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CHAPITRE IV.

VUE DE L’INFINI. — GALILÉE.

Mais le moment est venu où le voile qui nous cache les profondeurs du ciel doit tomber ! C’est aux enfants d’un lunetier de Middelbourg que la science doit la découverte du télescope. Le hasard voulut qu’en jouant avec des verres concaves et lenticulaires ils rencontrassent précisément la distance qui grossit les objets. Le bruit de ce prodige traversa les Alpes, et parvint jusqu’à Galilée, mais sans développement, sans détails. On lui dit seulement qu’on avait trouvé une combinaison de deux verres au moyen de laquelle les objets paraissaient considérablement agrandis. Ce phénomène le fit réfléchir ; il prit deux morceaux de verre qu’il tailla de sa propre main ; puis, les ayant placés dans un tuyau d’orgue en cherchant le point qui produisait le grossissement, il se trouva que le télescope était inventé !

Aussitôt Galilée le dirige vers le ciel. Heureuse pensée qui allait changer la science et renouveler les pensées du genre humain ! À mesure que l’œil de Galilée s’accoutume à ces espaces, de nouveaux espaces s’ouvrent, de nouveaux astres s’allument, une création sans fin lui apparaît. Un siècle et demi ne s’était pas encore écoulé depuis qu’au milieu du vaste Océan Colomb avait découvert un monde ; au milieu de l’océan céleste Galilée en découvre des millions ! Il veut les compter, leur nombre lui échappe ; c’est le sable de la mer jeté dans l’espace et changé en autant de soleils. Oh ! ce fut une joie divine que cette première contemplation ! Il voyait, lui, faible mortel, ce qu’aucun regard humain n’avait encore vu ! En présence de ces mondes nouveaux, flamboyants dans l’infini, il n’y avait alors que Dieu, les anges et Galilée !

Le premier essai public du télescope se fit au sommet de la tour de Saint-Marc, en présence de la noblesse de Venise. Le peuple tout entier attendait en bas, les yeux fixés sur la tour, s’entretenant des merveilles qu’on venait de découvrir et s’étonnant qu’un simple tube de cuivre pût ouvrir les routes du ciel ! Galilée lui-même a consigné ses découvertes dans un petit ouvrage, chef-d’œuvre de simplicité et de modestie, intitulé : Nouvelles des régions étoilées, Nuntius sidereus. Cet ouvrage fut publié en 1610, mais les découvertes dataient de 1609, et dejà elles étaient répétées dans tous les observatoires de l’Allemagne, de la Hollande, de la France, de l’Angleterre et de la Pologne : elles avaient le monde pour témoins.

Il y a quelque chose d’antique dans ce petit volume de deux cents pages qui renferme en si peu d’espace tant de choses nouvelles, tant de merveilles inconnues. D’abord Galilée dirige sa lunette sur la lune ; il voit sa surface claire et argentée, toute sillonnée de fleuves et de montagnes dont il mesure la hauteur. Il reconnaît une terre, suivant la méthode des analogies dont Copernic avait enrichi la science. La lune emploie un demi-mois à s’éclairer ; Galilée suit les gradations de cette longue aurore, et pendant quinze jours il a le plaisir de voir marcher la lumière et décroître l’ombre sur le disque de cette petite planète, jusqu’au moment où le soleil la couvrit tout entière. Enfin il jugea que nous devions offrir à la lune le même spectacle qu’elle nous offre, et que nous illuminions ses nuits comme elle illumine les nôtres !

Tournant ensuite son télescope sur les étoiles fixes, il fut surpris de ne les pas voir grandir comme la lune ; ce n’était plus qu’un point lumineux dépouillé de ses rayons. Mais une surprise plus grande fut de voir leur nombre s’accroître d’une manière si effrayante qu’il se crut un moment sous l’influence d’une illusion. Toutes les places du ciel qui paraissent vides à l’œil nu s’étaient soudain peuplées d’étoiles que l’éloignement rend invisibles. Alors il jeta les yeux sur la Voie lactée, et sa surprise dut s’accroître encore, car il se trouva que cette tache blanche était un océan de soleils ! Là s’arrêtent ses découvertes dans l’infini. Vainement il voulut contempler d’autres taches plus éloignées et qui lui semblaient de même nature, son télescope manqua de puissance : ces cieux nouveaux étaient réservés à Herschel.

Il revint donc aux planètes qui composent notre système. Il vit le premier les taches du soleil, de larges taches noires dans des abîmes de lumière. Il rencontra sans le comprendre le double anneau de Saturne, dont les sept lunes lui échappèrent ; enfin il découvrit les quatre satellites de Jupiter, et cette découverte lui parut si belle à lui-même qu’il prit soin d’en fixer la date. Ce fut le 7 janvier 1610 qu’il aperçut trois points lumineux, un à l’occident, deux à l’orient de la planète. Le lendemain ces trois petits astres avaient passé à l’occident ; le lendemain il n’y en avait que deux ; le 12 il retrouva les trois étoiles ; enfin le 13 il en vit quatre, et après deux mois d’observation il lui fut facile d’établir que ces petits astres étaient les satellites de Jupiter, et qu’ils roulaient autour de lui comme la lune roule autour de la terre pour l’éclairer[1].

Toutes les découvertes de Galilée étaient favorables au système de Copernic ; il osa le défendre. Condamné une première fois par l’inquisition, il avait promis de se taire ; la vérité l’emporta, ses dialogues parurent. Cet ouvrage à la fois littéraire et scientifique, et où Galilée soutenait le mouvement de la terre, devint le prétexte d’une nouvelle accusation. L’auteur fut mandé à Rome et conduit au palais du Saint-Office. Là ses juges lui intimèrent l’ordre de se défendre ; il parle, mais on l’interrompt à chaque mot, on l’écrase de citations de la Bible. Que pouvaient les preuves mathématiques contre le sta sol de Josué ? Que pouvait la science contre l’ignorance, la vérité contre la théologie ? « Je m’étais mis en devoir, dit naïvement Galilée dans une de ses lettres, d’établir les preuves de ma doctrine ; mais malheureusement elle ne fut pas comprise. On se jetait dans des digressions inutiles pour me convaincre du scandale que j’avais causé, et l’on me citait toujours la Bible comme l’argument le plus fort contre mon système[2] ! » Enfin le procès dura plusieurs mois, et se termina par l’arrêt suivant : Soutenir que le soleil est immobile et qu’il occupe le centre du monde est une proposition absurde, fausse en philosophie, et hérétique, puisqu’elle est contraire au témoignage de l’Écriture. Il est également absurde et faux en philosophie de dire que la terre n’est point immobile au centre du monde, et cette proposition considérée théologiquement est au moins erronée dans la foi.

Debout en face de ses juges, le saint vieillard écoutait ces paroles étranges et restait confondu d’étonnement. Alors les yeux qui avaient découvert le ciel se voilèrent ; l’intelligence qui avait agrandi la création se troubla. Un moment il put croire que l’ordre de la nature était changé, que tout ce qu’il avait vu était une illusion, que tout ce qu’il avait pensé était un mensonge. Au milieu de son trouble on lui cria de se prosterner, et de faire amende honorable devant Dieu et devant les hommes. Sa tête vénérable s’inclina, ses genoux fléchirent, et d’une voix éteinte par le désespoir il dit : « Moi, Galilée, à la soixante et dixième année de mon âge, étant constitué prisonnier, à genoux devant vos Éminences, et ayant sous les yeux les saints Évangiles, que je touche de mes propres mains ; d’un cœur et d’une foi sincère, j’abjure, je maudis, je déteste les absurdités, erreurs, hérésies du mouvement de la terre. »

En écoutant ces paroles, les juges crurent avoir rendu le mouvement au soleil. Galilée était encore à genoux ; ils le condamnèrent à réciter une fois par semaine pendant trois ans les sept Psaumes de la pénitence, puis ils ordonnèrent de le reconduire en prison. Les insensés ! ils ne voyaient pas la lumière qui rayonnait du front du martyr et qui allait éclairer le monde !

E pur si muove, dit à voix basse le vieillard, en se relevant et en frappant la terre de son pied : mouvement inspiré d’une grande âme qui se replace dans la gloire et dans la vérité. Les perceptions de la science venaient de triompher des aveuglements de la foi.

À la suite de ce jugement, les dialogues furent supprimés. C’est ce livre fameux qui a trouvé place dans notre catalogue à côté du Courrier céleste, dont il est le développement et le complément.

Nous avons visité, près de Florence, la maison modeste où Galilée se retira après son jugement. Elle s’élève au sommet d’une petite colline couverte de vignes et d’oliviers. Ses fenêtres s’ouvrent sur des jardins solitaires, sa terrasse domine de vastes campagnes, dont les perspectives se prolongent à l’infini. Nulle part les jours ne sont plus brillants, nulle part les nuits ne sont plus resplendissantes. Là, en présence de cette nature si riche, de ce ciel si bleu et si profond, les douleurs se calment et l’âme s’élève. Galilée y continua ses découvertes, partageant sa vie entre la contemplation des astres et la méditation de Dieu, jusqu’au moment où, victime de ses longues veilles, il perdit la vue. Alors, sans plaintes, sans désespoir, il appela à son aide les yeux de ses disciples, disant que la terre seule lui était fermée ; et longtemps encore son génie les guida à travers ces avenues éblouissantes de soleils qu’il revoyait dans sa pensée !

C’est dans cette maison qu’il rendit le dernier soupir, à l’âge de soixante-dix-huit ans, le 9 janvier 1672, l’année même de la naissance de Newton. La chaîne des grands génies spectateurs du ciel ne fut pas interrompue !

On nous accusera peut-être d’avoir accordé trop de place à l’analyse des deux ouvrages de Galilée. Mais qu’on y songe bien, ces ouvrages ont fait révolution. Le genre humain leur doit quelque chose de plus que des vérités physiques, il leur doit la première des libertés, celle qui enfante toutes les autres, la liberté de la pensée.

À cette époque, le dogme de l’autorité enchaînait le monde ; toute vérité était écrite, et la science et la raison avaient leurs limites dans ce qui avait été fait, dans ce qui avait été dit : point de progrès à la pensée, point d’avenir au genre humain ! Pour détruire cette puissance anti-sociale, il fallait la convaincre de mensonge ; bien plus, il fallait que ce mensonge frappât tous les yeux, occupât toutes les oreilles, qu’on l’imprimât, si l’on peut s’exprimer ainsi, au front des astres, et qu’il y demeurât éternellement visible, pour la gloire du génie et le salut de l’avenir. Ce fut l’inquisition qui se chargea de rendre ce service à l’humanité. Elle voulait condamner l’œuvre de Galilée, et il se trouva qu’elle condamnait l’œuvre de Dieu. Terrible méprise qui attira la foudre sur sa tête, et dont le scandale toujours croissant pendant un demi-siècle réveilla le genre humain. Ainsi périt l’autorité. Le jour où elle cessa de paraître infaillible, la pensée reprit ses ailes et la vérité son empire !

Maintenant la terre tourne, le télescope est découvert, et les astres roulent dans leurs ellipses autour du soleil, leur foyer commun. Kepler a établi la vertu motrice du soleil ; Huygens, les principes de la force centrifuge ; Galilée, la loi de la chute des corps ; Hook a prononcé le mot attraction ; les principes sont entrevus, les matériaux sont prêts, et, par une combinaison toute providentielle, le génie qui doit élever le monument vient de naître. Ce génie, dont tant de savants illustres ont commencé le travail et préparé la venue, ce prédestiné de la science, à qui il a été donné de comprendre la nature comme Dieu l’a faite : c’est Newton.


  1. Un seul homme nia les découvertes de Galilée ; cet homme était moine et théologien, il avait peu étudié l’astronomie, mais il connaissait parfaitement l’Apocalypse ; or, comme les étoiles nouvelles ne se trouvaient pas figurées dans le chandelier à sept branches, il en concluait rigoureusement qu’elles ne pouvaient exister dans le ciel. On peut juger par là de la force des ennemis de Galilée.
  2. Lettre manuscrite de Galilée citée par M. Pougens dans ses Lettres philosophiques, pag. 294.