platon, ce n’est pas seulement connaître à fond la théorie des idées en elle-même et dans ses origines historiques, ce n’est pas seulement saisir le lien qui l’unit au réalisme, concevoir le côté vrai et profond de cette théorie, soit par rapport à Dieu, soit dans la raison humaine, soit dans la réalité ontologique. J’appelle comprendre Platon posséder à fond sa doctrine, et de plus partager son inspiration et ressentir le souffle poétique qui l’anime. Platon raconte, dans l’Ion, qu’il y a comme une chaîne depuis les muses jusqu’aux hommes inspirés ; que les poètes, enfans des muses, en sont les premiers chaînons, et puis les rhapsodes, et tous ceux qui ressentent la contagion divine de l’inspiration et de la poésie. Platon est au plus haut bout de cette chaîne, et personne ne pourra ni le traduire ni le comprendre, s’il n’en fait partie. Aussi voyez quels sont les vrais traducteurs de Platon : en Allemagne, c’est Schleiermacher, et chez nous, M. Cousin.
Outre l’embarras de comprendre le sens matériel des phrases, et la difficulté bien plus grande de saisir le sens général de la philosophie de Platon, c’était une rude tâche que d’avoir à lutter contre un pareil maître en fait de style. Tantôt, en effet, c’est une conversation douce et tranquille, avec un certain mouvement qui la rend attrayante, et l’on ne peut donner une idée de ce style qu’en disant qu’il est aimable. C’est le style du Lysis, par exemple, et des conversations dans le Phèdre. Ailleurs, comme dans le Protagoras, ce sont des saillies perpétuelles, l’ironie la plus mordante ; Platon a beau dire : « Si Protagoras sortait de terre, seulement jusqu’au menton, il nous aurait bien vite confondus, » je n’en crois rien, et Platon ne le croyait pas davantage. Ne connaissait-il pas le fort et le faible du système de la sensation qui était celui de Protagoras ? Il l’a bien prouvé dans le Théétète. Et quand il a affaire à des adversaires moins sérieux, quelle verve bouffonne ! Quel inépuisable plaisanterie ! Euthydème et Dyonisdore poussés à l’extrémité de leurs systèmes absurdes, soutenant, parce qu’il le faut, que tout est vrai et faux à la fois, et qu’ils savent tout et qu’ils ne savent rien, s’embrouillant eux-mêmes dans leurs réponses et finissant par des injures : on dirait d’Aristophanes ; les sophistes du temps de Platon durent le maudire bien des fois. Non-seulement il les rendait ridicules, mais il livrait leur secret : tout cet appareil de la méthode sophistique, une fois connu, n’est plus rien. Quel châtiment ! C’était les réduire au silence. Il n’y a sur aucun théâtre un personnage plus comique que le Thrasymaque du premier livre de la République, avec sa colère, son dédain, son impétuosité, et cet orgueil qui s’exalte dans l’impuissance. Il veut prouver la thèse favorite des sophistes, que la justice n’est qu’un masque sous lequel se cache l’intérêt, seul mobile des actions humaines. Le ridicule ne suffit pas toujours à Platon contre de tels adversaires. Souvent son indignation déborde. Ce sont des empoisonneurs publics, des marchands forains qui trompent sur leurs denrées, ne songeant qu’au gain, indifférens sur le reste. Gardiens d’une bête féroce, au lieu de la dompter, ils flattent ses vices, les vices du peuple, qui s’enivre de leurs louanges, et leur jette en retour la pâture de leurs passions. Cela fait du bien, de voir cette colère d’un honnête homme. Il avait Socrate à venger et la philosophie à défendre. Quand Platon veut exposer sérieusement une doctrine, il le fait avec une fermeté, une précision, une clarté, que personne n’a surpassées. Il suffit de citer le Sophiste, le Philèbe, le Timée, les Lois. Il n’y a rien de plus solennel et de plus beau dans aucune langue que le septième et le dixième livre de la République. Le discours de la Destinée aux ames qui vont choisir une nouvelle vie est dans tous les souvenirs. Platon veut absoudre la justice de Dieu de l’inégalité qui est entre les hommes. « La vertu n’a point de maître, elle s’attache à qui l’honore, et néglige qui la méprise. On est responsable de son choix : Dieu est innocent. » Et les paroles de Dieu, dans le Timée, lorsque après avoir formé l’univers il rassemble autour de lui les dieux immortels, et leur confie le soin de la destinée des hommes : « Dieux des dieux, vous dont je suis l’auteur et le père, vous êtes immortels, parce que je le veux. » On voudrait tout citer, et pourtant chaque citation est une faute, car il faut voir tout cela à sa place. Je citerai encore malgré tout, et quoique tout le monde les sache par cœur, deux épigrammes parmi celles que l’on attribue à Platon. En voici une qu’un de nos poètes a traduite. Je ne sais si on ne préférera pas l’humble prose et la traduction littérale :
Celle qui s’est ri si dédaigneusement de toute la Grèce, celle
Qui avait à sa porte un essaim de jeunes amans,
Laïs consacre son miroir à Vénus. — Car me voir telle que je suis,
Je ne le veux pas, et me voir telle que j’étais, je ne le puis.
Et cette autre sur Aristophane :
Les Graces, cherchant un temple qui ne pût être détruit,
Trouvèrent l’esprit d’Aristophane.
Il faut tout dire : il y a quelques passages de Platon, de rares passages, où il n’est guère moins subtil que ceux qu’il combat et où l’on est comme tenté de crier au sophiste. Il met cette phrase dans la bouche d’un des interlocuteurs du Ménon : « Socrate, tu fais comme la torpille ; tu m’engourdis. Combien de fois ai-je discuté longuement sur la vertu ! Mais aujourd’hui tu me remplis de trouble. ». Et cela est vrai. Ces passages où la subtilité et le sophisme se substituent au bon sens ordinaire de Socrate, tiennent un peu à la nature de l’esprit des Grecs, qui aimaient la difficulté. Aimer la difficulté, c’est le propre de tout grand esprit, mais la difficulté qui est dans les choses et non pas celle qu’on y met. Aussi Platon ne fait-il que se jouer avec ces subtilités, et les ailes de son ame le portent partout où la science a quelque chose à approfondir. M. Cousin a toujours surmonté avec bonheur ces obstacles de toute sorte. Si nous disions qu’il s’est placé comme écrivain au niveau de son modèle, lui qui connaît si bien Platon et qui l’aime et qui l’admire tant, il repousserait un pareil éloge. Mais pas un homme de goût ne pourra nous désavouer quand nous dirons que ces treize volumes de la traduction de Platon sont un des livres qui honorent le plus la langue française.
M. Cousin a placé un argument en tête de chaque dialogue, et, pour cette partie de son travail, je ne crois pas qu’il ait eu de modèle. Il est vrai qu’on a senti de bonne heure la nécessité de guider le lecteur à travers les détours un peu capricieux de la méthode de Platon ; mais les sommaires de Marsile Ficin, qui ne sont guère que des résumés, où la discussion, sèchement reproduite, est dépouillée de tous les charmes du style et mêlée de temps à autre de digressions néoplatoniciennes, les notes marginales de Jean de Serres, destinées à rendre au lecteur un service analogue sous une forme plus modeste, et les argumens à peine médiocres écrits en latin par Tiedemann, enfin quelques autres tentatives du même genre, n’ont rien de commun avec ces belles introductions philosophiques de M. Cousin. M. Cousin a fait tout autre chose qu’un sommaire ; il a donné, des doctrines de Platon contenues dans chacun des dialogues, une exposition originale dans sa fidélité, plus rapide, plus régulière, plus rapprochée de nos expressions et de nos habitudes modernes, mais toujours animée et souvent éloquente ; et, en pénétrant jusqu’au fond de ces hautes théories, il en a déterminé l’importance et la valeur avec le respect d’un disciple et l’impartialité d’un juge. Ce sont là de véritables argumens philosophiques, débarrassés de toutes ces subtilités, de toutes ces longueurs des commentateurs ordinaires, éclairant le texte au lieu d’en reproduire la lettre, et le rapprochant d’abord de nous, pour que nous puissions ensuite le comprendre et le juger sous sa forme antique dans toute sa pureté. J’ai déjà parlé de l’argument des Lois, qui est un livre, et de celui du Gorgias. Dans l’argument du Théétète, où se trouve exposée la nature de la science, dans celui du Philèbe, sur la peine et le plaisir, et ensuite sur le souverain bien ; dans celui du Phédon, où il discute la théorie de la réminiscence, M. Cousin fait entrevoir des conséquences que Platon lui-même n’a pu soupçonner ; et en montrant ainsi, par la critique et l’histoire, la tendance du système, il en fait comprendre la nature et mesurer la portée. Le Phèdre, le Ménon, le Parménide, le Timée, la République, n’ont pas d’argumens ; cela nous manque encore, ainsi que l’introduction générale, travail immense qui doit compléter tant d’autres travaux. C’est là un sujet vraiment fait pour M. Cousin. Il appartient à l’auteur des argumens philosophiques, au chef d’une école qui a renouvelé le spiritualisme et l’histoire de la philosophie, de reprendre tout ce système de Platon, de l’exposer dans son ensemble, en marquant le lien de ses parties diverses, d’en faire comprendre la grandeur, et de montrer enfin une grande et belle unité dans cette philosophie où l’on refuse de reconnaître un système ; une observation profonde, quoique incomplète, des penchans et des besoins de l’homme, là où l’on ne veut voir qu’un jeu de l’imagination ; en un mot, une intelligence complète de la nature et des besoins de la science dans ces mêmes livres, où des esprits prévenus et superficiels ne découvrent que des utopies. Après cette activité féconde qu’il a déployée pendant huit mois, M. Cousin, rendu à la philosophie, a déjà un livre de métaphysique en train, et songe à écrire son introduction, et à compléter cette belle série d’argumens sur les dialogues de Platon. M. Cousin nous les doit, et c’est une dette que les vrais amis de la philosophie ne lui permettront pas d’oublier.
Voilà enfin le divin Platon traduit tout entier et de main de maître. C’est une joie pour les platoniciens et pour quiconque aime ce qui est sage, noble et beau. Jamais la pensée humaine n’a fait un plus puissant effort ; jamais elle n’a revêtu une forme plus accomplie. On ne peut douter de la grandeur de la philosophie quand on vient de lire Platon. L’amour, l’inspiration, la science, tout y est. Platon était presque un dieu pour les philosophes de l’école d’Alexandrie, dont quelques-uns pourtant étaient des esprits du premier ordre. La postérité lui a du moins conservé le nom de divin que toute la Grèce lui donnait. Celui qui a passé sa longue vie à combattre les faux sages et à enseigner aux hommes les vérités les plus hautes et la morale la plus pure, celui qui n’a jamais aimé que le beau et le vrai, n’est-il pas en effet un homme divin ?
- ↑ La Bibliothèque du Vatican possède une traduction de la République en hébreu ; on prétend aussi qu’une traduction complète a été faite en langue persane, par les ordres du roi Chosroès. Nous avons les trois traductions latines de Marsile Ficin, Cornarius et Jean de Serres, auxquelles il faut ajouter maintenant celle de Ast ; en italien, les œuvres complètes, par Dardi Bembo, à Venise 1601, et les dialogues seulement, en 1554, par Sébastiani Erici ; en anglais, la traduction des dialogues, publiée à Londres en 1701 et 1749 ; en allemand, l’ouvrage de Schleiermacher, que la mort du grand écrivain a laissé inachevé.
- ↑ Notre savant universel, M. Le Clerc, qui a publié des Pensées de Platon, s’est malheureusement borné à ces excellens extraits, et nous n’avons de lui aucun dialogue.