Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 105-108).


XXIV.

la reine et le ministre.

Le lendemain, après la messe de midi, il se passa au palais un événement qui mit toute la cour en émoi, et ouvrit le plus vaste champ aux conjectures.

Les politiques de Madrid en causèrent pendant toute une semaine à la puerta del Sol ; les valeurs publiques et commerciales s’élevèrent considérablement, et les ambassadeurs écrivirent le jour même à leurs cours respectives.

La reine, qui depuis plusieurs années ne voyait pas le duc de Lerma, lui avait fait dire par la comtesse d’Altamira, sa première dame d’honneur, qu’elle désirait lui parler.

Le duc, étonné et presque effrayé d’une faveur dont il ne pouvait comprendre le motif, se hâta de se rendre auprès de sa souveraine, et quand ils furent seuls, quand les portes furent closes, la reine, avec sa voix douce et calme, lui dit :

— Monsieur le duc, depuis plusieurs années, vous jouissez en Espagne du règne le plus paisible.

Le ministre, surpris d’une attaque aussi franche et aussi hardie, se levait pour s’incliner et réclamer. La reine lui fit signe de rester assis, et continua avec la même tranquillité :

— Je ne vous en fais pas de reproche ; que la volonté de mon époux soit faite ! Il vous a fait roi par sa grâce, comme il l’est lui-même par celle de Dieu, et vous exercez par intérim. On pouvait gouverner mieux, on pouvait gouverner plus mal ; d’autres que moi vous demanderont compte de vos actes, ce soin-là ne me regarde pas.

Mais pendant que vous siégez au conseil, que vous décidez de la paix et de la guerre, moi, monsieur le duc, séparée de mon mari, reléguée dans mes appartements, éloignée de tout pouvoir, surveillée même par vous dans mes relations d’amitié ou de famille, j’ai l’air de céder comme tout le monde à votre ascendant, à votre empire, à votre habile politique. Détrompez-vous : ce que vous croyez devoir à votre adresse, vous ne le devez qu’à ma volonté ou à mon indifférence, parce que peu m’importe qu’il en soit ainsi.

Le duc voulut balbutier quelques mots ; la reine ne lui en laissa pas le temps, et continua d’une voix forte et assurée :

— Vous vous croyez fort parce que je vous permets d’exploiter la faiblesse de votre maître. Vous vous croyez clairvoyant parce que je ferme les yeux, et puissant parce que je vous laisse faire ; mais j’ai voulu vous dire ceci, monsieur le duc, et vous me croirez sans peine, car vous connaissez le roi aussi bien que moi : dès ce soir, si je le veux, si je dis un mot, la porte de cette chambre sera ouverte au roi, et demain la sienne vous sera fermée.

Le duc tressaillit.

— De toute cette semaine vous ne pourrez arriver jusqu’à lui, et la semaine prochaine vous serez renvoyé.

Le duc pâlit.

— Ce maître, qui vous adore et ne peut se passer de vous, ne vous donnera ni un regret ni un souvenir : votre présence seule vous rendait nécessaire, votre absence vous rendra inutile ; qui est loin de ses yeux, est bientôt loin de son cœur, et, dans quelques jours, il ne saura même pas si vous existez !

Une sueur froide couvrait le front du duc… et à chaque mot que disait la reine, il se répétait en lui-même : C’est vrai… elle ne le connaît que trop bien !

— Votre Majesté me permettra-t-elle de lui répondre ? dit le duc en cherchant à cacher son émotion.

Le duc ne manquait pas d’adresse. Il avait d’un coup d’œil compris, ou du moins cru comprendre sa position et deviner les intentions de la reine.

Avec une résolution dont on ne l’aurait peut-être pas cru capable, il prit sur-le-champ un parti, c’était d’offrir lui-même ce qu’on allait lui demander ou lui prendre.

— Tout ce que dit Votre Majesté est vrai : mais en m’accusant, elle a pris elle-même soin de me défendre et de me justifier. Si le caractère du roi est tel que vous venez de le dépeindre, n’était-ce point alors le devoir de ses fidèles serviteurs d’aplanir pour lui le chemin, et de le guider sur la route ?

Je conviens avec vous, madame, que le guide qu’il a choisi pouvait être lui-même plus éclairé, plus fort, plus habile, et que le roi avait, sans sortir de son palais, et près de sa royale personne, un soutien, un appui préférable. Mais pourquoi cette intelligence supérieure s’est-elle jusqu’ici tenue à l’écart ? pourquoi a-t-elle craint de se montrer, et ne s’est-elle révélée qu’aujourd’hui, à nous, ses fidèles sujets, qui aurions été heureux de concourir avec elle à la prospérité et à la gloire du royaume ?

Si, jusqu’à présent, et avec nos faibles lumières, nous avons pu marcher d’un pas assez ferme, que serait-ce si nous étions aidés et secondés par les siennes ?…

— Je devine, monsieur le duc, dit la reine en l’interrompant, je devine où tend ce discours. Vous m’offrez de partager le pouvoir. Vous aimez mieux en céder une partie que de perdre le tout ; ce qui serait encore un mauvais calcul ; car si j’acceptais, c’est que je serais ambitieuse, et si j’étais ambitieuse, il me faudrait bientôt la puissance tout entière ; mais rassurez-vous, reprit-elle en souriant, je ne veux rien.

Le duc respira plus librement.

La reine continua :

— Je ne désire point le pouvoir, je le craindrais au contraire. C’est un fardeau trop pesant et trop lourd, surtout pour une femme, et Dieu me préserve d’assumer jamais sur moi une pareille responsabilité ! Je vous la laisse tout entière, monsieur le duc, et peut-être sera-t-elle un jour terrible pour vous.

Mais en me retirant, en m’isolant du pouvoir, en vous laissant tous les droits de la couronne, il en est un cependant auquel je ne prétends pas renoncer entièrement, c’est celui de faire du bien… toujours ! et d’empêcher le mal… toutes les fois du moins que je le pourrai.

— Votre Majesté, dit le duc de l’air le plus aimable et le plus gracieux, aurait-elle quelque infortuné à me recommander… ou plutôt quelques ordres à me donner ?

— Oui, monsieur, dit la reine d’un ton sévère. Puisque, aujourd’hui, ce qui nous arrive rarement, nous causons politique, je vais, pour la première et pour la dernière fois de ma vie, vous dire mon opinion sur une affaire d’État, c’est la seule dont je me mêlerai jamais. Il s’agit des Maures.

— Ah ! s’écria le duc, toujours un peu déconcerté de la manière franche et brusque dont la reine abordait les questions… vous leur portez, madame, un bien grand intérêt.

— C’est votre faute. Quelques jours après mon mariage, j’ai traversé la province de Valence. J’ai reçu l’hospitalité la plus magnifique et la plus royale chez le Maure Delascar d’Albérique, et lorsque j’ai voulu, ainsi que je le lui avais promis, lui rendre à mon tour cette hospitalité en le recevant à l’Escurial ou à Aranjuez, vous vous y êtes opposé.

— Une pareille visite… une manifestation aussi éclatante, aussi publique, aurait contrarié des idées… des projets que le conseil du roi avait adoptés.

— Ces idées, et ces projets, nous en parlerons tout à l’heure ; mais il n’en est pas moins vrai que, vous et le conseil, avez empêché une reine d’Espagne de tenir sa promesse. Je suis donc restée débitrice envers le Maure Delascar d’Albérique et les siens. Voilà pourquoi, toutes les fois que l’occasion se présentera, je m’acquitterai envers eux, en les protégeant.

— Il me semble que Votre Majesté a déjà fait beaucoup. Lors de sa visite, elle a conféré la noblesse au Maure d’Albérique et à sa famille.

— C’était justice, après les services qu’ils ont rendus. Par eux, l’Espagne devient chaque jour plus riche et plus fertile.

— Mais ce qui se justifie difficilement, et ce qui annonce l’idée audacieuse de faire revivre les prétentions de leurs ancêtres, d’Albérique et son fils ont placé dans leurs nouvelles armes une fleur de grenade en champ d’azur.

— Ah ! une fleur de grenade !… dit la reine en rougissant ; je ne crois pas qu’en prenant cet emblème, fort innocent, du reste, ils aient pensé aux rois de Grenade, leurs aïeux.

Et, malgré elle, ses yeux se baissèrent sur une turquoise fort simple qu’elle avait fait monter en bague, et qu’elle portait toujours à son doigt ; puis, comme si la vue de cette bague lui eût donné un nouveau courage, elle reprit avec fermeté :

— Il paraît, du reste, monsieur le duc, que ma protection est loin de leur porter bonheur, et qu’il suffit que la reine d’Espagne s’intéresse à eux pour qu’on les proscrive !

— Comment… que veut dire Votre Majesté ?

— Que, depuis longtemps, dans l’ombre et le silence, on médite un édit qui serait la ruine de l’Espagne et la honte de notre règne… ou plutôt du vôtre… mais écoutez bien ce que je vais vous dire, monsieur le duc : les Maures resteront en Espagne, et vous ne les en chasserez point tant que je vivrai !

Le duc, hors de lui, voulut en vain cacher son trouble.

— Après cela, le mot que je viens de dire est bien hardi… je le sais !… et pourrait peut-être, continua-t-elle avec un sourire ironique, abréger mes jours.

— Ô ciel ! s’écria le ministre en pâlissant, Votre Majesté pourrait me croire capable d’une telle pensée, d’un tel crime !

— Non… non, ce n’est point un crime que cela s’appelle, mais un coup d’État.

Le duc de Lerma, quoi qu’on ait pu dire depuis, était, par ses mœurs et par son caractère, fort loin d’une pareille combinaison politique.

Aussi, la reine le regardant d’un air plus doux, lui dit :

— Je ne vous soupçonne pas, vous, monsieur, mais vous avez des amis qui sont si bien avec le ciel, que tout leur est permis sur terre ; n’importe !… je ne les crains point. Je vous autorise à dire à l’inquisition et à ses ministres ce que je viens de vous apprendre.

— Mais que Votre Majesté daigne réfléchir… et elle comprendra comme moi…

— Que cela les gênera un peu et les forcera d’attendre ! Il n’y a pas de mal.

— Madame, daignez m’écouter pour vous, pour vous-même…

— Pour moi ! s’écria la courageuse reine, ne craignez-vous pas déjà, comme je vous le disais, le fer, le poison ou la flamme des bûchers ?… Est-ce pour cela qu’on les rallume ? Et l’auto-da-fé de mardi prochain n’est-il qu’un prélude ? On s’est abusé. Je déclare, monsieur le duc, je déclare, moi, la reine, qu’il n’aura pas lieu !

— Ce n’est pas possible ! il a été solennellement annoncé et promis… le peuple murmurerait.

— C’est au grand inquisiteur Sandoval y Royas, votre frère, à lui faire entendre raison. Celui qui sait soulever la multitude doit connaître les moyens de l’apaiser.

La cour de Rome n’est pas si avare de jubilés et d’indulgences, qu’on n’en puisse distribuer de manière à contenter tout le monde !

Du reste, monsieur le duc, c’est pour cela que j’ai désiré vous parler. Vous n’avez pas oublié le commencement de notre conversation.

— Je jure à Votre Majesté que si cela ne dépendait que de moi…

— Quoi ! le pouvoir que vous donne le roi est insuffisant ! Ministre tout-puissant, vous vous laissez mener et gouverner aussi ! Vous faites le roi… jusque-là !… Ah ! c’est trop fort !

Il y avait dans la voix de Marguerite un accent d’ironie et de mépris dont le duc fut accablé, et toutes ses craintes le reprirent quand la reine ajouta :

— Si vous n’osez braver votre frère Sandoval, et faire droit aux prières de votre reine, il faudra bien alors qu’elle se charge d’exécuter elle-même ce qu’elle aura ordonné.

Dès ce soir je serai réconciliée avec Philippe ; dès demain je lui demande votre renvoi, et quant au grand inquisiteur Sandoval, votre frère, nous verrons plus tard !

La reine s’exprimait d’une voix si décidée et si ferme ; sa menace était si facile à réaliser, que tout autre à sa place n’eût pas parlé, mais à l’instant même eût agi.

Le ministre, peu habitué à rencontrer des volontés, redoutait ceux qui osaient en avoir. Accoutumé à voguer, sans danger en pleine mer, un écueil, aperçu même de loin, suffisait pour l’effrayer. Il craignait de s’y heurter et d’y briser le vaisseau de sa fortune.

Le ministre eut peur, s’inclina, promit de donner à la reine toute satisfaction, et celle-ci, à cette condition, promit désormais de ne plus se mêler des affaires d’État.

À cette parole, le duc de Lerma protesta de son dévouement, suppliant Sa Majesté de le mettre à l’épreuve.

— Soit, dit Marguerite en souriant, pour vous, monsieur le duc, et non pour moi, car je ne doute pas de votre sincérité. Et pour vous donner l’occasion que vous paraissez désirer de m’être agréable, je vous demanderai, puisque décidément l’auto-da-fé n’a plus lieu, de faire remettre à l’instant même en liberté un pauvre homme, un Maure nommé Gongarello, qui, je crois, est barbier de sa profession, et sa nièce Juanita, une jeune fille que l’on destinait au bûcher, et qui maintenant ne peuvent plus vous servir à rien !

— J’avoue, dit le ministre, que j’ignorais complètement ces détails.

— C’est un tort ! vous qui dirigez tout, vous devriez savoir. Moi qui ne me mêle de rien… je sais bien ! jugez si je m’en mêlais ! Je vous apprendrai donc que ce pauvre diable et sa nièce ont été baptisés. Ainsi ils sont à l’abri de vos nouvelles ordonnances.

Le seul crime du barbier, c’est d’avoir parlé un peu haut, de s’être permis quelques plaisanteries sur votre frère Sandoval, sur vous peut-être… je vous dis cela parce que je vous sais généreux, et que maintenant, monsieur le duc, vous voilà engagé d’honneur à le protéger.

— Votre Majesté a raison ! ses ordres seront dès aujourd’hui exécutés. Mais cet homme ne peut cependant, sans braver l’inquisition revenir ouvertement et aux yeux de tous à Madrid, dans sa boutique !

— C’est juste ! il faudra qu’il s’établisse à quelques lieues de Madrid.

— Et quant à sa nièce…

— Une jeune fille ! que l’on dit charmante ; ne vous en inquiétez pas, monsieur le duc, je me chargerai de la placer.

Le duc prit congé de la reine, et courut encore tout effrayé chez son frère Sandoval.

Celui-ci voulait soutenir la lutte ; il ne craignait rien ; le ministre craignait tout. Le grand inquisiteur, qui, ainsi que nous l’avons dit, était le plus entêté des sots, ne voulait rien céder de ses droits et prérogatives.

Mais un de leurs affiliés, grand seigneur, car l’inquisiteur avait des affiliés partout, le comte de Lémos, beau-frère du duc, vint leur apprendre en grand secret que, la veille et l’avant-veille, le père Jérôme, de la Société de Jésus, avait causé pendant une heure et plus avec Sa Majesté.

Le duc trembla : l’inquisiteur pâlit.

La reine, prête à exécuter ses menaces, aurait-elle préparé un traité d’alliance avec leurs ennemis ?

Si le père Jérôme, le Florentin, prédicateur renommé, venait à renverser fray Gaspard de Cordova, confesseur de Sa Majesté, homme nul et qui ne pouvait se défendre, c’en était fait de l’influence du duc et même de celle de Sandoval.

La Société de Jésus, protégée par la reine, et une fois maîtresse du roi et de sa conscience, ne lâcherait point sa proie ! Les suites d’une pareille révolution devenaient incalculables pour l’Espagne, et surtout pour l’ordre de Saint-Dominique !

À l’instant même, le fier inquisiteur sentit se fondre son opiniâtreté ordinaire. Elle devint souple, malléable et flexible ; Sandoval comprit sur-le-champ toute la justesse des raisonnements et la haute politique du duc de Lerma.

Le résultat de cette conférence fut, qu’on ne se brouillerait point avec la reine ; qu’on lui tiendrait parole cette fois, sans que cela tirât à conséquence, quitte, en attendant mieux, à redoubler, en secret, de persécutions contre les Maures.

L’auto-da-fé, retardé d’abord à cause du jubilé que venait de proclamer le pape, fut ajourné indéfiniment, et d’autres affaires plus importantes le firent, plus tard, tout à fait oublier.