Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 55-59).


XI.

la chambre du roi et de la reine.

Sa Majesté arriva à Madrid bien avant son royal époux, qui ayant enfin terminé sa neuvaine à Saint-Jacques de Compostelle, revint avec le duc de Lerma et le grand inquisiteur reprendre les rênes du gouvernement et retrouver sa femme.

Depuis qu’il était séparé d’elle, on avait eu soin de ne pas lui en parler ; on avait même éloigné tout ce qui pouvait rappeler son souvenir, et du caractère dont était le roi, il aurait facilement oublié qu’il était marié.

Il s’en ressouvint en voyant Marguerite.

Elle lui sembla plus animée, plus vive, plus piquante qu’à Valence. Ses traits et ses yeux avaient plus d’expression. Il fit une foule d’observations qui lui avaient échappé au premier coup d’œil. On ne peut pas tout remarquer d’abord, surtout quand on est roi et un roi aussi occupé que l’était Philippe III.

Il s’aperçut que la reine avait des cheveux blonds magnifiques, une peau d’une blancheur éblouissante, une bouche petite et gracieuse qui laissait voir un rang de perles, dès que Marguerite souriait ; mais jusque-là elle avait été si grave et si sérieuse qu’il eût été difficile de les deviner.

Maintenant la reine avait un air gracieux et affable ! qui charmait le roi, dont la timidité était le principal défaut, défaut qui laissait le champ libre à tous les autres, et paralysait les bonnes qualités qu’il pouvait avoir. C’est cette timidité qui le rendait incapable de discussion ou de résistance. Toute résistance d’ailleurs : était un travail, une fatigue, et l’indolence était le fond de son caractère.

On l’avait éloigné dès son enfance de toute occupation sérieuse ; on lui avait défendu même de penser, il s’y était habitué ; il fallait donc que l’on pensât pour lui, c’était un service à lui rendre, et celui qui lui rendait le plus fréquemment ce service devait lui devenir indispensable !

Telle était l’unique cause de la faveur du duc de Lerma, contre qui Marguerite avait, en ce moment, résolu de lutter.

— Ce que je médite, se disait-elle, n’est peut-être pas bien. C’est de la coquetterie ; mais avec un mari ce n’est pas défendu, et puis, c’est une bonne action.

Au retour du roi, le conseil s’était assemblé pour nommer à plusieurs emplois vacants, entre autres à celui de vice-roi de la Navarre, le duc de Lémos ayant demandé lui-même à revenir à Madrid ; mais Philippe, fatigué de son voyage, avait remis le conseil au lendemain.

Les personnes qui, ce soir-là, étaient de service près du roi et de la reine s’étaient retirées ; ils étaient seuls !

Après avoir quelque temps regardé Marguerite en silence, Philippe s’approcha d’elle, et lui dit avec quelque embarras :

— Si vous saviez, ma chère Marguerite, combien cette absence de quelques jours… vous a rendue encore plus jolie !

— En vérité, dit Marguerite en souriant, alors et dans mon intérêt, Votre Majesté aurait peut-être dû ne pas se hâter de revenir et rester plus longtemps en Galice.

— Et pouvais-je rester plus longtemps éloigné de vous ! je vous aime tant !

— C’est donc depuis votre pèlerinage, car autrefois il me semble qu’il n’en était pas ainsi.

— Toujours ! Marguerite.

— Non, sire, je l’ai bien vu, et ce Jacques de Compostelle, à qui je dois l’attention que Votre Majesté m’accorde aujourd’hui, est un grand saint en qui je vais avoir aussi foi et dévotion ; mais au lieu d’une neuvaine, vous auriez dû en faire deux, ce serait bien plus sûr encore !

— Pouvez-vous, Marguerite, plaisanter sur un tel sujet ?

— Je ne plaisante point, et la preuve, c’est que je prie Votre Majesté de vouloir bien me raconter son voyage en Galice.

— Dans tout autre moment, je ne dis pas, mais dans celui-ci… je n’ai aucun goût pour les voyages… au contraire ! celui-là, d’ailleurs, a été si ennuyeux !

— Ah ! c’est vous, sire, qui blasphémez contre saint Jacques de Compostelle !

— Non, vraiment… mais j’avais d’autres choses à vous dire.

— Quand vous m’aurez raconté votre pèlerinage et comment s’est passée votre neuvaine, jour par jour… commençons par le premier.

— Non, madame… s’écria le roi avec impatience, ce serait pour mourir d’ennui.

— Eh bien ! ce sera une pénitence… n’est-ce pas pour cela que vous avez entrepris ce voyage ? Et moi, par contre-coup, sans avoir eu la peine de le faire, j’en aurai, grâce à vous, tous les bénéfices.

— Mais, madame, il y a temps pour tout. La pénitence qui m’était imposée, c’était de m’éloigner de vous. Mais maintenant qu’elle est terminée, maintenant que le ciel m’a rapproché de tout ce que j’aime…

— Rapproché, dit la reine en s’éloignant un peu… Votre Majesté m’aime donc réellement… c’est donc vrai !

— Je vous le jure, s’écria Philippe avec chaleur, par Notre-Dame del Pilar, par Notre-Dame d’Atocha… par Notre-Dame…

— Certainement, dit la reine en l’interrompant… j’en crois toutes ces dames… mais c’est vous surtout, sire, vous que je veux croire… et il vous serait si facile de me persuader… il est tel mot qui aurait sur moi plus de puissance qu’un serment.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’on ne refuse rien à ceux qu’on aime !

— Et vous me dites cela, madame, s’écria le roi avec dépit, vous dont le sang-froid me glace, vous dont les refus sont invincibles.

— Eh mais ! reprit Marguerite gaiement, tout dépend peut-être du moyen de les vaincre.

— Et que puis-je donc faire ! parlez… voudrez-vous que je meure à vos pieds ? et quand je vous demande grâce, serez-vous inexorable ?

— Non, vraiment ! d’autant plus que, comme vous, sire, j’ai le droit de faire grâce, mais il n’est pas dit que j’userai seule de cette prérogative ; il n’est pas dit surtout que c’est moi qui commencerai.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit le roi étonné.

— Que j’ai peut-être aussi quelque chose à demander à Votre Majesté.

— Que ne le disiez-vous ?… Je l’accorde.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Je l’accorde d’avance… Et ce sera ainsi, car, moi, le roi, je le veux.

— Qu’en savez-vous ?

— Comment ?

— Si le duc de Lerma ne le veut pas…

— Le duc de Lerma n’a que faire ici !

— C’est bien ainsi que je l’entends ; et il faut que Votre Majesté me jure de faire ce que je vais lui demander, que cela convienne ou non à son ministre.

— Qu’est-ce donc ? fit le roi un peu effrayé.

— Qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas.

— Nous verrons, dit le roi en hésitant ; je lui en parlerai demain, et il faudra bien…

— Non, vous ne lui en parlerez pas. Inutile de le consulter, quand tout ceci doit être entre vous et moi, sire !

— Cela n’est pas possible… cela ne peut se passer ainsi.

— Que votre volonté royale soit faite ! sire, dit la reine en se levant.

— Madame… de grâce… reprit Philippe en la retenant par la main.

— Puisque vous ne pouvez rien sans consulter le duc de Lerma.

— Au nom du ciel ! daignez m’écouter.

— Je n’écoute rien ! J’aurai aussi un conseil particulier… la consulta de la reine, à qui je soumettrai vos demandes, sire, quand vous jugerez à propos de m’en adresser, et nous déciderons, après en avoir délibéré, si nous devons ou non y faire droit.

Et elle fit quelques pas pour rentrer dans son appartement.

Mais Philippe, à qui, pour la première fois de sa vie, une pareille résistance venait de donner de la vivacité et de l’énergie, se jeta à ses genoux, et avec toute la chaleur d’un cœur dévot qui cherche le ciel sur la terre, avec des expressions pieusement tendres et passionnées, il la supplia de rester.

Au bout de quelques instants, elle crut entendre des voix de femme dans un bosquet.

— Vous me promettez donc, sire, dit la reine en s’arrêtant, de ne consulter que votre cœur et non le duc de Lerma ?

— Je vous le jure !

— Vous ne lui direz rien de tout ce qui va arriver ?

— Je le jure ! je le jure ! s’écria le roi avec béatitude.

— Vous jurez, de plus, de m’obéir et de faire tout ce que je vais vous demander ?

— Je le jure ! dit le roi tremblant d’impatience.

— Par Notre-Dame del Pilar et Notre-Dame d’Atocha ? dit la reine en souriant.

— Non, non, mais par vous, par mon amour !

— À la bonne heure ! Relevez-vous donc, sire.

— Eh bien ! que m’ordonnez-vous ?

— D’écouter le mémoire que je vais vous lire.

— Un mémoire ! s’écria le roi avec effroi, ce n’est pas possible.

— Eh ! si vraiment, un mémoire. Voyez plutôt.

— Et il y a quatre pages, encore ! d’une écriture très-fine.

— Que vous importe, puisque c’est moi qui lis.

— Cela n’en finira jamais, madame… Nous le lirons… plus tard !

— Non, sire, d’abord.

— Mais ce sera éternel !

— Je lirai le plus vite possible.

— Je suis trop ému… trop troublé… Je ne pourrai pas y prêter l’attention nécessaire.

— Rassurez-vous, je recommencerai.

— Ah ! s’écria le roi avec rage, vous avez juré de me désespérer !

— Non, sire, mais de vous rendre heureux.

— Est-il possible !

— En vous forçant de faire une bonne action, dont vous me remercierez, dont vos sujets vous béniront, et dont le ciel vous récompensera.

Le roi ne pensait pas au ciel dans ce moment ; mais, faute de mieux et forcé d’obéir, il se résigna à la bonne action dont on le menaçait.

La reine alors lui lut lentement, gravement, et cependant avec chaleur, le mémoire de don Juan d’Aguilar ; lui prouva que lord Montjoy, que ses ennemis même lui rendaient la justice que son pays lui refusait ; lui expliqua comment ce fidèle serviteur, qu’on accusait de trahison, lui avait conservé une armée que l’on croyait perdue et qui l’eût été sans sa prudence et sa fermeté ; qu’il fallait donc, non pas le punir et le livrer à l’inquisition, pour avoir traité avec des hérétiques, mais le récompenser, pour avoir bien servi Sa Majesté Catholique.

Que par la même raison il fallait mettre en liberté don Fernand d’Albayda, son neveu, dont le crime était d’avoir défendu le malheur, crime si rare, qu’il n’y avait rien à craindre pour la contagion et le mauvais exemple.

Philippe, dont le cœur était juste et bon, Philippe qui, après tout, finissait par comprendre, quand on lui expliquait bien, surtout quand ces explications lui étaient données par une femme jeune et jolie qu’il adorait, Philippe serra la main de sa femme, et lui dit :

— Vous avez raison, madame, vous avez raison, don Juan d’Aguilar est un loyal et fidèle serviteur qui doit être récompensé… Que dois-je faire pour lui ?

— Que Votre Majesté daigne écrire.

Le roi s’assit, jeta sur sa femme un regard chastement tendre, et écrivit sous sa dictée :

« Pour reconnaître les fidèles services de don Juan d’Aguilar, qui a soutenu en Irlande, contre des forces supérieures, l’honneur des armes espagnoles, et qui a sauvé l’armée que nous lui avions confiée, nous le nommons vice-roi de la Navarre… »

Le roi s’arrêta.

— Y pensez-vous, madame, un emploi aussi considérable !

— Eh ! oui, sans doute, il était vacant, depuis trop longtemps, par la présence du comte de Lémos, et en nommant don Juan d’Aguilar vice-roi de Navarre, c’est rendre justice à lui et service au pays.

Le roi écrivit et dit :

— Êtes-vous contente, madame ?

— Pas encore.

Elle continua de dicter :

« De plus, nous nommons don Fernand d’Albayda, son neveu, capitaine dans le régiment de la Reine.

« Donné dans notre palais de Madrid, le 24 septembre 1599.

« Moi, le Roi. »

La reine prit l’ordonnance royale, la plia bien précieusement, et dès le lendemain la fit expédier.

Mais, dès le lendemain, le roi, revenu de l’ivresse qui lui avait donné un si grand courage, fut le plus malheureux et le plus effrayé des hommes. Il contremanda le conseil, et tout ce qu’il eut la hardiesse de faire, ce fut d’éviter le duc de Lerma. Il fut même deux jours sans le recevoir et sans lui parler, ce qui ne lui était pas encore arrivé depuis son avènement au trône.

Il comprit cependant que plus il attendrait, plus l’affaire deviendrait difficile, et, comme l’enfant devant son précepteur, comme le coupable devant son juge, le souverain comparut enfin devant son ministre dans un embarras inexprimable, et balbutiant quelque excuse que le duc de Lerma comprit à peine.

Inquiet déjà depuis deux jours, le favori trembla bien plus encore quand il apprit ce qui s’était passé.

Il courut chez son frère Sandoval, le grand inquisiteur, et tous deux délibérèrent sur les mesures à prendre.

Le danger était grave et pouvait se renouveler.

Ils avaient dans la reine une ennemie redoutable et de plus une ennemie intime ; c’était un adversaire que l’on ne pouvait ni renvoyer, ni destituer de la place qu’elle occupait, et qu’il fallait donc ménager, tout en la mettant cependant hors d’état de nuire désormais.

Après avoir longtemps hésité et cherché bien des moyens, ils en adoptèrent enfin un, qui paraîtrait : aussi absurde qu’impossible, s’il n’était attesté par les mémoires du temps[1] et par des historiens dignes de foi[2] ; il prouvera jusqu’à quel point le duc de Lerma connaissait le caractère de son maître et l’espèce d’empire qu’on pouvait exercer sur lui.

Le grand inquisiteur se présenta chez le roi avec fray Cordova, son confesseur, Tous deux l’abordèrent : avec un visage pâle et les yeux baissés.

— Qu’avez-vous, mes pères, et d’où vous vient cette tristesse ?

— Ce n’est pas pour nous, sire, que nous sommes dans l’affliction, dit Sandoval, mais pour Votre Majesté, mais pour l’Espagne entière, car le meilleur des rois, le prince le plus juste et le plus religieux, va causer la perte du royaume.

— Et celle de son âme, ajouta Cordova.

— Comment cela ? dit le roi effrayé. Quelle faute, mes pères, quel péché ai-je donc commis ?

— Le plus grand de tous pour un roi, celui de trahir la volonté de Dieu.

— Car vous êtes l’oint du Seigneur.

— Car c’est sur votre front qu’il a placé la couronne d’Espagne…

— Et non sur celui de Marguerite d’Autriche.

— Non pas que nous blâmions la tendresse de Votre Majesté pour la personne de la reine.

— Nous sommes les fidèles serviteurs et sujets de votre auguste et bien-aimée épouse.

— Qui mérite tout votre royal amour.

— Vous êtes unis par le ciel, et jamais la terre ne peut séparer ce que Dieu a uni.

— Mais vous, sire, vous ne devez pas non plus réunir ce que Dieu a séparé.

— Comment cela, mes pères ? fit le roi, de plus en plus interdit de leur ton solennel,

— Le roi d’Espagne a ses devoirs, l’époux de Marguerite a les siens.

— Les confondre, c’est manquer à tous les deux.

— C’est encourir doublement la colère du ciel.

— Et remettre dans les mains de la reine le sceptre qui vous fut confié…

— C’est vous rendre responsable aux yeux de Dieu, non-seulement de vos péchés à vous, sire…

— Mais de tous ceux que la reine peut commettre en votre nom.

— Tel est du moins l’avis de votre confesseur.

— Tel est celui de la sainte inquisition, qui m’a chargé de le transmettre à vous, le roi catholique, avant d’en référer à la cour de Rome !

Ce raisonnement, qu’on aurait pu, avec plus d’apparence de justice, tourner contre le duc de Lerma en particulier et contre tous les favoris en général, produisit un tel effet sur le roi, que, troublé et tremblant, redoutant déjà les foudres du Vatican, il demanda comment il devait se conduire à l’avenir, et on lui fit jurer sur l’Évangile de ne jamais parler à la reine des affaires de l’État… même dans le lit royal !

Ce serment fut tenu par lui, et lorsque, quelques jours après, don Juan d’Aguilar et don Fernand d’Albayda, son neveu, vinrent remercier le roi, dont ils croyaient avoir reconquis la faveur, leur surprise fut grande et pénible en voyant le trouble et l’embarras avec lesquels on les accueillit.

Ils comprirent, sans en deviner la raison, que leur présence gênait le faible monarque. L’un se retira dans son gouvernement, et l’autre rejoignit son régiment, sans pouvoir remercier la reine, leur généreuse protectrice, dont ils ignoraient les bienfaits.

Un seul cœur se chargea de leur reconnaissance : ce fut celui de Yézid.

Le duc de Lerma, pour qui cet événement ne fut jamais clairement expliqué, essaya vainement d’en connaître les causes véritables. Il se doutait qu’elles se rattachaient au séjour de Marguerite chez Delascar d’Albérique. Il eut beau mettre tous ses espions en campagne, il ne découvrit rien qui pût compromettre le secret de la reine ; mais il resta persuadé qu’il trouverait en elle un obstacle, ou du moins une puissante opposition à des projets que lui, Sandoval et Ribeira, n’avaient point abandonnés et pour l’exécution desquels ils n’attendaient qu’une occasion favorable.

Aussi, dès ce jour, ils s’occupèrent activement des moyens de la faire naître et de frapper un coup d’État. duquel dépendaient, selon eux, les destinées de l’Espagne.

Tels étaient les événements qui avaient précédé l’entrée de Piquillo dans la maison d’Aguilar, et dont nous devions le récit à nos lecteurs, avant de reprendre la suite de cette histoire.

  1. Khevenhiller, Relations della vita, etc., etc.
  2. Léopold Rauke, p. 210.