Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 391-394).


XC.

l’alhambra.

Palomita la mercière n’existait plus depuis longtemps ; mais sa fille, la sœur de lait d’Aïxa, établie par les bienfaits de la famille d’Albérique, avait épousé un des gardiens de l’Alhambra, Nicolo Matéo, Maure d’origine, et dont le père, Aben-Agile, avait combattu avec Delascar dans les Alpujarras.

L’Alhambra n’offrait pas alors l’aspect des ruines qui affligent aujourd’hui l’œil du voyageur ; mais déjà cette antique demeure des rois était abandonnée et déserte. Matéo le gardien, Lolla, sa femme, et quelques employés nommés par le gouverneur de Grenade, occupaient seuls ces longues galeries, où souvent eux-mêmes s’effrayaient du bruit de leurs pas.

C’était à Matéo et à Lolla que Yézid avait fait demander asile.

Ceux-ci, qui lui devaient tout, s’étaient empressés de mettre à sa disposition les trois cent soixante-cinq chambres de l’Alhambra, car on prétend que cet immense édifice avait alors autant d’appartements que de jours dans l’année ; Yezid et Aïxa se trouvaient donc installés dans l’ancienne demeure des rois maures ; ils étaient là plus en sûreté, et surtout plus secrètement que dans le meilleur hôtel de la ville.

Lolla avait choisi pour sa jeune maîtresse un appartement dans la tour de Comarès. D’un des balcons, l’œil découvrait toute la plaine de Grenade avec ses montagnes couvertes de neige, ses vallées ombragées et fertiles, ses tours mauresques, ses dômes gothiques, ses édifices en ruines et ses jardins en fleur.

Au pied de la tour était la cour de l’Alberça et son grand vivier, entouré de roses. Plus loin, la cour des Lions avec sa fameuse fontaine et ses légères arcades. Au centre de l’édifice le petit jardin de l’Indaraxa, que ses buissons et ses arbustes faisaient paraître de loin comme une brillante émeraude.

Alliaga, plongé dans de profondes et tristes rêveries, contemplait, appuyé sur le balcon de la tour de Comarès, la dernière descendante des rois Maures venant chercher un tombeau peut-être dans le palais de ses ancêtres. Mais ces sombres idées, il ne voulait pas y croire, il les repoussait loin de lui, lorsque Carmen, prévenue en secret de l’arrivée d’Aïxa, s’élança dans l’appartement.

Aïxa lui tendit les bras ; mais trop faible en ce moment pour supporter une pareille émotion, elle tomba sans connaissance, et pendant qu’on s’empressait de la rappeler à la vie, Carmen contemplant sa sœur et le changement de ses traits, poussa un cri d’effroi. Alliaga se rapprocha d’elle et lui dit à voix basse :

— Comme la reine, n’est-ce pas ? comme la reine !

— Ah ! je n’osais pas le dire ! s’écria Carmen tremblante.

— Et moi, j’en suis sûr, se dit Alliaga en frémissant.

— C’est pour toi que je suis venue, Carmen, lui dit Aïxa quand elle eut repris ses sens, C’est la semaine ; prochaine, je crois, que tu prononces tes vœux et prêtes serment comme abbesse des Annonciades ?

— Oui, ma sœur.

— Aussi, tu le vois, je suis venue pour t’embrasser, pour te parler, et je n’en ai pas la force… Mais plus tard je le pourrai… Laisse-moi aujourd’hui tout entière au plaisir de te retrouver.

Pendant plus d’une heure, Alliaga et Carmen prodiguèrent à Aïxa les soins les plus tendres et les plus touchants. Elle parlait à peine, mais elle les regardait et souriait.

— Nos beaux jours sont revenus, leur dit-elle, nous voici comme au temps de notre enfance ; ne vous semble-t-il pas que cette porte va s’ouvrir, que don Juan d’Aguilar, ton père, va revenir ?.. Oui, je vais le revoir, continua-t-elle, oui… il y a si longtemps, que cela me fera bien plaisir. Ce qui me fera de la peine, c’est de vous quitter… mais il y aura un endroit plus beau encore que celui-ci, dit-elle en montrant de sa fenêtre ouverte les riches bosquets et les jardins en terrasse du Généralife… un endroit où, Maures et chrétiens, nous pourrons tous nous aimer sans crime, sans remords, et toujours… toujours !.. ce mot que répète si souvent mon frère Yézid, et qui le console…

Carmen se mit à fondre en larmes.

— Que vous ai-je dit ? s’écria Aïxa en revenant à elle ; pardonnez aux rêves d’une malade qui demain sera guérie… Oui, demain il n’y paraîtra plus. À demain, Carmen… je t’attends.

Quand elle le voulait, son amitié avait tant de charme et de séduction, qu’elle rassura Carmen et la renvoya presque contente. Elle l’avait trompée. Tournant alors ses yeux vers Alliaga, elle s’efforça aussi de lui rendre le calme.

— Non ! non ! s’écria-t-il en tombant à ses genoux, ce n’est pas moi que l’on abuse. Aïxa, dis-moi la vérité tout entière, tu le peux.

Et baissant la voix, il ajouta en portant la main sur son cœur :

— Si tu savais ce qui se passe là, tu verrais que je puis maintenant tout apprendre et tout souffrir.

— Eh bien ! lui dit-elle, je voulais, à toi et à tous les miens, vous épargner des adieux bien cruels. Prête à partir, et pour toujours, je voulais du moins vous cacher le jour et l’instant du départ. Toi seul le sauras, Piquillo.

Puis le regardant comme au fond du cœur avec une expression de douleur, de tendresse et de compassion, elle lui dit :

— Piquillo, mon frère, toi peut-être à qui j’ai fait le plus de mal, je t’en dois récompense : tu me fermeras les yeux comme tu as fermé ceux de la reine.

— De la reine ! s’écria Piquillo épouvanté. Tu sais donc…

— Oui, répondit froidement la jeune fille, je sais le sort qui m’attend ; j’en suis sûre, je n’en ai jamais douté. Te rappelles-tu ce flacon de cristal qui venait de la comtesse d’Altamira, ce flacon que je t’ai pris et qui n’est plus sorti de mes mains ?

— Eh bien ? dit Alliaga en se soutenant à peine.

— Eh bien, à bord du San-Lucar, quand je me suis vue au pouvoir de ce Juan-Baptista et de ses compagnons, il fallait choisir entre la mort et le déshonneur… Tu aurais fait comme moi, frère, tu n’aurais pas hésité.

— Ah ! noble fille ! s’écria Alliaga en étendant vers elle ses mains tremblantes pour la bénir.

— Je croyais, continua-t-elle, qu’en prenant, non pas quelques gouttes, mais le flacon tout entier, l’effet de ce poison serait terrible et subit, mais non, ce jour-là tout nous trahissait, même la mort, que nous implorions, et, sans le vaisseau envoyé par toi et qui nous a délivrés, mon désespoir même eût été inutile !

Maintenant, frère, tu sais tout ; la mort vient lentement, mais elle vient, et rien ne peut m’y soustraire ; tu m’aideras à l’attendre et tu garderas mon secret.

Elle lui fit signe de se taire, car d’Albayda entrait en ce moment.

Alliaga alla au-devant de Fernand et lui serra la main avec une expression que celui-ci ne put comprendre, et qu’Alliaga lui-même ne s’avouait peut-être pas. Sans doute son noble cœur s’accusait ainsi et demandait pardon à un ami d’un mouvement de haine involontaire que la pitié avait déjà réprimé. On ne peut en vouloir aux malheureux, et Fernand d’Albayda l’était tant !.. Il allait perdre Aïxa !

Le lendemain, Fernand se trouva seul, un instant, avec la jeune fille. Elle l’avait accueilli, le sourire sur les lèvres, et avait elle-même amené la conversation sur les derniers événements ; elle lui parlait du couvent des Annonciades et du courage qu’il avait déployé lorsqu’il avait sauvé Carmen du milieu de l’incendie. Mais vous ignorez, lui dit-elle, les scènes qui avaient précédé ce moment terrible.

Et elle lui raconta alors avec émotion, l’instant solennel et suprême où les flammes les environnant de toutes parts, Carmen s’était jetée dans ses bras, et, prête à mourir, avait laissé échapper le secret de son cœur et de son généreux dévouement !

Fernand, pâle et tremblant à ce récit, se sentait déchiré de désespoir et de remords.

— Oui, s’écria Aïxa, devinant les combats qui se livraient en lui ; oui, c’est pour nous que Carmen s’est sacrifiée ; c’est pour que nous fussions heureux qu’elle s’est condamnée au malheur. Dans le silence du cloitre et sous le voile de l’abbesse, on aime encore, et elle vous aime, Fernand, elle vous aimera toujours ! Elle en mourra, c’est là son désir, son espoir, et si don Juan d’Aguilar nous demande un jour, à vous et à moi, comment nous avons tenu nos serments, que pourrons-nous lui répondre ?

— Oui, s’écria Fernand hors de lui, vous avez raison ; il m’accusera de parjure ! Mais puis-je dire à mon cœur de ne plus battre pour Aïxa ? puis-je empêcher mon âme et mes pensées de voler vers vous ? Toute l’affection et l’amitié si tendres que j’ai vouées à Carmen peuvent-elles se changer en amour ?

— Peut-être ; elle en est si digne, elle le mérite tant.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune homme avec effroi ; voudriez-vous manquer vous-même à vos promesses ?

— Jamais, jamais ! répondit-elle, mais je ne suis qu’une pauvre Maure, et je suis superstitieuse. Cette nuit j’ai vu mon père qui me tendait les bras. S’il me rappelait à lui !..

— Ce n’est pas, ce n’est pas ! vous vous abusez.

— Je l’espère, Fernand, j’espère vivre pour vous, qui m’avez tout donné et tout sacrifié. Mais cependant, continua-t-elle en levant sur lui ses grands yeux noirs si expressifs, mon père me regardait avec joie et tendresse, et je l’ai bien entendu, il a murmuré ce mot : Viens !

S’il me rappelait à lui, Fernand ?

— Aïxa, je vous en supplie, ne dites pas cela.

— S’il me rappelait, répéta avec force la jeune fille, m’aimerais-tu assez, Fernand, pour me donner une dernière preuve d’amour, plus forte que toutes les autres ? Veux-tu que je puisse me présenter devant mon père et devant Juan d’Aguilar sans crainte et sans remords ? veux-tu, si je dois te quitter, que je parte heureuse… même en te quittant… le veux-tu ?

Le noble Fernand d’Albayda la regarda en pâlissant ; mais il rassembla tout son courage, et lui dit :

— Toi qui es mon âme et ma vie, commande, j’obéirai.

— Eh bien ! si je meurs, jure-moi d’épouser Carmen.

Fernand se jeta en sanglotant à ses genoux, et lui répondit :

— Je le jure !

Depuis ce moment, et comme si ce dernier effort eût épuisé tout son courage, Aïxa sentit la vie l’abandonner chaque jour et presque à chaque instant. Entourée d’Yézid, de Piquillo et de Fernand, elle avait à peine la force de leur parler, elle n’avait que celle de les aimer.

Le surlendemain, Carmen vint encore la voir. C’était dans deux jours, c’est-à-dire le dimanche suivant, que la jeune fille recevait, des mains de l’archevêque de Grenade, le titre et le pouvoir d’abbesse des Annonciades.

— Déjà ! s’écria Aïxa. Et elle ajouta en elle-mème : J’ai bien fait de me hâter.

Puis regardant sa sœur, elle lui dit :

— Tu n’es donc pas encore obligée avant deux jours de porter cette robe et cette guimpe qui m’affligent.

— Et pourquoi ?

— Te le dirai-je ! je te cherche en vain telle que tu
Il lui fit signe d’enlever la comtesse.
étais autrefois. Avec ce costume et ces ornements religieux, ce n’est plus toi, ce n’est plus l’amie et la compagne de mon enfance. Écoute, Carmen, il faut avoir quelque indulgence pour les fantaisies ou les caprices d’une pauvre malade. Sais-tu ce que je désire ardemment, ce qui me ferait un grand plaisir ? ce serait de te voir encore une fois comme aux jours où, dans les jardins et les salons de don Juan d’Aguilar, nous étions habillées de même. Un seul instant encore rends-moi Carmen, rends-moi ma sœur.

Tu y consens ? dit-elle, en voyant la jeune fille baisser la tête en signe d’assentiment.

Un dernier éclair de joie brilla dans les yeux d’Aïxa.

— Vite ! dit-elle, Juanita, Lolla, prenez mes plus fraîches, mes plus riantes parures. Autrefois, ma sœur, mes robes t’allaient si bien… Tiens, celle-ci que je préfère… ces robes blanches… ces dentelles… et ces perles. Hâtez-vous, hâtez-vous !

— Eh mais ! dit Carmen avec un sourire mélancolique, et pendant que ses deux femmes de chambre s’empressaient autour d’elle, on dirait d’une robe de mariée.

Contemplant Carmen avec les yeux d’une sœur, ah ! mieux encore, avec l’œil d’une mère, Aïxa s’écria :

— Que tu es bien ainsi ! que tu es belle ! Je te revois, je te retrouve, et avec toi tout le bonheur et les rêves de ma jeunesse ! Lolla, va chercher Yézid ; Juanita, amène-moi Piquillo… et puis… un autre encore.

Elle ne prononça pas son nom.

— Que veux-tu faire et qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Carmen se voyant seule avec Aïxa.

— Écoute, ma sœur, approche-toi bien près de mes lèvres, car je me sens épuisée et je crains que tu puisses à peine m’entendre. J’ai un aveu à te faire. Nous étions bien à plaindre, Fernand et moi ; quoiqu’il voulût m’épouser, il pensait sans cesse à toi, il t’aimait et te regrettait toujours.

— En vérité ! s’écria Carmen avec un cri de joie qu’elle ne put retenir.

— Il me l’a dit, il me l’a avoué à moi-même ; je ne puis donc pas en douter. Aussi, et quoiqu’il m’aimât, j’étais jalouse de toi. Oui, jalouse. Pardonne-moi, ma sœur.

Carmen lui serra la main, et dans ce moment, sans doute, les anges qui volaient autour d’elles, et qui entendirent ce pieux et sublime mensonge, s’arrêtèrent pour le pardonner et pour le bénir.

— Oui, j’étais jalouse, continua la jeune fille, et lui, bien malheureux ! Nous aurions souffert tous les deux, peut-être tous les trois, ajouta-t-elle avec un doux sourire. Par bonheur le ciel m’a exaucée, et il m’est venu en aide.

Rassemblant alors toutes ses forces, elle dit d’une voix imposante :

— Ma sœur, écoute-moi bien ; je vais mourir.

Carmen poussa un cri de douleur et d’effroi.

— Les volontés des mourants sont sacrées, et ma volonté à moi, ma Volonté dernière, la voici.

En ce moment là porte s’ouvrit. Yézid, Alliaga et Fernand parurent. Ils étaient suivis de Juanita ; de Pedralvi, de tous les fidèles serviteurs qui les avaient accompagnés dans la vie, et qui avaient juré de les suivre jusqu’à la tombe.

À cette vue, Aïxa partit se ranimer : il semblait que, prête à mourir, elle s’arrêtait pour regarder encore tous ceux qu’elle avait aimés.

Elle tendit la main à Yézid, et montrant Fernand et Carmen, elle s’écria :

— Piquillo ! mon frère ! hâte-toi de les unir, pour que j’en sois témoin !

Pour toute réponse, Piquille jeta à genoux près du divan où elle était étendue, et aux sanglots qui s’échappèrent de sa poitrine, on eût dit qu’elle allait se briser.

Cette volonté si ferme, cette intelligence si supérieure, ce cœur si intrépide, tout avait disparu, tout s’était anéanti dans la douleur.

Aïxa eut pitié de tant de désespoir, et comme devinant la seule consolation possible à une affection si grande, elle se baissa vers lui et lui dit à l’oreille :

— Comme toi, Piquillo, je n’aurai appartenu qu’au ciel !

Puis elle ajouta à voix haute :

— Hâte-toi ! hâte-toi ! mon père m’appelle… et la vie est prête à m’échapper.

Alliaga se releva avec majesté, et étendant les mains sur Fernand et sur Carmen, prosternés à ses pieds, il prononça les prières et les paroles sacrées, et s’écria :

— Au nom du ciel, et au nom de cet ange, je vous unis.

On entendit alors une voix mourante murmurer ces mots :

— Juan d’Aguilar, bénissez vos enfants… et toi, mon père, reçois le tien ! me voici ! me voici !..

Aïxa n’était plus !