Pindare et l’art grec
Les plus belles œuvres naissent le plus souvent presqu’à l’insu de leurs auteurs. Au lieu d’un plan conçu d’avance, c’est un hasard, une rencontre qui fait éclore l’inspiration. Il y a cinq ou six ans, l’Académie française avait mis au concours une traduction de Pindare, soit en vers, soit en prose, elle en laissait le choix, demandant seulement, n’importe par quel moyen, un reflet quelque peu fidèle de ce sévère et audacieux génie. Dans un temps qui se pique à bon droit d’avoir rallumé le flambeau de l’inspiration lyrique, l’idée était heureuse de proposer un prix extraordinaire à qui nous donnerait Pindare dans notre langue. Qui le connaît en effet ? Ceux qui peuvent le lire sont en si petit nombre, ceux qui l’ont cru traduire l’ont si bien travesti ! Les concurrens ne firent pas défaut, et la plupart, on doit le dire, avaient suffisamment compris le texte grec ; mais le rendre, le faire sentir, en exprimer l’esprit, en faire jaillir la flamme, aucun d’eux n’avait même essayé. La commission chargée de dépouiller les manuscrits, de préparer et d’instruire le concours, n’en poursuivait pas moins sa tâche avec courage. Ou feuilletait, on cherchait, on lisait, on recourait au texte, et ce membre de l’Académie qui, par bonheur, fait partie de toutes les commissions, moins encore en vertu de sa charge que par une sorte de délégation tacite et naturelle d’un corps dont il est l’âme; cet helléniste délicat, chez qui la philologie la plus riche et la plus variée n’est qu’un art accessoire qui se perd et s’efface dans l’éclat de ses dons littéraires, M. Villemain, aiguillonné de temps en temps par l’impuissante maladresse d’un de ces apprentis traducteurs, se surprenait à dire : « S’il nous donnait au moins le simple mot à mot! « Et alors s’échappait de ses lèvres une de ces phrases transparentes qui sans cesser d’être françaises laissent clairement entrevoir le calque d’une phrase antique, tant l’ordre et le mouvement des idées, le ton et le coloris des mots s’y conservent fidèlement. A mesure qu’avançait l’examen, ces explosions devenaient plus fréquentes. D’abord ce n’était qu’un vers, puis une strophe, puis une ode tout entière qui se trouvait ainsi spontanément traduite. On eût dit un de ces peintres qui devant la toile d’un élève commencent par corriger seulement en paroles, indiquant, expliquant ce qu’il eût fallu faire, puis qui peu à peu s’emparent du pinceau, saisissent la palette et finissent la leçon en disant : Regardez, tâchez de faire comme moi!
Au bout de quelques séances, tout Pindare n’était pas traduit, mais il était comme ébauché dans ses parties principales. Pas un fragment notable, pas un hymne célèbre sur lequel, en passant, notre vaillant jouteur n’eût entamé la lutte. Ses confrères, comme on pense, l’excitaient à l’envi, sachant bien qu’une fois à moitié du chemin, il irait jusqu’au bout. Peut-être même espéraient-ils déjà qu’après la traduction viendrait le commentaire. Et en effet que de choses à dire non-seulement sur Pindare, sur ses vers, sur son temps, sur ses rivaux de gloire, mais sur la poésie lyrique elle-même! A quelles conditions se produit-elle en ce monde? quelle en est l’essence et l’origine? Est-elle de tous les temps et de tous les climats? tous les états de société peuvent-ils lui donner naissance? N’est-il pas chez les peuples certain degré d’élévation morale et religieuse au-dessous duquel elle ne fleurit pas ? Quels furent ses triomphes, ses chutes, ses renaissances? Quelle est son histoire en un mot, et quel peut être son avenir? Autant de questions qui se pressent et s’enchaînent dès qu’on jette les yeux sur ces chants immortels.
C’est ainsi que sans l’avoir voulu, entraîné, subjugué par l’ascendant fortuit d’un sujet admirable, M. Villemain s’est dévoué à nous traduire Pindare, et comme préambule nous donne le tableau le plus vaste et le plus animé, la plus heureuse page de critique et d’histoire que sa plume ait jamais tracée.
Cette introduction seule est déjà sous nos yeux; la traduction suivra de près, mais à quelque intervalle. Il était bon de lui frayer la route, de préparer les esprits, d’éveiller l’attention et la curiosité par l’attrait d’un brillant frontispice. Le génie de ce grand poète est chez nous dans un tel abandon ! C’est une réparation que M. Villemain lui prépare. Aussi gourmande-t-il notre longue tiédeur. Boileau lui-même, dit-il, tout en rompant en l’honneur de Pindare des lances contre Perrault, le connaissait-il bien ? le goûtait-il vraiment ? l’admirait-il autrement qu’en paroles, autrement que de parti-pris et par dévote fidélité au culte des anciens ? l’avait-il même lu tout entier ? En citant seulement quatre vers des Isthmiques, n’aurait-il pas clos la bouche à Perrault, et vidé sans débat une de leurs querelles sur Homère ? Ces quatre vers, et bien d’autres peut-être, lui avaient donc échappé ? Et quelle meilleure preuve d’une imparfaite intelligence de cette haute poésie que l’innocente bonne foi avec laquelle il s’imagine avoir imité Pindare dans son ode sur la prise de Namur ? Quant à Voltaire, c’est autre chose : il ne prend pas la peine de simuler l’admiration, et ne voit dans le grand lyrique, dans cet inintelligible et boursouflé Thébain, comme il l’appelle, qu’un chantre de combats à coups de poing, premier violon du roi de Sicile. M. Villemain n’a donc pas tort, nous devons à Pindare une réparation.
Mais d’où vient que nous l’avons ainsi négligé et presque méconnu ? Je mets de côté Voltaire ; son siècle et lui se sont moqués de tant de nobles choses que ce serait merveille s’ils avaient pris Pindare au sérieux. Je ne m’étonne que du XVIIe siècle restant froid, réservé, insensible à ce genre de beautés. Est-il donc dans l’antiquité un plus grand nom que le nom de Pindare ? Sa gloire, dans le monde ancien, ne s’est-elle pas perpétuée d’âge en âge, toujours incontestée et toujours renaissante ? À Rome aussi bien qu’à Athènes, il marche au même rang qu’Homère ; Horace est à genoux devant lui, et non pas en flatteur, comme devant Auguste et Mécène, mais en disciple sincère et convaincu. Comment, encore un coup, nos lettrés du grand siècle, accoutumés à tenir compte des jugemens de l’antiquité, à modeler leurs goûts sur son exemple, ont-ils passé devant cette figure de Pindare sans lui donner un regard, sans lui brûler un grain d’encens ? Je reconnais que l’abbé Massieu, Lamothe-Houdard, et autres de même taille, l’ont honoré de leurs imitations et de leurs paraphrases ; mais nos vrais écrivains, nos vrais poètes, quel hommage lui ont-ils rendu, quels emprunts lui ont-ils faits ? Les Olympiques, les Pythiques, les Isthmiques, les Néméennes, ces quatre grands débris, incomplets, mutilés, mais splendides encore, pour eux ne sont que d’incultes ruines qu’ils ont à peine parcourues sans y rien admirer, sans en rien retenir : étrange indifférence !
Était-ce donc la grandeur de l’hymne, l’audace du dithyrambe, l’accent lyrique, en un mot, que nous étions alors hors d’état de comprendre? Mais, dans ce même siècle, les plus sublimes des lyriques, les prophètes de la sainte Écriture, n’étaient-ils pas admirés et compris? Malherbe, Corneille, Racine, n’en ont-ils pas sondé les effrayantes profondeurs et reproduit le merveilleux langage? Ce n’est donc ni l’ampleur, ni la témérité, ni l’exagération lyrique qui nous ont rebutés dans le poète thébain. M. Villemain suppose même que c’est ce lyrisme sacré, si bien traduit alors et en si grande estime, qui a comme étouffé le lyrisme païen. C’est Moïse, dit-il, c’est Isaïe, David, tout le chœur des prophètes, qui ont fait tort à Pindare. L’esprit des Psaumes nous a comme distraits et détournés de l’esprit des Pythiques.
J’admets l’explication, et cependant, si grand que fût alors l’empire de la poésie hébraïque et chrétienne, cet empire était-il absolu? Ceux de nos poètes qui l’ont le mieux interprétée n’ont-ils obéi qu’à elle? n’ont-ils pas maintes fois cherché l’inspiration ailleurs que dans la Bible, puisé à d’autres sources, à des sources profanes? L’auteur de Polyeucte n’a-t-il pas fait Psyché, et Racine n’a-t-il fait qu’Athalie? La question reste donc entière. De tous les grands modèles consacrés par l’antiquité et par elle transmis à nos respects, de tous les poètes grecs dont nous possédons des chefs-d’œuvre, Pindare est presque le seul dont le XVIIe siècle ne se soit point épris et qu’il ait délaissé sans honneurs et sans interprète. Pourquoi cette exception, et que lui manquait-il? Il lui manquait, faut-il le dire? d’être né quelques olympiades moins tôt, ou d’être, comme Homère, enfant de l’Ionie.
Archaïque et dorien, dorien d’esprit et de cœur encore plus que de dialecte, voilà ses deux méfaits. C’est par là qu’il ne peut s’entendre avec le XVIIe siècle, pour qui l’antiquité grecque commence à peine à Périclès, et qui n’accepte Homère, le vieil Homère, qu’en faveur du génie sans rudesse et des instincts civilisés et dramatiques qui sont le privilège naturel de sa race.
Ainsi ce n’est point à Pindare en particulier qu’on a chez nous tenu rigueur. Ce que nous avons négligé, mal compris, ce n’est pas son génie, c’est le génie de l’antiquité grecque elle-même dans sa manifestation la plus haute et la plus sévère, dans sa grandeur, dans sa force, dans sa liberté primitive, avec ses irrégularités apparentes, ses formes abruptes et heurtées, ses grands traits sans détails et presque sans nuances. Voilà, selon moi, l’excuse de notre longue insouciance. Pour sentir et comprendre Pindare, il nous manquait la clé non-seulement de ses propres beautés, mais de tout un ensemble d’idées, de sentimens, de contours et de formes dont il est un des représentans les plus persévérans et les plus insoumis. Tout se lie, tout se tient, architecture et poésie. Combien voilà-t-il de temps que nos yeux se sont accoutumés à la majestueuse rudesse du véritable ordre dorique? Que d’hésitations, que de tâtonnemens avant d’en venir là! Ce proéminent chapiteau ombrageant de son vaste tailloir un coussinet rustique au galbe épais, fuyant et aplati, ces cannelures aiguës, ce fût conique descendant jusqu’au sol sans base ni talon, sans cothurne ni sandale, depuis quand sentons-nous que c’est là de l’art grec et de la vraie beauté? L’ordre dorique promulgué par Vitruve, tel que sur sa parole on l’enseigne en Europe depuis plus de trois siècles, a-t-il la moindre ressemblance avec celui-là? Support banal, maigre colonne, chapiteau froid et effacé, tailloir timide et sans saillie, traduction romaine, en un mot, d’un admirable texte grec, tout est amoindri, tronqué, défiguré dans le dorique de Vitruve, et pourtant, quand Vitruve écrivait, les grands modèles étaient debout. Depuis Pœstum et Sélinonte jusqu’au fond de la mer Egée, on n’avait qu’à choisir. Tout le sol hellénique était encore couvert des types du dorique véritable. Vitruve n’en dit rien. Pas un mot de ces vieux chefs-d’œuvre, pas même du plus jeune, du plus brillant de tous, du Parthénon; il n’a pas l’air de savoir qu’il existe. En revanche, il soutient doctement que l’ordre dorique est impropre à la construction des temples, que les anciens l’ont ainsi reconnu, et que depuis longtemps la mode en est passée[1]. Les anciens! qu’entend-il parla? Le voilà donc qui rejette Ictinus par-delà les anciens, dans les temps à demi barbares ! Les anciens, pour Vitruve, ce sont les Grecs d’Alexandrie, les architectes des Ptolémées! Il place l’âge d’or en pleine décadence. Or c’est lui, notez bien, c’est lui seul qui a fait notre éducation ; les secrets du grand art de bâtir ne nous sont venus que par lui. De là notre tardive intelligence de l’antiquité véritable, surtout de l’antiquité grecque.
Tant qu’il s’agit de l’art romain, Vitruve est un témoin fidèle, il est sur son terrain; il parle de ce qu’il sait, ou s’il se trompe, les monumens sont là, à notre porte, on peut toujours le contredire. On le pouvait, comme aujourd’hui, au XVIIe siècle, même au XVIe et au XVe car l’Italie nous fut toujours ouverte, tandis qu’en Grèce on n’y pénètre que depuis hier. Les Turcs en prirent la clé tout juste à partir du jour où apparurent en Occident les premières lueurs d’amour et de respect pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Vitruve, grâce aux Turcs, devint donc un oracle, sa soi-disant architecture grecque fut acceptée sans conteste. Qui l’aurait contrôlée? Qui aurait pu prévoir qu’un jour, en parcourant la Grèce, nous verrions ce législateur, neuf fois sur dix, démenti par les monumens ? Homme de science et architecte, placé pour tout bien voir, froid, sensé, méthodique, comment son témoignage n’aurait-il pas fait foi ? Il fut cru sur parole, et pendant trois cents ans, au lieu d’un art plein d’imprévu, d’audace et de liberté, respectant, il est vrai, certaines grandes lois éternelles, mais n’enchaînant jamais l’imagination, il nous fit accueillir et cultiver dans nos écoles, sous ce grand nom d’architecture grecque, un système à la fois timide et inflexible, où de nobles et sages préceptes semblent comme enfouis sous de mesquines prescriptions.
Eh bien ! la poésie grecque n’a-t-elle pas eu ses Vitruves aussi? non pas faute de monumens, car ici ce n’est plus ni de pierre ni de marbre qu’il s’agit. Les manuscrits ne tiennent point au sol, ils pouvaient fuir, échapper aux barbares, et nous en recueillîmes d’admirables débris. La main des copistes d’abord, bientôt après l’imprimerie les multiplièrent par milliers, puis d’érudits interprètes se chargèrent de les mettre à la portée de tous. On devait espérer que le génie des Grecs serait chez nous plus heureux en poésie qu’en architecture, que nous saurions comprendre non pas seulement leurs vers, mais leur manière de les sentir, accepter leurs jugemens, adopter leurs préférences et respecter la hiérarchie de leurs admirations. Il n’en fut rien. Nous admirâmes, mais tout autrement qu’eux. Cette impartialité qui nous fait aujourd’hui comme sortir de nous-mêmes pour juger une ancienne œuvre d’art, cette façon de franchir les siècles, de nous unir à l’artiste, de partager pour un moment ses passions, ses préjugés, même son ignorance, c’est quelque chose de tout à fait moderne. Nos pères n’ont rien connu de tel; ils ne prenaient pas tant de peine. Dans la poésie grecque, ils ne virent, ils n’admirèrent sincèrement que ce qui se rapprochait plus ou moins de leurs propres idées, de leurs goûts, de leurs habitudes. Une heureuse et savante expression de sentimens à peine antiques, c’est-à-dire de ces sentimens qui sont de tous les temps et de tous les climats, révélations vivantes, mais générales, de la nature humaine, fonds commun obligé de toute poésie, voilà ce qui les charma, ce qui leur sembla la véritable gloire de la lyre hellénique. Tout ce qui s’écartait au contraire de cette perfection tempérée, de ces beautés un peu banales, tout ce qui laissait voir un aspect insolite, un certain air d’audace, certains angles aigus et fièrement taillés, leur devint un sujet de trouble et de scandale; c’étaient pour eux les grossiers rudimens d’un art à son enfance, et comme on dissimule les fautes d’un ami, ils cherchèrent à n’en rien laisser voir. Aussi quel soin chez les traducteurs à cacher ces aspérités, tantôt sous d’amples paraphrases, tantôt avec la lime, en retranchant et en arrondissant!
Ainsi, en poésie comme en architecture, comme en tous les arts du dessin, la véritable Grèce et ses primitives beautés ne furent chez nous, dans les trois derniers siècles, qu’imparfaitement comprises. Si à Rome, du temps d’Auguste, on ne comprenait plus l’esprit du Parthénon, s’il semblait suranné, hors de mode; si les raffinemens de la critique alexandrine avaient faussé le goût même en architecture, et substitué au véritable art grec un art de convention, comment en France, sous Louis XIV, vouliez-vous que Pindare fût encore en faveur? Le meilleur helléniste n’y voyait que du feu. Racine assurément savait le grec autant qu’homme de France; il le savait en érudit et le devinait en poète; Athénien lui-même en quelque sorte, passant sa vie au théâtre d’Athènes, qu’a-t-il vraiment compris de ces trois grands tragiques, et qu’a-t-il pu leur emprunter? Quelques scènes, quelques passages, et encore au moins Grec, au moins ancien des trois. Celui-là même, cet Euripide, son inspirateur, son poète, dès qu’il s’écarte un peu du cercle des idées communes à tout le genre humain pour rentrer franchement sur son sol hellénique, dès qu’il s’adresse aux passions, aux souvenirs, aux préjugés de ses concitoyens et fait luire sur ses personnages les vrais rayons du ciel attique, aussitôt, on le sent, il déroute le génie de Racine, il échappe à sa pénétration. Ce n’est pas seulement par égard pour les courtisans et par peur des marquis que notre poète a, transformé et affadi son Hippolyte, c’est avant tout faute d’avoir senti, comme il savait sentir, à suave grandeur, l’héroïque pureté, l’idéal et mystérieux amour de l’Hippolyte d’Euripide. «Racine! s’écrie M. Villemain avec un doux reproche, comment n’avoir pas fait passer dans votre admirable langage cette belle et tendre invocation que le jeune héros, à son entrée en scène, au milieu de ses joyeux amis, adresse à Diane, à sa déesse favorite, à sa reine chérie? Pourquoi ce discours d’un gouverneur de prince, au lieu du souvenir de cette invisible et divine maîtresse, dont l’innocent Hippolyte croit entendre la voix dans le silence des forêts? » On le voit donc, même chez Euripide, il y a des traits d’une simplicité encore trop primitive pour être savourés par Racine, des beautés devant lesquelles il passe sans qu’elles se révèlent à lui; qu’était-ce donc chez Sophocle, ce peintre de caractères, ce poêle citoyen, dont tous les vers sont des médailles frappées au vrai coin de la Grèce? Et quant au vieil Eschyle, au religieux et lyrique Eschyle, Racine a soin de nous l’apprendre, il n’essayait pas même de l’entendre, et des sept tragédies, seul débris de cette immense gloire, il ne pouvait lire sans fatigue que quelques scènes tout au plus, les premières scènes des Choéphores. Saumaise allait plus loin : l’intrépide savant, qui ne reculait guère devant les textes épineux, déclarait que pour lui Eschyle, d’un bout à l’autre, était inintelligible.
Or Eschyle et Pindare sont deux contemporains, et le moins accessible des deux n’est à coup sûr pas Eschyle. Bien que lyrique aussi, il a cet avantage qu’il écrit pour la scène, que sa poésie est dialoguée et s’appuie sur un drame. Toute action dramatique, même lente et presque immobile, est pour l’esprit un jalon conducteur, tandis que rien ne nous égare comme les brusques saillies, les bonds irréguliers de l’ode et du dithyrambe. Voilà donc pour le XVIIe siècle la véritable excuse : il ne pouvait goûter Pindare lorsque ses érudits et ses poètes renonçaient à comprendre Eschyle.
Mais d’où vient qu’aujourd’hui, sans avoir le génie de Racine, sans savoir le grec comme lui, sans même être un Saumaise, on peut entendre Eschyle, le sentir, l’admirer, ne pas lire seulement le début de ses Choéphores, mais son Orestie tout entière, ses Perses, ses Suppliantes, même son Prométhée, se complaire à sa poésie, en être ému, en contempler avec respect les colossales proportions, les audacieux profils et la décoration si pure, quoique massive et taillée à grands traits? D’où vient que ce genre de beautés n’est plus une énigme pour nous? Et je ne parle pas, notez bien, de quelques esprits d’élite pour qui le soleil brille quand les nuées couvrent la terre; j’excepte même quiconque a déjà lu deux merveilleux chapitres de l’Essai sur Pindare, où M. Villemain évoque en traits de flamme et illumine de ses magiques traductions ce mystérieux génie, « Eschyle, le grand Eschyle. » Je récuse ces deux chapitres, par excès d’impartialité, comme on doit faire de toute séduction par trop irrésistible. Je parle seulement du public tel qu’il est, livré à ses propres lumières, et je dis qu’aujourd’hui quiconque par hasard lit encore les tragiques se garde bien, si respectueux qu’il soit pour Euripide et pour Sophocle, de marchander la gloire au vieil Eschyle. Je dis que cette suprématie, dont jamais dans l’antiquité l’ancien roi de la scène ne fut complètement déchu, même après les victoires de ses jeunes rivaux, cette suprématie, qui nous semblait inexplicable, presque absurde, il n’y a pas quarante ans, aujourd’hui n’étonne plus personne, et s’il y avait une palme à donner, s’il fallait faire un choix entre ces trois génies, l’ombre d’Aristophane en bondirait de joie : ce serait à coup sûr son poète vénéré, ce serait Eschyle et avec lui la grande poésie, l’art simple, religieux et vraiment créateur, qui chez nous aujourd’hui obtiendrait la couronne. D’où vient, je le répète, cette métamorphose? Un voile s’est-il donc déchiré? ou bien sommes-nous plus simples dans nos goûts, de mœurs plus primitives, plus grands, plus généreux que nos pères? Il est permis d’en douter. Tout en valant mieux qu’eux peut-être au moins par certains côtés, ce n’est pas notre grandeur morale, ce n’est pas l’état de nos âmes qui nous aide à comprendre Eschyle. Est-ce la politique, le spectacle auquel nous assistons depuis deux tiers de siècle? Il faut le reconnaître, tous ces bouleversemens du monde, ces immenses triomphes, ces immenses revers accoutument l’esprit aux fortes émotions, aux plaisirs grandioses, et c’est aussi comme un enseignement pour pénétrer dans cette austère poésie que d’avoir quelquefois éprouvé par nous-mêmes certains grands sentimens dont elle est animée. Les mâles dévouemens, les civiques vertus, les patriotiques ardeurs des contemporains de Miltiade n’étaient que lettre morte, rhétorique, abstractions devant un trône absolu, tandis que depuis soixante ans, dans nos alternatives de liberté et de servitude, nous en avons par intervalle senti la réalité. Mais ni la politique, ni le patriotisme, ni même des causes plus directes, les progrès incessans de l’histoire et de l’ethnographie, n’auraient suffi à faire éclore cette nouvelle intelligence de l’antique poésie grecque sans une autre influence, sans quelque chose de plus révélateur, quelque chose qui parlât aux yeux. Je vais révolter peut-être certains amis des lettres qui s’offensent à l’idée qu’en aucun cas des formes, des figures, des signes matériels, les arts du dessin en un mot, soient pour elles des truchemans nécessaires, des commentaires vivifians. Rien n’est plus vrai pourtant.
Supposez en 1828 les Turcs vainqueurs à Navarin et la Grèce depuis trente-deux ans close et murée comme autrefois ; les beautés et le vrai caractère de l’archaïsme grec seraient encore à l’état de problème, soyez-en sûrs, aussi bien en poésie qu’en sculpture et en architecture. La délivrance de ce petit coin de terre a produit plus d’effet dans le monde des arts qu’on ne le croit communément. C’est la contre-partie du désastre de 1453. L’erreur où nous avait jetés la confiscation de la Grèce, l’affranchissement de 1828 nous en a délivrés. Il a fait justice à la fois et de la barbarie musulmane et du faux hellénisme, de l’hellénisme alexandrin et de sa contrefaçon romaine. Ce n’est pas seulement la flotte du sultan, c’est l’autorité de Vitruve (en ce qui touche à la Grèce) qui a sombré à Navarin. Un changement à vue, une lumière soudaine nous a fait voir le véritable art grec, l’art des grands siècles, chez lui, sur son propre sol, mutilé, en ruines, mais pur, sans alliage, non travesti, non commenté.
Il y avait trois cents ans que l’Europe artiste et savante croyait en être en possession : il lui a bien fallu confesser sa méprise. Déjà même pendant le dernier siècle son instinct l’avait avertie qu’elle faisait fausse route, que Vitruve l’avait fourvoyée. Aussi, dès cette époque, que de travaux, que de recherches pour découvrir ce précieux mystère, le véritable art grec ! Pendant qu’à la surface les Boucher, les Vanloo semblent tout diriger, qu’on ne jure que par eux, qu’on ne connaît d’autre idéal qu’un voluptueux caprice, l’érudition travaille et complote en silence un retour à l’antiquité, et non pas à cette antiquité de formes indécises, aux vêtemens flottans, ni grecque ni romaine, comme l’entendait Lebrun, mais à une antiquité nouvelle, sévère de lignes et de costume, une pure antiquité grecque. D’heureuses découvertes secondaient l’entreprise : des villes entières venaient d’être trouvées sous les scories d’un volcan, villes italo-grecques par malheur, et non franchement hellènes ; n’importe, c’étaient de précieux indices, des élémens nouveaux, assez pour bâtir un système, pour parler aux imaginations ; assez pour rêver la Grèce, pas assez pour la retrouver.
Telle est en effet l’impuissance de tout effort spéculatif en semblable matière, l’insurmontable difficulté de retrouver par la pensée des lignes et des contours sans le secours des yeux, que les chefs de ce mouvement rénovateur, tous, à des degrés divers, habiles, savans, ingénieux, pleins de patience et d’ardeur, quelques-uns même de génie, je cite seulement Caylus, Barthélémy, Winckelmann, faute de posséder et de pouvoir connaître les fondemens véritables de l’art qu’ils prétendaient ressusciter, réduits à l’inventer d’après des données incomplètes et d’insuffisans témoignages, qu’ont-ils pu faire ? Qu’ont-ils imaginé ? À quel art grec nous ont-ils conduits ? À celui dont David fut l’éditeur et non le père, qu’il accepta tout fait de leur science, et écrivit sous leur dictée de son puissant pinceau.
Ils avaient voulu fuir l’influence romaine, se dégager de l’esprit de Vitruve, qui pesait sur Lebrun, et chercher jusque dans l’archaïsme un remède à la décadence ; ils réussirent à éviter l’épaisseur, la lourdeur, l’indécision des lignes, mais tombèrent dans la sécheresse, la maigreur et l’aridité. Système étrange qui supprimait la vie par peur de ses excès ! Sa nouveauté, son exagération même assurèrent son triomphe : il fut accueilli d’abord presque avec fanatisme, puis délaissé, et finit par s’éteindre dans une sorte de léthargie, parce qu’en effet c’était la mort que cette prétendue pureté.
À peine était-il tombé que bientôt nous apprîmes, presque sans y penser, sans effort de génie, sans nouveau Winckelmann, quelle était la véritable loi, la condition première de cet art si longtemps poursuivi. C’était tout simplement la vie, la vie dans sa juste mesure, en parfait équilibre avec l’ordre et la règle, mais avant tout la vie, si bien que toute œuvre d’art d’où la vie est absente, quels que soient d’ailleurs sa structure, ses formes et ses traits, n’est grecque que de nom ou n’est pas des beaux temps de la Grèce, on peut l’affirmer à coup sûr. Qui nous avait révélé cette loi? Je ne sais; mais l’évidence n’en fut bien établie et ne devint incontestable que vers le temps et comme à la suite de notre expédition de Morée. Déjà pourtant, huit ou dix ans plus tôt, on en avait comme aperçu les premières lueurs. Des marbres incomparables, tels que n’en possédait aucun musée d’Europe, apparurent tout à coup à Londres et à Paris : c’étaient des sculptures arrachées au Parthénon lui-même; c’était une statue, moins violemment acquise, de moins illustre origine, mais de style analogue, notre Vénus de Milo. Se rappelle-t-on bien l’étonnement, le trouble où ces chefs-d’œuvre jetèrent les esprits? Ce type de beauté contrariait toutes nos traditions. Ce n’était ni la raideur de David ni la molle ampleur de Lebrun; un accord imprévu des dons les plus contraires, un incompréhensible mélange d’idéal et de réalité, d’élégance et de force, de noblesse et de naturel, confondaient notre jugement. Le propre des vrais chefs-d’œuvre est de causer ces sortes de surprise. Ils nous prennent au dépourvu, nous troublent dans la routine de nos admirations; puis bientôt leur ascendant triomphe, ils s’emparent de nous et tournent à leur profit notre penchant à l’habitude : alors ils nous font voir sous un aspect nouveau, ils font descendre à un rang secondaire tout ce qui régnait avant eux. C’est ainsi que les marbres d’Elgin et la Vénus de Milo, une fois acceptés et compris, détrônèrent peu à peu nos chefs-d’œuvre de prédilection, non qu’il y eût chez ceux-ci la moindre déchéance, mais, comparés à ces nouveau-venus, ils étaient de moins haute naissance et n’avaient plus de droits au premier rang.
Ainsi nos vrais initiateurs, avant même l’affranchissement de la Grèce, ce furent ces marbres merveilleux ; mais notre éducation ne s’acheva réellement, nos idées et nos théories ne furent complètement redressées que par l’exploration fréquente de cette terre devenue libre et par l’étude des débris qui la couvraient encore. Lorsqu’il fut bien prouvé que de pareils chefs-d’œuvre ne venaient pas d’un hasard isolé, que partout où s’était conservé un fragment authentique des grands siècles de l’art on rencontrait ce même style, puissant et souple, majestueux et vivant; lorsqu’on apprit qu’à cette statuaire s’associait partout une imposante architecture, faite à sa taille et animée du même esprit, que cette architecture avait pour supports naturels, pour membres nécessaires, ces robustes colonnes, ces rustiques chapiteaux qui, la première fois qu’on les vit à Pœstum, dans le siècle dernier, parurent si étranges qu’on les prit pour une création locale et fortuite, une œuvre déréglée de cyclopes ou de géans, et que pendant longtemps on en fit comme un ordre à part sous le nom d’ordre de Pœstum ; lorsqu’il fut avéré enfin que cet ordre insolite et soi-disant inculte était en Grèce d’usage universel, l’ordre par excellence, avant et y compris le siècle de Périclès, il fallut bien en prendre son parti et concevoir l’art grec sous un jour tout nouveau, c’est-à-dire reléguer à la seconde place les perfections inanimées, les lignes déliées et subtiles, et ne donner le premier rang qu’à la mâle énergie et à l’antique simplicité.
Et l’on voudrait que cette vérité, une fois acquise à la critique, n’eût jeté ses rayons que sur les arts plastiques, sans que sur la poésie il en tombât quelques reflets? N’allez pas jusqu’en Grèce, passez deux heures au British Museum, dans cette grande salle tapissée tout entière des dépouilles d’Athènes; suivez des yeux cette bruyante cavalcade, cette procession majestueuse et vivante; contemplez ces colosses dont les poitrines mutilées respirent et se soulèvent sous leurs diaphanes draperies, et en regard de cette statuaire, comme pour en donner l’échelle et mettre tout à son plan, ce fût tronqué de colonne dorique portant son immense chapiteau; laissez-vous pénétrer de l’esprit de ces formes, et dites-nous si vous éprouvez là cette froideur un peu pédante, ce je ne sais quoi d’abstrait et d’artificiel qui, plus ou moins, vous saisit malgré vous dans ces salles d’antiques de presque tous les musées d’Europe, où quelques vrais chefs-d’œuvre se mêlent trop souvent aux produits équivoques des siècles d’imitation! N’est-ce pas autre chose? Si peu que vous ayez de poésie grecque dans la mémoire, vous la sentez s’illuminer; certains éclairs d’analogie s’échappent de ces marbres et vont donner un sens aux mots, aux phrases qui vous étaient impénétrables; ce que ni dictionnaire, ni glose, ni grammaire ne vous pourraient apprendre, ces sculptures vous le disent. Elles vous forcent à concevoir des hommes à leur image, à prêter à ces hommes leurs véritables mœurs et leurs vrais sentimens; vous avez devant vous non pas un art imitateur, une convention savante, non pas même la nature dans le sens général du mot, mais l’antiquité grecque elle-même, la grande et primitive antiquité, qui vous parle sa noble langue. Voilà ce qu’aujourd’hui il est donné à tous de voir et de connaître, et c’est pourquoi, tout pygmées que nous sommes, nous pouvons désormais comprendre ce qui ne fut si longtemps qu’énigmes et que nuages pour de plus grands que nous.
On le voit donc, l’heure est venue de donner à Pindare cette réparation que M. Villemain lui prépare. Plus d’obstacles préjudiciels, s’il est permis de parler ainsi. Avec notre façon nouvelle de comprendre l’antiquité, quelles préventions, quels préjugés nous reste-t-il contre Pindare? La place est nette; le vieux poète, le vieux dorien peut prendre la parole : il n’excitera pas chez nous, comme autrefois dans son pays, des transports d’enthousiasme, un délire populaire, mais il n’essuiera plus ni le dédain ni même l’indifférence. Le mérite de notre temps, qui n’aime au fond que le plaisir, et se soucie fort peu du beau, c’est de permettre au moins qu’on l’admire. Il ne s’offense pas qu’on ait le goût plus haut placé que lui, et tolère, tout en n’en usant pas, les bons exemples qu’on lui donne. Ainsi l’ordre dorique n’est assurément pas du goût de tout le monde, mais personne ne s’aviserait plus de l’appeler barbare. Il en sera de même pour Pindare : les vrais adorateurs, grâce à son interprète, ne lui manqueront pas, et de plus, dans la foule elle-même, il trouvera certain respect. On lui épargnera les querelles vulgaires sans cesse répétées jusqu’ici, ces éternels reproches de monotonie et de disproportion entre le luxe de ses épisodes et la stérilité de ses sujets : critique superficielle qui se méprend sur l’œuvre qu’elle prétend juger, mêle et confond les temps aussi bien que les lieux, et ne s’aperçoit pas que ce qu’elle reproche à Pindare, c’est en réalité de ne pas ressembler à Horace, de n’être pas lyrique de la même façon, varié dans ses formes, délicat, tempéré, élégamment sceptique et voluptueux. Sans doute il faut aimer Horace, en faire nos délices; mais permettons à Pindare de comprendre autrement son art et sa mission. La monotonie de Pindare, c’est sa grandeur. Autant vaudrait reprocher au psalmiste d’invoquer Dieu sans cesse, de toujours reproduire ces mêmes grandes idées qui marchent et se suivent comme les flots de la mer, toujours semblables et toujours variées par une inépuisable fécondité d’images. C’est là ce qu’on appelle la monotonie de Pindare. Lui aussi, il invoque ses dieux, il leur parle sans cesse, non pas, comme le poète de Tibur, quand la cadence le commande, pour bien commencer sa strophe ou pour la bien finir, mais quand la foi l’ordonne. Oublie-t-on qu’il n’est pas poète dans le sens moderne de ce mot, mais poète et prêtre tout ensemble, prêtre de Delphes et d’Apollon? Les vers pour lui sont des prédications, un ministère, un sacerdoce. Et quant aux épisodes qui semblent dominer et même étouffer ses sujets, quoi d’étonnant? Ses vrais sujets, ce sont ses épisodes. Ce jeune athlète dont il célèbre la victoire, dont il dira brièvement l’agilité, la vigueur, le courage, qu’est-il pour lui? Un prétexte à chanter de plus nobles et de plus grandes choses. Il n’eut jamais dessein de raconter sa vie, de faire un poème en son honneur. Ce que vous prenez pour son sujet n’est autre chose qu’un prélude. Pendant qu’il accorde sa lyre, assis à ce foyer, dans cette fête domestique, en trois ou quatre vers il salue le vainqueur, il réjouit son vieux père, ses amis, et la cité qui le vit naître. Cela dit, s’il s’arrête, s’il prend son vol, ce n’est pas qu’il s’égare, c’est qu’il marche à son but. Ce but est d’honorer la sagesse des dieux, de célébrer le respect des ancêtres, de fortifier les cœurs, de graver dans les âmes l’enthousiasme de la vertu, de faire des citoyens, de préparer pour la patrie d’héroïques défenseurs.
Culte des dieux, culte de la patrie, voilà la poésie de Pindare. L’homme, la personne humaine, n’en est point le sujet, et n’y joue que le moindre rôle. Pindare ne serait pas dorien s’il voyait autre chose dans ses concitoyens qu’un peuple, un corps de nation. Il ne comprend, il ne peint les hommes et les choses que de haut et d’ensemble. Il plane sur la terre et ne l’habite pas. Point de peintures individuelles, encore moins de peintures fictives. Sa muse, c’est avant tout la vérité, l’austère et pure vérité. On sent qu’il est impropre, comme toute sa race, aux fictions du théâtre, et que sa gravité religieuse ne saurait se plier même au genre de mensonge le plus innocent de tous. Aussi M. Villemain s’attache avec raison à réfuter l’étrange erreur du compilateur Suidas, qui, pour donner sans doute plus grande idée du poète thébain, s’avise de lui attribuer je ne sais combien de tragédies. Personne, depuis deux mille ans, n’en a vu un seul vers, ni même entendu parler; mais ce qui, mieux encore que ce silence de toute l’antiquité, donne à Suidas un démenti, c’est l’œuvre même de Pindare, ce qui nous est connu, ce qui nous reste de son génie.
Or, il faut bien le dire, ce n’est pas un médiocre obstacle pour réussir chez nous que ce génie dorique, cette inflexible austérité. Nous sommes Ioniens et le serons toujours. Nous voulons bien suivre un poète dans ses élans les plus audacieux, aussi haut qu’il lui plaît de monter, mais à la condition de trouver dans ses vers, sinon l’intérêt du drame, du moins quelque chose d’humain. L’archaïque sublimité de Pindare, sa soi-disant monotonie, l’ampleur de ses épisodes, ses digressions philosophiques, patriotiques et religieuses, rien de tout cela ne m’effraierait, si çà et là je le voyais descendre jusqu’à l’émotion dramatique. J’entends par là non pas la scène, le théâtre; j’entends certains combats de l’âme que, même en dehors du drame, le poète peut toujours exprimer. Mais Pindare ne transige pas, il n’est pas lyrique à demi. Le vrai, le grand lyrisme est presque impersonnel, c’est-à-dire anti-dramatique. Pindare, même à Athènes, même à la cour d’un roi, n’introduira pas dans ses chants cette émotion cachée et communicative que se permet Eschyle, son vieil émule, comme lui religieux, mais non pas dorien. Ce n’est point, à coup sûr, par le jeu de la scène, par l’artifice du théâtre, qu’Eschyle nous ébranle : son art, à lui, est aussi du lyrisme, mais un lyrisme qui daigne parler des hommes, qui s’intéresse à leurs misères, et qui tout à la fois les touche et les exalte. Aussi, pour sentir Eschyle, pour en pénétrer les beautés, les mystères, il ne fallait que nous débarrasser de nos modernes préjugés, prendre une idée plus large, un sentiment plus vrai de l’antiquité grecque, tandis que pour Pindare peut-être faudrait-il quelque chose de plus. Il faudrait devenir presque doriens nous-mêmes, c’est-à-dire concevoir le rôle de l’homme en ce monde, la discipline humaine, comme on les comprenait à Thèbes et à Lacédémone.
Si du moins nous pouvions restituer à Pindare un élément de ses anciens triomphes, un auxiliaire inséparable dont aujourd’hui on oublie trop l’absence, qui lui rendit pourtant plus d’un service à Olympie, et qui, pour électriser les âmes, n’était pas de moindre puissance que l’émotion dramatique, la musique, compagne et soutien nécessaires de ces vers qu’aujourd’hui nous ne pouvons que lire ! Par malheur, il est plus que douteux que jamais on découvre, sous quelque ville en cendres, le secret de cet art perdu, de cet art pour nous incompréhensible, la musique des Grecs ! En attendant, qui oserait nous dire jusqu’à quel point cette mutilation n’a point atteint et affaibli la poésie elle-même ? S’il fallait en juger par l’étrange faiblesse où sont réduits chez nous les vers écrits pour la musique quand par hasard il leur arrive d’être lus et non pas chantés, nous n’estimerions pas à moins de cent pour cent la perte de Pindare dans ce désastre musical ; mais peut-être est-il juste de ne pas croire à une identité complète entre les grands lyriques de la Grèce et nos poètes d’opéras. La perte néanmoins doit être immense, incalculable. C’est un naufrage qui ne nous a laissé d’autre débris, d’autre consolation qu’une agréable métaphore. Nos poètes, en parlant, croient encore chanter, ils le disent du moins. La lyre ne sonne plus, mais son nom vit toujours.
À défaut du prestige de l’accompagnement musical, M. Villemain donne à son grand poète un autre auxiliaire, l’éblouissant secours de sa critique. Comme traducteur, il nous le montrera tel que le temps nous l’a légué, tel que les manuscrits nous le livrent, dans sa seule parole écrite ; comme critique, il lui rend autre chose, la vie, l’accent pour ainsi dire ; il ranime, il ressuscite sa puissance : c’est un équivalent de la musique. Et ne parlons pas de Pindare seulement : dans ce vaste tableau, dans cette histoire de la poésie lyrique, Pindare est bien la figure dominante, mais combien d’autres à qui l’âme et la parole sont également rendues ! Nous avons cité deux chapitres. les deux chapitres sur Eschyle, il les faudrait citer tous. Alcée, Sapho, Tyrtée, Stésichore, Empédocle, Simonide, quels précurseurs du sublime trouvère, quelle galerie de bardes inspirés! comme chacun d’eux s’avance à nous, franchement dessiné dans son allure et dans ses traits ! comme toutes ces figures se mêlent sans se confondre ! comme elles se détachent sur ce fond d’or de la mer lesbienne et des côtes d’Ionie! que de détails et quel ensemble! quel trésor de science et de mémoire ! quel art de rapprochemens et de contrastes ! quel don de tout comprendre et de tout faire voir ! Puis, quand la décadence se laisse pressentir, quand son règne est venu, quand elle étale à flots ses douteuses richesses, ses subtiles parures, quel tact à démêler le peu d’or qui lui reste, et à mettre à nu son faux goût ! Sortons-nous de la Grèce : quelle charmante peinture du lyrisme latin, quels francs éloges et quelles justes réserves ! Au début du livre aussi, que d’étendue, que de franchise dans ce coup d’œil sur le lyrisme de la Bible ! quel magnifique aveu de sa toute-puissance ! dans l’épilogue enfin, que de vérités sur la muse moderne, quelles prophéties sur le sort qui l’attend!
Ecrivain, professeur ou critique, jamais M. Villemain n’a senti de plus près la haute inspiration que dans cette étude savante et oratoire sur la poésie lyrique. Elevée jusqu’à cette puissance, la critique devient une œuvre d’art. C’est de la poésie que de tels jugemens, une poésie qui rend aux choses leur aspect, leurs formes, leur relief et leur couleur. Rien ne peut mieux donner le spectacle de la Grèce antique que cette façon hardie d’en évoquer l’esprit et la pensée, rien, pas même la vue de l’Elgin Saloon ou de la Vénus de Milo. Si, par impossible, ces marbres révélateurs venaient jamais à disparaître, en nous parlant de poésie et d’antiquité grecque, M. Villemain nous les ferait revivre.
L. VITET.
- ↑ « Nonnulli antiqui architecti negaverunt dorico genere ædes sacras oportere fieri... Quapropter antiqui evitare usi sunt in ædibus sacris doricæ symmetriæ rationem. » Vitruv., lib. IV, cap. 3.