Plan d’une bibliothèque universelle/II

SECTION DEUXIÈME

THÉOLOGIE.


CHAPITRE I.

LIVRES SACRÉS ET PRIMITIFS DES PEUPLES ANCIENS. — PÈRES
DE L’ÉGLISE GRECQUE ET LATINE.

Dans l’ordre que nous avons adopté, la théologie se présente la première. Rien de plus grand que cette science qui embrasse le ciel et l’enfer ; nous la trouvons partout, chez les hordes sauvages comme chez les peuples civilisés et c’est parce que nous la trouvons partout qu’elle doit éternellement fixer notre attention. Considérée dans son essence, c’est-à-dire indépendamment de ses formes et de ses dogmes, elle divinise l’humanité. La théologie sur tout le globe, c’est le genre humain produisant la pensée de Dieu et faisant un temple de l’univers.

Il y a des théologies qui sont mortes avec les peuples qu’elles dirigeaient : celles-là sont devenues des mythologies ; elles appartiennent aux poètes et n’ont pas dû trouver place dans notre première division. C’est donc aux grandes théologies vivantes que nous avons demandé leurs œuvres.

Commençons par l’Orient ; cette partie de notre catalogue, quoique peu considérable, doit exciter un vif intérêt. Elle offre les livres religieux et primitifs de deux vastes empires, l’Inde et la Chine ; restés immobiles et comme pétrifiés depuis trente siècles sous le poids des chaînes dont la théologie les écrase.

Les quatre Védas, sur lesquels repose tout l’édifice de la politique et de la religion indienne, sont encore inconnus de l’Europe. On sait que les Brachmanes ne peuvent les communiquer qu’aux hommes de leur race, sous peine de se voir réduits à la condition des parias. Mais rien ne résiste à une volonté forte ; ces livres, objets de tant de recherches et de sacrifices jusqu’à ce jour inutiles, viennent enfin d’être révélés au docte Colebrocke, qui fait travailler à leur publication. Ainsi la Bible de Brahma fera partie de la bibliothèque universelle. Là doit être le secret de cette organisation théologique assez vigoureusement constituée au dedans pour réduire cent trente millions d’hommes à l’état de bétail humain pendant trois mille ans, et si faiblement défendue au dehors qu’elle tombe aujourd’hui devant quelques bataillons anglais. Nous saurons enfin ce que nous devons espérer de ces sources indiennes si riches en poésie, mais qui, jusqu’à ce jour, ont trahi les espérances savantes de ceux qui leur demandaient l’histoire des premiers jours du monde et la date de notre arrivée sur la terre !

À côté des livres sacrés des Indiens nous avons placé les livres sacrés de la Chine. Ceux-ci méritent d’autant plus d’attention qu’on a cru y reconnaître des fragments des livres antiques et peut-être antedéluviens de Babylone, de la Perse et de l’Égypte[1]. Ces livres n’auraient pas péri dans les ruines de ces empires ; emportés et conservés en Chine par une colonie égyptienne ou babylonienne, les Chinois en les traduisant s’en seraient attribué les histoires. Ainsi ce n’est pas l’histoire de la Chine qu’il faut chercher dans les livres sacrés des Chinois, mais l’histoire du genre humain !

À l’appui de cette grande théorie on cite des faits importants ; par exemple les mêmes dates, les mêmes événements et les mêmes hommes se retrouvent dans les livres sacrés de la Chine et dans la Bible, dans le royaume du milieu et dans la Chaldée ; les noms seuls sont changés, encore l’analyse philologique leur donne-t-elle quelque fois le même sens. Il en résulte ce fait singulier, que les Chinois, qui se vantent d’une antiquité de deux ou trois cent mille ans, portent dans leurs livres les plus anciens les preuves de la chronologie de Moïse et n’ont besoin que de se lire pour se réfuter.

L’étude des livres sacrés de l’Inde et de la Chine est si importante, et il serait si beau d’y découvrir l’histoire des premiers temps du monde, que nous avons cru indispensable d’y jeter cette lumière ! Tout commence en Asie, la religion et la civilisation. C’est le pays des tombeaux, des ruines, des hiéroglyphes, des peuples morts avec leurs langues, avec leur histoire, avec leurs cités, avec leurs dieux. Pays de prodiges, témoin de la création de l’homme et point de départ de toutes les nations qui couvrent aujourd’hui le globe. Là régnèrent avant le déluge les divinités mythologiques de la Perse, de l’Égypte, de l’Inde et de la Grèce. Là s’écoulèrent les jours des patriarches et des prophètes. Moïse y entendit la voix du Tout-Puissant ; puis les temps s’accomplirent et ce fut le règne de Jésus. Ainsi l’histoire de l’Asie s’ouvre par la création. Dans son origine elle touche à Dieu, et dans son déclin à la grande scène évangélique qui devait renouveler le monde et transporter la civilisation de l’Orient à l’Occident !

C’est donc à l’Orient, resté barbare, que nous devons les deux livres qui ont civilisé l’Occident :

La Bible, cette création du monde matériel qui ne promettait aux Juifs que les biens de la terre, sans rien affirmer de l’avenir ; l’Évangile, cette création du monde moral qui ne promettait aux hommes que les biens du ciel et qui affirme l’immortalité !

Ici commence la théologie de l’autre moitié du globe. Celle-ci s’est appuyée sur l’éloquence et la vérité. Elle s’est enrichie d’une suite de grands noms depuis saint Jérôme jusqu’à Bossuet, depuis saint Augustin jusqu’à Fénelon ; enfin elle possède le livre qui a renouvelé le monde, et personne ne s’étonnera de lui voir tenir la première place dans notre bibliothèque universelle.

Il y a plusieurs époques dans l’histoire du christianisme : l’époque de sa naissance, et les époques d’hérésies, de controverses et de réforme. L’époque de sa naissance est le plus grand événement de l’histoire des hommes ; c’est la régénération du globe par la foi et la charité. Après sept cents ans de gloire, de violences et de pillage, Rome mourait, et tous les peuples soumis à ses lois, des bords du Tage aux rives de l’Euphrate, du Danube au Nil, du Rhin au Tibre, allaient se trouver sans maîtres et sans dieux : la grande unité républicaine et romaine se dissolvait. Un enfant né dans une étable, élevé dans l’atelier d’un charpentier, fut le seul secours de la Providence au milieu des ruines de l’univers, et ce secours suffit pour le sauver. À l’unité romaine créée par la guerre, constituée par la forme municipale, il substitue une simple doctrine morale d’où ressort l’unité du genre humain, la charité universelle ; il rapproche les peuples divisés, il les unit entre eux, en leur montrant un père dans le ciel, des frères dans tous les hommes ; puis du haut de sa croix il jette le pardon et la résignation sur la terre, et c’est en priant pour ses bourreaux que le Dieu a changé le monde !

Cette époque sublime eut ses saints, ses martyrs, ses pères, comme on les a appelés, du nom le plus doux que l’homme puisse donner à l’homme. Alors toutes les cités, toutes les populations avaient leur père. On les trouvait partout, dans les catacombes où ils priaient, dans les thébaïdes ou ils s’humiliaient, dans les amphithéâtres où ils mouraient. Dieu semblait les avoir chargés de la double mission de réformer les vices du monde civilisé qui allait disparaître, et de dompter les hordes barbares qui du fond du Nord accouraient au sac du grand empire. Ceux-là ne savent que tuer ou mourir ! Ils viennent se venger de douze siècles de conquêtes ; mais quel étonnement ! au lieu d’armée à combattre ils trouvent des hommes qui bénissent ceux qui les égorgent, des hommes qui, lorsqu’on leur arrache leur tunique, offrent encore leur manteau, qui, lorsqu’on les frappe au visage, tendent humblement l’autre joue ! Il y avait dans ce mépris de la vie et des richesses quelque chose de grand qui surpassait les barbares. Le fer n’eut pu les vaincre, la charité les dompta ; et c’est ainsi que de la plus épouvantable confusion où se soit abîmé le monde, un sentiment inconnu fit peu à peu sortir l’ordre, la sagesse et une civilisation nouvelle.

La grandeur des événements, les luttes sublimes de la résignation et de la foi contre Rome et les barbares, l’étrangeté de la vie chrétienne au milieu de cette dissolution universelle, les prédications continues des pères, leurs courses pastorales à Jérusalem, à Rome, à Athènes, à Antioche, à Constantinople, dans la Syrie et dans la Gaule, pour arrêter les armées, convertir les peuples ou fléchir des rois, tels sont les prodiges de l’histoire à cette époque ; voilà ce que racontent les pères de l’Église grecque et romaine, avec cette éloquence simple et passionnée qui fut sans modèle avant eux, et qui n’a pu être égalée que par les nouveaux pères de l’Église du siècle de Louis XIV !

On peut juger par cette faible esquisse des soins que nous avons dû prendre pour recueillir dans les écrits des premiers chrétiens tout ce qui pouvait caractériser cette grande époque, électriser les âmes, inspirer la vertu, enseigner l’éloquence et servir de lumière aux hommes de bonne volonté !

CHAPITRE II.

NÉANT DES LIVRES DE CONTROVERSE. — LES PETITES LETTRES.

Nous dirons peu de choses des hérésies et des controverses qui entachèrent les siècles héroïques du christianisme ; elles ont fait naître des livres véhéments, passionnés, aucun chef-d’œuvre. Des opinions qui bouleversèrent l’Orient et l’Occident, des passions qui séduisirent et entraînèrent des peuples, n’inspirent plus aujourd’hui que l’indifférence et le mépris. Les noms même des grands sectaires, les Manès, les Eutychès, les Basilidès, les Sergius, les Arius, les Donat, les Carpocrate, ces noms puissants qui remuaient le monde, qui dévastaient l’Église, qui représentaient une doctrine, ne nous apportent plus aucune idée, et veulent être expliqués pour être compris !

Les seules réformes intelligibles pour nous sont celles du quinzième et du seizième siècle. Celles-là ont fait révolution parmi les peuples, mais sans remuer leur âme par les inspirations du génie ; elles ont créé vingt sectes religieuses et n’ont pas donné un livre religieux au genre humain. Ce n’est pas que Jean Huss, Luther, Calvin, Zuingle aient épargné l’encre et le papier ; ils écrivaient, ils imprimaient, ils prêchaient ; mais rien ne leur a survécu ; pas même leur doctrine, aujourd’hui détruite par leur doctrine. Les deux volumes in-folio de Jean Huss, les neuf volumes in-folio de Calvin, les quatre cents ouvrages de Luther n’ont plus de lecteurs hors de leur communion ; ceux-là ont pu remuer les passions d’un siècle, et dans ce siècle appeler à eux quelques masses populaires ; ils n’ont pas eu le don de parler à l’humanité !

Restent les controverses brûlantes et les dissertations théologiques et mystiques des temps modernes ; plus elles ont été fécondes et plus elles paraissent stériles. Qui pourrait lire aujourd’hui les Allumettes du feu divin, de Pierre Doré ; le Décrotoire de vanité, de Langesteine ; le Chancre ou couvre-sein féminin, de Polman ; les Entre-mangeries et Guerres ministrales, du fougueux cordelier Feuardent, homme digne de son nom, disent les écrivains de la réforme, et qui s’était incarné toutes les fureurs de la Ligue. Le temps a effacé tout cela ; il a effacé cette multitude d’ouvrages mystiques sur les anges, les démons, la grâce, l’oraison et la pénitence : l’Oreiller spirituel, le Bourdon des âmes dévotes, le Discours contre les femmes débraillées, le Fouet du pécheur, le Fouet des menteurs, le Fouet des jureurs, le Fouet des paillards, et tous les fouets théologiques et scolastiques qui régnaient sur nos pères, alors que le fouet dans les mains du bourreau, des pédants et des moines, était devenu un instrument universel de civilisation, d’éducation et de salut !

Les controverses du siècle de Louis XIV, c’est-à-dire du siècle des grandes pensées et des grands écrivains, n’ont été ni moins violentes, ni moins abondantes que les controverses des siècles précédents. La bibliothèque de Sainte-Geneviève possède douze mille ouvrages sur la bulle Unigenitus, et les catalogues en citent un nombre presque aussi formidable sur les disputes du jansénisme ! Qu’est-il resté de tout cela ? rien. Qu’est-il resté des querelles du quiétisme, où se rencontrèrent les deux puissants athlètes de l’Église moderne, Bossuet et Fénelon ? rien. Qu’est-il resté de la volumineuse polémique de Port-Royal et des jésuites, où un simple docteur de Sorbonne, Antoine Arnault, reçut le titre de grand, comme Corneille, comme Condé, titre que le temps n’a pas détruit ? rien, rien ! Je me trompe ! de ces milliers d’in-quarto et d’in-folio qui ont pesé sur l’Europe, de ces guerres doctorales qui furent éclairées par le feu des bûchers et soutenues par le fer des soldats ; de ces pamphlets, de ces thèses, de ces propositions, des dissertations qui exercèrent si longtemps une puissance royale sur les peuples, le temps a détaché un petit volume, chef-d’œuvre de grâce et d’ironie, chef-d’œuvre de raison et d’éloquence, un livre qui a fixé la langue et qui durera autant qu’elle : les Lettres provinciales ; voilà tout ce qui reste des querelles religieuses qui ont bouleversé le monde pendant trois siècles ; la justice du temps n’en a tiré que deux cents pages !

Mais à côté des œuvres de la théologie, il y a les œuvres de la religion ; celles-là constituent le beau, le bon, l’utile, le sublime ; elles ont brisé les chaînes des peuples, et c’est par elles que nous arrivons à la liberté.

L’Évangile est la source sacrée de tout le bien qui est aujourd’hui sur la terre. Les autres religions nous appellent au bonheur, celle-ci nous appelle à la résignation, tous, heureux ou malheureux, car elle sait que les heureux ont aussi leurs souffrances. Grande et admirable doctrine, fondée sur notre double nature, elle ne nous promet rien ici-bas que la persécution et la douleur ; toutes ses récompenses sont dans le ciel, et c’est en y attirant nos regards par la foi et l’espérance qu’elle a dématérialisé le monde !

Telles sont les vérités que le temps a consacrées dans les œuvres de Gersen, de saint François de Sales, de Fénelon, de Massillon, de Bossuet, de Bourdaloue, de Nicole, de Fleury, de Malebranche, d’Abbadie, et de cette multitude de beaux génies leurs émules ou leurs disciples, continuateurs sublimes des pères de l’Église grecque et latine, et voués comme eux au culte de la vérité. Avec quel soin religieux nous avons recueilli ces œuvres saintes, illustrées par le temps, consacrées par notre reconnaissance, et qui, après avoir été la gloire de l’Europe, sont devenues la consolation du genre humain !


  1. Voyez : Essai sur l’origine unique et hiéroglyphique des chiffres et des lettres de tous les peuples, par M. de Paravey.