Pierre et Amélie/Chapitre III

J. N. Duquet, Libraire-Éditeur (p. 19-23).

III


Depuis cette cabane jusqu’à ces masures que vous voyez au levant, Léopold avait planté sur un sol, que ses soins avaient rendu productif, une foule d’arbres fruitiers et autres qui, déjà parvenus à leurs grosseurs naturelles, formaient tout à la fois, un verger et un bocage enchanté ; depuis l’humble arbrisseau jusqu’au sycomore altier, tous unissaient d’un commun accord, leurs fleurs, leurs verdures, leurs feuillages ; entrelaçaient leurs rameaux épais, leurs branches souples et pressées ; de charmants contrastes, de riantes perspectives, mille fruits velouteux et ambrés récréaient la vue et ravivaient l’odorat. La plus douce haleine des vents du soir et les brises de l’aurore, se prêtant un mutuel appui, entretenaient sous ces voûtes ombreuses, sous ces massifs épais et fleuris, sous ces allées sombres et silencieuses, une fraîcheur que ne pouvaient altérer les étouffantes chaleurs de la saison où les moissons mûries ondulent en flots d’or. Les oiseaux quittaient la solitude des bois voisins pour venir bâtir leurs nids sous ces ombrages, qu’ils faisaient retentir de leurs chants amoureux. Du haut d’un rocher, qui bornait le bocage, à l’orient, une fontaine jaillissait en nappes de cristal pour tomber ensuite dans un large bassin, dont le pourtour, orné d’une épaisse couche de verdure émaillée de narcisses, de violettes, d’amarantes et de coquelicots, était planté de lauriers roses, d’ormes, de chênes verts et de peupliers ; des lianes fleuries s’élançaient au haut de ces arbres, se croisaient en tous sens, fouettaient l’escarpement du rocher et mouillaient leurs feuilles et leurs fleurs dans l’onde jaillissante de la fontaine ; suspendues aux branches de l’ormeau les vignes sauvages miraient dans l’eau du bassin leurs grappes azurées.

C’est dans ces lieux d’où ils voyaient là bas, sur la plaine tantôt calme ou irritée du Saint Laurent, filer les navires arrivant d’outre mer ou laissant le port de Québec ; ici, aux flancs des rochers la chèvre suspendue paître près des buissons, ou les brebis, en prenant leur joyeux ébats, brouter l’herbe tendre sur la pente du coteau ; c’est, dis-je dans ces lieux enchanteurs que Pierre et Amélie venaient respirer les parfums de l’air, ouïr les murmures de la fontaine en faisant jaillir comme deux cygnes, en gouttelettes de rosée, l’onde du bassin sur le feuillage et le gazon d’alentour ; je dis comme deux cygnes, car leur beauté, qui, tous les jours, semblait s’enrichir de quelques nouveaux charmes, égalait bien celle de ses oiseaux aux chants harmonieux.

Amélie était dans sa treizième année ; sa taille était souple et élancée ; son corset laissait déjà voir de légères ondulations ; la cire est moins blanche qu’étaient ses épaules grasses et arrondies ; de longs cheveux blonds flottaient en touffes dorées sur son cou ou se déroulaient légers chaque côté de ses joues où souriaient les roses de son printemps. L’humidité de ses beaux yeux bleus contrastait singulièrement avec le sourire habituel de ses lèvres et décelait à la fois l’innocence et le contentement de son âme en lui donnant un certain air de mélancolie. Quand elle dansait avec son frère, nu pieds sur la mousse verte du bocage, on aurait dit la fille de Latone, conduisant le chœur des grâces dans les vallons sacrés de l’ancienne Grèce.

Pierre était d’une complexion plus forte qu’un jeune homme de seize ans sur les bancs d’un collège ; sa taille dépassait celle d’Amélie ; un sang pur et fort colorait son teint brun, une douceur extrême se peignait dans ses yeux et sur son front, qu’ombrageaient les boucles d’une chevelure d’ébène ; sa bouche d’une attitude grave ne paraissait sourire que pour Amélie, pour Amélie, qui était la moitié de son cœur, pour Amélie qu’il aimait plus que lui même ; jamais les échos du vallon ne répétaient les sons doucereux de sa flûte, si elle n’était à ses côtés pour l’encourager d’un geste, d’un regard, et l’accompagner de sa voix fine et vibrante.

Ces jeunes créatures voyait s’écouler au milieu de leurs bons parents des jours de bonheur et de sécurité. Ni le désir des vaines richesses, ni l’envie, ni l’avarice, qui ronge et dévore sans cesse l’âme de ses vils et misérables courtisans ne troublaient jamais cette heureuse famille. Le mensonge et la médisance étaient bannis de leur conversation ; la vérité, que ne peuvent abattre, ni les forces de la puissance, ni l’or des égoïstes, la vérité seule sortait de leur bouche. Servir Dieu, vivre en paix avec ses ennemis et secourir les malheureux étaient leur unique devise.

Le dimanche, sitôt que la fontaine brillait des mille couleurs de l’arc-en-ciel sous les feux horizontaux du soleil levant et que l’hirondelle, en gazouillant, rasait d’une aile rapide, son nid glaiseux sous la fenêtre du chaume, Pierre et Amélie ajustaient leurs habits commodes, propres, mais sans luxe, et s’acheminaient avec Léopold et Clothilde vers l’Église de Québec pour y entendre l’office divin. Qu’il faisait beau de voir ces deux jeunes enfants agenouillés devant l’autel sacré du Seigneur, écoutant dans une sainte extase les paroles graves et religieuses du prêtre redisant sous les voûtes du saint temple, devant une assemblée de fidèles chrétiens, comment Dieu, la suprême bonté, voulut expirer au milieu des plus affreuses souffrances, des tourments les plus inouïs, pour les péchés des hommes, pour nous autres hommes que le moindre souffle de sa juste colère pourrait réduire en un, je ne sais quoi, en un rien. Pierre et Amélie ne revenaient jamais de l’Église sans distribuer aux pauvres mille présents qu’ils avaient toujours soin d’apporter avec eux ; il leur arrivait même assez souvent de se dépouiller de leurs habits pour en couvrir quelques misérables que la nudité retenait relégués loin des yeux du monde et de la douce lumière du jour. Ces bienfaits ne restaient pas sans récompense, et, qui pourrait en douter, où a-t-on vu la charité être ensevelie dans le silence de l’oubli ? Pierre et Amélie ne pouvaient passer par le chemin qui conduisait à la capitale, sans être comblés de souhaits heureux par ces pauvres gens qui allaient (et ce qui arrivait souvent) jusqu’à les porter à leur habitation sur des branches d’érables, qu’ils arrangeaient en forme de berceau, orné partout de guirlandes de fleurs et de fruits nouveaux.

Qu’ils sont heureux ceux qui savent faire le bien ! ils attirent sur eux la bénédiction du ciel, et ils ont l’amitié des gens qui ne savent pas feindre, des gens qui ne s’affublent jamais du manteau fétide et empesté de l’hypocrisie.