Plan d’une bibliothèque universelle/V/X

CHAPITRE X.

DE L’ÉCOLE NOUVELLE OUVERTE PAR BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Le nom de Bernardin de Saint-Pierre vient naturellement se placer auprès de celui de Buffon. Son livre est un mélange délicieux de philosophie morale et d’histoire naturelle : l’étude de la nature dans l’homme, l’étude de la nature dans l’univers, deux sciences qu’on ne devrait jamais séparer, car tout se tient dans la création, et la puissance intellectuelle de l’homme est le lien qui unit la morale à Dieu. Bernardin de Saint-Pierre ne fut ni l’historien, ni le romancier, ni le nomenclateur de la nature ; il en fut le contemplateur ; aussi son point de vue est-il toujours vrai et religieux dans la formation du globe comme dans la structure de l’insecte, comme dans la vie humaine, il sait qu’il y a puissance, prévoyance et bonté. Cette pensée est sa lumière ; elle le guide au milieu des ténèbres de la science, et la foi ardente qui lui fait présupposer l’ordre le lui découvre !

Il n’y a qu’une science, la science des lois de la nature ; la géométrie, la physique, la chimie, la minéralogie, la médecine, la morale, la métaphysique, etc., ne sont que des branches détachées, ou plutôt de riches débris de cette science universelle dont le point de vue est Dieu ! Chaque savant voit la vérité dans le débris qu’il possède, et ne se doute pas que cette vérité n’est visible qu’à celui qui en contemple la source. Ainsi un botaniste, après avoir étudié les caractères et les vertus d’une plante, après l’avoir classée dans son herbier, croit en connaître l’histoire. Cependant il ignore ses relations avec le soleil, les eaux, les vents, les plaines, les montagnes, le globe ; il ignore quelles harmonies l’unissent aux autres végétaux, quelles aux animaux, quelles à l’homme. Ce sont ces convenances que l’auteur des Études semble avoir entrevues le premier. Pour lui tout est lié dans la nature ; la création est un ordre, une chaîne dont les anneaux se touchent, et dont les extrémités vont du ciel à la terre, de la plante à l’homme par les formes, et de l’homme à Dieu par la pensée.

Notre globe terrestre lui apparaît tournant sur ses pôles, et chaque matin découvrant au soleil l’hémisphère qui a été voilé par les ombres de la nuit. Alors le concert commence, le vent souffle, les feuillages sont agités, les fleurs exhalent leur encens ; c’est une harmonie universelle de sons, de couleur, de parfums, c’est la vie et l’amour ! Tous les trois mois le concert change, quoique le globe harmonieux soit toujours le même ; les saisons viennent tour à tour en balancer les deux hémisphères. Le printemps incline le nôtre vers le soleil jusqu’au solstice d’été et le couvre de verdure et de fleurs ; l’été, en le ramenant à l’équinoxe, en mûrit les moissons, et l’automne tardive le charge de fruits jusqu’au solstice d’hiver qui l’enveloppe de frimas et lui donne quelques jours de repos. Mais pendant ce temps le soleil ne reste pas oisif, et déjà il rétablit par sa présence dans l’hémisphère opposé les bienfaits que son absence refuse au nôtre. C’est au sein de ces grandes harmonies que Bernardin de Saint-Pierre découvre une infinité d’harmonies secondaires, qui toutes s’enchaînent et qui toutes concourent au grand travail de la nature. Il voit les vapeurs que le soleil puise dans l’Océan, les montagnes qui les arrêtent, les vents qui les distribuent, les fleuves qui en jaillissent et sillonnent le globe en retournant aux mers, leurs sources éternelles ! Il mesure ces cuirasses énormes de glaces fixées sur les pôles et disséminées sur les monts des deux zones torrides pour les rafraîchir, et ces vastes déserts de sable d’où sortent les tempêtes brûlantes qui soufflent sur les contrées glaciales pour les réchauffer. Puis de ce vaste ensemble qui lui montre l’ordre et la puissance, il passe aux détails qui lui révèlent la bonté. Il étudie le cours des eaux, et, le premier, il trace la géographie des fleuves ; il reconnaît la station constante des végétaux, et le premier il trace la géographie des plantes ; il observe les zones assignées à tous les êtres, et le premier il trace la géographie des animaux. Les pages des Études où il appelle l’attention des savants sur ces nouvelles sciences, sont empreintes d’une émotion religieuse qui touche l’âme et qui l’éclaire ; c’est le don de l’auteur. Il faut que sa joie devienne la vôtre ; car, voyez-vous, lorsqu’il rencontre les preuves invincibles de la prévoyance de Dieu, c’est pour l’humanité qu’il se réjouit !

Dans ce livre admirable, l’homme apparaît toujours au centre de la création. Tout est soumis à son intelligence et ordonné à ses besoins ; ainsi, lorsque Bernardin de Saint-Pierre trace le tableau géographique des plantes distribuées par zones sur le globe, il s’arrête tout à coup pour remarquer que dans cette distribution, il ne fait point entrer la famille des graminées, parce que la nature, ayant placé dans cette famille le principal aliment de l’homme, a voulu qu’elle fût cosmopolite comme lui ! « Il n’y a point de terre, dit-il, où quelque espèce de blé ne puisse croître. Homère, qui avait si bien étudie la nature, caractérise souvent chaque pays par le végétal qui lui est propre. Il vante une île pour ses raisins, une autre pour ses oliviers, une autre pour ses lauriers, une autre pour ses palmiers ; mais il donne à la terre l’épithète générale de zeidora, ou porte-blé. En effet, la nature en a formé pour croître dans tous les sites, depuis la Ligne jusqu’aux bords de la mer Glaciale. Il y en a pour les lieux humides des pays chauds, comme le riz de l’Asie ; il y en a pour les lieux marécageux des pays froids, comme une espèce de folle-avoine, qui croît naturellement sur les bords des fleuves de l’Amérique septentrionale, et dont, au rapport du Père Hennepin, plusieurs nations sauvages font chaque année d’abondantes récoltes. D’autres blés réussissent à merveille sur les terres chaudes et sèches comme le millet et le panic, en Afrique, et le maïs, au Brésil ; enfin l’orge croît jusqu’au 62e degré de latitude, dans les rochers de la Finlande, où j’en ai vu des récoltes aussi belles que celles des champs de la Palestine. »

Plutarque raconte qu’Alexandre essaya vainement de naturaliser le lierre dans les champs de Babylone. Cette faible plante qu’il voulait faire servir à ses triomphes résista à ses mains guerrières. Que ne portait-il avec lui un végétal utile à l’homme : le blé, le riz, l’avoine, ou toute autre espèce de graminée ! ces plantes qui devaient nous suivre autour du globe se seraient soumises à sa puissance ; mais le lierre expira où le blé aurait vécu. Dieu n’avait pas songé aux caprices d’Alexandre, il n’avait songé qu’aux besoins de l’humanité[1].

Ces délicieuses harmonies, Bernardin de Saint-Pierre les retrouve jusque dans la distribution géographique des animaux. Tous ceux qui ne sont pas directement utiles à l’homme et tous ceux qui lui sont funestes ont été parqués dans des points étroits du globe. Dès qu’ils en sortent ils cessent de se reproduire, et souvent aussi ils cessent de vivre. Au contraire les animaux paisibles, le cheval, le bœuf, l’âne, la brebis, la chèvre, ces compagnons de l’homme, ces auxiliaires indispensables de ses travaux champêtres, le suivent dans tous les climats. Partout où il a planté sa tente ils sont venus labourer la terre, donner leur lait et prodiguer leurs toisons. C’est ainsi que, par une exception adorable, Dieu ouvre du même coup toutes les régions du monde aux graminées qui nourrissent le genre humain et aux animaux qui les cultivent !

Tel est le livre de Bernardin de Saint-Pierre ; ce n’est ni un livre de science, ni un livre d’éloquence, ni un livre de poésie, et cependant il a fourni des couleurs aux plus grands poètes, des formes nouvelles aux plus éloquents prosateurs et des lumières aux plus savants naturalistes ; c’est un de ces livres rares qui font école !

Voilà pourquoi nous avons placé à la suite des études les Tableaux de la nature et la Géographie des plantes de M. de Humboldt, deux ruisseaux sortis de ce grand fleuve !


  1. Les observations nouvelles de M. Leconteur viennent confirmer les observations de Bernardin de Saint-Pierre. M. Leconteur a signalé plus de cent cinquante variétés de froment ; cette céréale, aux moyens de ces variétés, peut suivre l’homme dans tous les climats. (Académie des Sciences, séance du 25 janvier 1837.)