Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 279-282).


LX.

l’enlèvement.

— Grâce ! grâce ! s’écria Aïxa d’une voix étouffée en étendant ses mains suppliantes.

— Que vois-je !.. une femme ici… à mes pieds ! dit une voix bien connue.

Aïxa leva les yeux.

La porte qui venait de s’ouvrir n’était pas la porte qui donnait sur le cabinet du roi, mais celle du corridor par où elle-même venait d’entrer.

— Piquillo ! s’écria-t-elle en poussant un cri horrible, et, succombant à la violence des émotions qu’elle venait coup sur coup d’éprouver, elle chancela, ferma les yeux et s’évanouit.

Alliaga courut à elle plus pâle que la mort ; et, la relevant, la soutenant dans ses bras.

— Aïxa, lui disait-il, toi, ma sœur… ici… à une pareille heure ! qui t’amène ?

La jeune fille ne pouvait répondre ; elle était toujours sans connaissance, la tête appuyée sur l’épaule de son frère… et celui-ci, éprouvé déjà par tant de tourments, en subissait un nouveau, inconnu jusqu’ici. Un soupçon horrible venait, comme un éclair, de luire à sa pensée ; un serpent s’était glissé jusqu’à son cœur et le déchirait de sa morsure, une sueur froide coulait de son front… et il cherchait vainement à s’expliquer le sentiment qui l’agitait.

— Il y a ici une trahison que je déjouerai, et malheur à ceux qui l’auront tramée ! Car c’est mon sang… c’est ma sœur !.. C’est à moi de défendre sa réputation et son honneur !

Voilà ce qu’il croyait se dire, et une autre voix lui criait :

— Ce n’est pas seulement ta sœur que tu veux défendre… c’est une autre qui t’est plus chère encore ; la fureur que tu éprouves… c’est de l’amour… c’est de la jalousie !..

— Et bien ! oui, s’écria-t-il avec rage !… jaloux… jaloux… je le suis : Aïxa, réponds-moi, dis-moi que c’est par force, par violence que l’on t’a attirée dans ces lieux… Me voilà pour te protéger… pour te soustraire à tes ennemis ; mais ce n’est pas de ton consentement, c’est malgré toi, n’est-ce pas, que tu es ainsi en leur pouvoir ?.. sinon, s’écriait-il avec rage, et fût-ce le roi lui-même…

En ce moment il entendit la voix du roi. Celui-ci sortait de son cabinet et traversait le vaste salon qui le séparait de sa chambre.

Le roi causait avec Latorre, et lui disait à voix haute avec impatience :

— Pourquoi ne pas dire à l’instant et devant eux que la personne que j’attendais était arrivée ? M’exposer à la faire attendre !

Plus de doute, Aïxa venait d’elle-même et pour le roi.

Dire ce qu’éprouva Piquillo est impossible. Dans l’espace de quelques secondes deux ou trois projets s’offrirent à sa pensée : il n’est pas bien sûr que l’un d’eux ne fût pas de tuer le roi ; mais avant tout il lui fallait enlever Aïxa, et sans calculer, sans réfléchir, sans se demander si ce qu’il voulait faire était exécutable, il saisit la jeune fille dans ses bras.

La colère et la jalousie doublèrent ses forces ; il s’élança dans le corridor qu’il venait de parcourir, s’arrêta un instant, referma la porte derrière lui, poussa le verrou, et reprit sa marche, emportant avec lui sa proie.

Une seconde après, la porte en face venait de s’ouvrir ; le roi s’était retourné, et de la main avait fait signe à Latorre de s’éloigner.

Le cœur palpitant de trouble et d’amour, il s’élança dans l’appartement où le bonheur l’attendait.

Cet appartement était désert, il n’y avait plus personne. Il regarda autour de lui et ne pouvait en croire ses yeux.

Nous n’essaierons point de peindre sa surprise, son inquiétude et son désespoir.

Pendant qu’il sonnait à briser toutes les sonnettes, pendant qu’il appelait et interrogeait Latorre, aussi étonné que Sa Majesté elle-même, Alliaga, la mort dans l’âme, le front couvert de sueur, n’avait point abandonné son fardeau ; il traversa dans l’obscurité le corridor, puis l’oratoire de la reine. Tout était silencieux et désert. La prudence du roi et les soins de Latorre avaient éloigné tout le monde. Ces appartements n’étaient pas même éclairés ; mais Alliaga les connaissait si bien qu’il pouvait s’y aventurer sans crainte.

Arrivé à l’oratoire, il entra dans l’appartement que lui-même avait longtemps occupé, et descendit par l’escalier dérobé qui conduisait hors du palais. C’était celui-là qu’Aïxa avait pris en arrivant.

Épuisé par la fatigue et plus encore par les émotions qu’il venait d’éprouver, Alliaga s’arrêta un instant et chercha à rassembler ses idées. Il fallait à tout prix sortir du palais. C’était là que le danger était le plus menaçant.

Par malheur Aïxa était toujours évanouie. Il avait bien pu la porter jusque-là ; mais à supposer qu’il eût la force d’arriver ainsi jusqu’à l’hôtel de Santarem, que ne dirait-on pas en voyant un moine, un dominicain traverser les rues de Madrid, emportant dans ses bras une jeune femme ! Il est vrai que la nuit était sombre et qu’il était tard. D’ailleurs il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

On pouvait venir du palais et lui enlever Aïxa, la ramener dans l’appartement du roi. Tout autre danger lui paraissait moins terrible que celui-là ; il n’hésita plus ; il ouvrit la porte secrète qui donnait sur la rue, la referma, et fit quelques pas en avant.

Il se trouvait dans une petite place peu fréquentée le jour, et ordinairement déserte à une pareille heure.

Il regarda autour de lui et aperçut avec autant de surprise que d’effroi deux hommes enveloppés de manteaux noirs, qui avaient l’air de veiller et d’attendre. Ils étaient placés aux deux extrémités de la place, et leurs yeux semblaient fixés sur la petite porte du palais. C’étaient sans doute les deux hommes qui avaient suivi Aïxa.

À la vue de Piquillo, ils s’avancèrent rapidement vers lui.

— Tout est perdu, se dit Alliaga ; je n’ai plus d’espoir !

Les deux hommes jetèrent un coup d’œil rapide sur Aïxa et sur le jeune moine, qu’ils semblèrent reconnaître. Ils tressaillirent. Puis l’un d’eux s’approchant, dit à voix basse :

— Dieu soit loué, frère ! C’est vous qui nous aurez tous sauvés.

Alliaga, interdit, n’osait interroger le protecteur inconnu que le ciel lui envoyait. Celui-ci continua rapidement et à demi-voix :

— Que faut-il faire ? Disposez de nous.

— M’aider à porter cette jeune dame, dit Alliaga.

L’inconnu donna un coup de sifflet, et plusieurs spadassins également couverts de manteaux noirs et qui se tenaient cachés aux environs accoururent à l’instant.

— Où faut-il la conduire ? dit l’inconnu.

Alliaga, de plus en plus étonné, hésita un instant.

De tous les endroits où Aïxa pouvait se réfugier, l’hôtel de Santarem lui paraissait le plus dangereux.

— Il faut sortir de Madrid, dit-il.

— Très-bien.

— À l’instant même.

— C’est encore mieux.

— Mais comment ?

— Pendant que nous étions en sentinelle, j’ai aperçu le long des murs du palais… à deux pas d’ici, au détour de cette place, une voiture attelée de deux bonnes mules et dont le conducteur semblait attendre ses maîtres. Allez, dit l’homme au manteau noir à ses gens, qu’on s’en empare. Au nom que vous prononcerez tout doit obéir.

L’étonnement d’Alliaga redoubla, et l’inconnu continua toujours à voix basse :

— À cette heure les portes de Madrid seront fermées. Par laquelle voulez-vous sortir ?

— Par celle d’Alcala, dit Piquillo.

L’inconnu fit un geste à l’un de ses compagnons qui s’éloigna rapidement. En ce moment on entendit le roulement de la voiture qui s’avançait. Le conducteur ou le maître de cette voiture se débattait, entouré par les spadassins, qui lui disaient :

— Silence ! silence !

— Je ne me tairai pas ! cria à haute voix le jeune homme qu’on entraînait, j’aurai justice d’un attentat pareil.

Alliaga stupéfait reconnut la voix d’Yézid. Il s’avança à sa rencontre, lui prit la main, qu’il serra fortement, et lui dit :

— Non, vous ne réclamerez pas ; vous obéirez en silence, vous m’aiderez à l’instant même à emmener cette jeune dame hors de Madrid, et vous en serez, je puis vous le promettre, largement récompensé.

Yézid, interdit, venait de reconnaître Piquillo et Aïxa. Il s’inclina et répondit brusquement :

— C’est différent ; quand on s’y prend bien et qu’on donne de bonnes paroles ! Ce n’est pas comme ceux-ci qui m’entrainaient de force. Je suis à vos ordres, mon père.

Un instant après, Aïxa, transportée dans la voiture, se trouvait en sûreté entre ses deux frères.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Yézid.

— Silence ! tu le sauras. Dirige-toi vers la porte d’Alcala.

Les gardiens de la porte, qui déjà étaient prévenus, attendaient avec respect. La voiture roula sur la route, sortit de la ville et se trouva en pleine campagne.

Tout ce que nous venons de raconter depuis la sortie d’Alliaga de la chambre du roi s’était passé en moins d’un quart d’heure, et le mouvement de la voiture, la fraicheur de la nuit et l’air plus vif de la campagne firent enfin revenir la jeune fille de ce long et effrayant évanouissement, qui eût ressemblé à la mort, si les battements de son cœur n’eussent rassuré les deux frères.

— Où suis-je ? s’écria-t-elle en revenant enfin à la vie et en regardant autour d’elle avec effroi.

— Près de nous, près de tes frères, dit Yézid en la serrant dans ses bras.

— Vous ! c’est bien vous ! dit-elle en poussant un cri de joie. Puis se rappelant tout ce qui était arrivé, elle s’écria :

— Vous et le ciel m’avez sauvée, mais vous êtes perdus !

Alors, et pendant que la voiture roulait rapidement, elle leur dit la scène qui avait eu lieu deux jours auparavant dans le cabinet du roi. Elle leur apprit cet édit qui allait leur enlever leur famille, leur patrie, leur existence, cet édit qui proscrivait toute une nation et qu’on voulait obliger le souverain à signer. Elle leur avoua la condition que le roi avait mise à son refus, et Yézid poussa un cri d’indignation en pensant de quel prix on avait osé faire dépendre leur salut.

— Oui ! s’écria la jeune fille en leur racontant ses tourments, son désespoir et ses combats, oui, pour sauver mon père et vous tous, j’acceptais la honte et l’opprobre ! Mais rassurez-vous, leur dit-elle en leur montrant le flacon qu’Alliaga connaissait si bien, je n’y aurais pas survécu, je l’avais juré. Je faisais mal, sans doute, puisque notre Dieu en a décidé autrement ; que sa volonté soit bénie ! Mais que faire, et maintenant surtout qu’allons-nous devenir ? Toi qui gardes le silence, parle donc, Piquillo.

Au lieu de répondre, celui-ci, baissant la tête et
Il m’a seulement ordonné de redescendre la montagne au plus vite.
joignant les mains, se mit à fondre en larmes en lui disant :

— Pardon… pardon, ma sœur !

— Et de quoi ?

— D’infâmes soupçons… d’horribles idées dont mon cœur est brisé, et que moi je ne me pardonnerai jamais ! sais-tu qu’en te voyant dans la chambre du roi j’ai eu une pensée qu’il m’a fallu repousser et combattre ?

— Et laquelle ?

— Celle de te tuer !

— Merci, frère ! lui dit-elle en lui tendant la main ; si le ciel me réduisait à la même extrémité, n’oublie pas ta promesse.

— Non, non, dit Yézid, il est impossible, quelles que soient sa passion et sa colère, que le roi consente à une mesure aussi injuste, aussi atroce, aussi impolitique ! Il ne voudra pas consommer la perte de l’Espagne. C’est à nous, du reste, à lui faire connaître la vérité. Nous aurons pour nous tous les barons de Valence, que notre départ ruinerait à jamais, et qui nous viendront en aide. Rassurez-vous, rassurez-vous ; j’ai encore de l’espoir, et quoiqu’il arrive, nous aurons du moins sauvé notre sœur.

Ils s’arrêtèrent au point du jour à Alcala, et pendant qu’ils faisaient rafraîchir leurs mules, ils aperçurent à la porte de l’hôtellerie Pedralvi, qui, en zélé serviteur, plaçait avec soin un coffre pesant sur une voiture de voyage.

— Toi ! Pedralvi ! s’écria Alliaga ; comment te trouves-tu ici ?

— Avec le seigneur Delascar d’Albérique, votre père, qui se rend à Madrid.

— Mon père ! mon père ! répétèrent les trois jeunes gens.

— Yézid et Piquillo s’élancèrent de la voiture, aidèrent Aïxa à descendre, et un instant après, le vieillard se voyait entouré des caresses de ses enfants.

— Ah ! s’écria le Maure en levant les yeux au ciel, quels que soient les dangers qui nous menacent, quelles que soient les rigueurs que le sort nous réserve, je te remercie, à mon Dieu, de la joie que tu m’envoies en ce moment ! Nous voici donc tous réunis, dit-il, en les regardant avec tendresse ; je vous vois tous les trois près de moi, je vous presse tous les trois sur mon cœur. C’était là mon seul vœu, et maintenant qu’il est comblé, que le Dieu d’Ismaël rappelle à lui son serviteur !

Il les embrassa de nouveau et leur demanda :

— Où alliez-vous ainsi ?

— Près de vous… à Valence.

— C’est maintenant mon seul refuge, dit Aïxa.

Les deux frères racontèrent au vieillard les dangers, d’Aïxa et son dévouement. À mesure qu’ils parlaient, d’Albérique tremblait d’étonnement et d’effroi.

— Est-il possible, s’écria-t-il avec une sainte indignation. T’immoler pour moi et pour nous ! Qui t’en avait donné le droit ? qui te l’avait permis ?

— Vous, mon père ! vous ! dit-elle en retirant de son sein sa lettre, qu’elle lui montra.

— Oui, répondit le vieillard, j’ai dit qu’il fallait sacrifier pour ses frères les biens les plus précieux, la fortune et la vie, et je suis prêt à le faire. Mais l’honneur de ma fille, mais notre honneur à nous, est un bien dont nous ne pouvons pas disposer. Nous devons le rendre intact comme nous l’avons reçu. Oui, continua-t-il avec chaleur et en levant les yeux au ciel, nos existences et nos biens sont au roi, mais notre honneur est à Dieu !..

Aïxa était tombée à ses genoux qu’elle embrassait.

— Lève-toi, lui dit-il, lève-toi, mon enfant bien-aimée, j’espère qu’il ne nous en coûtera pas si cher. À moins qu’un esprit d’erreur et de vertige n’ait frappé notre souverain et ses ministres, ils accepteront les offres que je vais leur faire.

— Et s’ils refusent ? s’écria Yézid.

— Il faudra bien, répondit le vieillard, abandonner notre patrie, partir pour l’exil, et aller mourir sur le sol étranger.

— Il y a encore un autre parti, dit Yézid d’un air sombre.

— Et lequel ?

— Défendre cette patrie les armes à la main, et y mourir, si l’on n’y peut vivre.

— Non, non, s’écria le vieillard, espérons encore… mais hâtons-nous, les moments sont précieux. Si ce fatal édit était signé, tous nos efforts seraient inutiles.

Aïxa tressaillit, et Yézid secoua la tête d’un air de doute ; Piquillo seul partageait les espérances du vieillard.

— Je vous accompagnerai, s’écria-t-il ; il faudra bien que le duc de Lerma vous entende !

— C’est là le plus difficile, dit d’Albérique ; on prétend qu’il est presque impossible d’arriver jusqu’à lui, pour nous autres du moins.

— Je vous conduirai moi-même, et il vous recevra, je vous en réponds.

Il fut donc convenu que Aïxa et Yézid continueraient leur route pour Valence et que Piquillo reviendrait le matin même à Madrid avec le vieillard.

Quelques _heures après, Delascar et Piquillo descendaient à l’hôtel de Santarem, que Aïxa avait mis à la disposition de son père ; et à peine celui-ci eut-il pris le temps de se reposer, qu’il s’achemina avec son fils vers le palais du duc de Lerma.