Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 250-252).


L.

le vœu à la vierge.

Au lieu de la jeune fiancée, au lieu de Carmen, on vit paraître la comtesse d’Altamira dans le plus grand désordre et tout effrayée. Soit que ce trouble fût affecté ou véritable, elle raconta qu’étant montée, en arrivant, chez sa nièce, elle l’avait trouvée en proie à une fièvre ardente, ou plutôt à un délire étrange, à en juger par les phrases entrecoupées et sans suite qu’elle avait entendues ; et que cet accès devenait tellement violent que si on ne parvenait à le calmer, elle prévoyait le danger le plus grave.

Fernand et Aïxa coururent près de Carmen ; Piquillo les suivit, pendant que tous les conviés se dispersaient fort étonnés d’un tel événement, les dames surtout, qui se disaient : c’est la première fois que l’excès du bonheur aura produit un pareil effet.

Le lendemain et les jours suivants la reine, inquiète de ne voir ni Aïxa ni Piquillo, envoya savoir des nouvelles de leur jeune amie, et pendant huit jours on répondit qu’on désespérait de Carmen. Pendant huit jours, ni Aïxa, ni Piquillo, ni Fernand, ne quittèrent la pauvre jeune fille. Fernand, à genoux près de son lit, demandait au ciel la guérison de sa fiancée, à laquelle il jurait un amour éternel, et il disait vrai. Il ne croyait pas autant l’aimer. Piquillo priait pour l’amie de son enfance, pour la fille de don Juan d’Aguilar ; et Aïxa, pressant dans ses mains la main de Carmen, murmurait tout bas à son oreille : Je te suivrai, ma sœur, tu ne mourras pas seule !

Enfin, le neuvième jour, cette fièvre ardente parut diminuer et céder : la jeunesse de Carmen avait triomphé du mal et de la douleur dont elle se mourait.

La pauvre jeune fille était bien faible, mais elle était calme ; elle rencontra les yeux de Fernand et ceux d’Aïxa qui étaient fixés sur les siens ; elle détourna la vue, et apercevant Piquillo, elle lui tendit les bras comme au seul ami qui lui fût resté fidèle, comme au seul cœur qui ne la trahissait pas ! Et comme tous les trois s’empressaient autour d’elle, elle leur fit signe de la main qu’elle ne pouvait encore leur parler, et qu’elle désirait qu’on la laissât seule. Ce fut aussi l’avis du docteur. Pendant deux jours se prolongea cette solitude, et comme le médecin répétait qu’elle était sauvée, qu’il n’y avait plus de danger, qu’il répondait de sa guérison, Aïxa et Fernand s’étonnaient qu’elle ne demandât pas à les voir.

Le troisième jour, Carmen fit appeler Piquillo… lui seulement ! et durant plusieurs heures ils causèrent ensemble. Après cet entretien, elle désira que l’on fit venir sa sœur et son fiancé. Quand ils entrèrent, Carmen était tranquille ; son visage rayonnait d’une angélique bonté et d’une céleste résignation. Elle leur tendit la main, et leur souriant comme autrefois, elle leur fit signe d’approcher. Ils cherchèrent alors des yeux Piquillo, et l’aperçurent dans un coin de l’appartement, à genoux et sanglotant.

— Ce n’est pas bien, Piquillo, lui dit-elle, je t’ai appelé pour me donner du courage, et tu vas me l’ôter ! viens donc, continua-t-elle, viens près de moi, et vous aussi, mes amis, rapprochez-vous, car je ne suis pas encore bien forte, et ne peux pas parler bien haut.

Elle s’arrêta un instant comme pour reprendre des forces, mais en réalité pour cacher son émotion.

— Fernand, et vous, Aïxa, vous qui m’aimez tant, écoutez-moi. J’ai été bien malade, j’ai cru vous perdre, j’ai cru ne jamais vous revoir ! Au moment où je sentais la vie m’abandonner et mon âme prête à s’envoler vers le ciel, où m’attendait mon père, j’ai pensé à la douleur que j’allais vous causer… et j’ai voulu vivre… pour vous, mes amis, pour que vous puissiez me voir encore ! Et je me suis adressée à la Vierge Marie ! je l’ai priée avec ferveur, et je lui ai dit : Si tu intercèdes pour moi auprès du Dieu vivant, si tu sauves mes jours, si tu me rends à mes amis, je te jure, Vierge Marie, de te donner en échange cette existence que je te devrai, et de te la consacrer à jamais !

— Qu’avez-vous fait ! s’écria Fernand.

— Le vœu de me consacrer aux autels, dit Carmen ; et soudain j’ai senti la mort qui s’éloignait de moi, la fièvre s’est apaisée, mes yeux se sont ouverts… Je vous ai aperçus, mes amis !.. La vie et le bonheur m’étaient rendus… et à l’instant même j’ai cru entendre une Voix céleste qui me disait : « Celle qui t’a exaucée compte sur ta promesse. »

— Et vous la tiendrez ! s’écrièrent Aïxa et Fernand.

— Et depuis quand, mes amis, un serment n’est-il pas sacré ? Si vous en aviez fait un, dit-elle en les regardant avec bonté, vous lui seriez fidèles, j’en suis bien sûre ! Dois-je me croire bien dégagée parce que ma promesse n’a été faite qu’à Dieu ?

— Mais avant cette promesse, dit Aïxa, tu en avais fait une à Fernand… tu devais l’épouser… tu l’aimais !

— Eh ! si je ne l’aimais pas, dit vivement Carmen, aurais-je eu la force… de faire ce que j’ai fait ?

— Que dites-vous ! s’écria Fernand.

— Que je ne veux que votre bonheur.

Puis s’arrêtant, et craignant de se trahir, la douce créature poursuivit avec un douloureux sourire :

— Si j’étais morte, Fernand, vous auriez été trop malheureux, n’est-ce pas ? Vous auriez trop regretté une amie si tendre et si dévouée… et comme cela, du moins, vous la verrez toujours. Elle ne sera pas à vous, mais elle ne sera qu’à Dieu ! De celui-là, je l’espère, vous ne serez point jaloux… Cela doit faire tant de mal d’être jaloux !

— Croyez-vous donc, lui dit Fernand avec chaleur, que ce ne soit pas un tourment aussi grand d’être témoin d’un pareil sacrifice ! Non, Carmen, ce n’est pas possible, vous ne renoncerez pas à moi ! vous ne m’abandonnerez pas !

— Moi, vous abandonner ! jamais, jamais ! dit-elle vivement ; je prierai Dieu pour vous… je n’aurai que cela à faire. Je prierai Dieu pour qu’il vous envoie quelqu’un, non pas qui vous aime plus que moi, son pouvoir même n’irait pas jusque-là… mais quelqu’un du moins à qui il soit permis de vous rendre heureux… c’est mon seul vœu, et le ciel permettra qu’il soit exaucé.

— Et moi, dit Fernand, je ne consentirai jamais à une telle résolution.

— Ni moi non plus ! s’écria Aïxa.

— Piquillo, Piquillo ! murmura Carmen, viens à mon secours ; les voilà deux contre moi. C’est à toi de défendre une pauvre malade qui use sa force à les aimer et qui n’en a plus pour les combattre.

— Oui, dit Piquillo en étendant la main, je vous jure que j’ai tout employé pour la faire renoncer à son dessein ; elle m’a répondu constamment : Je le veux, je le veux, je l’ai juré… je n’existe qu’à cette condition, et si on m’empêche de la remplir, j’aurai trompé Dieu lui-même, je lui aurai dérobé cette vie que je lui dois, et je la lui rendrai… je me tuerai…

— As-tu dit cela ? s’écria Aïxa épouvantée.

— Je l’ai dit et je le ferai, répondit froidement Carmen. Oui, mes amis, et ne me regardez pas ainsi d’un air étonné ; j’ai toute ma raison. Laissez-moi donc exécuter un dessein que rien désormais ne pourra changer. Je n’appartiens plus qu’à Dieu. Je ferai comme toi, Piquillo, lui dit-elle en lui tendant la main, je prononcerai des vœux éternels, et nous serons frère et sœur dans le ciel comme nous l’étions sur la terre. Il y a, continua-t-elle, dans cette ville où j’ai été élevée, où j’ai passé des jours si doux près de vous et de mon père, il y a à Pampelune un couvent, celui des Annonciades, où nous allions souvent, tu le sais, Aïxa ? tu te rappelles la vieille abbesse, qui était si bonne pour nous ? Eh bien ! je lui avais écrit avant d’être malade et quand j’étais heureuse, je lui avais écrit pour lui apprendre mon mariage. Les nonnes du couvent m’ont répondu que la pauvre abbesse ne pourrait le bénir, qu’elle était morte.

— Morte ! dit Aïxa.

— Oui. Et toi, ma sœur, qui as du crédit près de la reine ; toi aussi, Piquillo, vous lui demanderez pour moi cette place. La reine est bonne, elle me l’accordera. Je serai abbesse. J’étais votre fiancée, Fernand, je serai celle du Seigneur. Allons, mes amis, continua-t-elle en les voyant fondre en larmes, ne pleurez pas ainsi. Je serai près de mon père ; c’est là qu’il repose et m’attend. Soyez tranquille, Fernand, je lui dirai que, fidèle à l’honneur, vous avez tenu tous vos serments… ou que du moins c’est moi qui ne l’ai pas permis… moi et le ciel, auquel nous devons tous obéir et nous soumettre. N’est-il pas vrai, Piquillo ?

Quoique à cette époque des vocations aussi subites et de pareilles résolutions fussent très-ordinaires, même chez les personnes du plus haut rang (témoin le roi d’Espagne Charles-Quint), Aïxa et Fernand espéraient toujours que Carmen ne regarderait pas comme irrévocable un vœu prononcé dans le délire de la fièvre, ne se doutant point du dévouement sublime de leur amie, ignorant qu’elle, à son tour, s’immolait pour eux ; ils se flattaient encore de la faire renoncer à sa résolution.

Vain espoir !… Carmen resta inébranlable dans son dessein.