Plan d’une bibliothèque universelle/I/IV

CHAPITRE IV.

PLAN BIBLIOGRAPHIQUE DE L’OUVRAGE.

On conçoit tout ce qu’une pareille théorie a d’arbitraire et par conséquent de peu philosophique. Pour l’adopter, il eût fallu en reconstruire le système, émonder l’arbre et renouveler ses tiges ; encore n’eussions-nous pas été sûr de faire mieux que nos modèles. Force fut donc de renoncer à une méthode dont l’idée fondamentale, la classification des œuvres de l’esprit humain sous les facultés de l’intelligence qui les produisent, nous avait paru si belle, mais dont l’exécution dans l’état présent de la science, était impossible. L’ordre encyclopédique une fois abandonné, il nous restait l’ordre bibliographique. Celui-là éveille moins de pensées, mais il est clair, précis, sans péril dans ses erreurs, car on peut commettre des erreurs même en rédigeant un catalogue. C’est donc à l’ordre bibliographique que nous nous arrêtâmes, et nous étions loin alors de nous attendre à tous les avantages qu’il allait nous présenter. Dans les catalogues les plus précieux, l’art bibliographique n’a d’autre but que de faciliter les recherches par une bonne classification des matières, ou de fixer la curiosité sur la date et la condition des livres ; mais dans un catalogue du genre de celui-ci, c’est-à-dire dans une bibliothèque universelle où il s’agit de recueillir et de classer, non ce que la typographie a produit de plus rare, mais ce que le génie de l’homme a produit de plus beau, la science des de Bure, des Renouard, des Wan-Praet, des Brunet, devient une véritable science littéraire, une étude de goût et qui donne beaucoup plus qu’elle ne promet. Ici les détails du catalogue ne sont rien, mais chaque division, soit théologique, soit philosophique, soit politique, soit morale, nous offre un tout complet du grand travail de l’humanité depuis les premiers temps du monde jusqu’à nous, et il en résulte que l’ensemble de toutes ces divisions est une véritable histoire de l’esprit humain par les monuments mêmes de la pensée.

Lorsqu’au dix-huitième siècle Diderot conçut le plan de l’Encyclopédie, il ne s’agissait de rien moins que d’élever un monument entre le passé et l’avenir, sur lequel tout le passé était écrit. Grande conception, moins grande cependant que le Panthéon littéraire. Diderot résumait dans l’ordre alphabétique, et les procédés des arts, et les découvertes des sciences, et les systèmes de philosophie ; nous, nous publions les ouvrages originaux qui renferment toutes ces choses. L’Encyclopédie n’est pour ainsi dire que la table des matières de notre collection ; table incomplète, et dont aujourd’hui les articles les plus importants seraient à refaire, tant nos progrès ont été rapides. Dans les sciences tout est changé, jusqu’aux éléments ; on se croirait jeté dans un nouveau monde : l’eau et l’air décomposés par Lavoisier ne sont pas l’eau et l’air des physiciens de l’Encyclopédie, et le soleil d’Young et de Fresnel n’éclaire plus le globe de la même lumière que réfractait le prisme de Newton. La politique n’est pas moins avancée ; alors elle proclamait la liberté comme une utopie, et la liberté nous a été donnée : nous avons passé de la théorie à l’usage, et réalisé une forme de gouvernement dont les plus grands publicistes du dix-huitième siècle n’avaient pas même conçu l’idée. Enfin le monde moral de la philosophie s’est transformé comme le monde politique des législateurs, comme le monde physique de la science. Locke et Hume avaient matérialisé la pensée et tout réduit à l’œuvre visible des sens. Sous leur règne, la philosophie ne vécut que de la vie du corps ; elle était sans âme, elle fut sans progrès. Mais un grand mouvement s’opère à la venue de Kant. Celui-là voit la science de plus haut ; il la mesure, puis il en montre les néants, mais en présence de Dieu, et sous l’inspiration d’une âme immortelle qui se connaît. Voilà où nous en sommes, et voilà ce qu’il était utile de graver, comme notre épigraphe, sur les portes du temple où nous devons retrouver toutes les gloires intellectuelles de l’univers.

Nous allons donc recueillir et classer nos véritables richesses. Parcourant les longues galeries de nos bibliothèques, nous allons trier, parmi des millions de volumes écrits sur tous les sujets à toutes les époques, et dans toutes les langues, le petit nombre d’ouvrages qui ont reçu la sanction du génie et du temps. Nombre en effet très minime, si on le compare à ces masses poudreuses d’in-folio et d’in-quarto que le temps a frappées de mort, et que les vers rongent sur leurs tablettes comme des cadavres dans leurs tombeaux ; nombre prodigieux, si on ne considère que la multitude d’idées répandues dans chacun de ces livres, les principes qu’ils proclament, et l’immense impulsion que l’ensemble de ces lumières peut donner au monde !