Plan d’une bibliothèque universelle/V/XIII

CHAPITRE XIII.

MÉDECINE D’OBSERVATION.
HIPPOCRATE, CELSE. — ZIMMERMANN, PINEL, BICHAT.

Une fois débarrassé de ce superflu médical qui, semblable à la vieille théologie et à la vieille jurisprudence, n’est plus consulté que par les savants, nous trouvons sept ou huit beaux livres, œuvres du génie, fruits de l’expérience et de l’étude. Ces livres tiennent peu de place dans notre bibliothèque, mais ils renferment beaucoup de choses ; ce sera, si l’on veut, les écrits de la petite tablette, titre par excellence qu’on donnait à Alexandrie aux seuls ouvrages d’Hippocrate !

Hippocrate, c’est le nom éternel ! la supériorité de sa raison, autant que la supériorité de sa science, l’ont élevé à la première place qu’il occupe depuis plus de deux mille ans. Il est du petit nombre d’hommes dont le nom, comme celui d’Homère et de Socrate, est le type du vrai beau et sert de comparaison dans tous les éloges, sans jamais pouvoir être égalé !

Le caractère de son génie, c’est la pénétration et le jugement. Comme observateur, il voit loin et vite ; il approfondit les objets qu’il semble parcourir ; chacun de ses regards est une découverte. Comme philosophe, il est plein de vues générales, mais ces vues ne sont jamais des systèmes, elles sont l’enchaînement et la conséquence des faits observés ; comme écrivain, son style est mâle, simple, rapide, et se grave dans la mémoire ; c’est le style propre de la science. On a dit de ses ouvrages qu’ils offraient à eux seuls plus de phénomènes, de symptômes et d’observations qu’il n’y en a dans les ouvrages réunis de tous les médecins, depuis l’invention de la médecine jusqu’à nous, et cet éloge qui paraît prodigieux, n’est que juste. Ses études médicales embrassent toute la nature. Le premier il reconnut que chaque saison apporte ses maladies, et que les airs, les eaux et les lieux exercent de puissantes influences sur le physique et le moral de l’homme. Le petit traité où il développe cette pensée n’a que vingt pages, mais ces vingt pages ont enfanté des milliers de volumes. Là, chaque ligne est un fait, et chaque fait une lumière ; la philosophie et la politique s’y instruisent comme la médecine. Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé des harmonies, Buffon des vues larges et nouvelles, Montesquieu l’idée fondamentale d’un chapitre de l’Esprit des lois, et le système de Herder sur la philosophie de l’histoire en est sorti tout entier !

Mais Hippocrate n’est pas seulement l’homme de la science, il est l’homme de l’humanité. Ses ouvrages sont empreints d’un sentiment évangélique qui rappelle quelquefois les doctrines de Socrate dont il fut contemporain. Il ordonnait à ses disciples de guérir gratuitement les pauvres et les étrangers. Il leur disait : Plus vous aimerez les hommes, plus vous aimerez votre art, puisque cet art vous donne le pouvoir de leur être utile. Il définissait le désintéressement, une prééminence divine qui élève l’âme au-dessus des choses terrestres ; et tout ce qu’il enseignait, il le faisait. Ses maximes philosophiques sont l’histoire complète de sa vie !

Le plus beau monument de ce grand caractère c’est le serment qu’il exigeait de ses disciples. « Je jure, leur faisait-il dire, par Apollon, par Esculape, par Hygie, et les autres dieux et déesses de la médecine, de regarder comme mon propre père celui qui m’aura instruit dans l’art de guérir, de lui témoigner ma reconnaissance en subvenant à tous ses besoins, de considérer ses enfants comme les miens, et de leur enseigner gratuitement la médecine, s’ils ont le dessein d’embrasser cette profession. J’agirai de même envers ceux qui se seront engagés par le serment que je prête. Jamais je ne me laisserai séduire pour administrer à qui que ce soit un médicament mortel, ni pour exciter l’avortement…. Mon unique but sera de soulager et de guérir les malades, de répondre à leur confiance, et d’éviter jusqu’au soupçon d’en avoir abusé, spécialement à l’égard des femmes. Dans quelque position que je me trouve, je garderai le silence sur les choses que j’aurai jugé devoir rester secrètes. Puissé-je, religieux observateur de mon serment, recueillir le fruit de mes travaux et mener une vie heureuse, sans cesse embellie par l’estime générale ! que le contraire m’arrive si je deviens parjure ! » Je doute qu’un pareil serment ait jamais été prononcé aux écoles de médecine de Londres et de Paris. La haute morale qui imprime tant de grandeur aux institutions des anciens manque à presque toutes les nôtres.

À la suite des œuvres d’Hippocrate on trouvera les huit livres qui nous restent de Celse. Là point de système, mais des observations ; c’est la manière du maître dans sa simplicité primitive. Le septième livre est consacré aux opérations chirurgicales ; il renferme plusieurs inventions attribuées à la science moderne, mais que les hommes instruits reportent à leur source.

Toutes les œuvres médicales de l’antiquité grecque et romaine se concentrent pour nous dans ces deux beaux génies, Hippocrate et Celse. Si on ne lit point ici le nom si célèbre de Galien, c’est que ses livres sont pleins de théories plus ou moins subtiles qui l’éloignent de la vérité. Ils renferment, il est vrai, toute la science anatomique et thérapeutique du siècle, c’est-à-dire l’espèce de science que le temps perfectionne et qui meurt avec le temps ; mais la véritable science, celle qui naît du génie de l’observateur, et qui ne meurt jamais, le style verbeux et l’imagination brillante de Galien se refusent presque toujours à l’exprimer. Voilà ce qui le sépare d’Hipocrate, dont les œuvres éternelles ne sont que l’observation simple et précise des lois de la nature.

De Celse à Harvey nous trouvons de grands médecins et de savants docteurs, mais aucun de ces hommes dont la postérité accueille les ouvrages et bénit le souvenir !

La médecine moderne date donc de la découverte de la circulation du sang. Nous donnerons le livre où elle fut annoncée pour la première fois (1628). C’est un livre original comme le Traité des orbes célestes de Copernic, et les Nouvelles des régions du ciel de Galilée ; il a fait révolution !

Après l’œuvre de Harvey la science ne compte plus que trois ouvrages :

1o Le Traité de l’expérience de Zimmermann ; livre de haute philosophie, le plus beau, le plus utile qui ait été publié depuis Hippocrate, dont il développe les doctrines.

Vous pouvez être savant chimiste, savant botaniste, savant anatomiste, commenter admirablement la pathologie et la thérapeutique ; si vous n’êtes grand observateur, vous ne serez jamais bon médecin.

Tel est le résultat du beau traité de Zimmermann.

2o La nosographie philosophique de Pinel, ouvrage descriptif et cependant entièrement neuf. Pinel est le premier qui ait compris la nécessité d’étudier les tissus des divers organes, leurs fonctions et leurs altérations morbides, pour en tirer à la fois la classification des maladies et l’indication de leurs traitements. Cette idée est fondamentale ; indiquée par Pinel, elle produit un excellent ouvrage ; approfondie par Bichat, elle a renouvelé la médecine. Le livre de Bichat porte le titre d’Anatomie générale : c’est le seul traité de physiologie que nous ayons admis dans notre collection. Il peut en effet remplacer tous les autres.

Dès son entrée dans la carrière Bichat rejette tous les systèmes, embrasse la méthode d’Hippocrate et rétablit la science sur l’observation. Son premier essai fut la découverte des membranes synoviales ; bientôt après il publie ses recherches sur la vie et la mort, puis enfin son Anatomie générale, production immortelle, où se trouvent placés à leur véritable rang tous les phénomènes de l’économie vivante. Là on voit que chaque tissu a sa vie propre, que les maladies sont souvent bornées aux systèmes élémentaires, et qu’avant d’attaquer un organe dans son ensemble elles affectent successivement les divers tissus qui en font partie. Ainsi Bichat transporte aux tissus les affections qu’on n’avait encore cherchées que dans les organes ; il recule l’origine de la maladie, il saisit le symptôme à sa naissance avant les progrès qui l’agrandissent, et régénère à la fois, par cette seule découverte, la pathologie et la thérapeutique, la physiologie et la médecine, l’art d’observer et l’art de guérir.

Nous n’avons signalé qu’une très petite partie des ouvrages de Bichat. Il avait entrepris de renouveler toutes les sciences médicales, et souvent il lui arrivait d’ouvrir jusqu’à deux cents cadavres dans un mois. Lorsqu’on étudie tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a voulu faire, il semble que la vie d’un seul homme n’ait pu suffire à tant de travaux. Et quelle surprise et quelle douleur lorsqu’on lit à la tête de son dernier ouvrage, l’Anatomie descriptive, qu’il mourut à trente ans.

Ses doctrines philosophiques décèlent la même hauteur de pensée que ses doctrines médicales. Il avait réduit la machine humaine à vingt et un tissus doués chacun d’une organisation et d’une vitalité différente ; mais toutes ces vitalités étaient soumises à l’action supérieure de l’âme ; il croyait à cette action, indépendante du corps, et une pareille croyance dans un homme qui avait tant et si bien étudié la matière mérite qu’on s’y arrête. C’est là sans doute la cause première de sa grande supériorité sur tous les médecins athées ou matérialistes de notre siècle. En effet, le médecin athée ne saurait jamais acquérir qu’une science incomplète. Il n’étudie de l’homme que son corps, l’action de l’âme lui est inconnue. Son art ne lui apprend ni à la combattre lorsqu’elle est trop énergique ; ni à s’en aider lorsqu’elle pourrait le secourir ; il n’y croit pas. Ainsi l’athée ne voit que la matière ; il abaisse l’homme et la science, et il en résulte que la médecine, cette haute philosophie qui embrasse à la fois l’étude du corps et de l’âme, n’est en effet pour le médecin matérialiste que l’art vétérinaire appliqué à un animal un peu plus intelligent que le singe ! Quel résultat et quelle science !

Aujourd’hui deux routes à peine tracées sont ouvertes à l’art de guérir : la médecine préventive, c’est-à-dire la médecine de pronostic qui prévoit et prévient les maladies, et la médecine morale qui étudie les affections et les forces de l’âme pour les opposer aux maux du corps. Là se concentrent tous les progrès de l’avenir ; là est une révolution plus complète, plus heureuse que toutes celles qui ont été opérées par l’anatomie et la physiologie !

Terminons le grand chapitre consacré aux sciences naturelles. En recueillant ce qu’elles ont produit de remarquable pendant un travail de quatre mille ans, un fait nous a frappé ; c’est que les plus hautes découvertes, celles qui font le plus d’honneur à l’esprit humain, se concentrent dans un espace de trois siècles, et ces trois siècles sont précisément ceux qui touchent le nôtre. Ainsi, de 1473 à 1571, nous voyons naître Copernic, Bacon, Kepler et Galilée ; de 1596 à 1646, Descartes, Pascal, Huygens, Newton et Leibniz ; de 1707 à 1771, Linné, Buffon, Swammerdam, Bernardin de Saint-Pierre, Réaumur, Bonnet et Bichat. Tous ces beaux génies arrivent sur le globe, chacun à son heure, comme des ouvriers que la voix de Dieu appelle successivement au même travail. Dans cette grande mission scientifique, les premières pensées se tournent vers le ciel ; la terre n’a que les secondes. Il semble que notre âme s’attache de préférence aux choses qui l’étonnent. Nous voulons connaître la loi qui soutient les soleils, nous cherchons l’immensité, avant même de jeter un regard sur la petite planète qui nous sert d’habitation. Deux fois s’est révélée cette aptitude singulière de l’esprit humain. Aristote ne vient qu’après les pasteurs chaldéens, et Linné qu’après Newton. Ainsi, chez les anciens comme chez les modernes, la science de l’astronomie a précédé la physique terrestre et toutes les sciences de l’histoire naturelle. Les yeux de l’homme ont beau rencontrer les choses qui passent, son âme mieux instruite s’en détourne et cherche éternellement et divinement l’infini.