SECTION SEPTIÈME.
DE L’HISTOIRE.
CHAPITRE I.
DES HISTORIENS DES PREMIERS TEMPS DU MONDE, DE LA GRÈCE
ET DE ROME. — LA BIBLE ET HÉRODOTE. — THUCYDIDE,
XÉNOPHON, PLUTARQUE.
L’histoire générale offre d’abord trois grandes époques : le monde avant Moïse, puis les temps qui ont précédé le Christ et ceux qui l’ont suivi. Le monde avant Moïse, n’est raconté que dans la Bible. En vain l’Égypte a élevé des pyramides, creusé des hypogées et gravé sur ses temples l’histoire de ses héros et de ses dieux, les inscriptions gardent leurs secrets, et les pyramides sont muettes comme les momies qu’elles renferment. Seulement la Bible nous a dit que ce peuple de cadavres dormait là depuis trois mille ans.
Ces monuments inintelligibles d’une pensée qui n’est plus, ces livres de granit et de marbre que le temps n’a pas effacés et qui cependant ne peuvent rien nous apprendre, existent partout. L’Égypte, le Mexique, Babylone, la Chine, le vieux et le nouveau monde sont unis par une chaîne d’hiéroglyphes qui renferment peut-être les annales du genre humain, mais qui marquent à coup sûr l’unité de son origine.
Il y a dans l’histoire générale une époque hiéroglyphique oubliée par tous les historiens, et dont les mystères symboliques ne nous seront peut-être jamais révélés !
Ainsi la Bible est toujours la première page de l’histoire du monde. Nous y trouvons le commencement de toute chose. C’est notre registre de naissance ; le globe sort du chaos et la vie du néant. Dieu dit à la lumière de briller dans le ciel et à l’homme de se lever de la poudre. Il n’y a que Dieu qui ait pu raconter son œuvre.
Alors commence la vie patriarcale, scène délicieuse, interrompue par la naissance du grand empire des Pharaons. Les membres de la famille humaine se divisent et se méconnaissent ; puis, à travers les magnificences du despotisme et de la barbarie, sous des lois de fer et de sang, la mission morale du genre humain se manifeste par deux grands faits qui résument toute l’histoire des premiers temps du monde, la connaissance du vrai Dieu et les institutions libres de la Grèce !
Admirable synchronisme qui, bien compris, sera un jour le point de départ de toutes les histoires universelles.
Eh bien ! ces deux grandes pensées qui doivent nous délivrer de l’erreur, naissent en Égypte, au milieu des profondes ténèbres de l’idolâtrie et de l’esclavage. Là, dans le silence mystérieux des temples, elles grandissent invisibles et muettes, et tout à coup, lorsque les temps sont venus, Moïse et Cécrops, presque à la même époque, entreprennent de les donner au monde. On voit ces deux grands hommes sortir avec leur colonie de ce vaste tombeau des vivants et des morts, et prendre leurs routes, l’un vers les rives de l’Illyssus, l’autre vers les sommets du Sinaï, où ils se retrouvent chacun avec sa pensée civilisatrice, Moïse, l’unité de Dieu, Cécrops, la liberté des peuples. Tels sont les deux grands faits providentiels des temps anciens. Ils révèlent le mouvement moral de l’humanité, ils sont la lumière de l’histoire. Les hommes avaient marché trois mille ans avant de rencontrer ces hautes vérités qui brisent les chaînes et régénèrent les nations ; mais ce n’est pas assez de les rencontrer, il faut les confondre dans l’unité qui est leur essence. Tant qu’elles resteront isolées et comme partagées entre les peuples, la régénération ne sera pas complète. Ce fut la mission de Jésus-Christ. Il vint réunir ce qui était séparé, la vérité politique et la vérité religieuse ; et n’opposant aux idoles que la conscience, aux tyrans que la résignation, sans autre violence qu’une charité toute divine, il replaça le genre humain dans sa dignité et dans sa liberté sous un seul Dieu.
Après les trois grands faits humanitaires, de Moïse, de Cécrops et de Jésus-Christ, il n’y a que des faits historiques. Au sein de l’Asie, de la Grèce et de l’empire Romain, toujours les mêmes démences et les mêmes fureurs, toujours le meurtre des peuples et le pillage du monde, mais dès lors en face d’une doctrine qui les condamne et d’un Dieu qui les punit. Enfin, la doctrine s’étend, le point lumineux s’agrandit ; les conquêtes armées de Rome ouvrent la voie aux conquêtes pacifiques de Jésus, puis viennent le bas-empire, le moyen-âge et les temps modernes. Le bas-empire, espèce de chaos d’où la nouvelle civilisation est sortie, tenant d’une main l’épée des barbares et de l’autre l’Évangile. Le moyen-âge, première apparition des belles-lettres et des beaux-arts sous l’influence des guerres d’Orient et des guerres d’Italie, se résumant par l’Europe catholique et féodale. Enfin les temps modernes, drame puissant qui s’ouvre avec Luther et se dénoue dans le grand cataclysme de la révolution française.
De nombreux historiens ont exploré ces différentes époques : Hérodote, Thucydide, Xénophon parmi les Grecs, Salluste et Tacite parmi les Romains, résument les formes et les idées antiques jusqu’à l’avénement des historiens du christianisme. Dans cet intervalle, les Commentaires de César et les Vies de Plutarque présentent seuls une forme nouvelle ; Tite-Live comme Virgile n’est qu’une admirable inspiration de l’art grec. Depuis Eusèbe et les pères de l’Église jusqu’au dix-huitième siècle, rien de nouveau que le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle, ouvrage prodigieux, écrit sous l’inspiration des prophètes et avec leur autorité. Après Bossuet vient Montesquieu qui cherche dans les lois humaines les causes finales des événements que Bossuet avait entrevues dans les lois divines. Enfin Voltaire paraît, et avec lui toute l’école philosophique du dix-huitième siècle. Le sarcasme fait le fond de son histoire universelle comme de ses amères facéties ; il se passionne contre l’erreur, mais sans amour de la vérité. Deux choses seulement le frappent dans les sociétés humaines, les superstitions imbéciles qui les dévorent et les créations sublimes du génie qui les immortalisent. Ce point de vue étroit absorbe son génie. Il voit les époques remarquables de l’esprit humain et méconnait les grandes époques religieuses qui ont régénéré le monde.
À la suite des historiens originaux de la Grèce et de Rome, viennent se grouper Polybe, Diodore de Sicile, Denys d’Halycarnasse, Velleius Paterculus, Florus, Suétone, Dion Cassius, Hérodien, Quinte-Curce, etc. ; puis, les historiens de l’Église et du bas-empire, dont les écrits composent la byzantine et les chroniques du moyen-âge qui rappellent quelquefois, par leur naïve crédulité, les vieilles traditions de la Grèce, car les premiers collecteurs d’annales affectent tous les mêmes formes. Tous vont à la quête des faits et des aventures ; ce sont des conteurs et des voyageurs plutôt que des philosophes et des historiens, et sous ce point de vue au moins Hérodote se rapproche de Froissard !
C’est ce fait singulier qui a trompé Vico ; en voyant l’esprit humain reproduire les mêmes formes et quelquefois les mêmes événements aux mêmes époques de civilisation, il s’est dit que l’humanité parcourait éternellement le même cercle et il en a conclu que l’histoire présente n’est que la répétition de l’histoire passée ; erreur grave qui renouvelait la fatalité. Nous parlerons plus tard du système de Vico. Ce beau génie est le premier qui ait conçu l’idée de tracer la formule générale de l’histoire de tous les peuples. Mais cette formule il ne l’a pas trouvée ; les faits non accomplis, les événements nouveaux lui échappent ; son système ne peut comprendre ni la destruction de l’idolâtrie, ni la suppression de l’esclavage. Et comment les comprendrait-il lorsqu’il forclôt le genre humain de toute espèce de progrès ?
Revenons à l’histoire de l’antiquité.
Homère a chanté la première lutte de la Grèce contre l’Asie, lutte misérable dans son principe, magnifique dans ses développements, et où le poète fait combattre les héros et les dieux ! Il y eut là un immense mouvement des peuples. Toutes les puissances se déplacent, toutes les idées s’échangent, les empires tombent, les hommes souffrent, la pitié et le malheur se font jour à travers la barbarie ; la pitié et le malheur, les deux plus puissants correcteurs de l’humanité !
La seconde lutte de l’Asie et de la Grèce échut à Hérodote. Celle-là fut grande dans son principe et plus grande dans ses résultats. Les Grecs n’étaient plus les agresseurs. Il ne s’agissait ni de l’enlèvement d’une femme ni du sac d’une cité. C’était l’Orient qui de tout son poids se précipitait sur le berceau de la civilisation occidentale ; c’étaient les nations esclaves qui voulaient absorber les nations libres et progressives, c’était le passé qui se levait menaçant contre l’avenir. Or, cette guerre où se débattait le sort du monde, Hérodote voulut en proclamer la gloire. Dans ce but, il remonte plus haut et raconte les conquêtes des Perses, la chute de l’empire des Assyriens, celle du royaume de Lydie et l’expédition terrible de Cambyse en Égypte ! Historien de ses ennemis, il signale leurs nombreux triomphes et les trônes renversés sur leur passage, puis tout à coup, il montre ces armées de plusieurs millions d’hommes, ces rois toujours victorieux, se précipitant sur la Grèce comme sur une proie assurée, et dans la plénitude de leur puissance formidable allant se briser contre une poignée d’Athéniens et de Spartiates à Salamine, à Platée, à Marathon. Quelle gloire pour la Patrie ! quel tableau pour l’historien ! La chute des Perses, ce n’était pas seulement le triomphe de la Grèce, c’était le salut de l’humanité !
Et voyez ! quel est au milieu de cette immense assemblée cet homme dont chaque parole passe sur la foule comme le vent sur la mer ? Ne semble-t-il pas qu’il appelle à témoin des choses qu’il raconte, le ciel, la terre et les hommes ? C’est Hérodote aux jeux olympiques, lisant à la Grèce assemblée la bataille de Marathon et la gloire des Thermopiles ! À cette voix toutes les âmes s’émeuvent, tous les cœurs battent à l’unisson, un cri d’enthousiasme s’élève de la foule, et Thucydide, fils d’Olorus, de race royale, à peine âgé de quinze ans, pleure en silence ! mais ces pleurs ont été vus d’Hérodote. Je te félicite, dit-il à Olorus, d’avoir un fils si heureusement né pour les études, et posant sa main sur la tête de l’enfant, Hérodote semblait se désigner un successeur !
Nous terminerons cet examen trop rapide d’un des monuments les plus précieux de l’antiquité, par un rapprochement qui montre jusqu’à quel point l’étude des livres anciens a pu quelquefois faciliter les découvertes des modernes. Hérodote raconte[1] qu’un voyage autour de l’Afrique, en doublant le cap de Bonne-Espérance, fut effectué en deux années par des vaisseaux phéniciens sortis des ports de l’Égypte. À ce fait déjà si merveilleux il ajoute des détails plus merveilleux encore, sur lesquels il appelle lui-même le doute, et qui servent aujourd’hui à prouver la vérité de son récit. Or, la première édition d’Hérodote fut publiée en 1474 par les soins de Laurent Valla, qui, voulant en faciliter la lecture, y joignit une traduction latine. Ce livre circula dans toute l’Europe, et ce fut seulement trois ans plus tard, en 1477, que Vasco de Gama doubla le cap des Tempêtes et ouvrit la route nouvelle des Indes orientales. Il serait glorieux pour Hérodote d’avoir éveillé le génie du grand navigateur !
Thucydide continue l’histoire d’Hérodote, mais quel changement ! Vous venez de voir la Grèce dans toute sa gloire, luttant seule contre des millions de barbares et se dévouant pour le salut du monde. Vous allez la voir dans les horreurs d’une guerre de famille, jalouse d’elle-même et comme saisie d’un esprit de vertige, déchirant ses entrailles, se baignant dans son propre sang, appelant le fer, le feu, les proscriptions au secours de son suicide, et après vingt-huit ans de honteuses défaites et de plus honteuses victoires, consommant sa chute par la chute d’Athènes et de la liberté !
Historien de cette guerre impie, Thucydide en reflète toutes les douleurs. On sent qu’il s’est trouvé mêlé à ces désastres, qu’il a vécu dans l’exil, au milieu des tempêtes et que la foudre l’a frappé. Ses pensées sont graves, son génie est austère, méditatif, forgé au feu des passions et de la guerre civile. Il n’y a pas jusqu’à son dialecte qui ne peigne la tristesse et la vigueur de son âme. Il a choisi le plus congru, le plus sévère, celui dont le propre est de contracter les voyelles, d’abréger les mots, et de leur donner ces concisions pittoresques qui font jaillir et voir la pensée. Ainsi son sujet, sa manière, ses malheurs, tout, jusqu’à sa langue un peu rude, le sépare d’Hérodote, dont l’éloquence moins passionnée, dont le génie plus calme, plus riant adopta le dialecte ionien, si doux à l’oreille, si harmonieux au cœur et qui fait le charme des grandes poésies d’Homère !
Le caractère le plus saillant de Thucydide c’est la critique. Il ne se contente pas de raconter les événements, il remonte à leur source, étudie les passions et les ambitions, et pénètre dans les profondeurs du cœur humain pour y chercher la cause de ce qu’il voit. Sous ce rapport, il est supérieur à Hérodote, écrivain naïf, conteur un peu crédule, qui a beaucoup de charme et point de philosophie. Ainsi, l’idée politique et critique apparaît ici pour la première fois, l’historien comprend sa mission, et la pensée devient la lumière des faits, c’est une révolution qui s’opère, nous entrons dans une voie nouvelle !
Chaque historien reçoit l’inspiration de son époque. Il faut que Tibère règne pour que Tacite écrive. Thucydide devient un historien politique sous le coup de la guerre civile, et Xénophon un historien philosophe à la voix de Socrate, ce grand législateur de la Grèce, et qui le serait du monde si Christ ne nous avait été donné !
Xénophon est à la fois historien, philosophe et guerrier. Comme historien il continue Thucydide, imite Hérodote et devance César en lui offrant le modèle de ses admirables Commentaires !
Comme philosophe sa part est moins large. Il cherche le beau sur la terre, sans jamais s’élever jusqu’à son type céleste : moraliste pratique, les régions de l’infini lui sont fermées, le sens abstractif lui manque. Qui peut reconnaître dans le Socrate des choses mémorables, le véritable Socrate, le Socrate de l’Apologie, du Criton et du Phedon ? Vous me montrez une tête sublime, mais sur ce front d’où jaillit la pensée je ne vois ni la couronne du martyr ni son auréole lumineuse !
Rejeté à la seconde place comme philosophe, Xénophon reprend la première comme guerrier. Ce qu’il a fait, personne ne l’avait fait avant lui et personne ne l’a fait après. Sa retraite des dix mille est la plus grande action militaire qui ait été vue sur le globe, non-seulement par une multitude infinie de combats, de passages de montagnes et de rivières, mais comme l’a divinement remarqué l’illustre auteur des Études de la nature, parce qu’elle n’a été souillée d’aucune injustice et qu’elle n’a eu d’autre but que de sauver des citoyens !
La Mothe Levayer est, je crois, le premier qui ait loué Xénophon de n’avoir pas détruit l’unique copie de l’histoire de Thucydide, dont le hasard l’avait fait dépositaire. Sous une autre plume un pareil éloge serait une injure ; on ne loue point un homme de la valeur de Xénophon de s’être abstenu d’une bassesse. La Mothe Levayer est une preuve que le bon goût ne s’associe pas toujours aux grands travaux de la mémoire, et qu’il ne suffit pas de lire les anciens dans leur langue pour en avoir l’intelligence.
Hérodote, Thucydide, Xénophon, tels sont les trois grands historiens de l’antiquité grecque : Plutarque les résume tous. Son livre est l’encyclopédie de l’histoire. Mais ce que j’admire en lui ce n’est pas cette profonde connaissance des anciens, qui vous révèle leurs mœurs, leurs habitudes, et les actions les plus secrètes de leur vie, c’est son respect pour le malheur, c’est son amour de la vertu. Voilà Plutarque ! la vertu et le malheur sont, après les dieux, les premiers objets de son culte. On reconnaît cette pensée dominante jusque dans le choix des grands hommes dont il écrit l’histoire. Tout ce que la sagesse, l’héroïsme, l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité ont produit de plus beau, il en a fait notre héritage. Nous lui devons l’admiration sainte de Sparte et d’Athènes ; nous lui devons les pensées vertueuses de notre jeunesse, lorsque transportés de l’admiration d’Aristide, d’Épaminondas et de Thémistocle, nous demandions au ciel une patrie et l’occasion de mourir pour elle. Je ne connais pas de lecture plus fécondante, je ne connais pas de livre qui peigne mieux son auteur. Quelle simplicité, quel bon goût ! Quelle tolérance des faiblesses humaines ! quel enthousiasme des grands dévouements à l’humanité ! Comme il nous arrache à notre propre petitesse pour nous identifier aux âmes les plus larges et les plus hautes de l’antiquité ! Oui, c’est bien là le Manuel des grands hommes, mais c’est aussi, comme aurait dit Montaigne, le Bréviaire des honnêtes gens.
- ↑ Livre IV. Melpomènes.