Pierrette et Jacquot

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Bouffes Parisiens, le 13 octobre 1876.




PERSONNAGES
DURAND, rentier, 40 ans M. Daubray.
MADAME PATACHA, veuve, 40 ans Mme Adèle Cuinet.
JACQUOT Mlle Esther Grégoire.
PIERRETTE C. Grégoire.




Un salon bourgeois à Paris. – Meubles en acajou. – Un guéridon. – Un canapé, chaises, fauteuils. – Porte au fond. – Portes latérales. – Une fenêtre à gauche.

Scène PREMIÈRE

DURAND, entrant de gauche, une lettre à la main, (lisant).

« A M. Durand, propriétaire, membre de la Société protectrice des animaux, de la Société d’encouragement au bien, de la Société des émules de Monthyon, de la Société des naufragés, lieutenant honoraire des pompiers de Saint-Fargeau, sauveteur médaillé. » Durand, c’est moi ; sauveteur médaillé, ce n’est pas moi ! Je suis médaillé, mais… je ne suis pas sauveteur ! Ce mot, ce titre me fait rougir, je ne le mérite pas ; cette médaille que je porte à ma boutonnière, je l’ai usurpée ! je suis indigne de la porter ! Je m’explique. Rentier, enrichi dans le bouton d’os, une belle industrie, dès que je me trouvai libre, comme je suis célibataire, je fis du boulevard Poissonnière ma récréation habituelle… Un soir que je me promenais, j’entendis un grand brouhaha, et à peine m’étais-je retourné que patatras, je vis une voiture emportée par un cheval qui avait le mors aux dents. Je cours comme un badaud, et je vois un jeune homme blond qui avait bondi à la tête du cheval et l’avait arrêté net. Tout le monde se précipite vers la portière, moi je vais complimenter le jeune homme blond… Il me prie de tenir la bride du cheval qui s’était calmé et disparaît soudain. Tout à coup la foule, qui avait plongé ses regards dans la voiture, se retourne vers moi ; mille index se dirigent de mon côté. On crie : « C’est le sauveur ! Le voilà ! C’est lui ! — Comment, moi ? — Oui, homme généreux, qui avez arrêté ce cheval au péril de vos jours ! — Mais pas du tout ! — Mais si ! — Mais fichez-moi la paix ! — Sa modestie le trahit ! s’écrie un vieux monsieur. » Et comme je tenais toujours le cheval par la bride, et qu’il m’avait couvert d’écume en faisant comme ça Brrr… ! On disait : « Voyez plutôt ! » Ahuri par ce succès illégitime, je me trouve obligé de donner mes noms à un sergent de ville, et je rentre chez moi. On croirait que c’est fini, n’est-ce pas ? Oh ! pas du tout. Deux mois après, je recevais une médaille de sauvetage. Je voulus protester encore, mais on me fit sentir que ma modestie passerait pour de la pose. J’acceptai, mais en me jurant que cette médaille je la mériterais, et que, bon gré mal gré, je finirais par sauver quelqu’un. Aussi pour être à proximité des accidents, j’ai loué sur ce quai, juste devant la Seine. Je devais espérer au moins un noyé par mois, rien !… Tous les jours, je vais dans les endroits les plus dangereux, rue Richelieu, rue Montmartre, au boulevard Montmartre, vous savez, au carrefour des écrasés, pas un accident !… C’est à dégoûter des cochers, et ajoutez à cela que je suis bombardé de demandes de secours, que je donne à tout le monde pour rester à la hauteur de ma réputation, et que je vais jusqu’à adopter des orphelins… pas des petits Chinois, par exemple… non, ceux-là, je les ai en horreur ! Il y a surtout par le monde une madame Patacha qui s’est acharnée à m’en fourrer un assortiment… Mais je me défends. (On frappe.) Entrez ! Joseph, ouvre donc ! Il n’est jamais là ! (il ouvre.)


Scène II

DURAND, MADAME PATACHA.
DURAND.

Madame veuve Patacha ! Ah ! je pensais à vous.

MADAME PATACHA, minaudant.

Vous pensiez à moi ! mais voilà qui est vraiment charmant. (à part.) S’il pouvait dire vrai, mon Dieu !

DURAND, la faisant asseoir et s’asseyant sur un canapé.

Mais on pense toujours à une jolie femme… même le dimanche !

MADAME PATACHA.

Vous dites cela… Comment, vous, si aimable, si galant, n’avez-vous jamais songé à vous marier… à fixer votre cour ?

DURAND.

Oh ! ça, c’est plus grave, parce que pour se marier, ma bonne madame Patacha, c’est comme pour faire un civet.

MADAME PATACHA.

Je ne comprends pas…

DURAND.

Il faut un lièvre pour le civet, il faut une femme pour se marier !

MADAME PATACHA.
Mais il n’en manque pas !
DURAND.

Oui, j’en ai remarqué quelques-unes, boulevard Poissonnière…

MADAME PATACHA.

Vraiment !

DURAND.

Mais je les ai toujours trouvées trop jeunes, ou pas assez, car enfin je ne peux épouser une fille de vingt ans.

MADAME PATACHA.

J’ai mes idées là-dessus, monsieur Durand.

DURAND.

Vous seriez bien aimable de m’en faire part.

MADAME PATACAA.

Oh ! je ne les cache pas ! (Ils se lèvent.)

I

Nous avons la femme à vingt ans,
Cherchant la tendre destinée,
C’est une rose du printemps,
Rêvant sur sa tige inclinée ;
Elle voudrait, c’est ennuyeux,
Tout savoir… il lui faut apprendre,
Elle est bien longtemps sans comprendre
Et c’est gênant, quand on est vieux !

II

Nous avons la femme à trente ans
C’est le bel âge de la vie,
Fraise vermeille du printemps
Par le soleil de juin murie,

Elle a posé, c’est ennuyeux
Son doigt sur la carte du tendre,
Elle ne peut plus se méprendre
Et c’est gênant, quand on est vieux !

DURAND, parlé.

Permettez-moi, belle dame, de compléter votre pensée.

III

De la femme de quarante ans,
Il ne faut pas non plus médire,
Elle a vu pas mal de printemps,
Et sait ce que parler veux dire.
De l’art d’aimer, de rendre heureux
Elle a compris les exigences,
Elle observe, jusqu’aux nuances,
Et c’est bien doux, quand on est vieux !

En somme, tout cela est juste, c’est très-juste ; il y a bien du pour et du contre ; et si je trouvais un cœur… à la hauteur exacte du mien, je ne dis pas que je ne convolerais point.

MADAME PATACHA.

Le mariage a du bon !

DURAND.

Vous devez mieux le savoir qu’une autre, vous la veuve de ce pauvre Patacha, le meilleur herboriste du quartier, il a eu bien tort de se retirer.

MADAME PATACHA.

La vieille drogue n’allait plus.

DURAND.

Vieille drogue est peut-être un peu dur !

MADAME PATACHA.

Je ne parle pas de mon mari ! je dis : la vieille drogue n’allait plus, les nouveaux remèdes l’avaient tuée !… Mais ce n’est pas pour cela que je suis venue, si vous me voyez, c’est comme dame patronesse.

DURAND, se reculant.

Des Chinois ! jamais ! jamais !

MADAME PATACHA.

Voyons, vous en prendrez bien une paire.

DURAND.

Jamais ! les Chinois sont des misérables, ils ruinent la France avec des nankins mauvais teint, de fausses porcelaines fabriquées à Montereau, et du thé, dans lequel, ils se plaisent à jeter du vert de gris. Jamais ! jamais !

MADAME PATACHA.

Un seul.

DURAND.

Pas le quart d’un, quand je pourrais choisir mon morceau !

MADAME PATACHA.

Vous, un homme si bienfaisant, membre de la société protectrice des animaux !

DURAND.

Çà, c’est utile !

MADAME PATACHA.

Bah ! quels services y rendez-vous ?

DURAND.

Moi !… je rosse les rochers !

MADAME PATACHA.

Voyons ! vous qu’on a surnommé le père des orphelins…

DURAND.

On exagère !

MADAME PATACHA.
Ah ! ne dites pas non… on sait l’histoire d’un certain petit savoyard…
DURAND.

Elle est bien simple ; vous auriez fait comme moi. J’étais, il y a trois ans, devant mon café, boulevard Poissonnière, quand tout à coup, je vis un pauvre petit diable en sabots, tournant une vielle, sur son estomac, comme ça… moi qui suis de ce pays-là…

MADAME PATACHA.

Vous êtes Savoyard ?

DURAND.

Dites Savoisien, c’est plus doux ; oui je suis Savoyard, ça m’a fait quelque chose, et je me suis dit : puisque tu es sauveteur, eh bien, sauve celui-là ; je le prends, je le débarbouille, je le mets chez un menuisier ; il vient me voir le dimanche, et voilà ce qui fait que le soir, en m’endormant, il me semble quelquefois entendre… (Il imite et danse le refrain de la vielle, Madame Patacha fait comme lui.)

MADAME PATACHA.

Ça me va au cœur !

DURAND.

Mais vous êtes donc Savoyarde ?

MADAME PATACHA.

Non, votre récit m’a émue, voilà tout ; non, ce n’est pas tout, car je sais que vous en avez aussi adopté un autre, une jeune fille.

DURAND,

Oui, je l’ai trouvée par hasard, il y a deux ans, au chemin de fer de Lyon : Je vois une petite malheureuse, très mal vêtue ; elle vient à moi d’un air de confiance ; je la prends, je la débarbouille, je la mets chez une blanchisseuse, elle vient me voir le dimanche, et voilà, vous en auriez fait autant à ma place.

MADAME PATACHA.
Voilà comme on fait des ingrats, tandis qu’avec mes petits Chinois… (Voix au dehors.)
DURAND.

Eh tenez ! les voilà !


Scène III

Les Mêmes, PIERRETTE, JACQUOT.
LES ENFANTS.

Bonjour, parrain, nous venons vous souhaiter votre fête. (Ils lui mettent une couronne sur la tête.)

DURAND.

La saint Cyrille, je l’avais oubliée. (A Madame Patacha.) Hein ! qu’ils sont gentils.

MADAME PATACHA.

Très-gentils !

DURAND.

Regardez-moi ce gaillard-là, comme c’est poussé ! cela vous a-t-il des bras, des jambes !

MADAME PATACHA.

Comme si tout le monde n’avait pas des bras et des jambes !

DURAND,

Et tu travailles bien ?

JACQUOT.

Oh oui, parrain !

DURAND,

C’est très-bien ça, mon garçon ! et toi, Pierrette, viens ici, qu’on te voie ; regardez-moi cette gaillarde-là aussi… comme c’est poussé… cela vous a-t-il des bras bras. (Étonné.) Tiens ! tiens ! tiens !

PIERRETTE.

Qu’est-ce que vous avez donc, parrain ?

DURAND.

Comme te voilà grandie… changée… mais tu n’avais pas ces jolis bras-là, ces mains, ce cou, ces épaules, la dernière fois que tu es venue !

PIERRETTE.

Ce n’est pas de ma faute, mon parrain.

MADAME PATACHA, à part.

Est-il bête ce vieux-là !

DURAND.

Tu n’avais pas ces yeux-là.

PIERRETTE.

S’ils vous déplaisent, je les fermerai, mon parrain.

DURAND

Non pas !… Tourne un peu.

PIERRETTE.

C’est fait, mon parrain.

DURAND.

Quelle taille ! quelle tournure !

JACQUOT.

Faut-il que je tourne aussi, mon parrain ?

DURAND.

Non, toi, ce n’est pas la peine.

MADAME PATACHA.

C’est trop fort ! – Je crains d’être de trop dans cet examen hebdomadaire et je me retire.

DURAND.

Ah ! pardon ! pas du tout !

MADAME PATACHA, à part.

Il me retient !

DURAND.

Vous allez rester avec nous !

MADAME PATACHA.

Mais ces épanchements de famille…

DURAND.

Ah ! je les ai eus, c’est fini ! et tenez, je n’y pensais pas, sans façons, là… Nous dînons dans une heure… Voulez-vous goûter à notre potage… vous me souhaiterez ma fête… je vous dispense de la couronne et nous parlerons mariage.

MADAME PATACHA, à part, lui serrant la main.

Ciel !

DURAND,

Fichtre ! vous avez la poigne solide.

MADAME PATACHA, à part.

Il y vient de lui-même. (Haut.) Mais certainement, monsieur Durand, j’accepte sans cérémonie.

DURAND.

C’est parfait ! Ah ça, mes enfants, vous vous êtes donc entendus pour arriver ensemble, juste à la même heure, toi de Charenton, toi de la rue Saint-Denis ?

JACQUOT.

Oh non ! c’est par hasard, parrain.

PIERRETTE.

Oh oui, tout à fait par hasard ! il montait…

JACQUOT.

Je montais…

PIERRETTE.

Et nous nous sommes rencontrés à votre porte.

JACQUOT.

Juste à votre porte.

ENSEMBLE.

Et voilà !

DURAND.

Ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit… Dans une heure…

MADAME PATACHA.

Je serai ici.

DURAND.

Comment, vous ne restez pas ?

MADAME PATACHA.
Encore une course à faire, et je suis à vous.
DURAND,

Mais je vais vous accompagner.

MADAME PATACHA, à part.

Quel triomphe ! (Haut.) Vous êtes trop bon !

DURAND.

Je ne suis que poli ! (A part). C’est tout bonnement pour acheter un melon. (Haut.) Et puis, s’il y a par là, quelque accident… je serai peut-être plus heureux aujourd’hui… un malheur est si vite arrivé, au revoir mes enfants soyez sages !

PIERRETTE et JACQUOT.

Au revoir parrain !


Scène IV

PIERRETTE et JACQUOT, après un instant de silence.
PIERRETTE.

Hein Jacquot !

JACQUOT.

Ah Pierrette !

PIERRETTE.

Comment allons-nous faire ?

JACQUOT.

Il faut tout lui dire !

PIERRETTE.

Moi, je ne m’en charge pas, tu es un homme, tu dois avoir du courage, c’est toi qui porteras la parole.

JACQUOT.

Moi, j’oserais lui dire : vous avez été bon, généreux pour moi, et je vous ai trompé, en faisant venir à Paris, la cousine Pierrette, je vous ai fait croire que vous la rencontriez par hasard, tandis que je lui avais donné votre signalement, et en l’adoptant, vous n’avez fait que réunir deux cœurs, qui ne peuvent se passer l’un de l’autre, ah ! pour ça, jamais !

PIERRETTE.

Le fait est que c’est bien difficile tout cela… comment faire ?

JACQUOT.

Mais, Pierrette, nous n’avons pas le choix : pense donc, que bien que ce soit une jolie somme, ce n’est pas avec tes vingt-cinq sous, et moi avec mes trente-cinq, que nous pourrons installer notre petit ménage… il faut que le parrain, qui est si généreux, nous aide, ou bien nous sommes perdus !

PIERRETTE.

Écoute, je crois que j’ai trouvé un moyen….

JACQUOT,

Lequel ! vite dis-moi lequel !

PIERRETTE.

Attendons encore un an.

JACQUOT.

Attendre, moi ! mais tu ne sais donc pas, Pierrette, ce qui se passe dans mon cœur d’homme.

COUPLETS ET DUO
JACQUOT.
I

Peux-tu parler d’attendre
Lorsque je compte les instants,
Quand pour te voir, t’entendre,
Les jours pour moi, durent cent ans !
Plus un mot, je t’arrête,

Tous tes discours sont superflus
En amour, ma Pierrette.
Qui sait attendre n’aime plus.

II

Il est des cours plus sages
Qui peuvent battre séparés,
Mais aux lointains rivages.
N’en fut-il jamais d’égarés !
Ni mon cœur, ni ma tête
Ne seront aussi résolus,
En amour, ma Pierrette
Qui sait attendre, n’aime plus !

ENSEMBLE
JACQUOT.

Ah Pierrette, le temps presse
Et tu voudrais hésiter,
Et ton cœur, de ma tendresse
Pourrait un instant douter
Faut-il donc te répéter :
L’amour qui vient vite
Qui vous fait visite
Pour nous consoler
Pendant qu’on hésite
Rêve à s’envoler.

PIERRETTE.

Oui je crois à ta tendresse
Je ne veux plus hésiter
J’en crois ton cœur qui me presse
Et dont je ne puis douter
Oui je l’entends répéter :
L’amour qui vient vite.
Qui vous fait visite
Pour nous consoler
Pendant qu’on hésite
Rêve à s’envoler.

JACQUOT.

Dans ta belle robe blanche
Moi, je te vois t’avancer

PIERRETTE.

Dans tes habits du dimanche
Je te vois te redresser.

JACQUOT.

J’entends toutes les voisines
Disant : mais regardez donc !

PIERRETTE.

Moi les cloches argentines
Répétant : ding dong, ding dong.

REPRISE DE L’ENSEMBLE
PIERRETTE.

Il est vrai que si tu es aussi pressé que cela, il faut se dépêcher.

JACQUOT.

Ah ! c’est gentil ça ! Eh bien ! c’est moi qui aurai du courage pour deux… Je me charge de tout.

PIERRETTE.

C’est cela, et maintenant ne pensons plus qu’à la surprise que nous devons lui faire.

JACQUOT.

Ah ! c’est vrai ! je l’avais oubliée… J’y cours, adieu Pierrette. (Il l’embrasse.) Je reviens tout de suite ; je descends par le petit escalier.

PIERRETTE.

Qu’il est gentil ! Oh ! pour sûr, ça fera un bon mari !


Scène V

PIERRETTE, DURAND, un melon sur le bras.)
PIERRETTE, poussant un cri.

Ah ! parrain !

DURAND, posant son melon.
Est-ce que je t’ai fait peur, ma petite Pierrette ?
PIERRETTE.

Oh ! oui, parrain !

DURAND.

Viens ici. (Il l’embrasse.) Tu n’as plus peur ?

PIERRETTE.

Oh ! non, parrain !

DURAND, à part.

Oh ! oui, parrain !… oh ! non, parrain !… Dialogue restreint ! Mais quelle naïveté ! quelle candeur ! (Haut.) Reviens un peu que je voie quelque chose. (Il l’embrasse.) C’est meilleur de ce côté-ci, absolument le velouté de la pêche ! Montreuil premier choix ! C’est cette Patacha qui m’a impressionné comme ça !

PIERRETTE, à part.

Comme il a l’air bon ! Si j’osais lui dire… C’est bien difficile tout de même… C’est égal, essayons…

DURAND, à part.

C’est singulier comme elle m’a agité.

PIERRETTE.

Alors, vous m’aimez bien, mon parrain ?

DURAND.

Si je t’aime ! (A part.) Mais il me semble que cette enfant lit dans mon cœur comme dans un livre ouvert. Ah ! c’est émotionnant ! (Haut.) Si je t’aime, enfant !… Comment ne pas t’aimer ? Tiens-toi droite !… Lève un peu les bras !… C’est cela… tourne… (A part.) Quelle taille ! quelle élégance !

PIERRETTE, à part.

Comme il est singulier aujourd’hui.

DURAND.
Et dis-moi, Pierrette… ma petite Pierrette… est-ce qu’il n’y a pas un cœur là-dedans ?
PIERRETTE.

Oui, mon parrain. (A part.) Tiens, c’est le moyen de lui dire… (Haut.) Oh ! oui, mon parrain.

DURAND, à part.

Quel feu ! quel élan ! Aurait-elle compris mon émotion ? (Haut.) Ah ! tu as un cœur là-dedans ? Je m’en doutais.

PIERRETTE.

Oui, un cœur pour aimer…

DURAND.

Ah !

PIERRETTE.

Mon bienfaiteur…

DURAND.

Et qui est ton bienfaiteur ? Je sais bien que c’est moi ; mais je veux l’entendre de ta bouche… Ce bienfaiteur, ce parrain ! C’est, c’est ?…

PIERRETTE.

C’est vous !

DURAND.

C’est moi !… Ah ! ah ! le ciel s’est ouvert… J’ai tout compris !…

PIERRETTE.

Que de bontés !

DURAND.

La bonté n’y est pour rien… Développe, enfant… développe toute ta petite pensée !…

PIERRETTE.

J’ai dix-huit ans… et je me suis aperçue… aux propos que me tenaient parfois les jeunes gens, que j’étais bien seule… bien isolée, et alors, j’ai pensé que vous, qui aviez déjà tout fait pour moi…

DURAND.

Je ne m’arrêterais pas là… (A part.) O délire ! ô transport ! voilà encore ce diable de ciel qui s’ouvre ! (Haut.) Continue, tu m’intéresses joliment, va !

PIERRETTE.

Enfin, j’ai pensé à me marier… et comme vous vous êtes chargé de mon bonheur…

DURAND.

Assez, j’ai tout compris !

PIERRETTE.

Tout ?

DURAND.

Tout ! tout, tout, tu seras heureuse, je t’en réponds… je ferai la publication officielle de ta félicité… et de la mienne… tout à l’heure à dîner…

PIERRETTE.

Ah ! que vous êtes bon !

DURAND.

Je suis aimant, voilà tout !

PIERRETTE.

Maintenant, je vous quitte.

DURAND.

Pourquoi t’en vas-tu ?

PIERRETTE.

Je ne peux pas vous le dire… c’est une surprise pour votre fête.

DURAND.

Viens ici, sur ce cœur ! (Il l’embrasse.)

PIERRETTE.
Adieu parrain… ah comme Jacquot va être content ! (Elle sort.)

Scène VI

DURAND.

Si le monde savait le plaisir qu’il y a à recueillir des orphelins, et surtout des orphelines, on ne s’occuperait plus que de cela ! Qui aurait cru, qu’à mon âge j’épouserais une jeune fille de dix-huit ans ; il est vrai que cela ne fait jamais que 68 à nous deux… c’est madame Patacha qui m’a fourré ces idées de mariage en tête !… et le fait est qu’elle a raison ! Je me dois à la société… Je n’ai pas le droit de me réfugier dans le honteux célibat… et puis enfin, ce serait dommage, sans être un adonis, on a quelque chose de piquant… de provoquant… mon nez a toujours frappé les femmes… moi, je n’y attache pas d’importance… je le traite même cavalièrement comme un objet futile… mais elles le remarquent… la taille est peut-être un peu forte… je changerai de tailleur, ce n’est pas plus malin que ça.


Scène VII

DURAND, MADAME PATACHA, en toilette exagérée.
MADAME PATACHA.

Me revoilà !

DURAND.

Sapristi ! que vous êtes belle ! c’est pour moi que vous avez fait cette toilette-là ?

MADAME PATACHA.

Et pour qui donc ?

DURAND.
C’est vrai, je dis une bêtise, puisque vous venez dîner ici.
MADAME PATACHA.

Vous me trouvez bien ?

DURAND,

Superbe !

MADAME PATACHA, à part.

Je sens que je le rendrai bien heureux !

DURAND.

Dites donc, madame Patacha, j’ai beaucoup réfléchi à notre conversation de ce matin.

MADAME PATACHA.

Je crois m’en être aperçue.

DURAND.

Vous avez raison, un homme comme moi ne peut se perdre dans le célibat !

MADAME PATACHA.

On se doit à son pays.

DURAND.

C’est ce que j’ai pensé.

MADAME PATACHA.

Et vous êtes décidé…

DURAND.

Tout à fait… Je ne sais pas où j’avais les yeux.

MADAME PATACHA, baissant les yeux.

Ce n’était pas à moi à vous le faire remarquer.

DURAND.

Enfin, il faut le dire, si madame Patacha n’était pas au monde, je n’aurais jamais pensé à me marier.

MADAME PATACHA, tendrement.

Oh ! mais si !

DURAND.

Oh ! mais non !

MADAME PATACHA.
Oh ! mais si !
DURAND, vivement.

Oh ! mais non ! saperlipopette !

MADAME PATACHA, effrayée.

Saperlipopette !

DURAND.

Oh ! pardon, belle dame !

MADAME PATACHA.

J’aime ces natures franches ! Je ne vous en estime que davantage.

DURAND.

Le ménage calmera cela. (On apporte la table.)

MADAME PATACHA.

J’en suis sûre !

DURAND.

Ah ! voilà le dîner ! – Ah ça ! où sont donc les enfants ? (On entend jouer de la vielle à la porte.)


Scène VIII

Les Mêmes, JACQUOT et PIERRETTE. Ils sont habillés en Savoyards.
DURAND.

Voilà la surprise ! c’est charmant ! ça me rappelle ma patrie ! les marmottes ! le pain noir ! un tas de choses exécrables !

MADAME PATACHA.

Ils sont charmants, je les considère comme mes enfants.

DURAND.

C’est bien ça ! mais, dis-donc Pierrette, où as-tu pris ce costume… car, enfin, tu n’es pas Savoyarde.

JACQUOT, à part.
Tu ne lui as donc pas dit ?
PIERRETTE.

Je n’ai pas eu le temps. (Haut.) C’est une de mes amies qui me l’a prêté pour la surprise.

DURAND.

Le fait est que ça me surprend ! moi aussi je vous présente une surprise.

MADAME PATACHA, à part.

Mon mariage.

PIERRETTE, à part.

Notre mariage.

DURAND, à part.

Mon mariage ! (Haut.) Allons, à table !

QUATUOR
ENSEMBLE
DURAND.

A table, mes amis,
Quel heureux destin,
Nous à tous réunis,
Le verre en main,
C’est jour de fête,
Tenez moi tête.

MADAME PATACHA, JACQUOT, PIERRETTE.

A table réunis
D’un si beau destin,
Nous pourrons entre amis
Nous parler enfin.
C’est jour de fête,
Tenons-lui tête.

Ce soir ici, tout est permis,
Viens amitié, remplis mon verre,
Que chacun y vienne choquer
Dans un instant, je l’espère,
L’amour viendra pour y trinquer !

DURAND.

Voulez-vous de ce pâté.

PIERRETTE.

Il est doux et velouté.

MADADE PATACHA.

La croûte en est parfaite.

DURAND.

C’est ma bonne qui l’a faite.

MADAME PATACHA.

Tous ces mets sont excellents.

DURAND.

Servez-vous bien, mes enfants,
Et pour m’éviter la peine,
Prenez à votre désir.
Car où il y a de la gêne
Il n’y a pas de plaisir.

REPRISE DE L’ENSEMBLE
DURAND.

Sapristi, comme j’ai faim !

MADAME PATACHA, à part.

O ciel ! il va parler d’hymen,

JACQUOT.

Eh bien, Pierrette, que t’en semble,
C’est le moment pour le refrain.

DURAND.

Qu’avez-vous à parler ensemble ?

PIERRETTE.

Nous voulions tous deux,
Vous faire une surprise.

JACQUOT.

Et vous chanter de notre mieux
Une ronde du pays.

DURAND.

Bravo ! j’adore être surpris,
Va, pour la ronde du pays.

RONDE
PIERRETTE.

Allons, les gas et les filles,
Prenez vos bâtons.

JACQUOT.

Prenez vos sacs et vos quilles,
Laissez vos moutons.

PIERRETTE.

Allez chercher la fortune
Bien loin du pays.

JACQUOT.

De l’autre côté d’la lune,
Allez à Paris.

PIERRETTE et JACQUOT.

Saute, saute, trotte,
Petite marmotte,
Fais pleuvoir pour nous
De beaux p’tits sous.
You,
You.

(Parlé.) Un p’tit sou, s’il vous plaît !

II
JACQUOT.

N’y a pas toujours d’ confiture
Sur les morceaux d’ pain,

PIERRETTE.

Mais, bah ! on s’ sert la ceinture
Quand on a trop faim.

JACQUOT.

Lorsqu’on a fini la journée,
On dort de son mieux.

PIERRETTE.

Et l’on r’voit sa maisonnée
En fermant les yeux.

ENSEMBLE

Saute, saute, trotte, etc., etc.

(Parlé.) Un p’tit sou, s’il vous plaît !

DURAND.

C’est charmant ! Passons maintenant à la surprise ! vous m’avez fait la vôtre, vous m’avez rappelé mon abominable pays, à mon tour !

MADAME PATACHA, à part.

Nous y voilà !

DURAND.

Allons ! y sommes-nous, mes enfants, une fois, deux fois, trois fois, je vous annonce un mariage.

MADAME PATACHA, à part.

Quelle émotion !

PIERRIETTE, à part.

Contiens-toi, mon cœur !

DURAND.

Et ce mariage !… c’est le mien !

MADAME PATACHA,
Ah ! monsieur Durand ! non, Durand tout court !
DURAND.

Je reprends… Pierrette… tu m’as parlé de ton mariage, je vais te parler du mien !

PIERRETTE, étonnée.

Du vôtre ! Alors les deux mariages se feront en même temps ?

DURAND.

Parbleu ! puisque c’est toi que j’épouse !

MADAME PATACHA, PIERRETTE, JACQUOT.

Ciel ! (Pierrette tombe dans les bras de Durand, Jacquot dans ceux de madame Patacha.)

DURAND, joyeux.

Ça s’appelle faire trois heureux d’un seul coup !

MADAME PATACHA, indignée.

Monsieur Durand… si je n’avais pas les mains embarrassées !

DURAND, regardant Jacquot.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a celui-là ! c’est la joie sans doute !

MADAME PATACHA.

La joie ! si vous prenez cela pour de la joie !… Eh bien, je vais tout vous dire. (Bruit au dehors.)

DURAND, changeant de bras.
Qu’est-ce que c’est que ça ?… (Il va à la fenêtre.) Que de monde au bord du quai ! un noyé sans doute ! Que tant de bonheur ne me fasse pas oublier que je suis sauveteur. (Remettant Pierrette évanouie dans les bras de madame Patacha.) Prenez-en soin, je reviens. (Avec joie.) Un noyé ! enfin j’en tiens un ! (Criant par la fenêtre.) Dites-lui qu’il attende ! (Il sort en courant.)

Scène IX

Les Mêmes, moins DURAND.
MADAME PATACHA.

Le sacripant ! le vieux polisson ! me faire cet affront ! et me laisser deux savoyards sur les bras. (Les secouant.) Allons vous autres !

JACQUOT.

Ah Pierrette !

PIERRETTE.

Ah Jacquot. (Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.)

MADAME PATACHA.

Sapristi ! mais ils ont l’air de se connaître, ces deux innocents…. mais oui… c’est clair ! ça crève les yeux, Ils s’adorent !

JACQUOT.

Eh bien oui, madame !

MADAME PATACHA, à Pierrette.

Vous ne pouvez pas souffrir le vieux ?

PIERRETTE.

Comme bienfaiteur, oui, mais comme mari, c’est affreux.

MADAME PATACHA.

Quelle est gentille, cette petite ! ne vous désolez pas comme ça ! J’ai mon idée. Il a oublié son chapeau il pourrait s’enrhumer en plongeant, je vais le rattraper ! (A part.) Et en même temps, je lui apprendrai tout ! (Elle sort.)


Scène X

PIERRETTE, JACQUOT.
JACQUOT.
Ah ! c’est affreux ! qui est-ce qui aurait pu prévoir un coup pareil ! mon parrain qui veut t’épouser !
PIERRETTE, simplement.

Dame ! c’est notre bienfaiteur, et c’est peut-être dur de lui refuser le premier service qu’il nous demande.

JACQUOT.

Ah ! des services comme ceux-là !

PIERRETTE.

Mais qu’est-ce que nous allons faire ?

JACQUOT,

Nous n’avons plus qu’à nous en aller.

PIERRETTE.

Mais nous ne pouvons pas partir comme ça ! Encore faudrait-il lui dire adieu !

JACQUOT,

Lui parler ! oh pour cela jamais !

PIERRETTE.

Mais sans lui parler, on peut lui dire : en écrivant…

JACQUOT.

Ah ! tu as raison… en écrivant à nous deux.

PIERRETTE.

C’est cela ! voilà de l’encre, une plume, du papier. (Ils vont à la table à gauche.)

JACQUOT.

Pauvre parrain ! le fait est que nous ne pouvions pas le quitter comme ça !

PIERRETTE.

Oh non ! Écris.

JACQUOT.

Je ne saurais que dire.

PIERRETTE.

Mets-toi là. Je dicterai.

JACQUOT.

Allons-y, et du courage !

PIERRETTE,
Voilà !
I

Mon cher parrain, not’ bienfaiteur,
Nous venons ouvrir notre cour,
A vot’ clémence.
Nous nous aimons comme jamais,
Nous sommes reconnaissants, mais
Par ignorance.
Nous vous cachions un gros secret,
Avec Jacquot, ça nous gênait
Cette feintise.
Nous venons, n’soyez pas fâché,
Vous avouer notre péché
Avec franchise.

ENSEMBLE

Nous sommes des ingrats
Qui ne méritons pas
La pitié de personne,
Mais nous nous aimons tant.
Qu’il faudra bien pourtant
Que parrain nous pardonne.

JACQUOT.

Comment ça vint, comment ça s’ fit,
Vraiment, c’est à perdre l’esprit,
Je vous l’assure.
Nous étions enfants… Sans penser
Nous nous mîmes à nous aimer
A l’aventure.
Nous allions, courant le chemin,
Elle à mon bras, moi dans sa main,
Joyeux sur terre.

Et nous avons juré souvent,
Qu’ainsi nous paraitrions d’vant
Monsieur le Maire.

REPRISE DE L’ENSEMBLE
PIERRETTE.

Et maintenant, partons !

JACQUOT.

Oui, partons !


Scène XI

Les Mêmes, DURAND.
MADAME PATACHA, soutenant Durand qui est tout mouillé et a des herbes sur ses habits et son visage.

Place ! place ! le voilà !

(Elle le fait asseoir.)

PIERRETTE, elle apporte une chaise.

Oh ! mon Dieu ! notre bienfaiteur !

JACQUOT.

Comme il est mouillé ! je vais chercher une brosse !

MADAME PATACHA.

Non ! plutôt une éponge !

PIERRETTE.

Je crois qu’il revient à lui.

DURAND.

Effectivement, mes enfants, je me sens renaître… Je suis même tout à fait rené… Où suis-je… ? ne me répondez pas… chez moi, rien de plus naturel… Je rassemble mes souvenirs… On m’appelle ! on me désigne un point dans l’eau, je me jette ! je plonge ! je sens la victime se débattre, je lutte contre quelque chose ! Quelle horrible lutte !… je remonte sur l’eau en tenant la victime… la victime !… par les cheveux ! Quels cheveux !… (Éclats de rire sur tout le parapet.) Ma tête se perd… je me sens enfoncer… je m’enfonce, je m’évanouis… et je me retrouve étendu sur la berge, sentant quelque chose de chaud, de doux… de mou… de tiède, qui me passait sur la figure, c’était la langue de mon chien, le sauveteur, ce n’était pas moi… le sauveteur, c’était lui !

PIERRETTE.

Ah ! c’est bien de sa part !

JACQUOT.

Brave homme de chien !

DURAND.

Assez d’éloges à ce rival. Ce qui est certain, c’est que j’ai fait cette réflexion sous l’eau, que pour être sauveteur, on n’en est pas moins homme… J’ai pensé que le célibat présentait des dangers… Rien ne vous retient à la maison, on s’expose, et plus que jamais j’ai résolu de me marier.

MADAME PATACHA.

Voilà que ça le reprend !

DURAND.

Et comme pour se marier il faut une femme, n’est-ce pas, Jacquot ?

JACQUOT.

Je ne sais pas, monsieur Durand.

DURAND.

J’ai choisi…

PIERRETTE, effrayée.

Ah ! ah !…

DURAND.
N’aie plus peur !… madame Patacha !
MADAME PATACHA.

Ciel ! ciel ! Ah ! je vais me trouver mal !

DURAND.

Si vous faites ça, je ne vous épouse pas.

MADAME PATACHA, vivement.

Mais je vais mieux.

DURAND.

Alors il faut nous occuper de nos enfants, et les marier.

JACQUOT

Ensemble.

DURAND.

Séparément, ça me paraît difficile.

JACQUOT et PIERRETTE.

Ah ! que vous êtes bon !

DURAND.

Assez ! je le savais !

PIERRETTE.

Ah ! vous êtes notre sauveur !

DURAND.

Dis sauveteur… C’est plus long ; mais ça me flatte !

FINAL
PIERRETTE.

Nous v’nons, monsieur et madame,
Vous r’dir’ notr’ refrain,

JACQUOT.

Sans vous cacher qu’ l’on réclame
Un petit coup de main.

PIERRETTE.

Aux enfants de la Savoie,
Ne t’nez pas rigueur.

JACQUOT.

C’est pas possibl’ qu’on se noie,
Si près d’un sauv’teur,

ENSEMBLE.

Saute, saute, trotte,
Petite marmotte,
Fais pleuvoir pour nous
De beaux petits sous,
You, You.


FIN