Plainte sur une absence

Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 149-153).


XXIII

PLAINTE SUR UNE ABSENCE

Av. 1610


Complices de ma servitude,
Pensers où mon inquietude
Trouve son repos desiré,
Mes fideles amis et mes vrais secretaires,
Ne m’abandonnez point en ces lieux solitaires :
C’est pour l’amour de vous que j’y suis retiré.

Partout ailleurs je suis en crainte,
Ma langue demeure contrainte ;
Si je parle, c’est à regret ;
Je pese mes discours, je me trouble et m’étonne,
Tant j’ay peu d’asseurance en la foy de personne ;
Mais à vous je suis libre, et n’ay rien de secret.


Vous lisez bien en mon visage
Ce que je souffre en ce voyage,
Dont le Ciel m’a voulu punir ;
Et sçavez bien aussi que je ne vous demande,
Estant loin de Madame, une grace plus grande
Que d’aimer sa memoire et m’en entretenir.

Dites-moy donc sans artifice,
Quand je luy voüay mon service,
Failly-je en mon élection ?
N’est-ce pas un objet digne d’avoir un temple,
Et dont les qualitez n’ont jamais eu d’exemple,
Comme il n’en fut jamais de mon affection ?

Au retour des saisons nouvelles,
Choisissez les fleurs les plus belles
De qui la campagne se peinct ;
En trouverez-vous une où le soin de nature
Ait avecques tant d’art employé sa peinture
Qu’elle soit comparable aux roses de son teinct ?

Peut-on assez vanter l’yvoire
De son front où sont en leur gloire
La douceur et la majesté,
Ses yeux moins à des yeux qu’à des soleils semblables,
Et de ses beaux cheveux les noeus inviolables,
D’où n’échappe jamais rien qu’elle ait arresté ?


Adjoûtez à tous ces miracles
Sa bouche, de qui les oracles
Ont tousjours de nouveaux thresors ;
Prenez garde à ses moeurs, considerez-la toute :
Ne m’avoürez-vous pas que vous estes en doute
Ce qu’elle a plus parfait, ou l’esprit, ou le corps ?

Mon Roy, par son rare merite,
A fait que la terre est petite
Pour un nom si grand que le sien ;
Mais, si mes longs travaux faisoient cette conqueste,
Quelques fameux lauriers qui luy couvrent la teste,
Il n’en auroit pas un qui fust égal au mien.

Aussi, quoy que l’on me propose
Que l’esperance m’en est close
Et qu’on n’en peut rien obtenir,
Puis qu’à si beau dessein mon desir me convie,
Son extréme rigueur me coustera la vie,
Ou mon extréme foy m’y fera parvenir.

Si les tygres les plus sauvages
Enfin apprivoisent leurs rages,
Flattez par un doux traitement,
Par la mesme raison, pourquoy n’est-il croyable
Qu’à la fin mes ennuis la rendront pitoyable,
Pourveu que je la serve à son contentement ?


Toute ma peur est que l’absence
Ne luy donne quelque licence
De tourner ailleurs ses appas,
Et qu’estant, comme elle est, d’un sexe variable,
Ma foy, qu’en me voyant elle avoit agreable,
Ne luy soit contemptible en ne me voyant pas.

Amour a cela de Neptune,
Que tousjours à quelque infortune
Il se faut tenir preparé ;
Ses infidelles flots ne sont point sans orages :
Aux jours les plus sereins, on y fait des naufrages,
Et mesme dans le port on est mal assuré.

Peut-estre qu’à cette mesme heure
Que je languy, souspire et pleure,
De tristesse me consumant,
Elle, qui n’a soucy de moy, ny de mes larmes,
Estale ses beautez, fait montre de ses charmes,
Et met en ses filets quelque nouvel amant.

Tout beau, pensers melancoliques,
Auteurs d’avantures tragiques,
Dequoy m’osez-vous discourir ?
Impudents boute-feux de noise et de querelle,
Ne sçavez-vous pas bien que je brusle pour elle,
Et que me la blasmer, c’est me faire mourir !


Dites-moy qu’elle est sans reproche,
Que sa constance est une roche,
Que rien n’est égal à sa foy ;
Préchez-moy ses vertus, contez-m’en des merveilles,
C’est le seul entretien qui plaist à mes oreilles ;
Mais, pour en dire mal, n’approchez point de moy.