Plaisirs vicieux/L’Ivresse dans les classes dirigeantes


L’IVRESSE
DANS
LES CLASSES DIRIGEANTES




Qu’y a-t-il de pire au monde que les fêtes chez les villageois ? Aucune autre circonstance ne montre plus évidemment la sauvagerie et la laideur de la vie populaire.

Voici des hommes qui vivent sobrement pendant toute la semaine bien qu’ils aient une bonne nourriture, qui travaillent avec application et chez lesquels règnent l’accord et la bonne camaraderie.

Des semaines, des mois entiers se passent ainsi et, tout à coup, cette vie régulière se trouve brusquement interrompue sans qu’on sache bien exactement pourquoi. Un certain jour, fixé d’avance, tous cessent de travailler et dès le milieu du jour se mettent à manger d’excellents mets, à boire en quantité de la bière et de l’eau-de-vie Tous boivent. Les vieux forcent à boire les jeunes et même les enfants. Tous se congratulent, s’embrassent, crient, chantent, tantôt s’attendrissent, s’exaltent ou se disputent. Tous parlent et personne n’écoute. Des cris, des discussions, parfois même des batailles. Vers le soir il y en a qui trébuchent, qui tombent et qui s’endorment sur place. D’autres sont emmenés par ceux qui peuvent encore se tenir debout. Enfin les derniers se roulent par terre en imprégnant l’air d’odeurs alcooliques.

Le lendemain tous ces gens se réveillent malades et en rentrant peu à peu dans leur état habituel ils reprennent leurs occupations jusqu’à ce qu’une nouvelle occasion se présente

De quoi s’agit-il ? Pourquoi cela ? C’est la fête. La fête d’un saint quelconque, saint Pierre, saint Paul, n’importe. Et pourquoi fêter saint Pierre ou saint Paul ? Tous l’ignorent. On sait seulement que c’est la fête d’un saint et qu’il faut s’amuser. Et voilà tout. Et l’on attend cette circonstance avec une impatience doublée par le labeur écrasant de chaque jour.

Oui, c’est une des manifestations les plus frappantes de la sauvagerie des hommes du peuple. Le vin et le plaisir les tentent tellement qu’ils ne peuvent s’y refuser. Et chacun d’eux est prêt à s’enivrer comme un pourceau.



Oui, il est sauvage le peuple. Mais invariablement, un jour de janvier, les journaux publient l’avis suivant ;

« Le banquet des anciens élèves de l’Université impériale de Moscou aura lieu le 12 janvier, anniversaire de sa fondation, à 5 heures du soir, dans tel ou tel restaurant. On peut se procurer des billets à raison de six roubles, dans tel ou tel endroit. »

Mais ce banquet n’est pas unique. Il y en a beaucoup d’autres encore, à Moscou et à Pétersbourg, et dans presque toutes les villes de province, car le 12 janvier est le jour anniversaire de la fondation de notre plus vieille université ; c’est la fête du progrès, de la civilisation en Russie. La fleur de l’intelligence s’associe à cette solennité.

Il semblerait que des hommes placés aux deux extrêmes de la civilisation, tels que les moujiks sauvages et les hommes les plus instruits de la Russie, les moujiks qui fêtent saint Pierre ou saint Paul, et les hommes instruits qui célèbrent une fête de l’intelligence, doivent se conduire d’une façon absolument opposée. Il arrive cependant que la fête des hommes les plus instruits ne se distingue en rien, dans sa forme extérieure, de celle des moujiks sauvages.

Les moujiks ne se soucient nullement de la signification de la fête de saint Pierre ou de saint Paul, c’est tout simplement pour eux un prétexte à bien boire et à bien manger. Les hommes instruits profitent également du jour de la Sainte-Tatiana[1], pour boire et manger, sans se préoccuper autrement du motif qui les a réunis.

Les moujiks mangent de la soupe, des pieds à la gelée ; les hommes instruits mangent des homards, des filets, du fromage, etc. Les moujiks boivent de l’eau-de-vie et de la bière, et les hommes instruits toutes sortes de liqueurs, de la fine Champagne, des vins secs ou doux, amers ou sucrés, blancs ou rouges, etc.

La dépense de chaque moujik varie de 20 kopeks à un rouble, celle de l’homme instruit de 6 à 20 roubles.

Les moujiks protestent de leurs bons sentiments pour leurs voisins et chantent des chansons populaires. Les hommes instruits parlent de leur attachement pour l’alma mater et avec des bouches pâteuses chantent des insanités latines. Les moujiks roulent dans la boue et les hommes instruits sur les divans en velours. Ce sont les femmes et les fils qui portent les moujiks chez eux. Les hommes instruits sont reconduits par des laquais railleurs et de sang-froid.

II

Non, vraiment, c’est épouvantable ! Il est épouvantable que des hommes qui pensent, qui sont arrivés au plus haut degré de l’instruction, ne sachent célébrer une fête intellectuelle par aucune autre manifestation que de manger, boire, fumer, crier, s’enivrer pendant plusieurs heures de suite. Il est épouvantable que des hommes âgés, les maîtres de la jeunesse, contribuent à son empoisonnement par l’alcool, à un empoisonnement qui, semblable à celui du mercure, laisse pour toujours des traces dans l’organisme

Des centaines et des centaines de jeunes gens se sont enivrés pour la première fois à cette fête de l’intelligence et se sont perdus pour toujours. Mais ce qui est plus épouvantable encore, c’est que les hommes qui agissent ainsi ont l’intelligence tellement obscurcie par la vanité qu’ils ne peuvent plus distinguer le bien du mal, ce qui est moral de ce qui ne l’est pas. Ces hommes se sont tellement persuadé à eux-mêmes que la situation dans laquelle ils se trouvent est celle de privilégiés de la civilisation et de l’instruction et qu’elle absout toutes leurs faiblesses, qu’ils ne peuvent plus apercevoir la poutre qu’ils ont dans les yeux. Ces hommes qui s’adonnent à ce qu’on ne peut qualifier autrement que d’ivresse abjecte se glorifient eux-mêmes et plaignent le peuple ignorant.



Toutes les mères souffrent à la seule pensée que leurs fils puissent s’enivrer. Aucun patron ne veut employer un ouvrier ivrogne. Tout honnête homme rougit lorsqu’il se souvient de s’être enivré. En un mot, tous savent que l’ivrognerie est un vice dégradant.

Et nous voyons cependant des gens instruits s’enivrer avec la conviction non seulement qu’ils n’ont rien à se reprocher, mais qui, encore, aiment à raconter les folies et les extravagances dont cette ivresse a été l’occasion.

On en est arrivé à ce résultat que tous les ans, des hommes faits et des jeunes gens, ceux-ci excités par les premiers, se livrent à une orgie des plus dégoûtantes, au nom de l’instruction et de la civilisation, et sans que personne en soit choqué. Et cela ne les empêche pas, lorsqu’ils sortent de ces orgies, de se montrer très fiers de leurs sentiments élevés et de leur supériorité intellectuelle, et de condamner l’immoralité de leurs semblables, et particulièrement du peuple ignorant et sauvage.

Le moujik se considère comme coupable lorsqu’il s’est enivré et s’en excuse auprès de tout le monde

Malgré cette défaillance passagère il a toujours conscience du bien et du mal. Cette faculté commence à disparaître dans notre société.

Eh bien, soit ! Vous êtes habitué à vous conduire ainsi et vous ne pouvez vous en corriger. Eh bien ! continuez puisque vous ne pouvez faire autrement.

Mais sachez seulement qu’il est aussi honteux, aussi vil d’agir ainsi, le 12 janvier par exemple, que tous les autres jours de l’année. Et sachant cela, livrez-vous au moins à vos mauvais penchants en vous cachant aux yeux de tous et non comme aujourd’hui, ouvertement et solennellement et en démoralisant les jeunes, vos frères cadets, ainsi que vous les appelez.

Ne troublez pas les jeunes gens avec cette doctrine qu’il existe une autre morale ne consistant pas dans l’abstinence. Tous savent, et vous les premiers, que la première des vertus civiques est celle de fuir le vice, que tout excès est condamnable, surtout celui des boissons qui est le plus dangereux, parce qu’il tue la conscience

Aussi, avant de parler de sentiments et d’actions élevés, il faut se débarrasser tout d’abord de l’ivrognerie, car on ne doit point traiter ces questions dans un état d’inconscience. Ne trompez donc ni vos semblables, ni vous-mêmes, et surtout ne trompez pas les jeunes gens,

Et vous le savez fort bien, vous savez qu’il n’y a rien de plus grand, de plus important que la pureté de l’âme et du corps qui se trouvent souillés par l’ivresse. Vous savez que votre rhétorique creuse avec votre éternelle alma mater ne vous émeut même pas personnellement lorsque vous n’êtes encore qu’à demi-ivre et que vous n’avez rien à donner aux jeunes gens en échange de l’innocence et de la pureté qu’ils perdent en prenant part à vos orgies.

Sachez donc que de même qu’il était honteux pour Noé, ainsi qu’il l’est pour les moujiks, il est honteux même pour chacun de vous, non seulement de boire au point de pousser des cris inconscients, de grimper sur la table et faire toutes sortes d’extravagances ; mais il est honteux, sous prétexte de célébrer une fête intellectuelle, de manger et de boire à l’excès.

Ne démoralisez pas non plus par votre exemple les domestiques qui vous entourent. Ces centaines et ces centaines de gens qui vous servent à table, qui vous conduisent chez vous, sont des hommes comme vous, des hommes pour lesquels les questions vitales du bien et du mal existent ainsi que pour nous tous.

Il est encore heureux que tous ces laquais, cochers, portiers, gens de village, ne vous prennent pas pour ce que vous vous donnez, c’est-à-dire les représentants de la civilisation. S’ils vous croyaient, ils seraient absolument désillusionnés et dégoûtés même de cette civilisation.

On peut se poser cette question : Qu’est-ce qui produit le plus d’effet sur le peuple, ou cette civilisation qui se répand à l’aide des cours et des musées publics, ou bien la sauvagerie qu’on entretient dans son milieu par le spectacle de solennités célébrées par les hommes les plus instruits de toute la Russie ? Pour moi, je pense que si l’on cessait tous ces cours et si l’on fermait les musées, et qu’en même temps ces sortes de banquets et de fêtes fussent supprimés, et que si les cuisinières, les femmes de chambre, les cochers et les concierges s’entretenaient de ce que les hommes instruits qu’ils servent ne s’entretiennent plus dans leurs solennités, où dominent la gloutonnerie et l’ivrognerie, s’ils savaient se réjouir sans vin, la civilisation, certes, n’y perdrait pas.

Il est temps de comprendre qu’on ne répand pas la civilisation seulement par des conférences et des cours, pas seulement par la parole et la lecture, mais surtout par l’exemple qui est la meilleure propagande, et que la civilisation qui n’est pas basée sur la vie morale n’a jamais été et ne sera jamais une civilisation, mais la continuation sous une autre forme de la sauvagerie et de l’immoralité.

  1. Le 12 janvier.