Pionniers de la plus grande France - Les Frères des écoles chrétiennes

Georges Goyau
Pionniers de la plus grande France - Les Frères des écoles chrétiennes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 342-360).
PIONNIERS
DE LA PLUS GRANDE FRANCE
Les Frères des Écoles chrétiennes

Une question se pose devant le Parlement : ces Frères des Ecoles chrétiennes qui, jusqu’au début du XXe siècle, furent surtout connus, à l’ombre de chaque clocher, comme les éducateurs des petits Français, doivent-ils à l’avenir être assimilés aux missionnaires qui propagent au loin la foi religieuse de la France, et obtenir, à ce titre, certaines facilités légales d’installation et de recrutement ? Un coup d’œil sur leur récente histoire, un coup d’œil sur leur actuelle diffusion, nous convaincront qu’en répondant affirmativement à cette question, le Parlement ne fera que sanctionner une réalité, une réalité bienfaisante pour l’intérêt national.


I

Le XIXe siècle, en rapprochant les distances, recula le champ d’action de certains instituts religieux, primitivement fondés pour les besoins spirituels de la nation française. Les Frères des Écoles chrétiennes, organisés sous Louis XIV par saint Jean-Baptiste de la Salle, prirent conscience, dans les cent dernières années, d’une vocation nouvelle : on les vit faire acte d’institut missionnaire, et aspirer à réaliser dans toute sa plénitude l’auguste consigne d’ « enseigner toutes les nations ».

Avant la Révolution, ils ne possédaient d’autres maisons, hors de France, que celle de Rome, ouverte du vivant même du fondateur ; celle de Ferrare, créée en 1744 ; celle d’Estavayer en Suisse, qui datait de 1750 ; et le collège de Fort Royal à la Martinique, où l’on avait introduit les Frères en 1774 : c’étaient là les premières amorces de l’expansion future, mais elle ne s’essayait encore qu’avec discrétion, avec timidité. Lorsque, après la tourmente, l’Institut des Frères put reprendre en France son activité pédagogique, le Frère Gerbaud, devenu général en 1810, — un général qui ne régnait d’abord que sur une armée de 160 religieux, — organisa la province de Belgique ; et le Frère Guillaume de Jésus, qui lui succéda de 1822 à 1830, fit s’essaimer les Frères à l’ile Bourbon, à Cayenne, en Italie, en Savoie, en Floride, à la Martinique. Avec le Frère Anaclet, général de 1830 à 1838, ils prirent racine au Canada, par leurs écoles de Montréal. Puis, trente-six ans durant, les destinées de l’Institut furent gérées par le Frère Philippe, et les Frères pénétrèrent alors en Algérie, en Cochinchine, en Angleterre, aux États-Unis, en Autriche, en Allemagne, en Turquie, en Egypte, aux Indes orientales, dans la République de l’Equateur. Sur mille deux maisons nouvelles créées durant le généralat du Frère Philippe, deux cent soixante-seize furent ouvertes à l’étranger. À son avènement, il commandait un régiment de deux mille sept cents hommes ; le régiment, à sa mort, avait plus que quadruplé ; il était devenu une .véritable petite armée, comprenant onze mille cinq cent soixante-dix unités ; et ces onze milliers de Frères, enrôlés sous une discipline d’ascèse pour le bon combat contre l’ignorance, portaient désormais la lutte sous toutes les latitudes et dans tous les continents. Le sol d’Espagne et d’Irlande, de Palestine et d’Asie-Mineure, le Chili, certains États de l’Amérique centrale, leur furent ensuite hospitaliers ; et l’on peut dire que l’Institut, au cours du XIXe siècle, avait acquis, dans toute la force du terme, un rayonnement international[1].

« Son action éducatrice et sociale, écrivait en 1900 M. René Leblanc, inspecteur général de l’Université, et rapporteur du jury de l’Exposition universelle de Paris, s’exerce, en France et à l’étranger, sur 400 000 enfants, jeunes gens et adultes. Propagé aujourd’hui dans toutes les parties du monde, l’Institut des Frères des Ecoles chrétiennes reste fidèle à ses traditions pédagogiques, adaptant ses programmes et ses méthodes aux besoins particuliers des pays où il a ouvert des établissements. »

Lorsque la loi de 1904 eut condamné à mort les 1 430 écoles que les Frères possédaient en France, leur premier mouvement fut singulièrement émouvant. Ce ne fut pas un mouvement de vengeance, ni même d’amertume. « Nous n’étions pas assez apostoliques, concluait leur général d’alors, le F. Gabriel Marie ; Dieu nous contraint de regarder plus loin que notre pays d’origine, de nous rendre partout, puisque toute la terre est au Seigneur... La Seine coule à Paris, n’est-ce pas ? Pouvons-nous en changer le cours ? De même, prenons les faits comme ils se déroulent, c’est-à-dire selon les dispositions de la divine Providence, et adaptons-y notre administration [2]. » De fait, les Frères eurent une façon très patriotique, très nationale, d’adapter aux faits qui se déroulaient, aux faits qui les exilaient, leur administration du lendemain.

Sur le pays qui semblait ne plus vouloir d’eux, ils ne secouèrent pas la poussière de leurs souliers, ils eurent souci, tout au contraire, d’emporter avec eux la France dans le Levant. Le 1er septembre 1914 devait, d’après la loi de 1904, marquer le terme fatidique définitivement assigné pour la fermeture des dernières écoles de Frères sur sol français ; un mois plus tôt, dans une lettre datée du 1er août 1914, le Frère Justinus, secrétaire général, expliquait au cardinal Amette :

« Est-ce à dire que l’œuvre de l’Institut sera désormais anéantie ? Nullement. L’Institut est aujourd’hui répandu dans tout l’univers, et aucune puissance humaine ne saurait se flatter d’en perpétrer la destruction complète.

« Une voie nouvelle et féconde était déjà ouverte pour l’Institut avant 1904. A cette époque, il comptait plus de 500 écoles hors de la mère-patrie. Il les a considérablement développées et multipliées durant les dix dernières années. Il va poursuivre avec une ardeur inlassable son expansion dans le monde entier. C’est ainsi qu’il restera toujours au service de la religion, et même, dans une certaine mesure, au service de la patrie [3]. »


II

Dans une certaine mesure, en effet, ainsi que l’indiquait en cette lettre le Frère Justinus, l’Institut des Frères, en quelque lieu qu’il travaille, sert la Franco. Jamais il n’a cessé de mériter l’éloge de Gambetta, remerciant le Supérieur général, dans une lettre du 29 novembre 1881, de « faire partout aimer notre pays. » Quarante-deux ans ont passé : Waddington et Barthélemy Saint-Hilaire, Flourens et Goblet, Félix Faure et M. de Freycinet firent écho, tour à tour, au témoignage de Gambetta [4] ; et le Gouvernement de la République proclame aujourd’hui devant le Parlement, dans l’exposé des motifs du projet de loi relatif aux Frères, qu’il « constate avec reconnaissance » leur « dévouement » et leur « succès. »

Ils avaient, en 1900, cinq cent quinze écoles hors de France ; ils en comptaient, à la fin de 1921, huit cent dix-neuf, où 8130 maîtres donnaient une éducation française à 208 942 enfants.

Même en ces pays où ils viennent s’insérer dans l’organisme d’un enseignement public, et où la langue scolaire est l’espagnol, ou l’anglais, ou l’italien, toujours le français fait partie de leurs programmes. Il ne leur suffit pas que les manuels qu’ils mettent aux mains de ces lointains disciples soient des traductions et des adaptations des livres rédigés en France pour les écoles françaises ; ils veulent que, dans ces pensionnats exotiques, les plus âgés d’entre leurs élèves soient capables d’apprendre directement l’histoire, les sciences physiques et naturelles, la philosophie, dans les manuels français eux-mêmes. On évalue à 250 000 le chiffre des manuels que leur Procure parisienne expédie chaque année à l’étranger. C’est à des sources françaises que de nombreux collégiens, en Espagne et dans les deux Amériques, puisent ainsi les suprêmes rudiments du savoir : ils ont, dans les basses classes, appris assez de français, pour être en mesure, dans les hautes classes, de faire usage du livre français.

Leurs heures de gaieté, comme leurs heures de travail, sont soumises à l’empreinte française : des poésies, des chœurs et des pièces de chez nous, figurent généralement au programme de leurs réjouissances scolaires. Les pompes religieuses, aussi, parlent fréquemment de la France : car partout, sous le toit des Frères, on fête Jean-Baptiste de la Salle, et partout Jeanne d’Arc ; et ce n’est pas seulement au ciel, mais c’est aussi en France, que maîtres et écoliers se plaisent à situer ces gloires.

Il y a quatre ans, le général de l’Institut, dans le coin de Belgique où il s’est transporté, recevait un message de félicitations de la Chambre et du Sénat de Colombie, pour l’œuvre pédagogique qu’avaient accomplie là-bas les Frères en un quart de siècle : la Colombie en était si reconnaissante qu’elle célébrait solennellement, par un jour de congé donné à toutes les écoles du pays, le vingt-cinquième anniversaire de leur débarquement en même temps que le second centenaire de la mort de leur fondateur. La Colombie, comme le Nicaragua, a confié à nos Frères la direction de l’Institut supérieur de pédagogie, c’est-à-dire la formation des inspecteurs scolaires et des directeurs d’écoles normales ; et ce témoignage rendu à nos traditions pédagogiques se tourne en un hommage à notre pays. Mgr Baudrillart, visitant récemment l’Argentine, y trouvait, dans douze maisons de Frères, 5 000 élèves, dont 2 000 instruits gratuitement ; il y saluait, en particulier, le Frère Marcellin qui, durant toute la guerre, avait été un ouvrier fidèle de notre propagande nationale.


III

Beaucoup plus efficaces encore, pour la diffusion de notre nom, sont, dans le Levant, les écoles proprement françaises, fondées depuis trois quarts de siècle par les Frères français ; elles sont le plus beau titre de leur Institut à la gratitude de la République. Le XIXe siècle vit s’accroître la puissance méditerranéenne de l’Angleterre ; il vit éclore les ambitions méditerranéennes de l’Italie : double menace, double péril, pour notre antique situation dans le Levant. Ce fut l’époque que choisirent les Frères des Ecoles chrétiennes pour faire de l’Égypte, de la Syrie et de la Palestine, une « colonie morale » de la France. Ils s’installèrent à Smyrne dès 1841 ; à Constantinople dès 1844 ; à Alexandrie dès 1847 ; au Caire dès 1854, et rayonnèrent, de là, un peu partout dans la Basse-Égypte. Ils n’eurent d’abord que des écoliers, de tout petits collégiens, et puis, à la longue, à mesure qu’ils conquéraient la confiance musulmane, à mesure que s’affermissait le travail de « restauration sociale [5] » auquel ils s’étaient voués, leurs ambitions grandirent.

Les études faites au collège Sainte-Catherine d’Alexandrie furent reconnues par notre ministère de l’Instruction publique, en 1884, comme susceptibles d’acheminer les élèves vers le baccalauréat de l’enseignement secondaire spécial. On vit les Frères, en cette même année, ouvrir à Alexandrie une école professionnelle, à laquelle en 1907 un internat s’annexa ; on les vit y créer, en 1905, l’enseignement commercial, et puis, en ces dernières années, des cours de travaux publics. Les humbles cours de droit qu’organisait en 1890 le Frère Gervais-Marie pour quelques bacheliers sortis du collège de Khoronfish, au Caire, furent l’origine de cette école de droit du Caire qui, en vingt-cinq ans, compta parmi ses licenciés trois cents élèves des Frères ; et tout récemment, en 1919, ils organisaient à Alexandrie un cours de droit français. Dans cette grande agglomération qu’est Alexandrie, où leurs élèves sont au nombre de 3 099, 150 à peine sont Français ; mais les Frères sont là, pour semer les germes d’une formation juridique française. En matière d’enseignement commercial, ils font autorité dans tout le Levant : les diplômes que distribuent leurs écoles de Beyrouth, Tripoli, Smyrne, le Caire, sont très recherchés ; lorsque le ministre ottoman du Commerce eut la pensée de créer à Constantinople un institut commercial d’Etat, il en régla les programmes, il en régla l’agencement, sur les statuts et sur l’organisation de leur école de Cadi-Reui, depuis longtemps prospère.

Les riverains de la Méditerranée, dès l’origine de l’histoire, furent invités par la mer elle-même à devenir des colonisateurs ; les Frères installés en Egypte n’échappèrent pas à cette loi. Un d’eux, le Frère Evagre, natif de Saint-Omer, se sentit en 1874, après douze ans de séjour sur les bords du Nil, attiré par la Palestine. Il partit, emmenant avec lui quatorze compagnons. Ils naviguaient en pèlerins vers les Lieux Saints, mais ces pieux nomades rêvaient de devenir des sédentaires, et M. Patrimonio, consul de France, était à l’avance complice de leur rêve. Le Frère Evagre, deux ans plus tard, revint en Palestine, comme maçon ; une fois achevée son œuvre d’architecte, il devait toujours rester là-bas, comme maître d’école. Les ressources manquaient, mais l’équilibre budgétaire n’est point un souci de pauvres ; avec une tenace audace, au risque de ne jamais réaliser cet équilibre, on décida de fonder, en Palestine, des écoles gratuites, et la première s’ouvrit le 15 octobre 1878. Jaffa en 1882, Caïffa en 1884, Bethléem en 1890, Nazareth en 1893, eurent à leur tour des écoles de Frères. Et sur tous ces terrains, le Frère Evagre, qui aimait à se dire religieux mendiant, et qui sans cesse comparait sa caisse à une citerne qui s’épuise, survenait en initiateur et se comportait en réalisateur. On le sentait tout prêt, d’ailleurs, à reporter sur d’autres l’honneur de ses propres œuvres, et recevant à Jérusalem, en 1898, la visite de M. René Bazin, il lui disait tranquillement de l’école de Caïffa : « Elle a été fondée, je puis le dire, par M. Gambetta. » Comme un Lavigerie en Tunisie, comme un Augouard au Congo, comme un Puginier en Cochinchine le Frère Evagre aimait collaborer avec la France officielle, pour la civilisation française et chrétienne.

Ce n’était pas tout d’entasser des pierres et de les cimenter : il fallait des hommes, pour l’enseignement dans ces écoles. Il courait à Beyrouth, il courait dans le Liban, il y cherchait des sujets pour le noviciat de Frères qu’il avait installé à Bethléem, et il les trouvait. Il avait une de ces devises qui créent le succès en le méritant. « On arrive toujours, professait-il, lorsqu’on sait pratiquement conjuguer les trois verbes suivants : vouloir, prier, agir. » Il marchait du même pas que son rêve, sans que les difficultés matérielles pussent jamais le décourager. « Jérusalem, Bethléem sont assises, écrivait-il ; il leur manque bien le pain de chaque jour, mais je sais mon Pater, et je le récite. Je cours le monde pour Nazareth ; et puis la mort ! » Il lui semblait que la Terre Sainte elle-même, et son ciel, et ses horizons, et la longue traînée d’histoire évangélique qui s’attache à ses paysages, lui commandaient, à lui Évagre, de former l’âme des populations de Terre Sainte. « Combien je suis coupable, gémissait-il parfois, d’habiter Jérusalem et de ne pas mieux méditer de si hauts enseignements ! Terre Sainte, je me rendrai digne de toi. » Et encore : « Je veux mon pays grand à l’étranger par ses œuvres de bienfaisance ; je le veux toujours aimé, près du glorieux tombeau de Notre-Seigneur, ’ que la France protège et défend depuis plusieurs siècles. »

Ses fondations couronnèrent ses résolutions ; il s’y attacha avec une sollicitude d’autant plus fervente qu’il sentait grandir, chaque jour, comme il l’expliquait à M. René Bazin, la « concurrence acharnée, effrayante des nations étrangères : les Russes, les Anglais, les Allemands. » « Ah ! le Liban, continuait-il, si jamais un président de la République y pouvait venir, le Liban s’illuminerait ! Les montagnes descendraient ! Il y a des siècles qu’on lutte là-bas contre la France. Mais la France est dans le sang de ce peuple. » Et M. René Bazin voyait monter une larme « dans les yeux toujours calmes, toujours fermes du vieux serviteur de Dieu et de la France. »

Quelques années s’écoulaient ; l’Alliance française témoignait à l’Académie française « que c’est au Frère Evagre qu’on doit la prééminence du français encore à l’heure présente, et malgré tant de traverses et de concurrences, à Jérusalem et en Palestine. » M. Alexandre Ribot, dans la séance publique de l’Académie du 21 novembre 1912, citait ce témoignage ; il évoquait le souvenir des quarante mille enfants instruits dans les écoles qu’avait ouvertes le Frère Évagre ; il rappelait le mot de notre consul général à Jérusalem signalant ce Frère « comme un des ouvriers qui ont le mieux travaillé là-bas pour notre pays ; » et tous ces faits, tous ces hommages, éloquemment interprétés par M. Ribot, justifiaient la haute récompense que l’Académie lui décernait. M. de Grandmaison, député, s’entendait dire en Palestine, par un consul italien : « Il y a quarante ans, ici, c’était l’italien qui était parlé dans presque toutes les écoles primaires. Aujourd’hui, c’est le français ! » Le Frère Evagre avait été l’auteur de cette métamorphose. Arrivant en Palestine au lendemain même de notre défaite de 1870, il avait su donner à notre langue, à la langue d’un peuple momentanément vaincu, une allure conquérante et victorieuse ; il avait, par l’école primaire, restauré notre prestige ; remontant au delà de nos récents désastres, il avait pris acte des droits que nous conférait, sur le sol de Terre Sainte, l’ascendant moral d’un lointain passé ; et son œuvre pédagogique, en continuant notre œuvre historique, prenait l’aspect d’une besogne politique, précieuse pour la France.

Le législateur français de 1904 avait beaucoup chagriné le Frère Evagre ; mais luttant vaillamment contre toute amertume, le Frère avait continué cette besogne. « Je veux en ces contrées, insistait-il, faire aimer la France malgré elle, et si pour récompense on nous abandonne, je l’aimerai quand même. Si j’étais plus vertueux, je verrais Dieu, qui permet ce qui nous épouvante. » Et le Frère Évagre, rasséréné, se libérait de ses épouvantes par un labeur nouveau, et ce labeur fructifiait [6].


IV

M. Maurice Pernot, envoyé dans le Levant, en 1912, par le Comité des intérêts français en Orient, pour étudier la situation des établissements scolaires protégés par la France, arrêtait volontiers ses regards sur les classes d’attardés, créées dans plusieurs collèges de Frères pour les enfants qui avaient fait leurs premières études dans les écoles ottomanes, et qui, à leur entrée chez les Frères, ignoraient le français. A plusieurs reprises, dans le rapport qu’en 1913 il publia, M. Pernot fit mention des ingénieuses méthodes qui permettaient à ces arriérés de rejoindre sans beaucoup de retard le reste de leurs camarades [7]. Ce détail est significatif, il nous révèle et nous définit l’allure générale de l’enseignement, dans une classe de Frères, en Orient. L’étude du français y est quelque chose de plus et même beaucoup plus qu’un article du programme ; elle encadre, elle domine tout le fonctionnement de la classe ; elle crée et maintient une atmosphère ; on n’est pas effectivement l’élève des Frères, si l’on ne se familiarise avec le parler français comme avec une langue vivante et quotidienne. Les enfants des écoles primaires de Beyrouth, — M. Pernot s’en est rendu compte, — parlent couramment le français dès la fin de la première année scolaire ; au collège de Tripoli, des écoliers qui n’avaient encore que cinq mois d’études récitaient à l’un de nos généraux les fables de La Fontaine. Ce qui distingue, dans la société du Levant, l’ancien élève des Frères, c’est que ses lèvres savent maîtriser notre langue, et que son cœur est docile aux inspirations qui viennent de France. Le substitut du conseiller khédivial écrivait un jour au Frère assistant chargé des écoles d’Égypte : « Plusieurs de vos élèves m’ont dit que, grâce à vous, ils en arrivaient à penser en français. »

La popularité de la langue française et la popularité des écoles des Frères sont ainsi deux faits connexes : les Frères bénéficient du prestige de notre langue, et ce prestige leur est dû. Par eux et grâce à eux, toute une population s’accoutume à considérer notre culture comme la culture par excellence, et notre idiome comme l’indispensable véhicule de cette culture. Population très composite, très diverse d’origine, très diverse de croyances ; pour ne citer qu’un exemple, le collège Sainte-Catherine d’Alexandrie, au 31 décembre 1920, comptait, sur mille vingt et un élèves, 85 Français, 68 Anglais, 214 Égyptiens, 160 Syriens, 169 Grecs, 184 Italiens, 56 Arméniens, 85 enfin de nationalités diverses ; et l’infinie variété de cette mosaïque de nationalités se reflétait dans une autre mosaïque, celle des religions, puisque, sur ce millier d’élèves, 497 étaient catholiques, 284 orthodoxes, 92 musulmans, 136 juifs. Les bigarrures de cette clientèle scolaire assurent un innombrable rayonnement aux influences mêmes qui s’exercent sur elle : dans les colonies étrangères, dans les groupements religieux où ces écoliers joueront plus tard un rôle, ils apporteront, avec la pratique de la langue française, enseignée chez les Frères, les échos de notre état d’esprit, les souvenirs de notre littérature, l’admiration pour notre histoire. Devenus pères, devenus, sur leur terroir, les directeurs de l’opinion publique, les autorités sociales de la classe moyenne, ils souhaiteront pour leurs fils la même formation ; ils réclameront pour leurs fils tout ce que les Frères ont su leur faire aimer ; ils ne seront, en aucune façon, des disciples passifs de l’esprit français ; tout réjouis au contraire d’en être les bénéficiaires, ils revendiqueront, pour la génération qui vient, une diffusion de plus en plus large de nos idées et de nos méthodes. Et le résultat même de leurs exigences, c’est que souvent les écoles concurrentes, pour s’essayer à rivaliser avec l’Institut des Frères, sont obligées, à leur tour, d’inscrire le français sur leurs programmes. Parce que les Frères ont installé la royauté de notre langue, toute œuvre d’enseignement qui veut, en ces parages, jouir de quelque considération, doit rendre hommage à cette royauté.

Ainsi se propagent notre esprit, et notre influence, et nos gloires. Hussein, alors souverain de l’Égypte, haranguant en mai 1915 les élèves des Frères du Caire, rappelait que beaucoup de leurs aînés occupaient « des places distinguées dans les banques, dans les administrations de l’État, voire dans le ministère. » Le président de l’Alliance française à Alexandrie, ancien président de la Chambre de commerce française, ancien député de la nation, adressait au Supérieur des Frères, à la veille de la Grande Guerre, une lettre bien significative. Il avait été l’un des fondateurs du lycée français dirigé par la Mission laïque : il se prévalait de ce fait, pour consolider la valeur du témoignage qu’il tenait à rendre aux Frères. « Si nous Français, témoignait-il, avons gardé en Égypte, dans le domaine intellectuel, une supériorité, c’est aux Frères que la France le doit ; nous commettrions une sorte de suicide moral en ne les soutenant pas de toute notre force, en Orient. » — « Je suis un vieux Français républicain, leur disait de son côté le fondateur même de l’Alliance française en Égypte, M. Toussaint Suzzarini, et je proclame l’obligation pour chaque Français de vous soutenir et de vous admirer ; personne ici ne sert mieux que vous les intérêts de la patrie française ; ceux qui le contestent sont aveuglés par la passion et ne se doutent pas des conséquences fâcheuses que peut avoir, au point de vue national, la campagne qu’ils mènent contre votre institution admirable.

Les échos de Syrie rendent la même résonance que les échos d’Égypte. Dans cette Syrie instruite par les Frères, un poète indigène, durant la Grande Guerre, écrivait à M. René Bazin : « Quand la France prendra possession de la Syrie intégrale, qui a été de tout temps moralement sienne, elle la verra lui rire de tous ses vergers, de toutes ses sources claires, les bras chargés des présents de son sol, l’âme pleine de gratitude et d’affection. » Un autre correspondant syrien, un peu peiné que, dans un article, M. René Bazin eût nommé seulement les Maronites parmi nos amis de Syrie, lui adressait cette émouvante protestation : « Pourquoi donc attribuez-vous aux Maronites le privilège de vous aimer, donc de vous désirer d’une manière spéciale ? Si les Maronites, en vertu de leur liberté d’action, due à l’autonomie de la montagne qui les abrite, peuvent manifester hautement leurs sentiments, vous voudrez bien croire que les sentiments des autres éléments chrétiens, sujets et administrés ottomans, quoique plus discrètement manifestés, n’en sont pas moins sincères. » Et, dans une troisième lettre, M. René Bazin lisait : « La Syrie est civilisée, d’une civilisation française. Elle ignore tout de la Turquie. Elle s’est formée dans l’étude de votre histoire. Elle s’est fondue en vous [8]. »

Lorsque après la guerre, officiers et soldats de notre corps d’occupation de Constantinople entendaient partout parler français, lorsque à Angora M. Franklin-Bouillon voyait de jeunes marchands indigènes venir lui offrir, en bon français, des curiosités du pays, les émotions mêmes que recueillaient ainsi ces Français de France sanctionnaient le succès de nos œuvres scolaires. Le 14 juillet 1920, dans les rues de Constantinople, plusieurs milliers des élèves des Frères défilaient à la suite de nos troupes : « Nous aussi, disait à l’amiral de Bon le général haut-commissaire anglais, nous pourrions faire défiler des troupes ; mais leur procurer Une telle escorte de jeunes gens, cela nous serait impossible ; » et l’on surprit plus d’une fois, sur des lèvres anglaises, le regret que le Gouvernement anglais ne disposât pas d’une milice pareille à celle des Frères.

L’Allemagne d’avant-guerre, quand elle s’occupait de construire le chemin de fer de Bagdad, quand elle jalonnait de postes allemands la longue route où elle voulait poser ses rails conquérants, rencontra, dès le point de départ des rails, le plus gênant des obstacles ; elle sentit soudainement s’insurger, contre cette audacieuse tentative de germanisation de l’Asie, une école française de Frères qui s’improvisa dans l’agglomération de Haydar-Pacha. L’Allemagne avait créé, pour les enfants des familles qui devaient travailler sur la ligne, une école allemande : elle se vida d’une grande partie de sa clientèle, du jour où nos Frères survinrent ; le Frère venu de France fut tout de suite plus populaire, parmi la gent enfantine, que le pédagogue émigré de Germanie ; et les enfants, entre eux, faisaient de la propagande pour ces maîtres nouveaux. La propagande fut si féconde, et si fécond aussi l’enseignement de nos Frères, que les capitaux allemands, quelque impérieux que fût leur règne, se sentirent définitivement impuissants, lorsqu’ils voulurent traîner à leur remorque la langue allemande. Tout le long du futur Bagdadbahn, c’était le français que l’on parlait, le français enseigné par nos Frères ; et M. Huvelin, professeur à l’Université de Lyon, racontait au Congrès français de la Syrie, tenu à Marseille en 1919, que les ingénieurs allemands avaient été obligés d’apprendre notre langue pour se faire comprendre de leurs contre-maîtres et de leurs ouvriers. Les Frères, par le seul fait de leur présence, avaient infligé au pangermanisme cette première défaite. « Je ne sais pas, proclamait M. Huvelin, si l’histoire nous fournit un autre exemple de la conquête pacifique d’un pays par une langue [9]. »

Ambassadeurs et consuls, amiraux et prélats de France, dès qu’ils posent le pied en Orient, n’ont qu’à entrer dans une école de Frères pour y reprendre contact avec la France. « Le doux pays de France, que nos maîtres nous apprennent à aimer, peut-être même, si les circonstances le demandent, à pouvoir servir ! » C’est sur les lèvres d’un élève des Frères de Jérusalem que le cardinal Dubois, l’amiral Mornet et Mgr Grente recueillaient, dans une séance d’accueil, cette touchante évocation de notre patrie. A peine l’orateur scolaire avait-il terminé son compliment, que retentissait une vieille chanson bretonne :


 Aux gars de Saint-Malo
Nul n’aurait le culot
De prendre, en temps de guerre ;
Leurs remparts de naguère,
Que l’Océan câlin
Baise soir et matin.


Des centaines de petits Arabes chantaient ainsi nos vieilles fiertés.

Le cardinal et son escorte passent en Egypte : au Caire, un nouvel orateur scolaire surgit devant eux, pour glorifier « la France, digue vivante, que ne put rompre le torrent germanique, et demain, pendant la paix, fleuve aux ondes généreuses, qui partout verse la fécondité. » Autre harangue, à Alexandrie : elle s’encadre, celle-ci, entre une citation de Mgr Touchet : « Dieu n’a pas inventé le moyen de remplacer la France, » et cette citation de Victor Hugo : « La France est un besoin des hommes. » Quelques jours de navigation font accoster au littoral maronite la caravane de l’Église de France, et derechef les élèves des Frères sont là, proclamant dans un discours d’apparat leur amour pour « un peuple dont le nom est franchise et la langue clarté, pour un peuple qui ne sait pas exprimer le mensonge, pour un peuple qui a pour loi de constamment se donner. »

Nos voyageurs arrivent à Constantinople avant que le traité de paix avec la Turquie ne soit signé ; et déjà, au collège Saint-Joseph de Cadi-Keui, s’entonne devant eux la Marseillaise. Le collégien qui les reçoit au collège Saint-Michel leur donne une dernière joie, en leur faisant entendre une protestation décisive contre les calomnies dont les ennemis de la France avaient tenté de la ternir. « En l’absence de nos maîtres, déclare-t-il, on nous montrait la France énervée par le bien-être et vouée à la défaite et à la disparition. On l’accusait d’erreurs monstrueuses, et l’on faisait d’elle la propagatrice de doctrines révolutionnaires et athées. Silencieux, notre cœur protestait. Impie, la France, qui nous avait pourvus de maîtres religieux ! Dégénérée, celle qui, au sein d’un pays étranger, prodiguait dans les hôpitaux, les dispensaires, les orphelinats gratuits, les œuvres multiples de sa générosité [10] ! »

La France que connaissent et qu’aiment, dans le Levant, les élèves des Frères, n’est point une France de convention, c’est la France authentique et séculaire, la France de tous les temps, qui parmi les vicissitudes de son histoire garde une continuité profonde, la France toujours identique à elle-même, en vertu de cette continuité. J’en atteste les paroles qu’adressait à M. Lefèvre-Pontalis, notre ministre au Caire, au lendemain de l’armistice, le président de l’Académie du collège Sainte-Catherine. Ce pupille des Frères disait en propres termes :


Vous retrouvez ici la France, la plus grande France, pour laquelle cinq de nos maîtres et treize de nos camarades ont donné leur sang. Vous représentez pour nous cette France dont nous vous parlons avec amour, cette France au sol fertile, à l’aspect harmonieux, aux idées grandes et nobles, aux soldats héroïques ; la France, soldat de Dieu, la France missionnaire du droit et de la liberté ; toute la France, celle de Clovis et des Croisades aussi bien que celle de la Révolution et de la Grande Guerre, car nous savons que le soldat de l’an II, quand il croit apporter au monde la liberté et l’égalité, se dévoue du même élan et dans le même esprit que le croisé de Jérusalem.

Dans cette foule de près d’un millier d’enfants, vous ne trouverez que des âmes d’adolescents pétris de cette culture large, libérale, respectueuse de toutes les croyances, mettant à la base de tout le respect de Dieu et de soi-même et l’amour du pays natal, culture éminemment française, faite de lumière et de liberté [11].


On peut être assuré que les éducateurs qui suggèrent de tels accents savent inculquer à leurs élèves une exacte compréhension de la France.


V

Pour la fécondité de ces œuvres admirables, les Frères ont besoin d’argent, et ils ont besoin d’hommes.

Il y eut une ingrate période où l’on put craindre, parfois, que l’argent ne manquât aux Frères : d’aucuns leur chicanaient les subventions d’Etat qui faisaient vivre leurs écoles, Halte-là ! intervenait en 1904 M. Georges Leygues, « nous avons dans le monde de graves intérêts à sauvegarder, qui seraient compromis si nous rompions l’immense réseau d’écoles, d’orphelinats, d’œuvres de tout genre, que les missions françaises ont fondées. » Halte-la ! intervenait en 1905 M. Delcassé, « ne m’obligez pas à sacrifier les trois cents écoles qui ont besoin de notre aide, et à conduire, pour ainsi dire par la main, les 85 000 enfants qui les fréquentent [12], qui en ce moment parlent la langue française, qui sont imprégnés des idées françaises, qui grandissent à l’ombre du drapeau français, dans les écoles rivales où ce n’est pas de la France qu’ils entendront parler. » Halte-là ! intervenait en 1906 M. Stephen Pichon, « nous ne devons pas perdre de vue qu’en Orient toute une partie de notre clientèle préfère encore l’enseignement congréganiste. Que ferez-vous de cette clientèle ? Pour la satisfaction de supprimer une subvention, qui ferait disparaître l’école congréganiste, allez-vous risquer de faire passer toute cette clientèle sous l’influence étrangère ? » M. Poincaré, à son tour, déclarait en novembre 1913, devant la commission des affaires extérieures, que la France ne laisserait certainement pas amoindrir, en Orient, le patrimoine moral constitué par les établissements des Frères des Écoles chrétiennes et des Filles de la Charité. Le Parlement, aux heures mêmes où il s’intéressait le plus activement à la Mission laïque, ne céda jamais à la tentation d’abandonner à leurs propres ressources les écoles congréganistes du Levant ; il sentait qu’une telle défection de la générosité française porterait à l’influence de la France un coup fatal.

Mais pour les écoles françaises de Frères, il ne faut pas seulement des subventions, il faut des Frères français. C’est là une absolue nécessité, et ces écoles, actuellement, sont en face d’une crise tragique, crise irréparable, si l’on diffère d’y remédier.

Elles sont plus prospères que jamais elles ne le furent, et, tout en même temps, plus menacées que jamais. Chaque jour s’accroît le chiffre de leurs élèves. Il n’y avait à l’étranger, en 1904, que 178 écoles de Frères dont les directeurs et professeurs fussent de nationalité française ; il y en avait, en 1922, 275. Ces bons Français, apôtres de la France, instruisaient en 1904 45 372 élèves ; ils en instruisaient, en 1922, 84 602. Le seul collège d’Alexandrie, qui comptait en 1912 560 élèves, en possédait 1 100 en 1922. Mais tandis que se multiplient les clients des Frères et des disciplines françaises, voici qu’inversement, d’année en année, le chiffre même des Frères de nationalité française enseignant à l’étranger subit une diminution progressive. Ils étaient, en 1909, 4 823, parmi lesquels beaucoup avaient dû s’exiler de France, en raison du chômage auquel la loi les contraignait ; autour d’eux se groupaient déjà, pour les assister dans leur lointaine tâche d’éducateurs, 300 Frères environ d’origine étrangère. Dans les rangs des Frères français, la maladie, la mort, ont depuis quinze ans fait des vides nombreux ; sur 1 900 qui furent mobilisés, 280 ont succombé au champ d’honneur, et le nombre des Frères français qui professaient au loin dans les écoles françaises de l’Institut n’était plus, en 1922, que de 2 456, tandis que le chiffre des Frères étrangers s’était élevé à 838. .

Voilà donc, d’une part, une clientèle scolaire qui se presse, de plus en plus dense, aux portes des écoles de Frères, et qui parfois, faute de place, ne peut en franchir le seuil Et voici, d’autre part, un personnel d’éducateurs dont le recrutement est lamentablement tari. De plus en plus, les divers pays du monde appellent des Frères français, et le chiffre de Frères que nous y pouvons expédier s’abaisse de plus en plus ; les requêtes qu’on nous adresse sont pour nous une gloire, les disponibilités par lesquelles nous y pouvons répondre sont douloureusement restreintes. Plus instamment on nous réclame des maîtres, moins nous en avons à donner. La loi de l’offre et de la demande subit ici le plus éclatant des démentis. De cet absurde démenti qui lèse tout à la fois la simple logique et l’intérêt national, où donc faut-il chercher la cause ?


VI

La cause, elle en est, non pas, à proprement parler, dans nos lois, mais dans la façon dont elles s’appliquent.

En vertu de l’article 2 de la loi du 7 juillet 1904, qui supprimait en France même l’enseignement congréganiste, l’Institut des Frères obtint le droit de conserver en France, à Caluire et à Talence, deux noviciats pour le recrutement des maîtres destinés aux écoles du dehors. En dix-huit ans, de 1904 à 1922, ces deux noviciats m’ont fourni que cent trente-six sujets, — moins de huit par an, — tandis qu’il faudrait, chaque année, pour répondre aux besoins de nos écoles exotiques, un contingent de deux cent cinquante à trois cents novices français.

D’un œil très limpide, M. Maurice Pernot, dès 1912, voyait le péril. « Les Frères de la Doctrine Chrétienne, écrivait-il, en sont réduits à vivre sur leurs réserves. Les noviciats qu’ils ont établis en Italie (à Favaria Canavese, pour l’Égypte et la Syrie, à Rivalta Torinese pour le reste de la Turquie), ne remplacent que très désavantageusement ceux qu’ils possédaient autrefois en France. » M. Pernot ajoutait d’attristantes précisions : il notait qu’à Rivalta, en 1911, sur 91 sujets, il y avait huit Allemands, un Luxembourgeois, douze Italiens, et qu’un quart seulement des novices français rentrés en France pour leur service militaire étaient ensuite retournés au noviciat.

Le mal, depuis lors, n’a fait que s’accroître ; et nous sommes acculés à une situation que les pouvoirs publics définissaient récemment en ces termes : « Les Frères des Écoles chrétiennes se trouvent aujourd’hui dans l’obligation ou de laisser péricliter leur œuvre, dont toutes les nations nous envient l’honneur ou le bénéfice, ou de faire appel à l’étranger, et, par conséquent, de dénationaliser leur institut et leurs écoles. » Mais lorsqu’on diagnostique un mal avec cette courageuse netteté, il est déjà, peut-être, en partie réparé. Sans le laisser s’aggraver davantage, le Gouvernement auquel préside M. Raymond Poincaré a déposé un projet de loi autorisant les Frères à se prévaloir de la loi de 1901 sur les associations et à fonder en France, sous le nom d’institut missionnaire des Frères des Écoles chrétiennes, une congrégation nouvelle qui exercerait son activité dans les colonies françaises, dans les pays de protectorat et à l’étranger, et qui n’occuperait en France que les établissements nécessaires au maintien et au développement de ses missions à l’extérieur. En vertu de ce projet de loi, treize maisons de formation, éparses sur notre territoire, pourraient désormais abriter deux cent cinquante maîtres et dix-huit cents novices, ou même un plus grand nombre, si un décret rendu en conseil d’État en accordait l’autorisation.

M. Maurice Barrès a été chargé par la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des députés, d’être devant le Parlement le rapporteur du projet de loi gouvernemental. Il pourra parler en témoin, ayant vu longuement et à fond, en Égypte, en Syrie, ce que les Frères ont fait pour la France. Son rapport est sous nos yeux ; il sera une déception, — et c’est tant mieux, — pour ceux qui prétendaient opposer au vœu des Frères et du Gouvernement d’intangibilité de certaines lois.

Il ne s’agit ni de modifier ces lois, ni même de les tourner ; il s’agit, tout simplement, d’appliquer la loi de 1901, pour le bien commun des Frères et de la France. D’outre-tombe une voix s’élève, éminemment qualifiée pour rassurer, sur les bancs du Parlement, les susceptibilités les plus maladives ; c’est la voix d’Émile Combes, qui tout le premier, en 1904, soutenait devant la Chambre (que les Frères pouvaient déposer une demande d’autorisation comme congrégation missionnaire, et que le Gouvernement l’instruirait avec un « esprit d’équité. » Pourquoi eût-il déplu à M. Maurice Barrès d’être, pour une fois, l’exécuteur testamentaire d’Émile Combes ? Il y a là je ne sais quoi d’amusant, qui n’est pas pour lui déplaire, et puis, surtout, quelque chose de touchant, bien fait pour le tenter. Car si cet épisode atteste que les vicissitudes de la politique ont d’insondables ironies, il atteste, aussi, que nous sommes encore en une période où tous les Français recherchent et aiment tous les terrains d’accord. Prolongeons-la jalousement, cette période ; il y va de notre ascendant sur le reste du monde.

L’auteur de la Grande pitié des Églises de France expose au Parlement une autre grande pitié, celle de la plus grande France.


N’est-ce pas pitié, s’écrie-t-il, que nos écoles de Constantinople soient obligées de refuser presque autant d’élèves qu’elles en reçoivent ; qu’à Ouchak, les Frères français n’aient pu rouvrir leurs écoles, tandis qu’un capucin étranger y achetait des terrains pour construire des écoles et un hôpital ; qu’à Chio et à la Canée, elles aient été fermées, et qu’à Rhodes elles soient passées à des mains étrangères ?

N’est-ce pas pitié qu’en Colombie les Frères aient dû décliner l’offre que leur faisait le Gouvernement de créer cinquante nouvelles écoles, à la condition que la direction en fût confiée à des Français ?

N’est-ce pas pitié qu’en Abyssinie, les Frères, toujours faute de personnel, aient dû décliner de diriger l’école réservée, aux fils des gouverneurs de provinces, et que l’Empereur, devant leur refus, ait dû offrir à des religieux anglais cet important privilège qu’il leur destinait ?

Situation paradoxale et tragique !


On lit avec recueillement, dans la suite du rapport, certaines pages poignantes, où M. Maurice Barrès nous montre l’effort que fait l’Allemagne pour ses missions, où il nous montre le Gouvernement italien prodiguant à ses missionnaires de bienveillants et féconds sourires, et même « des privilèges dont s’offenserait notre esprit d’égalité. » En quelque pays que son regard se pose, Espagne ou Pologne, États-Unis ou Canada, M. Maurice Barrès voit se dessiner un mouvement en faveur des missions ; et dans notre France qui, jusqu’ici, fournissait à la chrétienté les deux tiers des missionnaires, un institut comme celui des Frères aspire encore, après dix-huit ans de disgrâce législative qui furent en même temps dix-huit ans de patriotique activité, à un moyen régulier d’expansion. Leur marchander ou leur refuser ce moyen, ce serait courir au-devant de l’angoissante question jadis posée par M. Stephen Pichon : Que ferez-vous de leur clientèle ? Leur clientèle, elle est aussi la nôtre ; leur clientèle, partout à travers le monde, elle est pour la France une force et une parure.


GEORGES GOYAU.

  1. Voir J. Herment, Histoire de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes, 1923 (Namur, Gauthier, 1922}.
  2. Notices Nécrologiques de l’Institut des Frères, n° 61, p. 104-105 (Paris, 1917).
  3. Ibid., n° 94, p. 53-55 (Paris, 1923).
  4. Comte d’Haussonville, l’Institut des Frères en 1900, p. 26-27.
  5. L’expression est de M. Hyacinthe Amadou, secrétaire du Cercle français du Caire, dans son livre : l’Enseignement français en Égypte (Le Caire, 1897).
  6. Notices nécrologiques de l’Institut des Frères, n° 48, p. 126-156. René Bazin. Croquis de France et d’Orient, p. 388-392.
  7. Pernot, Rapport sur un voyage d’étude à Constantinople, en Égypte et en Turquie d’Asie (Janvier-août 1912, p. 9 et 257. Paris, Didot, 1912).
  8. René Bazin, Aujourd’hui et demain, p. 210-211.
  9. Actes du Congrès français de la Syrie (Marseille, 1919). Le rapport du Frère Justinus, publié dans ces Actes, donne un aperçu des œuvres de Syrie.
  10. Mgr Grente, Une mission dans le Levant, p. 33, 143, 171, 194, 277 et 281 (Paris, Beauchesne, 1923.
  11. Bulletin de l’Académie du Collège d’Alexandrie, juillet 1919, p. 48-51.
  12. Ces chiffres s’appliquaient à la population scolaire de tous nos établissements congréganistes à l’étranger.