Traduction par Fanny Mathot.
Paul Ollendorf (p. 27-47).

CHAPITRE II

Le premier voyage de Pierrot à Bruxelles fut rempli d’aventures étonnantes.

Mère Marie, très éveillée et très fraîche, le fit sortir avant le lever du jour. Elle retira de l’eau froide, dans laquelle elles se trouvaient depuis la veille, les cruches de cuivre luisantes remplies de lait crémeux et les essuya avec soin. Alors elle amena la charrette basse avec ses deux fortes roues et ses à-côtés inclinés en dehors, y disposa soigneusement les cruches et y mit encore un fromage rond et une motte de beurre. Luppe arriva lentement et mère Marie lui mit sa sangle et son collier auquel étaient attachées les rênes et le plaçant entre les brancards, releva vivement les traits.

Pierrot avait naturellement observé tout cela maintes fois auparavant, mais il fut un peu étonné quand mère Marie décrocha son propre harnais et le lui mit. Elle le conduisit à côté de Luppe et l’attela au brancard de gauche, passant les traits dans un anneau que Grand-Père avait vissé au devant de la charrette.

Immédiatement Pierrot comprit qu’il allait entrer dans la vie et, dans son impatience, il se mit à bondir et à se secouer. Luppe se tourna, lui mordit le bout de l’oreille en lui disant de ne pas faire le sot !

Alors mère Marie s’assura si les cruches étaient bien assujetties, épingla son petit châle sur sa poitrine et, assemblant les rênes, elle cria : « Hue Luppe ! Hue Pierrot ! » et les chiens trottèrent dehors dans la fraîcheur matinale, mère Marie marchant rapidement à côté de la charrette.

Après un moment, ils rencontrèrent une autre femme, sortant d’une allée avec une charrette à lait comme celle de mère Marie, et

ils cheminèrent tous ensemble, mère Marie et la femme causant et riant.

Pierrot essaya de lier connaissance avec l’autre chien, mais il se trouva que celui-ci était un être hargneux et Pierrot fut forcé de renoncer à son intention.

Quand le jour se leva, d’autres gens apparurent sur la route avec des chiens et des charrettes, des femmes et des hommes conduisant des fruits et des légumes frais.

Certains maraîchers avaient de plus grandes charrettes avec deux, ou même trois chiens, et quelques-uns d’entre eux, les paresseux, étaient assoupis dans leurs attelages.

La Chaussée de Waterloo allait directement vers le centre de Bruxelles, mais mère Marie et les autres laitières ne prirent pas cette route. À un moment donné, elles tournèrent par une rue de traverse et enfin arrivèrent à la large artère très mouvementée connue sous le nom d’Avenue Louise.

Les maisons apparurent plus rapprochées les unes des autres et il y avait plus d’animation dans les rues.

Pierrot n’avait jamais vu autant de monde et il trouvait tout cela si intéressant et si excitant qu’il fallut les efforts combinés de Luppe et de mère Marie pour le faire continuer à marcher devant lui.

Ils étaient partis le matin un peu avant quatre heures. Une heure et demie plus tard, Pierrot se trouva dans la ville elle-même, avec des maisons s’alignant de façon ininterrompue de chaque côté de la rue.

Le bruit était croissant aussi et Pierrot était heureux de trotter en sécurité avec son flanc droit touchant le brancard de Luppe.

Il aurait eu peur si ce n’avait été la rassurante présence de Luppe et de mère Marie qui ne paraissaient pas du tout troublés.

Arrivés au coin d’une rue qui traversait l’avenue, ils furent arrêtés par un agent de police à la moustache altière. Il portait un uniforme noir avec un galon d’argent au képi et avait au côté un sabre inquiétant. Derrière lui se trouvait une femme paraissant très alarmée à côté de son chien et de sa charrette, attendant jusqu’à ce que l’agent trouve le temps de l’emmener au bureau de police. Peut-être son lait n’était-il pas frais ou avait-il été baptisé ?

« Ho ! tranquille », commanda mère Marie, et les chiens s’arrêtèrent. Alors l’agent de police commença par inspecter les cruches de mère Marie et préleva un échantillon du lait. Il examina les chiens pour s’assurer qu’ils n’avaient pas de blessures, et les harnais, pour voir s’ils ne les gênaient pas et demanda à mère Marie de lui montrer le bol à boire et le morceau de natte pour coucher les chiens au repos.

Trouvant tout en ordre, car mère Marie était une laitière soigneuse, il leur permit de

passer, et vers six heures ils étaient prêts pour les affaires.

Mère Marie apporta à boire à Luppe et à Pierrot et leur donna à chacun un morceau de biscuit de chien ; puis après un petit repos ils commencèrent leur tournée.

Plusieurs des clients de mère Marie résidaient au quartier Louise où habitent beaucoup d’Anglais et elle paraissait y être très bien accueillie.

Quand le soleil darda plus fort, Pierrot trouva très agréable de se sentir à l’ombre des grands marronniers de l’Avenue Louise, pendant que mère Marie portait ses cruches luisantes dans les maisons.

Des voitures et des automobiles roulaient sans discontinuer et des gens en gaieté passaient sur les trottoirs, formant un cortège fascinant pour le divertissement de Pierrot. Quand il devenait remuant et cherchait à avancer sans mère Marie, Luppe qui ne perdait pas une occasion de se coucher et de se reposer, le retenait fermement. En somme Pierrot se conduisit très bien pour son premier voyage.

Et alors, il y avait aussi beaucoup, beaucoup d’autres chiens à regarder. Il n’était jamais venu à l’idée de Pierrot qu’il y eût autant de chiens sur la terre et il fut surpris de ne pas les voir plus turbulents.

Luppe, apparemment, ne faisait aucune attention à eux.

Plus remarquables étaient les grandes charrettes des marchands de volailles de Malines, et autres endroits éloignés, qui se réunissaient au marché couvert de la Rue Duquesnoy. À plusieurs de ces charrettes étaient attelés cinq grands chiens : un entre les brancards, et deux de chaque côté, parfois un sixième était sous la charrette avec ses traits accrochés à l’essieu. Ces marchands de volaille voyageaient la nuit (Malines étant situé à vingt-quatre kilomètres de Bruxelles), afin d’être de bonne heure au marché, et fréquemment ils s’endormaient sur leur charrette, laissant trotter les chiens sans les guider. Les intelligents animaux ne maintenaient pas seulement leur marche assurée en se pressant, mais apprenaient à éviter toutes les difficultés de la route par leur propre initiative.

Il y avait encore des laitières et des blanchisseuses avec des charrettes comme celle de mère Marie, traînées par un ou deux chiens.

Il y avait des boulangers et des colporteurs de fruits et légumes qui, pour la plupart, avaient des charrettes hautes avec leurs chiens attelés dessous.

Il y avait aussi de bruyants marchands de moules criant leur marchandise et poussant leurs brouettes devant eux avec un chien attelé en tête pour les aider.

Parfois un pauvre homme passait avec un indescriptible véhicule chargé de bois à brûler, de vieux chiffons et d’on ne sait quoi, tiré par un chien de petite taille, bâtard, mal nourri, qui traînait sa charge avec peine ; mais pour la plupart les chiens étaient beaux, grands et bien bâtis, habitués à leur travail et paraissant s’en réjouir.

Le chien, en fait, n’est pas seulement le plus fidèle ami à quatre pattes de l’homme, mais quand il est mis à l’ouvrage il en est l’aide et l’esclave le plus soumis. Il est souvent entêté mais quand il travaille, il le fait de bonne volonté. D’autres animaux qui ont été attelés et dressés à faire l’ouvrage de l’homme : chevaux, éléphants, chameaux, mules, ânes, bœufs, ou rennes travaillent pour la plupart avec une sorte d’indifférence et de résignation.

À l’exception des plus intelligents : l’éléphant et le cheval, le chien est le seul quadrupède qui mette un véritable intérêt et de la joie dans l’accomplissement de son labeur. Soit qu’il hale un chaland le long d’un canal en Belgique ou qu’il tire un traîneau en Alaska, il met son cœur et son cerveau à sa tâche et travaille comme un homme.

Il n’arriva pas à Pierrot ni à Luppe de discuter l’injustice de leur condition. Luppe, en fait, n’était heureux qu’entre les brancards. Et toute discussion sur le point de savoir si oui ou non les chiens de labeur sont traités avec cruauté est plus ou moins oiseuse, car cela dépend entièrement de leur maître.

Certains propriétaires de chiens sont cruels, sans nul doute, et d’autres manquent de réelle affection pour leurs chiens mais, pour la plupart, le sens commun leur suggère de bons traitements ; le maître qui amoindrirait la valeur de sa propriété par surmenage ou manque de nourriture serait un inconscient. En général, les chiens sont bien nourris et sont entretenus en bon état en raison du travail qu’on leur demande.

La Belgique a été lente à établir des règlements dans ce sens, mais ces dernières années, la Société Protectrice des Animaux s’est montrée active, et notamment dans certaines villes on peut en maints endroits lire cette indication : « Traitez les animaux avec douceur ».

Depuis quelques années fonctionne à Bruxelles, entre autres, un service d’inspection des harnais par la police laquelle s’assure si ceux-ci ne gênent pas les chiens, et les conducteurs de chiens blessés, malades ou perclus sont tout au moins avertis.

Avant midi, mère Marie avait servi tous ses clients et vendu tout son lait. Luppe savait fort bien quand la tournée était achevée et il montrait un intérêt croissant à la perspective du retour à la maison et du dîner.

Pendant qu’ils passaient à travers le tumulte de la Grand-Place, ils virent beaucoup de marchands de volailles se préparant au départ. D’un bout à l’autre du square des cris s’entendaient : « Hue Vos ! Hue Sus ! » Et, cahin caha, un autre attelage s’en allait vers la route de Malines.

Pierrot était très las quand il atteignit la maison tant à cause de l’émotion occasionnée par la nouveauté que par le travail accompli. Il était très content de se coucher en rond sur son lit et rêver de charrettes, de chiens et de gens, de rangées de maisons, et mère Marie pria les enfants de ne pas le déranger.

Le lendemain, Pierrot resta à la maison mais le jour suivant et beaucoup d’autres, il voyagea de nouveau vers Bruxelles avec mère Marie et Luppe.

Petit à petit mère Marie et Luppe lui apprirent les choses qu’un chien de charrette doit connaître et peu à peu il cessa de s’étonner et de s’énerver par la vue, les bruits et les odeurs de la ville, et quand il rentrait à la maison il était moins fatigué.

Un jour vint où vieux Luppe était manifestement souffrant et père Jean crut que le moment était venu d’essayer Pierrot seul avec la charrette.

À cet effet, mère Marie éveilla Henri de très bonne heure le lendemain matin et ils attelèrent Pierrot entre les brancards à la place de Luppe. Henri devait accompagner mère Marie afin de surveiller Pierrot pour qu’il ne se sauve pas pendant qu’elle servirait ses clients.

Le vieux Luppe se leva difficilement et vint en tremblant pour se faire atteler comme d’habitude. Mère Marie l’écarta gentiment tandis que Luppe semblait un moment surpris et offensé. Alors son ressentiment envers l’usurpateur s’éveilla tout à coup et il saisit Pierrot à la gorge.

Pierrot ne s’était jamais battu, mais il était fort et agile et l’instinct lui apprit comment il devait se défendre.

Il se dégagea de Luppe, puis les deux chiens s’empoignèrent.

Pierrot était embarrassé par les brancards et les harnais, mais il tint bon et ne se montra pas agressif.

Mère Marie envoya Henri appeler son père à la hâte et, saisissant un bâton, elle tenta de séparer les deux chiens.

Tous deux avaient la gueule en sang mais n’étaient pas blessés sérieusement quand père Jean arriva sur les lieux.

Mère Marie tint Pierrot par son harnais pendant que père Jean s’occupa d’entraîner Luppe montrant les dents et grognant, et de l’attacher dans la métairie.

Alors mère Marie se dépêcha de charger sa charrette et bientôt ils sortirent sur la route. Au son du bruit des roues au départ, Luppe fit entendre un long hurlement de désespoir.

Pierrot trottait fièrement en avant, affectant de ne pas entendre, tandis qu’une grande tristesse étreignait le cœur d’Henri et que des larmes remplissaient les yeux brillants de mère Marie.

Le voyage à Bruxelles parut très long et ennuyeux à Henri, mais il

déambulait comme un homme à côté de sa mère qui essayait de le distraire avec des histoires amusantes sur la ville et ses habitants. Henri était allé à Bruxelles maintes fois avec son père, mais jamais il n’avait passé autant de temps dans les rues et il oublia bientôt sa lassitude à la vue de toutes les choses intéressantes qui l’entouraient.

Il remarqua que beaucoup d’autres chiens portaient des muselières et il s’informa de la raison auprès de sa mère. « C’est parce qu’ils sont méchants », dit mère Marie. « Ils mordent les gens qui les dérangent et cherchent à se battre avec d’autres chiens. »

« Mais Pierrot ne porte pas de muselière », dit Henri. « C’est parce qu’il est bon », dit mère Marie. « Si on se fait un ami de son chien et qu’on ne le batte jamais, sauf quand il est très méchant, et si on lui parle souvent il devient vraiment comme une personne et ne tente pas de mordre qui que ce soit. »

Les chiens de charrette belges ont naturellement un bon tempérament mais en général leur existence les a rendus combattifs. Quand leurs maîtres se donnent la peine de les traiter en camarades dès leur jeune âge, ils deviennent excessivement dévoués et affectueux. Tel était Pierrot. Il ne savait pas ce que c’était qu’avoir un ennemi et son amour pour père Jean, mère Marie, Grand-Père, Henri et petite Lisa s’était développé aussi naturellement que ses gros muscles et son poil rude.

Vers le milieu de la matinée, Henri se sentit de nouveau fatigué et commença à s’asseoir sur la bordure des trottoirs, à côté de Pierrot, toutes les fois que sa mère le quittait. Alors mère Marie se rendit compte qu’il avait besoin d’une diversion.

« Regarde », lui dit-elle, « ici sont mes amies, les petites marchandes de journaux. Tu lieras connaissance avec elles pendant que Pierrot et moi allons servir Mme Courtois. Elle habite une rue tranquille et Pierrot ne s’enfuira pas. Nous reviendrons de suite ».

Derrière un petit étalage au coin d’une rue, étaient assises deux jolies jeunes filles cousant et bavardant ensemble derrière leurs piles de magazines et de journaux. Elles regardèrent en souriant mère Marie et l’accueillirent gaiement quand elle s’approcha. Elles aussi étaient de la partie sud de la Belgique et parlaient plutôt le français que le flamand. Elles plurent de suite à Henri. « Voilà mon petit Henri », dit mère Marie aux jeunes filles, « et il a les jambes qui commencent à se fatiguer. Peut-il s’asseoir auprès de vous pendant que je vais chez Mme Courtois ? »

Les deux jeunes filles rirent joyeusement et firent place à Henri entre elles sur le petit banc étroit pendant que mère Marie et Pierrot passèrent par une rue latérale. Une des jeunes filles avait des fossettes dans les joues et l’autre avait des cheveux

bouclés qui voltigeaient autour de ses oreilles.

« Où est le vieux chien, aujourd’hui ? » demanda une des jeunes filles. « Il est malade », répondit Henri. « Et le jeune chien peut déjà prendre sa place ? » Henri approuva très solennellement : « Oh ! oui », dit-il, « nous l’avons dressé. »

Sur quoi les deux jeunes filles rirent de nouveau.

Bientôt ils furent tous très bons amis et Henri leur raconta tout ce qui concernait Luppe, Pierrot et Médard, et Lisa et Grand-Père, et l’oiseau jaune dans sa cage en bois.

Quand mère Marie et Pierrot revinrent, Henri se sentait très reposé mais avait assez faim et une des jeunes filles lui donna une poire de son panier.

Quand mère Marie l’emmena, Henri se retourna et leur fit des signes de la main. Les jeunes filles rirent et leur crièrent : « Au revoir mère Marie ! Au revoir Henri ! Au revoir monsieur le chien ! »

Et Henri riait aussi, car c’était une drôle de façon de parler à Pierrot.

La charrette était plus légère en retournant à la maison, aussi mère Marie permit-elle à Henri de s’y asseoir pendant une partie du trajet. Pierrot trottait ou marchait avec assurance comme un travailleur de bonne volonté qu’il allait devenir.

Le lendemain, Luppe allait mieux mais père Jean pensa qu’il était préférable qu’il eût un bon repos, aussi lui donna-t-il un lit de paille confortable dans une partie inutilisée de la petite étable en chaume. Mère Marie, Henri et Pierrot s’en allèrent de nouveau à la ville sans lui.

Encore une fois, Luppe hurla au moment de leur départ et fut très abattu toute la journée.

Personne ne put dire si Luppe mourut de chagrin, de vieillesse, ou de rhumatismes.

Pére Jean ne s’imaginait pas ce que représentait dans la vie de Luppe le fait d’être privé de son emploi mais, cependant, qu’aurait-il pu faire d’autre ?

Le pauvre chien dépérit rapidement. Il ne voulait pas manger et il répondait à peine aux attentions que toute la famille lui prodiguait. Seulement, les derniers jours ses yeux suivaient Grand-Père partout avec de muettes implorations et quand Grand-Père à la fin s’agenouilla auprès de lui, Luppe se traîna avec peine dans les bras du vieillard et, dans un grand soupir, il mourut.

Mére Marie, Henri et Lisa pleurèrent ; Lisa, le plus bruyamment, tandis que Grand-Pére et pére Jean étaient tous les deux calmes et très graves. Il ne sied pas à un homme de se lamenter sur la mort d’un chien comme il le ferait pour un frère ou même pour un vieil oncle bourru, mais parfois un chien en mourant laisse une sensation tout aussi profonde de sa disparition. Luppe, avec tous ses défauts, avait été pendant si longtemps un membre de la famille, que la maison ne paraîtrait plus jamais la même sans lui.

Ils l’enterrèrent sous la vigne, dans un endroit abrité, et beaucoup de tombes humaines ont été arrosées de larmes moins sincères. Alors Lisa apporta des bluets et des coquelicots rouges et les déposa sur le monticule, puis ils rentrèrent tous silencieusement à la maison.

Ainsi vieux Luppe alla rejoindre ses ancêtres et jeune Pierrot prit définitivement sa place.