Pierre le Grand et son dernier biographe

Pierre le Grand et son dernier biographe
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 142, 1897


PIERRE LE GRAND
ET SON DERNIER BIOGRAPHE

Que Pierre le Grand ait été un homme extraordinaire, l’un des souverains les plus étonnans qui aient paru dans l’histoire, personne n’en doute. Qu’il n’ait pas été de la race des grands hommes aimables, des César et des Henri IV, qu’il ait mêlé à ses vertus de grands vices, qui n’avaient rien d’attrayant, que cet emporté, ce brutal, ce débauché déconcerte par momens l’admiration de la postérité, tout le monde en tombe d’accord. Il est d’autres points plus controversés. On peut se demander si l’œuvre accomplie par ce réformateur despotique et violent fut plus bienfaisante que fâcheuse.

En Russie cette question a été plus d’une fois agitée. Les slavophiles estiment qu’en inoculant à son peuple le vaccin de la culture occidentale, il l’a détourné de ses véritables destinées, qu’il l’a empêché de se donner une civilisation vraiment nationale, plus appropriée à ses besoins, à son caractère, à son tempérament, que, selon le mot du poète et historien Soumarokof, on ne fait pas le bonheur des ours en les changeant en singes. C’est ainsi que de son vivant en jugeaient la plupart de ses sujets. Ils se plaignaient qu’admirateur passionné de l’Occident, il les eût contraints, à coups de marteau et à coups de hache, de subir la loi de l’étranger. « Quel Tsar est celui-ci ? s’écriait en 1698 un détenu, Vanka Borliout. C’est un Turc ! Il mange de la viande le mercredi et le vendredi, et se fait servir des grenouilles ! » « Il n’est pas possible, disait-on encore, que cet homme, pour lequel rien ne paraît sacré de ce qui a fait pendant des siècles la foi et la vie de la sainte Russie, soit né d’un homme et d’une femme russes. Ce doit être le fils d’un Allemand… Ou bien c’est peut-être l’Antéchrist. » En 1718, une sédition éclate dans un village sur la route de Pétersbourg ; trois ou quatre cents hommes se sont attroupés. Un pope, interrogé par un voyageur, lui répond : « Nos pères et nos frères sont sans barbe, nos autels sans serviteurs ; nos lois les plus saintes sont violées, et nous gémissons sous la tyrannie des étrangers. »

De leur côté, certains philosophes, qui interdisent aux grands hommes de déroger au droit commun et aux lois naturelles, et pensent que la nature fait tout avec méthode, qu’essentiellement évolutionniste, elle a peu de goût pour les révolutions, sont disposés à juger sévèrement un souverain qui, procédant par à-coups, s’est piqué d’accomplir en quelques années l’ouvrage de plusieurs siècles. « Ses réformes, disent-ils, tombaient sur ses sujets comme la grêle et la foudre, et lui-même a passé sur son pays comme un ouragan. » Ces sages n’aiment pas les ouragans ; ils déclarent que les révolutions violentes ne sont jamais un bien, qu’elles ne sont pas même un mal nécessaire, que la France se serait bien trouvée d’avoir fait l’économie de la sienne. Malheureusement il n’est pas démontré que, comme eux, la nature ait horreur des ouragans ; c’est elle qui a inventé la grêle et la foudre, et elle s’amuse de temps à autre à nous prouver que les cataclysmes sont des accidens qui entrent quelquefois dans ses vues et ne répugnent point à ses principes.

Un Polonais, M. Waliszewski, dont les études sur la grande Catherine ont obtenu un vif et légitime succès, vient de composer, d’après des documens nouveaux, une très remarquable biographie de Pierre le Grand[1]. En définitive, toutes réserves faites, il y défend le fondateur de la Russie moderne contre les sages qui lui reprochent ses brutalités. Il ne craint pas d’affirmer qu’à sa manière il fut l’homme de son temps et de son peuple, qu’il est venu à son heure, que sa méthode radicale et violente était celle qui convenait au tempérament de ses sujets, que, dans ce grand pays, la nature elle-même est violente, qu’elle y fait tout brusquement. « La végétation, dit-il, y a une période d’activité beaucoup plus limitée que dans les contrées voisines, et les méthodes de culture s’en ressentent. La charrue doit attendre le soleil de mai pour pénétrer dans le sol, et moins de trois mois après, il faut que la récolte soit faite. »

D’autre part, il demande aux slavophiles de lui expliquer quelle est cette civilisation originale qu’aurait étouffée le grand novateur. Assurément, si les Tatares n’avaient pas envahi la Russie au XIIIe siècle, elle eût été libre de se civiliser à son aise et à sa façon, au cours des siècles suivans. Mais les Tatares n’ont pas entendu raison, ils sont venus, et quand ils sont partis, « sauf les traditions de l’Église byzantino-russe, conservées par les prêtres et moines grecs, l’Etat et la société qui avaient réussi à s’organiser sous la tutelle séculaire des successeurs de Baty étaient essentiellement asiatiques et naturellement barbares… Le flot tourano-mongol, en se retirant, avait laissé sur cette terre slave, ainsi qu’un limon épais, ce qu’il portait en lui d’élémens stables : procédés de gouvernement, mœurs, habitudes d’esprit ; nulle semences de culture, par contre, et pour cause. »

Lorsqu’il n’était encore que prince royal de Prusse, le grand Frédéric écrivait à Voltaire que des circonstances heureuses, la faveur des événemens et l’ignorance des étrangers avaient fait du fameux tsar « un fantôme héroïque » ; il le définissait : « Un homme gouverné par des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et pour éblouir. » Le grand Frédéric a toujours été jaloux de la gloire du grand Pierre. Non, ce n’est point par fantaisie que Pierre s’est fait le réformateur de son peuple ; il n’a point cédé à un engouement irréfléchi pour la civilisation occidentale, dont il avait admiré de près les merveilles en se promenant en Hollande et en Angleterre ; comme le remarque fort justement M. Waliszewski, ce novateur s’est inspiré d’une tradition, et il pouvait invoquer l’autorité des précédens. « L’évolution qui a fait entrer ou plutôt rentrer la Russie dans la famille européenne a pris un caractère brusque, après avoir été préparée de longue main, parce que les conditions imposées à la vie historique du pays l’ont voulu ainsi. Brusquement arrêtée au XIIIe siècle, l’œuvre de la civilisation n’y a rencontré qu’à la fin du XVIIe des circonstances propices à la reprise de sa marche ascensionnelle, et trouvant alors des chemins frayés, elle a naturellement précipité sa course. Le phénomène connu du mascaret donne une idée précise de l’événement. »

La légende et l’histoire de convention transforment les grands hommes en des êtres miraculeux, sans ancêtres, sans traditions et sans maîtres, possédés d’une idée que personne n’avait eue avant eux et qui leur est tombée du ciel. Les grands hommes vivent comme nous dans l’espace et dans le temps ; comme nous, ils subissent l’influence de leur milieu ; comme nous, ils sont les héritiers d’un passé qui remonte bien au-delà du jour de leur naissance. Ils ont tous eu des précurseurs, et leur œuvre a toujours été préparée de loin. Longtemps avant Pierre, les souverains russes avaient aspiré à sortir du « bourbier asiatique », à acclimater chez eux des semences de civilisation. D’où faisaient-ils venir leurs graines ? De l’Occident. Après une campagne heureuse, Ivan rapportait de Pologne la première imprimerie qu’ait vue Moscou. Dans la seconde moitié du XVe siècle, la conquête de Novgorod avait mis le nouvel empire moscovite en relation avec les cités hanséatiques. Les Anglais découvrent en 1553 l’embouchure de la Dvina ; on fonde Archangel et le commerce des mers du Nord.

Pierre, dès son enfance, a l’amour, la passion des bateaux, et plus tard il établira sur un lac un chantier de constructions navales. Est-ce une idiosyncrasie, une bizarrerie d’humeur ? Non, il cherche et trouvera ce que d’autres ont cherché avant lui. Sous le règne du tsar Alexis, un yacht avait été construit sur les bords de l’Oka, avec le concours de charpentiers étrangers recrutés à cet effet. Il n’a jamais vu la mer, et il en rêve. La Russie en rêve, elle aussi, sans s’en douter ; la seule différence entre elle et lui, c’est qu’il sait nettement ce qui lui manque. La mer exerce sur les peuples terriens une obsédante et irrésistible attraction ; l’avoir à sa porte et consentir à ne la posséder jamais, qui voudrait leur imposer un si cruel renoncement ? Quelque vastes que soient leurs terres, ils y étouffent, un port est un appareil respiratoire. Durant deux siècles, les prédécesseurs de Pierre ont guerroyé contre les Turcs au sud-est, contre la Pologne au nord-ouest, dans la vaine espérance d’atteindre la mer. En ceci encore, il est l’héritier d’une tradition.

Expansion au dehors, réformes intérieures, il n’a, proprement parlant, rien inventé. Ses devanciers avaient caressé le projet de réorganiser la force armée, d’encourager le commerce, d’améliorer les finances, et ils avaient pris pour modèle l’étranger. Ce qu’ils avaient rêvé de faire, il le fera, parce qu’il est un grand homme et que les grands hommes ont une puissante volonté, un grand caractère, et l’art de s’en servir. La réforme même de l’Église avait été timidement tentée, et des hommes d’Église en sentaient le besoin. Un professeur de théologie, Féofan Prokopovitch, né à Kief en 1681, n’avait pas attendu de connaître Pierre « pour se révéler frondeur, novateur, partisan des initiatives hardies. » Ce prêtre instruit, ambitieux et intrigant, à l’esprit orné, joignant à des goûts littéraires des instincts de sybarite et une pointe de scepticisme, est un vrai prélat occidental. Il a une bibliothèque de 30 000 volumes et tient maison ouverte. Il installera dans une de ses maisons de Pétersbourg la meilleure école de l’époque. Il compose des pièces qu’il fait jouer par ses élèves. C’est un usage qu’il semble avoir emprunté aux jésuites. Sur son lit de mort en 1736, on l’entendra dire : « O tête ! tête ! tu t’es enivrée de savoir ; où iras-tu te reposer maintenant ? » Le même vent avait soufflé sur la tête inquiète du serviteur et sur celle du maître, qui l’emploiera « comme un bélier pour battre en brèche la vieille Église moscovite. » Les grands hommes, qui ne sauraient se passer d’instrumens, d’outils, ne sont jamais des solitaires : ils n’ont pas toujours des amis, mais leur génie a toujours des complices.

Pierre n’avait pas eu besoin de courir le monde pour apprendre à admirer l’Occident, ses industries, ses institutions et ses arts. Depuis longtemps déjà, l’Occident s’était établi au cœur de la Russie ; il campait aux portes mêmes de Moscou, dans un faubourg de la ville sainte qu’on appelait la Sloboda des Niemtsy. Ce n’était primitivement qu’un village en bois, où s’entassaient des étrangers de toute provenance et pratiquant tous les métiers, marchands, ouvriers, médecins, instituteurs, apothicaires, industriels. Parmi les Anglais et les Écossais, il y avait des gens de naissance, des jacobites proscrits, dont la distinction et la fierté imposaient aux Moscovites. Des Français viendront, chassés par la révocation de l’Édit de Nantes, et ils ne donneront pas une fâcheuse idée de la France. Allemands, Hollandais faisaient honneur à leur race ; ils représentaient l’esprit d’entreprise et d’application, le fructueux labeur. La liberté régnait dans la Sloboda, et les écoles y abondaient. « L’Écossais Patrick Gordon suit les progrès de la Royal Society de Londres. Les dames anglaises font venir par ballots les romans et les poésies des écrivains nationaux. Correspondance active par lettres avec l’Europe entière. Plaisirs modérés et décens. Il y a un théâtre, que le tsar Alexis fréquente. »

Un voyageur allemand, qui visite le faubourg en 1678, en emporte la meilleure impression. Le village de bois s’était transformé ; on y voit partout des maisons de brique d’aspect confortable, des parterres de fleurs, des allées régulières, plantées d’arbres, des jeux d’eaux sur les places. « Le contraste avec les villes russes de l’époque est saisissant, il n’échappera pas à Pierre. » C’est dans la Sloboda que son esprit encore tout neuf a reçu ce premier choc qui fait jaillir l’étincelle ; c’est dans la Sloboda qu’il a fait les comparaisons qui ont décidé de lui. Il a vu cette ville européenne et il a pris en pitié son vieux Moscou, qui lui racontait trois siècles d’esclavage asiatique. L’avenir lui a dit son secret, il a compris que ceci tuerait cela. Si ses réformes ont été un malheur, ce n’est pas à lui qu’il faut imputer la faute, mais à ses prédécesseurs, qui ont souffert que l’Occident vînt planter sa tente à la porte de leur capitale.

Tout ce qui est, a dit le philosophe, est raisonnable. Tout ce qui dure, peut dire l’historien, a sa raison d’être et de vivre. Les réformateurs chimériques, qui suivent leur fantaisie, ne construisent que des édifices fragiles, dont le temps a bientôt fait justice. Si Pierre le Grand n’avait pris conseil que de ses goûts personnels, s’il n’avait pas eu un sentiment profond des besoins et des destinées de son peuple, s’il n’avait pas compté avec les circonstances et avec d’urgentes nécessités, il eût suffi d’un vent d’orage pour balayer sa Russie de carton et lui prouver qu’il avait bâti sur le sable. « Que le tsar vienne à mourir, écrivait un Français en 1721, il n’est pas douteux que cet État ne reprenne son ancienne forme de gouvernement, après laquelle tous ses sujets soupirent en secret. » Campredon se trompait ; le tsar est mort, et sa bâtisse lui a survécu. C’est là le signe visible qui distingue l’homme de génie du rêveur : lui seul fait œuvre qui dure. « En tenant compte des résultats acquis, dit M. Waliszewski, quel est le Russe qui voudrait aujourd’hui annuler le marché, le pacte sanglant contracté par ses aïeux avec leur terrible despote ? La Russie a payé et ne s’est pas trouvée appauvrie à l’inventaire de 1725. Les successeurs du grand gaspilleur ont, pendant quarante ans, jusqu’à l’avènement de Catherine II, vécu sur son héritage, et la veuve de Pierre III a trouvé dans le reliquat de quoi faire en Europe la figure que l’on sait. »

M. Waliszewski a jugé avec une impartiale équité l’entreprise du grand tsar. Il faut lui en savoir gré, c’est un effort qu’il a fait sur lui-même : ne lui demandez pas de glorifier et de bénir cette sainte Russie qu’a créée Pierre le Grand, et qui, nous dit-il, « pratique comme lui, brutale comme lui et mystique par-dessus le marché, Messie polycéphale, est disposée à régénérer la vieille Europe en la submergeant. » Cet historien consciencieux jusqu’au scrupule, sagace et pénétrant, ne peut oublier qu’il est Polonais. Est-ce une chose qu’on oublie ? La gloire de la Pologne est de n’être plus et d’être encore une patrie ; les malheurs de cette grande victime n’ont pu lasser la fidélité de ceux qui l’ont aimée et qui l’aimeront toujours ; cette morte vit dans les cœurs, ils seront à jamais rongés par l’inquiétude du regret : c’est, pour parler le langage de l’Évangile, ce ver qui ne meurt point.

L’historien n’a pu empêcher le Polonais de collaborer à son livre ; malheureusement ces deux hommes ont peine à s’entendre. L’un exalte le génie de Pierre et ne craint pas de le mettre au-dessus de Napoléon Ier, « qui avait une conscience moins judicieuse des possibilités et une prise moins réelle sur l’avenir. » L’autre, à notre vif étonnement, affirme que ce grand homme était plus ingénieux que génial, qu’il avait l’esprit superficiel, que réformateur inconscient, il ne voyait pas les ensembles, qu’il se perdait dans le détail, qu’il était un grand myope, « que ne ressemblant à personne et évoquant les ressemblances les plus disparates, puissant et capricieux, tragique et bouffon, il fut le parent de Louis XI et le cousin de Falstaff, que mastodonte humain, il eut les proportions colossales et monstrueuses de la flore et de la faune antédiluviennes. » Les mastodontes antédiluviens ont-ils les secrets de l’avenir ? Le livre de M. Waliszewski est fort attachant ; mais ses conclusions flottantes, un peu troubles, souvent contradictoires, déconcertent le lecteur.

Pour amoindrir la gloire du grand ouvrier, M. Waliszewski avance que Pierre n’a entrepris son œuvre civilisatrice qu’à la seule fin de se procurer les ressources indispensables à ses guerres et de conquérir une paix avantageuse avec la Suède, que, ses misérables sujets ne pouvant les lui fournir, il a été contraint par la force des choses de transformer la constitution politique, économique et sociale de la Russie, « que le batailleur devint ainsi organisateur, réformateur par conséquent, presque inconsciemment et presque malgré lui, que ses réformes sont des munitions improvisées, dont il charge ses canons, quand le parc d’artillerie a été épuisé. » Lisez le chapitre II du livre II, et vous y verrez Pierre, âgé de vingt-cinq ans, faisant, comme Wilhelm Meister, sa première tournée d’exploration dans le monde civilisé. Il n’est point en guerre avec la Suède, et à Deptford, il s’occupe du recrutement de ses futurs collaborateurs : ouvriers et contremaîtres pour ses mines de l’Oural, ingénieurs pour le percement d’un canal de communication entre la Caspienne et la Mer-Noire. En Hollande déjà, il avait rassemblé tout un personnel nombreux et varié, « qui devait le seconder dans l’œuvre de transformation dont le plan se dessinait de plus en plus nettement dans sa pensée. » Il expédie en Russie des hommes et des caisses. Un des envois comprend huit blocs de marbre, destinés sans doute, dit M. Waliszewski, à provoquer l’inspiration des artistes à venir. La future école des beaux-arts s’annonçait. Une autre caisse renferme un crocodile empaillé. Ce crocodile est un commencement de musée, un très modeste commencement ; mais le musée sera fondé, et en le fondant, Pierre, sans contredit, ne pensait pas à Charles XII.

Dès son retour, à peine a-t-il secoué la poussière de ses bottes, il se met à l’ouvrage, et sa première réforme, insignifiante en apparence, est en réalité d’une incalculable portée : il ordonne à ses sujets de couper leur barbe et de changer leur vêtement. Ce qu’il y a d’héroïque dans l’histoire du génie, c’est sa lutte contre les habitudes, et les plus dures à déraciner sont les habitudes domestiques, celles qui gouvernent la vie de tous les jours, surtout lorsqu’elles sont consacrées par l’opinion ou par un dogme. Pierre veut que ses Russes dégorgent leurs préjugés, et l’iconographie orthodoxe les a accoutumés à croire que le Père éternel et le Fils sont barbus, que l’homme, fait à l’image du Créateur, doit être barbu comme son Dieu. Il veut que son peuple déplorablement paresseux apprenne à travailler, et il pense que les vêtemens amples invitent à la paresse. L’ukase est du 29 août 1699 ; les pauvres sont autorisés temporairement à user leurs vieux habits ; mais à partir de 1705, tout le monde sera tenu d’adopter le costume européen. On se plaint, on gémit, on s’indigne, on proteste et on s’exécute.

« Le réformateur, dit M. Waliszewski, a mal commencé ; il n’est pas allé au plus sérieux ni au plus pressé. » Je crois au contraire que, selon son usage, il a attaqué le taureau par les cornes. Plus tard, il réformera le calendrier, il émancipera la femme russe en brisant les portes du térem, il interdira la suppression des enfans mal conformés ou nés hors mariage, il fondera dans les grandes villes de l’empire des asiles pour les pauvres abandonnés, il créera le Saint-Synode et détruira le Patriarcat. Après le premier acte d’obéissance qu’il a obtenu de ses Russes, tout désormais lui sera facile. M. Waliszewski convient que s’il a voué aux barbes longues et touffues une haine implacable, c’est qu’elles symbolisaient à ses yeux tous les préjugés, toutes les sottises, toutes les superstitions qu’il s’était promis de combattre. Les symboles jouent dans l’existence des peuples un rôle considérable et souvent décisif. Drapeau couleur de lis, drapeau tricolore, qu’importe à l’indifférent, qui se prend pour un sage ? Et cependant ce sont deux Frances, et celle qui s’est avisée de marier au blanc le bleu et le rouge croirait mourir si on lui commandait de s’en tenir au blanc.

Sévère pour l’ouvrier, M. Waliszewski l’est plus encore pour l’homme, dont la conduite, il faut l’avouer, a souvent prêté à la critique. Ce souverain de très haute taille, très brun, de grand air, déparait sa beauté naturelle par son manque de tenue et ses grimaces, qui témoignaient d’une nervosité maladive, et ce grand politique poussait trop loin l’amour des pasquinades et des bouffonneries. M. Waliszewski a beaucoup insisté sur les échappées de ce caractère étrange, qui n’accordait rien aux bienséances. Il prodigue les anecdotes, il en abuse et pourtant de son propre aveu beaucoup sont apocryphes. Le baron de Pöllnitz rapporte que, durant le séjour que fit le tsar à Magdebourg, le frère du grand chancelier, étant venu le complimenter par l’ordre du roi de Prusse à la tête du collège de la Régence, « le trouva appuyé sur deux dames russes et promenant ses mains sur leurs seins, ce qu’il continua à faire pendant qu’on le haranguait. » Le baron de Pöllnitz : rapporte aussi qu’ayant rencontré à Berlin sa nièce, la duchesse de Mecklembourg, « il courut au-devant de la princesse, l’embrassa tendrement, la conduisit dans une chambre où, l’ayant couchée sur un canapé, sans fermer la porte et sans considération pour ceux qui étaient demeurés dans l’antichambre, ni même pour le duc de Mecklembourg, il agit de manière à faire juger que rien n’imposait à sa passion. » Dans une petite note, au bas d’une page, M. Waliszewski confesse que Pöllnitz est un témoin sujet à caution. A quoi bon le citer ?

On n’a jamais dit que ce bourru eût du goût et de la mesure, et parmi les quatorze métiers que, selon la légende, il se piquait de savoir, il en est plus d’un que dans son intérêt comme dans celui des patiens, il eût mieux fait de ne jamais pratiquer. Il est permis de penser qu’il fut toujours très novice dans l’art chirurgical, que son bistouri était la plus menaçante de ses armes de guerre, qu’il n’a rien ajouté à sa gloire en enlevant vingt litres d’eau à une femme hydropique, qui en mourut quelques jours après. On peut admettre aussi qu’il avait tort de se croire le plus habile des dentistes. On assure que le musée des Arts, à Saint-Pétersbourg, conserve un sac plein de dents arrachées par lui. Les intrigans, qui voulaient lui faire leur cour, étaient sûrs de gagner ses bonnes grâces en réclamant ses services pour l’extraction d’une molaire. Quelqu’un a raconté, et cette fois le médisant n’est pas Pöllnitz, son étrange intervention dans les affaires de famille et d’alcôve de son valet de chambre. Ce pauvre diable s’étant plaint à lui de sa femme, qui, sous prétexte d’une dent malade, se refusait depuis longtemps au devoir conjugal, il fit venir la rebelle ; en dépit de ses larmes et de ses cris, il l’opéra séance tenante, et l’avertit que les deux mâchoires y passeraient en cas de récidive. « Il est juste pourtant de rappeler, dit M. Waliszewski, que Moscou lui dut, en 1706, son premier hôpital militaire, auquel se sont ajoutés successivement une école de chirurgie, un cabinet d’anatomie et un jardin botanique, où il planta-lui-même un certain nombre d’essences. » La même année, des pharmacies sont établies par ses soins à Pétersbourg, Kasan, Glouhof, Riga et Revel ; c’est ainsi que son génie rachetait ses ridicules.

Gros mangeur, gros buveur, ami des festins gargantuesques, quoiqu’il portât le vin comme personne, on le vit souvent en état d’ivresse : « Comment je vous ai quitté, je ne saurais le dire, écrivait-il en 1703 à Féodor Apraxine. J’étais trop comblé par les présens de Bacchus. Aussi je vous demande à tous de me pardonner si j’ai pu faire de la peine à quelques-uns d’entre vous et d’oublier ce qui s’est passé. » Expliquerons-nous par des excès de boisson les inconvenances énormes qu’il commit dans ses voyages ? M. Waliszewski pense qu’il faut en imputer quelques-unes à sa gaucherie naturelle, il prétend que dans le fond ce violent était un timide. J’ai peine à croire à sa timidité ; je soupçonne qu’il fut quelquefois rustre de propos délibéré, que dans ses infractions à l’étiquette il entrait un peu de mépris. En Hollande, le sceau dont il se servait pour sa correspondance représentait un jeune charpentier, entouré de ses outils, avec cette inscription touchante : « Mon rang est celui d’un écolier, et j’ai besoin de maîtres. » Cet écolier modeste qui avait besoin de maîtres leur prouvait sa déférence en se mettant à leur école, mais il ne pouvait oublier qu’il était tsar, et son orgueil, qui demandait sa revanche, obligeait les civilisés à la lui donner en se résignant aux grandes libertés qu’il prenait avec eux.

Au surplus, il en prenait avec Pierre le Grand. Après sa désastreuse campagne du Pruth, comme on le complimentait sur son heureux retour : « Mon bonheur, répliqua-t-il, consiste en ce que, au lieu de cent coups de bâton, je n’en ai reçu que cinquante. » Niéplouief, un de ses élèves favoris, se présente en retard à un rendez-vous matinal qu’il lui avait donné dans un atelier de constructions navales. Le tsar est déjà là ; Niéplouief se confond en excuses. « C’est bien, tu es pardonné. » Puis, comme faisant un retour sur lui-même : « Après tout, quel homme n’est pas le petit-fils d’une femelle ? »

Il étonnait l’Occident. Burnet déclarait que ce singulier personnage n’était pas fait pour gouverner un grand empire et ne serait jamais qu’un bon charpentier. Les sots le trouvaient burlesque et moquable. Les gens d’esprit hésitaient à se moquer ; ils devinaient en lui ce je ne sais quoi qui fait taire les moqueurs. Les femmes le déclaraient étrange ; plusieurs le prenaient en aversion ; les plus sensées, les plus intelligentes grattaient Falstaff et découvraient le grand homme. Deux princesses d’une instruction peu commune, l’électrice Sophie de Hanovre et sa fille Sophie-Charlotte, électrice de Brandebourg, qui, âgée alors de vingt-neuf ans, passait pour la plus jolie femme et la plus spirituelle de son pays, constatèrent que, si bizarre qu’il fût, il avait beaucoup d’esprit naturel et qu’à l’étonnement qu’il causait se joignait quelque admiration. Il avait cependant mal débuté. Il reste à table quatre heures durant, et exige qu’hommes et femmes, tout le monde lui tienne tête à boire. Il se permet quelques incongruités, il mange malproprement, et sa serviette l’embarrasse, il ne sait qu’en faire. Après le souper, il consent à danser ; il veut mettre des gants, il n’en a point. Pour amuser la compagnie, il fait venir un de ses fous, dont les ineptes facéties ne sont point goûtées ; il s’arme, pour le chasser, d’un énorme balai. « C’est un homme tout à fait extraordinaire, écrit l’électrice-mère. Il est impossible de le décrire et même de s’en faire une idée, avant de l’avoir vu. » Mais elle convient que les quatre heures du souper ne lui ont point paru longues, qu’elle ne s’est pas ennuyée un instant. Sophie-Charlotte, rendant compte de ses impressions au ministre d’État Fuchs, termine sa lettre par cette phrase inachevée : « En voilà assez pour vous lasser, mais je ne saurais qu’y faire ; j’aime à parler du tsar, et si je m’en croyais, je vous dirais plus que… Je reste bien affectionnée à vous servir. » Il semble qu’en présence de ce sauvage, qui se donnait parfois la peine d’être aimable, il se fût passé dans le cœur de la jeune électrice quelque chose qu’elle ne pouvait dire.

Plus souvent farouche que grotesque, s’il a sauvé ses ridicules par la grandeur de ses desseins, il a racheté ses violences par l’héroïsme d’une volonté qui s’imposait des efforts et des sacrifices au-dessus de la vertu commune, et s’il a voulu qu’on se donnât, il s’est donné tout entier. Pour avoir raison de son peuple, il emploiera le bâton, le fouet et la hache, et n’ayant pu réduire son fils à l’obéissance, il le tuera. Mais il ne lui suffit pas qu’on obéisse, il veut qu’on travaille, qu’une race indolente, « comme figée dans un hiver ou endormie dans un rêve éternel, » apprenne à se remuer, à se secouer, et cette fois aux moyens violens il en joindra de plus humains, qui sont quelquefois plus décisifs. Il a cru, et c’est sa gloire, à l’efficacité souveraine de la propagande par l’exemple, quand l’exemple vient de haut, et pour tirer ses Russes de leur torpeur, il a condamné leur souverain à être le plus prodigieux travailleur que l’histoire ait connu. « Il est toujours pressé ; en voiture, il va au galop ; à pied, il ne marche pas, il court. » Il est en Finlande, il est dans l’Oural, en Poméranie, en Ukraine ; il conduit les opérations d’un siège, il visite des forêts, il inspecte des mines, il élève des moutons, et pas un instant il n’oublie son devoir de législateur : il publie chaque jour un ukase, quelquefois deux.

Le Polonais avait passé la plume à l’historien quand M. Waliszewski a appliqué à Pierre le Grand le beau mot de Shakspeare : « The souls joy lies in doing : la joie de l’âme est dans l’action. » « Le plus grand poète du Nord, dit-il, a deviné le héros de la grande épopée dont j’essaye d’évoquer l’image. Oui, ç’a été sa force, sa grandeur et son succès, cette énergie vitale qui a fait de lui, physiquement et moralement, l’homme le plus remuant, le plus dur à la fatigue, le plus sensible à la joie de l’action qu’on ait vu sur la terre. » Dans ses courtes heures de loisir, son divertissement préféré est encore et toujours le travail. Il est graveur sur cuivre, tourneur en ivoire. Au mois de mai 1711, l’envoyé de France, Baluze, le trouve dans un jardin en galante compagnie : il fait sa cour à une aimable Polonaise, en s’occupant avec elle, scie et rabot en main, à la construction d’une barque. Qu’importe, après tout, qu’il n’ait été qu’un médiocre opérateur et l’un de ces dangereux dentistes qui enlèvent les dents saines ? Il a voulu faire l’apprentissage de tous les arts et métiers, pour exciter l’émulation de ses peuples, pour qu’ils apprissent à honorer les outils qu’avait maniés leur maître.

Tel il a vécu, tel il mourra. Sa santé est détruite, ses médecins le conjurent de se ménager, lui déclarent qu’il y va de sa vie. Il les traite d’ânes bâtés. Il souffre de la gravelle, il a de violentes douleurs de reins et aux cuisses des tumeurs qui suppurent. Il ne laisse pas de courir. Il inspecte les travaux du canal de Ladoga ; il passe les nuits sous la tente, plonge à cheval dans des marécages glacés. Puis il visite des usines, où il bat sur l’enclume comme un simple forgeron. En retournant à Pétersbourg, il aperçoit un bâtiment échoué et un équipage en détresse. Il s’élance, se met dans l’eau jusqu’à la ceinture. Par ses soins, l’équipage est sauvé, mais le sauveteur rentre dans sa capitale tremblant la fièvre et se couche pour ne plus se relever. « Pierre, dit M. Waliszewski, meurt succombant à la peine, mais ayant une fois de plus sacrifié son métier de souverain à sa manie de manouvrier. » Non, il n’a jamais sacrifié son métier à une manie ; le manouvrier et le souverain, le rabot et l’épée ont toujours agi de concert, travaillé à la même entreprise. Il est des cas où travailler de ses mains est une vertu royale. Il est mort en prêchant d’exemple, et il avait le droit de n’être point inquiet sur l’avenir de son œuvre : le secret de toutes les grandes créations de l’histoire, c’est un homme qui s’est donné.

La plupart des grands réformateurs, qu’ils s’appelassent Lycurgue, Calvin, Frédéric II, Méhémet-Ali, ont eu l’âme dure et la main lourde. Pierre le Grand fut le plus terrible de tous. Joseph de Maistre lui préférait résolument Numa Pompilius, à qui il savait gré de n’avoir pas songé à raccourcir la toge des Romains. Cela tient peut-être à ce qu’au temps de Numa les Romains n’avaient pas encore inventé la toge, cela tient peut-être aussi à ce que Numa n’a jamais existé.


G. VALBERT.


  1. Pierre le Grand, l’Éducation, l’Homme, l’Œuvre, par M. K. Waliszewski. Paris, 1897. Librairie Plon.