Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 10-14).


III.

les suites d’un triomphe.

La nouvelle de ces événements se répandit en un instant dans tous les quartiers de la ville. Les bourgeois de Pampelune, ceux mêmes qui étaient restés chez eux pendant l’action, se promenaient dans les rues avec un air de triomphe et de satisfaction !

Chacun était dans l’enchantement ; les lieux publics et les cafés regorgeaient de monde, et l’hôtel du Soleil-d’Or ne pouvait suffire à contenir les nombreuses pratiques qui arrivaient l’estomac à jeun ; c’était l’heure du dîner, et rien ne donne de l’appétit comme une victoire. Pérès Ginès de Hila, qui n’était plus le même homme, avait changé son large feutre noir, son ton menaçant et ses airs séditieux, contre un bonnet blanc, une mine affable et un sourire engageant. Le conspirateur avait fait place à l’hôtelier ; il était de l’opinion de tout le monde, ne repoussait personne, entassait vingt ou trente convives dans des salles de dix couverts, excitait le zèle de ses cuisiniers et de ses garçons : il avait même, en faveur de la circonstance, sursis généreusement à la punition de Juanita dont il avait besoin en ce moment.

Déjà il calculait l’impôt à prélever sur une telle masse de consommateurs ; il s’était même établi au comptoir pour surveiller avec l’œil du maître la recette présumée, et empêcher qu’aucune fraude ne se glissât dans la perception : tout à coup le brave corrégidor Josué Calzado de las Talbas parut dans le vestibule ; il était suivi d’une douzaine de bourgeois qui, portant le baudrier et la hallebarde, s’efforçaient de marcher dans un alignement quelconque, et d’obtenir cette précision si rare à rencontrer, même par hasard, dans toute espèce de garde civique.

— Honneur aux vainqueurs ! s’écria l’hôtelier.

— Honneur à vous ! répondit le corrégidor, à vous qui, le premier, avez réclamé en faveur de nos fueros ! Oui, seigneurs cavaliers, poursuivit-il en s’adressant aux convives, sans lui, nos libertés sommeillaient, personne n’y pensait ; le roi serait entré tranquillement dans sa ville de Pampelune, escorté de deux régiments de cavalerie castillane et aux acclamations générales, si ce digne hôtelier ne nous avait rappelé à tous qu’à nous seuls appartenait le droit d’escorter et de garder notre monarque.

Tous les convives se levèrent, et burent à la santé de Ginès Pérès de Hila, qui ôta son bonnet de coton et s’inclina sur son comptoir.

— Aussi, continua le corrégidor, nous lui devions une récompense, et ses concitoyens s’empressent de lui offrir le grade de sergent dans nos hallebardiers ; nous venons le chercher pour les commander.

— Moi, dit l’hôtelier en pâlissant.

— Vous-même, et il n’y a pas de temps à perdre !

— Mais c’est qu’en ce moment ma présence est nécessaire ici, dans ma maison.

— Elle l’est bien plus dans nos rangs.

— Mais les intérêts de mon commerce…

— Mais ceux de Pampelune !… Un patriote tel que vous !

— Certainement… Mais si tout autre pouvait me remplacer…

— Céder à un autre l’honneur d’exercer vos droits… ces droits que vous avez réclamés avec tant d’éloquence.

— Je le sais bien ! s’écria l’hôtelier en maudissant son éloquence et peut-être les fueros ! je voulais dire que je ne demanderais pas mieux, ou plutôt que je serais flatté de commander à mes concitoyens et de marcher à leur tête ; mais je n’étais point préparé à un tel honneur, et je vous demande quelques jours pour songer à mon équipement.

— Nous vous l’apportons ! le voici !

On présenta à l’hôtelier consterné un large baudrier galonné et une hallebarde ornée d’une frange en argent. En vain le nouveau sergent essaya-t-il de balbutier encore quelques excuses ; on l’eut bientôt, sans qu’il osât s’en défendre, arraché de son comptoir et affublé des insignes de son nouveau grade.

— Partons ! partons ! s’écrièrent les hallebardiers.

Et jamais Ginès Pérès n’eût désiré plus vivement rester en ses foyers ; car, en ce moment, les pratiques affluaient au comptoir pour payer, et le majordome du Soleil-d’Or, le seigneur Coëllo, adroit Asturien, dont la moralité n’avait jamais passé en proverbe, criait à son maître :

— Partez, partez, seigneur sergent, je me charge de tout !

C’était justement ce que craignait le malheureux hôtelier.

— Je reviens à l’instant !… je reviens ! s’écria-t-il.

— Non, répondit le corrégidor, votre consigne est de parcourir ce quartier, et maintenant que la tranquillité est établie, de vous opposer à tout ce qui pourrait la troubler, d’interdire toute espèce de cris et de manifestations généralement quelconques, n’importe dans quel sens, enfin de mettre sous bonne garde tout contrevenant.

— Très-bien ! dit l’hôtelier qui avait hâte d’en finir ; après cela, je reviendrai.

— Non vous irez avec votre compagnie vous placer en ligne à la Taconnera pour présenter la hallebarde au passage de Sa Majesté.

— Moi !… s’écria Ginès qui se modérait à peine.

— C’est à vous seul qu’appartient cet honneur… de là vous escorterez notre seigneur et maître le roi jusqu’en son palais… où vous avez le droit de monter la garde toute la nuit.

— Moi ! répéta l’hôtelier avec désespoir.

— C’est un de nos priviléges, et nul ne peut nous les ravir, vous l’avez dit ; partez maintenant, je ne vous retiens plus.

— Partons ! s’écrièrent les soldats, fiers d’avoir à leur tête un pareil chef ; et le désolé sergent, maudissant des dignités qui lui coûtaient si cher, s’éloigna pour veiller à la sûreté des maisons de Pampelune, jetant un regard de regret et d’effroi sur la sienne qu’il laissait livrée au pillage.

Cependant, fidèle aux instructions qu’il avait reçues, et tenant, en honnête garçon, à gagner la récompense qui lui avait été promise, Piquillo s’était élancé, comme nous l’avons vu plus haut dans les différentes rues qui s’offraient à ses regards et qui alors étaient presque désertes. Vivent les fueros ! criait-il en conscience et de toute la force de ses poumons ; vivent les fueros !… Personne ne lui disait le contraire ! les uns n’osant se prononcer encore, les autres ayant une opinion opposée, et le plus grand nombre n’en ayant aucune. Seulement, deux ou trois petits garçons qui étaient pour le moment sans occupation et qui erraient dans la rue en amateurs, population facile à entraîner et qui suit volontiers le premier tambour ou le premier spectacle qui passe, deux ou trois petits garçons s’étaient joints à lui et étaient venus en aide à son gosier déjà fatigué. Leur cortége s’était bientôt grossi de tous les enfants qui se trouvaient sur leur route, et le jeune général continuait sa marche, sans que rien ne l’arrêtât, criant toujours : Vivent les fueros ! lorsqu’au détour d’une rue, déboucha un autre corps d’armée à peu près de la même force et du même âge, mais non pas de la même opinion ; ceux-ci criaient résolument et à tue-tête : À bas les fueros ! Entre des partis si différents, le combat paraissait inévitable ; mais à la grande surprise des combattants, on vit tout à coup les deux généraux s’arrêter, se tendre la main et s’embrasser.

— C’est toi, Piquillo !

— Toi, Pedralvi !

— Que fais-tu là ?

— Je crie.

— Et moi aussi !… des gens qu’on disait appartenir au comte de Lémos distribuaient de l’argent pour crier : À bas les fueros ! J’ai touché pour ma part trois réaux, et je crie pour cette somme-là…

— Moi, dit Piquillo, d’un air modeste, on m’a seulement promis un réal !

— Il y a bien plus d’avantage avec l’autre ! s’écrièrent les soldats de Piquillo en passant sous les drapeaux opposés.

Et les deux armées combinées n’en firent plus qu’une, qui continua sa marche séditieuse aux cris mille fois répétés de : À bas les fueros !

Rien jusque-là ne leur avait fait concurrence dans leur jour promenade, et ils pouvaient se croire le monopole exclusif des rues de Pampelune ; mais tout à coup s’offrirent à eux de véritables soldats, avec un véritable sergent et de véritables hallebardes !

C’était, on l’a déjà deviné, le corps commandé par Ginès Pérès de Hila, qui s’avançait intrépidement sur eux et sans se laisser intimider par le nombre.

Les coalisés s’arrêtèrent, et les deux chefs tinrent conseil.

— Bas les armes ! cria le sergent en s’avançant toujours : bas les armes !

Vu que les alliés n’en avaient pas, cette proposition n’avait, pour eux, rien de déshonorant ; mais ce qui commençait à les inquiéter et à jeter de l’indécision dans leurs mouvements, c’est que le sergent avait ordonné à ses troupes de croiser la hallebarde. Pour dérouter cette manœuvre, les deux généraux, bien sûrs de vaincre leur ennemi à la course, s’écrièrent :

— Sauve qui peut !

Le commandement fut à l’instant exécuté, et les coalisés faisant volte-face, s’élancèrent dans une rue qui était derrière eux ; par malheur cette prétendue rue n’en était pas une et n’en avait que l’apparence : c’était ce que de nos jours on appelle une impasse et ce que nos pères nommaient franchement un cul de sac ! dans ce défilé étroit, où presque toute l’armée alliée était venue s’engouffrer, la résistance était inutile : il n’y avait plus rien à espérer… pas même une déroute… car la fuite devenait impossible, et la victoire de Pérès était complète.

Il en usa avec plus de modération qu’on n’aurait pu le croire dans l’enivrement du triomphe ; peut-être aussi l’embarras de garder tant de captifs contribua-t-il, autant que la clémence, au parti généreux qu’il adopta ; il se contenta d’emmener prisonniers Piquillo et Pedralvi, et renvoya dans leurs foyers respectifs ceux qui en avaient. Quant à ceux qui n’en avaient pas, on les laissa libres sur parole et sur le pavé du roi.

L’intention du sergent était de conduire lui-même en lieu sûr les deux jeunes chefs de l’insurrection ; mais le jour baissait, et déjà l’on entendait retentir par toute la ville le son des clairons et des tambours municipaux. Le roi se disposait à faire son entrée aux flambeaux, et il n’y avait pas de temps à perdre pour gagner la Taconnera et se mettre en ligne avec sa compagnie ! Pérès chargea donc deux de ses hommes d’armes de conduire les deux prisonniers chez lui à l’hôtellerie du Soleil-d’Or, de les enfermer dans une cave vide qu’il désigna spécialement à cet effet, et de revenir au plus vite le rejoindre à l’endroit où la compagnie devait se tenir pour le passage de Sa Majesté.

Chargés des instructions de leur chef, qu’ils promirent d’exécuter avec célérité et intelligence, les deux hommes d’armes improvisés partirent, emmenant leurs prisonniers, dont ils répondaient corps pour corps.

Quant à nos deux héros, vaincus mais non découragés, ils marchaient en silence, échangeant seulement des regards qui voulaient dire : que faire ? qu’allons-nous devenir ? comment nous sauver ? Et Piquillo, il faut lui rendre justice, ne pensait point à lui dans ce moment ; il ne rêvait qu’aux moyens de délivrer son compagnon ! Mais quoiqu’il ne manquât ni de sagacité, ni d’esprit, ni d’audace, l’entreprise était presque impossible ; leurs gardiens les avaient pris, non pas au collet, ce qui, vu l’état délabré de leurs vêtements, aurait offert peu de prise et surtout peu de sûreté, mais, grands, forts el vigoureux, ils tenaient et serraient par le bras les deux jeunes enfants, dont l’un était faible et maladif, et dont les petites jambes avaient peine à suivre les pas rapides de son guide. Cependant, et dans un endroit de la rue où le soleil avait changé la boue en poussière, Piquillo feignit de trébucher et tomba une main en terre ; nous avons dit que de l’autre il était retenu par son gardien, qui le releva brutalement et avec une rude secousse ; mais en touchant le sol, l’enfant avait ramassé une poignée de poussière, que sa main fermée serrait précieusement, et, au détour d’une rue, il la lança dans les yeux du hallebardier qui tenait Pedralvi, en lui criant : Sauve-toi, frère ! Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois et s’élança rapidement, en jetant sur son compagnon un regard de reconnaissance et de dévouement qui semblait lui dire : À bientôt !

Cette généreuse action valut au pauvre Piquillo une grêle de coups, non-seulement de son gardien, mais de celui de Pedralvi, qui, après s’être frotté les paupières, n’apercevant plus qu’un seul prisonnier, fit retomber sur lui toute la colère qu’il destinait à l’autre. Surveillé désormais par deux gardes au lieu d’un, aucune chance de salut ne pouvait plus s’offrir à Piquillo, et il arriva au Soleil-d’Or, où, conformément aux ordres du sergent, il fut écroué dans une cave dont les portes massives furent fermées sur lui à double serrure.

Les hallebardiers coururent rejoindre leur chef et lui faire part du succès de cette dernière expédition, en mettant, comme c’est l’usage dans toutes les relations de batailles perdues, l’échec qu’ils avaient essuyé sur le compte d’un hasard impossible à prévoir.

En ce moment, le cortége royal venait de franchir la porte de Charles-Quint, et entrait dans la ville de Pampelune au son des cloches, aux acclamations de la multitude, à la lueur des flambeaux qui entouraient les voitures et des feux qui étincelaient à toutes les croisées.

Des trompettes ouvraient la marche ; puis venait une partie de la cour. Les dames en carrosse d’apparat, et les premiers seigneurs du royaume couverts de superbes habits, et suivis de tous les gentilshommes de leurs maisons. Tous ces grands d’Espagne qui, autrefois, ne vivaient que dans les camps et sous les armes, infidèles à leur origine guerrière, ne menaient plus maintenant qu’une vie molle et fastueuse. Le ministre avait rappelé auprès du roi toutes les grandes familles que Philippe II avait reléguées dans leurs terres et dans leurs châteaux. Elles n’étaient rentrées à la cour que pour rivaliser entre elles de luxe et d’éclat ; afin de plaire au ministre et au roi, elles dépensaient en magnificences les revenus de leurs maisons ; conservant leur fierté, perdant leur indépendance, mais donnant à la cour de Philippe II un éclat factice jusqu’alors inconnu, mélange de faste et de cérémonial qui fit longtemps l’envie de toutes les cours de l’Europe et que ne surpassèrent même pas, depuis, les splendeurs de Louis XIV.

La foule saluait à leur passage les ducs de l’Infantado et de Médina de Rioseco, d’Escaluona, d’Osuna, puis les Médina Sidonia el les Gusman, tous ces grands noms, autrefois soutiens de la monarchie, aujourd’hui ornements de la cour.

Paraissaient ensuite les rois d’armes ; puis venaient ou plutôt auraient dû venir les gardes espagnoles et wallonnes, qu’on avait remplacées ce jour-là par des ouvriers de Pampelune armés de piques ; puis le corps des bourgeois et notables commerçants, déguisés en hallebardiers, et salués par les cris frénétiques de la foule, composée de leurs parents, amis et concitoyens, qui les reconnaissaient, se les montraient du doigt et échangeaient avec eux des signes de tête et de main peu en harmonie avec la rigueur de la discipline militaire.

Derrière ce corps improvisé à la hâte s’avançaient des hérauts d’armes escortant le grand garde des sceaux.

Après celui-ci, marchaient deux mules qui portaient, sous un baldaquin aux armes de Léon et de Castille, une sorte d’estrade couverte d’une étoffe verte sur laquelle se trouvait une cassette de velours cramoisi qui renfermait le sceau du roi.

Quatre massiers portant leurs masses d’armes les suivaient ; puis enfin paraissaient le carrosse du roi et celui du ministre, entourés de tous les dignitaires du royaume qui lui servaient de cortége ; des alguazils et des familiers du saint-office fermaient la marche. C’est dans cet ordre que Philippe III arriva au palais du vice-roi, où le gouverneur et les magistrats de Pampelune l’attendaient. Il répondit aux acclamations de la foule par un salut de la main affable et gracieux, mais d’un air distrait qui fit supposer qu’il était en proie à quelque préoccupation, et il n’en avait aucune. Vrais ou faux, les témoignages de joie ou de dévouement dont il était l’objet ne lui causaient ni peine ni plaisir. Tout jusqu’alors lui avait été indifférent, rien n’avait excité ses désirs, et la suite seule pouvait prouver si le fond de son caractère était une haute philosophie ou une extrême indolence.

Philippe III était de petite taille, bien fait ; son visage était rond, agréable, blanc et vermeil ; il avait les lèvres de sa famille. On lui avait appris à montrer une certaine dignité dans sa démarche ; du reste son extérieur était agréable et sans prétention. On ne sait s’il connut jamais les causes de la mort de son frère don Carlos ; mais ce nom seul répandait sur sa physionomie une teinte de mélancolie et de terreur, et le respect qu’il portait au terrible Philippe II, son père, ressemblait beaucoup à de l’effroi ; aussi avait-il passé sa jeunesse dans une obéissance absolue et dans une complète oisiveté. Il était alors dans sa vingt-deuxième année, et le développement de ses forces physiques s’était fait avec tant de lenteur… que tout chez lui semblait en retard ; il ne connaissait encore ni la vivacité de la jeunesse, ni ses espérances, ni ses passions.

En descendant de la voiture, il s’appuya sur le bras de don Juan d’Aguilar, qui attendait au palais l’arrivée de son souverain. Celui-ci voyant l’air triste du vieux soldat, lui demanda avec bonté s’il ne souffrait pas, ne pouvant supposer qu’aucune autre peine put l’affecter en ce moment. Don Juan entendant le roi témoigner sa satisfaction au comte de Lémos, voulut hasarder quelques observations respectueuses sur l’état actuel des choses et sur la situation de Pampelune ; Philippe l’écoutait avec un embarras et une gêne visibles où respirait non le mécontentement mais la crainte d’avoir à soutenir un entretien sérieux ; aussi regardait-il autour de lui avec inquiétude, comme quelqu’un qui attend ou cherche du secours, et lorsqu’enfin il aperçut le comte de Lerma qui marchait derrière lui, il respira plus à l’aise, lui fit signe d’avancer, et semblait l’engager à prendre part à la conversation. Mais à la vue du ministre, don Juan d’Aguilar avait gardé le silence ; le roi l’en remercia par un sourire, et se hâta de gagner ses appartements, fatigué qu’il était du voyage et de la chaleur de la journée. En traversant la longue galerie qui conduisait à sa chambre à coucher, il découvrit dans la foule qui se tenait sur son passage un pauvre moine franciscain qui se haussait sur la pointe des pieds afin d’apercevoir le roi. Philippe quitta le comte de Lerma, le gouverneur et les courtisans qui l’entouraient, s’approcha du moine, s’inclina avec respect, et lui demanda sa bénédiction, que celui-ci lui donna en rougissant d’orgueil et de plaisir. Un murmure d’approbation accueillit cette nouvelle preuve de la piété du jeune monarque, et, après une journée si bien commencée et si bien finie, le roi des Espagnes et des Indes alla se livrer au sommeil.

Quant au comte de Lerma, qui, en présence du roi, avait accueilli don Juan d’Aguilar avec la plus grande distinction et le sourire sur les lèvres, il reprit tout à coup son air impassible et une figure de marbre qui sembla se refléter sur celle du vieux gentilhomme : celui-ci salua d’un air glacé, et tous deux se séparèrent.

Deux heures après, tout le monde dormait dans le palais. Le ministre seul veillait pour savoir ce qui s’était passé dans la journée, et, pour en avoir une idée bien exacte, il avait voulu ne s’en rapporter qu’à lui-même et lisait avec la plus grande attention les rapports qu’on venait de lui adresser, rapports détaillés et des plus véridiques, car ils avaient tous été rédigés par des témoins oculaires.

On y parlait d’abord du rôle important qu’avait joué le corrégidor Josué Calzado de las Talbas, homme dangereux par son caractère, par son crédit, par la haute influence qu’il exerçait sur le peuple, dont il était l’idole, et que dans la journée même il avait soulevé et apaisé à son gré.

Le ministre appuya sa tête dans ses mains, et après quelques instants de réflexion il murmura ces mots :

— C’est vrai, c’était un homme à ménager, que j’ai peut-être eu tort de faire attendre et de mécontenter ; il faut le gagner à tout prix et se l’attacher à jamais…

Et il écrivit sur ses tablettes : « Il y a une place de corrégidor-mayor vacante à Tolède… y nommer don Josué Calzado, en attendant mieux. »

Il poursuivit la lecture des rapports qui différaient, il est vrai, sur les causes de l’émeute ; mais presque tous s’accordaient à dire que le premier moteur avait été un certain barbier, Aben-Abou, dit Gongarello, Maure d’origine, qui avait commenté à haute voix et avec des paroles injurieuses l’ordonnance de police affichée dans les rues et qui concernait l’entrée de Sa Majesté à Pampelune.

— Ah ! cela ne m’étonne pas, s’écria le ministre avec un air de satisfaction orgueilleuse, je l’ai toujours dit ! C’est cette population mauresque qui fomente dans le royaume tous les troubles et toutes les séditions. Ce sont des ennemis qui habitent et possèdent nos plus belles provinces, et tant qu’ils n’en seront pas expulsés, il n’y aura pour l’Espagne ni repos, ni prospérité. Ce qu’aucun homme d’État n’a encore osé tenter, je le ferai, moi, don Sandoval y Royas… comte de Lerma.

Il s’arrêta, sourit orgueilleusement, et regardant autour de lui pour s’assurer qu’il était bien seul… il ajouta lentement et à voix basse : moi ! roi d’Espagne !

Puis, reprenant la suite des idées que ce mouvement d’orgueil et ce retour sur lui-même avait un instant interrompue,

— Oui, se dit-il, c’est une entreprise qui demande de l’habileté… de l’audace… du temps ! du temps surtout ! et j’en ai… oui, j’en ai, continua-t-il avec confiance, le roi est jeune, et nous régnerons longtemps !… J’y penserai, répéta-t-il plusieurs fois, j’y penserai ! et en attendant…

Il s’arrêta et écrivit sur ses tablettes : « Faire payer aux Maures de la Navarre les frais de la révolte… en les frappant d’un nouvel impôt… que l’on pourra étendre plus tard aux Maures de Valence et de Grenade… faire surveiller le barbier Aben-Abou, dit Gongarello, par l’inquisition, et, à la première occasion, le bannir de Pampelune et de la Navarre, peut-être mieux… si c’est possible, car il a des complices qui s’entendent et correspondent avec lui… la rapidité même de cette émeute le prouve évidemment. »

Puis, se levant et se promenant dans son cabinet, avec un air de contentement intérieur :

— Quel avantage pour un ministre, s’écria-t-il, de tout étudier, de tout compulser par lui-même… C’est ainsi, seulement, qu’on est sûr de ne pas être trompé… et que l’on peut, comme moi, tenir d’une main ferme les rênes du royaume.

Puis, jetant encore un coup d’œil sur les différents rapports, il vit une masse de plaintes adressées à tous les corrégidors de Pampelune par des bourgeois de la ville, curieux inoffensifs, se trouvant dans l’émeute pour leur plaisir, et réclamant leurs bourses, leurs chapelets, leurs chaines en or, ou leurs manteaux, qui avaient disparu à la faveur de la sédition : détails de police qui ne me regardent point, dit le ministre en souriant ; il poursuivit cependant et lut ce qui suit :

« On avait remarqué dans la foule plusieurs gens de mauvaise mine, agissant sur plusieurs points à la fois et ayant l’air de correspondre et de s’entendre avec un certain capitaine nommé Juan-Baptista Balseiro, qui leur donnait des ordres… gaillard d’autant plus suspect qu’au moment le plus chaud de la révolte, une entreprise audacieuse avait été tentée contre l’hôtel de Victoriano Caramba, trésorier de la couronne pour la ville de Pampelune. On a vu un homme dont le signalement ressemble beaucoup à celui du capitaine Juan-Baptista Balseiro sortir par le jardin de l’hôtel avec un de ses compagnons. Tous les deux portaient la caisse de Victoriano Caramba, qui heureusement était presque vide, grâce aux cent mille ducats que, l’avant-veille, Son Excellence le comte de Lerma avait fait tirer sur lui. »

— C’est vrai, se dit le comte, pour des dépenses à mon château de Lerma ; sans cela c’eût été pris ! j’ai sauvé cela à l’État.

Et, tout en s’applaudissant de ses talents politiques et financiers, le premier ministre de la monarchie fit comme le roi des Espagnes et des Indes, et se livra au sommeil.

Pendant ce temps, d’autres veillaient à sa porte et à celle du roi ; c’étaient les hallebardiers de Pampelune, militaires par hasard et bourgeois de leur état, qui n’osaient dire à quel point ils trouvaient disgracieux l’honneur de se promener dans le palais du roi, l’arme sur l’épaule, durant toute une nuit, au lieu de la passer tranquillement chez eux et dans leur lit.

Maître Truxillo surtout, de faction dans la grande galerie, semblait supporter avec plus d’impatience que tout autre la faveur dont il jouissait.

— De quoi vous plaignez-vous ? lui dit avec un accent goguenard une voix qui lui était bien connue, vous êtes dans l’exercice de vos droits.

— Quoi ! c’est vous ! s’écria le tailleur, vous, maître Gongarello, au palais !

— Moi-même, répondit le barbier avec résignation. Les honneurs sont venus m’atteindre malgré moi, et je les subis sans me plaindre.

— Vous, du moins, vous n’avez pas comme moi une femme que des dangers peuvent menacer en votre absence ; car je pense toujours à ma maison abandonnée !…

— N’est-ce que cela, répondit le malin barbier, rassurez-vous… vous avez des amis qui ne vous feront point l’injure d’aller loger ailleurs que chez vous !…

— Que voulez-vous dire ?

— Que c’est le brigadier du régiment de l’Infante, votre ancien hôte, Fidalgo d’Estremos, qui a apporté au gouverneur les ordres du roi…

Maitre Truxillo poussa un cri d’effroi, et voulut s’élancer hors du palais ; mais les portes en étaient fermées, et tous ses compagnons lui crièrent qu’on n’abandonnait point son poste quand il s’agissait de défendre les fueros et l’honneur du pays. Hélas ! en fait d’honneur, Truxillo ne pensait qu’au sien, et il poussa un profond soupir.