Calmann-Lévy (p. 250-273).
Livre III

IV

NOTRE-DAME-DE-LIESSE

Saint-Thomas, 11 août.

Ce coin du Laonnais n’a pas de larges horizons. Mais le sol y fait des plis gracieux et il est semé de bouquets d’arbres. Le petit chemin blanc qui passe devant ma porte et se parfume de menthe en se creusant vers la prairie humide s’en va, par les champs de trèfle, d’avoine et de betteraves, au bois où le Petit Chaperon Rouge cueille encore la noisette. On a plaisir à suivre chaque matin ce sentier étroit et sinueux, si l’on pense que c’est assez de joie et de gloire en une promenade que de visiter la reine des prés dans son humble majesté, et de respirer le chèvrefeuille qui suspend aux buissons ses guirlandes parfumées.

Hier, j’ai trouvé au milieu de ce sentier un petit hérisson immobile et tout en boule. Il était blessé. Je le pris dans ma poche et le portai à la maison, où une goutte de lait le ranima. Il montra son groin noir, qui a l’air d’être taillé dans une truffe. Il ouvrit les yeux, et j’eus la faiblesse de me croire le bon Samaritain. Ce matin, mon ami courait dans le jardin, flairant la terre humide, et toutes les piques de son dos reluisaient. La rencontre d’un hérisson ; moins encore, un brin de serpolet à l’orée d’un bois, une vieille épitaphe dans un cimetière de village, suffit à l’amusement de la journée d’un solitaire.

Nous avons ici un camp de César et une petite montagne qu’un jour Gargantua laissa tomber de sa hotte. Mais ce qu’il y a de plus admirable, c’est un fau (fagus) très grand et parfaitement rond, qui donne des faînes d’un goût délicieux, si j’en crois les paysans. Le hêtre de Domremy que hantaient les fées et où les filles du village suspendaient des guirlandes et des chapeaux de fleurs, n’était ni plus beau ni plus vénérable. Je regrette le temps où l’on rendait un culte aux arbres et aux fontaines. J’aurais, en ce temps là, noué précieusement aux branches de ce beau fau des statuettes de terre cuite avec des bandelettes de laine, et peut-être même aurais-je su attacher au tronc un tableau portant une épigramme votive en vers imités d’Ausone. Ce hêtre, illustre dans le pays, s’élève sur la hauteur entre Saint-Thomas et Saint-Erme, dont l’église est misérable et charmante avec son mince clocher d’ardoises, son toit rustique, son porche renaissance, qui s’émiette à la pluie, et sa girouette où l’on voit le grand saint Antoine et son cochon finement découpés. À l’intérieur, dans la nef tronquée et nue, sur un chapiteau roman, un oiseau becquetant une grappe de raisin est resté comme l’unique témoin des jours où l’église de Saint-Erme s’élevait dans sa robe blanche au-dessus d’un peuple fidèle. Du XIe siècle au XVe, les églises de Soissons, de Reims et de Laon florissaient splendidement dans la Gaule chrétienne, et si l’on aime à vivre dans le passé, ce pays de Laon plaît par d’antiques souvenirs. Les pierres y parlent sous le mousse et sous la giroflée. À une lieue d’ici, vers Soissons, est Corbeny, où les rois de France, au retour du sacre, venaient toucher les écrouelles. À trois lieues au nord, en terre de Picardie, on trouve Notre-Dame-de Liesse, qui fut dans l’ancienne France un lieu de pèlerinage très fréquenté.

Belleforest dit au premier tome de sa Cosmographie, publiée en 1575 :

« Non loin de Laon est cette place tant renommée de Lyance ou Lyesse pour le temple sacré de la glorieuse mère de notre Dieu, la Vierge Marie, le pèlerinage ancien de nos rois, et où Dieu fait de grands miracles pour l’amour et par les mérites de celle qu’il a choisie pour sa mère. »

On suit, pour aller d’ici à Liesse, une route crayeuse qui traverse une plaine sèche, semée de vieux moulins à vent aux ailes décharnées, et coupée çà et là par des bouquets de bouleaux. Le vent courbe l’avoine naine. Tandis que le cocher me montre du bout de son fouet l’horizon plat et triste, et me conte l’histoire du meunier qui s’est pendu dans son moulin et du percepteur assassiné sur la route, nous voyons à notre gauche, à travers un rideau d’arbres, le château de Marchais, bâti sous Charles IX par le cardinal de Lorraine. Encore deux kilomètres à peine, et nous rencontrons, sur notre droite, les trois ormes qui ombragent une petite chapelle grillée et qu’on nomme les Trois-Chevaliers. Et tout de suite les roues de la carriole résonnent sur le pavé désert d’une rue de village aux maisons basses à grands pignons. Nous sommes à Notre-Dame de Liesse, autrefois si fréquentée et maintenant délaissée et tombée dans un morne abandon. Notre-Dame de Lourdes a fait grand tort à la dame de Liesse comme à toutes les saintes Vierges de l’ancienne France. Cette belle dame de Lourdes, avec son écharpe bleue, attire dans sa ville d’eau tous les pèlerins, et il n’est bruit que d’elle. Une dame pieuse, qui regrette les vieux sanctuaires, me disait : « On ne peut le nier : cette Vierge de Lourdes est obligeante, serviable, entendue, empressée, je dirai même obséquieuse. Elle se multiplie pour se rendre utile. Elle guérit les malades, recommande les jeunes gens à leurs examens, fait des mariages et vend du chocolat. Entre nous, je la trouve un peu intrigante. »

La Vierge de Liesse ne sait pas si bien faire ses affaires. Elle est oubliée ; cela s’aperçoit tout de suite quand on entre dans la petite ville endormie. On me dit qu’elle se réveillera le mois prochain, lors des grands pèlerinages ; mais je vois bien qu’autrefois visitée par les rois, elle n’attire plus, même en ses grandes féeries, que quelques bonnes dames de Reims, de Laon et Saint-Quentin.

Elle eut ses beaux jours. Tout passe ; la Notre-Dame de Lourdes passera comme elle. C’est une réflexion propre à consoler la Notre-Dame de Liesse de son irrémédiable déclin. La poussière, une lente poussière, recouvre les petites boutiques voisines de l’église où s’étalent, sous des vitres ternes, des médailles, des images, des chapelets et des scapulaires. Au XVe siècle, on vendait sous l’auvent de ces maisonnettes de belles médailles de plomb ou d’étain à bordure ajourée, que les bonnes gens cousaient à leur chapeau clabaud. Louis XI faisait comme eux, et parmi les médailles qu’il portait à son bonnet, soyez sûr qu’il se trouvait celle de Notre-Dame-de-Liesse, à qui le pieux roi avait une dévotion singulière.

Ce qu’il y a aujourd’hui de plus étrange dans ces boutiques, ce sont des bouteilles fermées au chalumeau où flottent dans de l’eau, suspendues à des boules creuses par un fil de verre, les attributs de la Passion : la croix, les clous, l’éponge de fiel, la lance, le sceptre de roseau, la couronne d’épines, la sainte face, et le soleil qui se voila, et la lune qui parut quand le mystère fut consommé. Ces petites pièces de verre coloré ont la naïveté des jouets d’enfant. Ils amusent par l’idée qu’il est des âmes assez ingénues pour admirer une merveille si barbare. L’église, dont il subsiste quelques parties du XVe siècle, est petite. Le portail, surmonté d’une large fenêtre cintrée et d’un pignon flanqué de deux clochetons, a l’air assez avenant, et il suffit d’aimer les vieilles pierres pour admirer sur les contreforts, des deux côtés de la fenêtre, deux heaumes sculptés, expressifs comme des visages avec leur petit crâne pointu, leur nez en bec d’oiseau, leur lippe narquoise et leur énorme encolure. Mais ce ne sont là que des bagatelles, et l’on voit bien que nous sommes en vacances.

En entrant dans l’église, le regard s’arrête sur un beau jubé de la Renaissance qui tend, dans la nef, son arche élégante de pierre blanche et de marbre noir. Sur la balustrade de ce jubé s’élèvent quatre statues peintes. Elles sont dans le goût affreux de la Restauration et représentent trois chevaliers, avec de superbes panaches, et une belle demoiselle habillée à la turque. Ils sont tous quatre très ridicules et semblent jouer Zaïre devant la duchesse d’Angoulême. Je vous dirai tout à l’heure qui sont ces trois chevaliers et cette jeune musulmane. Qu’il vous suffise de savoir pour le moment qu’ils rapportèrent d’Égypte l’image miraculeuse qu’on vénère depuis lors dans l’église où nous sommes.

Il faut passer sous le jubé pour voir la petite Vierge de Liesse assise dans le chœur au-dessus de l’autel. C’est une Vierge noire. J’ai toujours eu beaucoup de goût et de curiosité pour les Vierges noires, qui sont toutes fort anciennes. Elles ont des manteaux en forme d’abat-jour. Elles sont évasées et courtes. Cela tient à ce qu’elles sont assises et qu’on les habille comme si elles étaient debout, et il y a là un mépris touchant de la forme humaine. Les Grecs avaient aussi leurs idoles noires. C’était, comme les nôtres, des statues de bois informes et prodigieuses. Ils en attribuaient l’origine à Dédale, et ils vénéraient ces rudes images noircies par le temps. Ils les couvraient aussi de voiles précieux. Les cultes se ressemblent plus qu’on ne croit. Si, par une opération magique, la vieille paysanne, que je vois ici mâchant des prières sous son capuchon de laine, était transportée subitement à Pessinonte, dans le sanctuaire relevé et rendu aux mystères antiques, elle achèverait sans trop de surprise, au pied de la Bonne Déesse, l’oraison commencée devant la Sainte Vierge. Il faut tout dire : la véritable Vierge noire de Liesse fut brûlée en 1793, et celle qui la remplace n’est, à mon gré, ni assez naïve ni assez antique. On assure qu’un peu du bois de l’ancienne, tiré du feu, a été retrouvé et mis dans la nouvelle, et les dévots peuvent en recevoir quelque consolation, car ils estiment ce bois plus excellent que celui de l’arche de Noé. Mais qui rendra la petite idole vêtue d’un abat-jour à ceux qui estiment, avec l’évêque Synésius, que toutes les antiquités sont vénérables ?

C’est au fond de l’église, à gauche, dans la sacristie bâtie sous Louis XIII, qu’est le trésor, aujourd’hui bien appauvri, de Notre-Dame-de-Liesse : des cœurs en vermeil, des montres avec la chaîne, de ces grosses montres d’argent qu’on appelle oignons, une pendule à sujet, des bâtons et des béquilles, quelques vieilles croix d’honneur, un hausse-col de capitaine, deux paires d’épaulettes.

J’ai découvert dans un coin de la sacristie, avec attendrissement, une de ces bouteilles dont nous parlions tout à l’heure, qui ont le goulot soudé et dans lesquelles nagent des emblèmes en verroterie. Sans doute, la bonne femme qui fit ce présent à la Vierge noire, lui dit : « Pour votre petit, madame ! » Et, en effet, Notre-Dame de Liesse tient sur ses genoux un enfant Jésus debout et les bras ouverts. Mais on chercherait en vain dans ce pauvre trésor, où l’araignée tend sa toile, le cœur d’or apporté par l’abbesse de Jouarre, les villes d’argent apportées par les cités de Bourges, de Reims, de Mézières, d’Amiens, de Laon et de Saint-Quentin, le navire de la municipalité de Dieppe, le bras d’argent du capitaine de Hale, le navire d’Henriette de France, reine d’Angleterre, et la mamelle d’or de la reine de Pologne. Ces dons précieux ont disparu. Louis XIV fit fondre et envoyer à la Monnaie ce qui restait, en 1690, du trésor de Notre-Dame de Liesse. Il fallait sauver la patrie. Il fallait aussi la sauver en 1792. Les mêmes nécessités commandent les mêmes actes.

C’est en faisant des guérisons que la petite Notre-Dame noire du pays de Laon s’était surtout enrichie. Elle délivrait aussi les possédés. On raconte qu’une femme de Vervins, nommée Nicole, qui donnait tous les signes de la possession, fut conduite à Liesse et y éprouva un grand soulagement. Mais son entière délivrance, assure le chanoine Villette, qui florissait à la fin du XVIIe siècle, ne fut achevée que plus tard, dans l’église cathédrale de Laon, par les soins de l’évêque. Belzébuth parut aux yeux de Monseigneur et lui fit un aveu qui dut lui coûter :

« La Vierge Marie, lui dit-il en confidence, vient de m’enlever le secours de vingt-six de mes compagnons en les faisant sortir du corps de cette femme. »

Notre-Dame de Liesse rendit au sire de Couci ses deux enfants qui étaient perdus. C’est elle qui, invoquée par un larron qu’on pendait, vint, de ses bras qui avaient porté Jésus, soutenir le malheureux pendant les trois jours qu’il demeura attaché à la potence. Mais je crois bien me rappeler que ce miracle, mis en rimes par les trouvères, est également attribué à Notre-Dame de Chartres. La Vierge de Liesse faisait évader les prisonniers et mettait volontiers son pouvoir à s’opposer à l’exécution des arrêts de justice. Je ne l’en blâme pas ; je l’en loue, tout au contraire, tenant la grâce meilleure que la justice. Durant quatre ou cinq siècles, elle fut assiégée de solliciteurs. Les pèlerins, venus de toutes les parties du royaume, suppliaient, les mains jointes, la belle dame de Liesse de ne point dormir tandis qu’ils lui parlaient. Maintenant elle sommeille en paix dans son sanctuaire déserté. Ne troublons point son repos et vénérons en elle la foi, l’espérance et la charité de tant d’âmes qui passèrent avant nous sur cette terre où nous passons.

Si l’on vient du château de Marchais, avons-nous dit, on rencontre, à droite sur la route en entrant à Liesse, trois ormes autour d’une chapelle grillée. On les appelle les Trois-Chevaliers, en mémoire des trois fils de la dame d’Eppes, qui rapportèrent d’Égypte en Picardie l’image miraculeuse qui fut ensuite vénérée sur la terre de Liance, dite depuis terre de Liesse.

Voici l’histoire des trois chevaliers d’Eppes et de la belle Ismérie :


HISTOIRE DES TROIS CHEVALIERS D’EPPES ET DE LA BELLE ISMÉRIE.


En ce temps-là, Foulques, comte d’Anjou, de Touraine et de Mayenne, roi de Jérusalem, prit d’assaut Césarée de Philippes, qui était l’ancienne ville de Dan, située à l’une des extrémités de son royaume. Il rebâtit le château de Bersabée, qui était à l’autre extrémité, et rétablit ainsi dans son entier le royaume de David et de Salomon, qui s’étendait, dit l’Écriture, de Dan à Bersabée.

La garde du château de Bersabée fut confiée aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, érigés en ordre militaire environ trente ans auparavant, sous le règne de Baudouin Ier. Or, au nombre de ces chevaliers étaient trois frères de l’illustre maison d’Eppes, en Picardie, dont l’aîné se nommait le chevalier d’Eppes, le second le chevalier de Marchais, et le plus jeune le chevalier aux armes blanches. Mme d’Eppes, leur mère, possédait de grandes et belles terres dans le pays de Laon. Mais ils avaient pris la croix du pèlerin et porté dans la terre sanctifiée par le sang de Jésus la bannière d’Eppes aux alérions d’or. Et parce que leur prudence et leur courage étaient connus, Foulques d’Anjou leur avait désigné pour poste le château de Bersabée qui, situé à seize milles d’Ascalon, était sans cesse menacé par les Sarrasins.

En effet, Ascalon, ancienne ville des Philistins, était au pouvoir du calife d’Égypte, qui y envoyait quatre fois l’an, par terre ou par mer, des armes, des vivres et des troupes fraîches. La population de cette ville était nombreuse et toute guerrière. Chaque enfant mâle recevait dès sa naissance, sur le trésor du calife, la paye d’un soldat en campagne. La garnison, composée de soldats très farouches, faisait des sorties fréquentes.

Un jour, les trois fils de Mme d’Eppes, tandis qu’ils chevauchaient à quelque distance du château de Bersabée, furent surpris par une troupe de cavaliers sarrasins, et, malgré leur résistance opiniâtre, ils furent pris et conduits au Caire.

Le calife s’y trouvait alors. Ayant appris que les trois prisonniers chrétiens étaient d’une extraordinaire beauté, il fut curieux de les voir et il les fit amener dans le jardin où il prenait le frais, sous des buissons de roses, au murmure des fontaines. Les fils de Mme d’Eppes passaient de toute la tête les turbans de leurs gardiens ; leurs épaules étaient très larges, et le calife reconnut qu’on lui avait fait un rapport fidèle. Voulant s’assurer s’ils avaient autant d’esprit que de beauté, il leur posa plusieurs questions auxquelles ils répondirent avec une sagesse et une modestie dont il fut charmé. Mais il n’en laissa rien paraître ; il affecta au contraire de renvoyer les prisonniers avec dédain et il ordonna qu’ils fussent enchaînés dans un cachot obscur.

Son dessein était de les réduire, par de mauvais traitements, à abjurer la religion du Christ et à embrasser le culte de l’idole Mahom, auquel il était attaché comme sont tous les Sarrasins. C’est pourquoi il fit enchaîner les trois chevaliers dans un cachot sur lequel passait le fleuve Nil.

Puis il leur fit dire par un de ses vizirs qu’il leur donnerait un palais avec des jardins, des armes précieuses, un cheval syrien tout sellé et des esclaves très belles, jouant de la guitare, s’ils consentaient à adorer l’idole Mahom.

Certains des voyageurs, qui ont été interrogés, affirment que les mécréants Sarrasins n’élèvent point de figures à la ressemblance de Mahom. S’ils disent vrai, il faut entendre que le calife fit des promesses aux chevaliers à condition d’obéir à la loi de Mahom, et cela ne change rien à la vérité du récit.

Quand le vizir eut dit ce que le calife offrait, et à quelles conditions, le chevalier d’Eppes songea aux jardins pleins d’eaux vives et soupira ; le chevalier de Marchais songea aux belles esclaves et demeura rêveur ; le chevalier aux armes blanches songea au cheval syrien et aux lames de Damas, et un grand cri jaillit comme une flamme de sa poitrine. Mais tous trois repoussèrent les présents du calife.

En vain le gardien de la prison, qui était un vieillard abondant en discours, leur conta les plus beaux apologues arabes pour leur persuader de quitter la foi chrétienne ; ils ne se laissèrent pas séduire par des contes ingénieux, non plus que par l’exemple d’un baron normand qui, s’étant fait adorateur de Mahom, vivait à Smyrne de fruits confits, avec une douzaine de femmes qu’il vendait quand elles ne lui plaisaient plus.

Par tout ce qu’on lui rapportait de leur constance, le calife vit bien que les trois fils de Mme d’Eppes ne viendraient à la religion sarrasine ni par la peur des supplices ni par l’appât des richesses et des voluptés. Il se flatta de les y amener par la dialectique. Il leur envoya dans leur cachot les plus savants docteurs arabes qui leur tenaient chaque jour les raisonnements les plus subtils. Ces docteurs connaissaient Aristote ; ils excellaient dans la mathématique, dans la médecine et dans l’astronomie. Les trois fils de Mme d’Eppes ignoraient l’astronomie, la médecine, la mathématique et les ouvrages d’Aristote, mais ils savaient par cœur le pater et plusieurs belles prières. C’est pourquoi les savants arabes ne purent les convaincre et se retirèrent pleins de confusion.

Le calife, qui était d’un caractère obstiné, ne se tint pas pour vaincu avec Aristote et les docteurs. Il eut recours à un artifice dont il se promettait le meilleur succès. Sachez que ce calife avait une fille jeune, belle et bien faite, musicienne et raisonnant plus subtilement que les docteurs. Elle se nommait Ismérie. Son père lui donna l’ordre de revêtir ses plus riches vêtements, de s’oindre d’huiles balsamiques et de visiter les trois chevaliers dans leur prison.

« Allez, ma fille, lui dit-il. Déployez toutes vos grâces, employez tous vos charmes pour gagner ces chrétiens. »

Le zèle de la religion l’échauffait à ce point qu’il recommanda à sa fille d’immoler même ce qu’elle avait de plus cher, si ce sacrifice devait tourner à l’avantage de Mahom.

Les recommandations du calife ont paru outrées à quelques auteurs qui ont rapporté cette histoire. Mais le chanoine Willete fait observer qu’elles sont naturelles chez un idolâtre. Ainsi, dit-il, les filles de Madian et de Moab, par le détestable conseil du faux prophète Balaam, furent envoyées aux enfants d’Israël pour les pervertir et les faire tomber dans l’idolâtrie ; ainsi les filles d’Ammon troublèrent le cœur du roi Salomon jusqu’à lui faire adorer les dieux de leur race.

Donc, la princesse Ismérie se montra aux trois fils de Mme d’Eppes. Ils furent éblouis à sa vue. Elle parla. Sa bouche était plus redoutable que ses discours. Ils admiraient une si belle personne ; ils la redoutaient bien plus qu’ils n’avaient redouté le vizir et les docteurs, et, pour qu’elle ne changeât point leurs cœurs, ils résolurent de changer le sien.

« Enseignons-lui la vérité, qu’elle est digne d’entendre, dit le chevalier d’Eppes à ses frères. Bien que moins habile à discourir qu’à manier la lance, nous trouverons peut-être des raisons convenables, avec l’aide de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit à ses apôtres : « Si vous avez à rendre témoignage de moi, ne vous préoccupez point de ce que vous aurez à dire. Je mettrai moi-même sur vos lèvres des paroles pleines de sagesse. »

Les deux frères approuvèrent la parole de l’aîné, et aussitôt ils travaillèrent tous trois à instruire la fille du calife dans la religion chrétienne.

Ils lui exposèrent la doctrine avec les miracles et les prophéties. Ils lui parlèrent notamment de la très sainte Vierge Marie, à qui ils avaient une dévotion particulière, et ils contèrent les miracles qu’elle avait accomplis dans toute la chrétienté et spécialement dans le pays de Laon. Ce qu’ils dirent de la reine des cieux parut si remarquable à la jeune Ismérie qu’elle demanda si elle ne pourrait pas voir cette Vierge en image, telle qu’elle est représentée dans les temples des chrétiens. Les trois chevaliers répondirent qu’ils n’avaient dans leur prison aucune image de cette sorte, mais que, si on leur apportait du bois, ils s’efforceraient d’y tailler une figure à l’exemple des bons imagiers de leur pays.

Ils parlaient de la sorte emportés par le zèle du cœur. Mais lorsque la princesse Ismérie leur eut fait apporter une bille de bois, avec un ciseau et un maillet, ils se trouvèrent fort empêchés : l’art de tailler une image qui semble vivre et respirer ne s’acquiert que par de longues études. Le bois ne se laissait même pas entamer. Il faut dire que c’était le tronc d’un de ces arbres qui viennent du paradis terrestre et que le Nil apporte dans ses eaux jusqu’aux rives d’Égypte.

Les trois fils de Mme d’Eppes s’endormirent devant le bloc sans avoir pu seulement le dégrossir.

À leur réveil, ils furent bien surpris de voir que leur tâche était achevée, et que l’image de la Vierge brillait dans le cachot d’un éclat suave et merveilleux. Devant eux, Notre-Dame était assise sur un trône, tenant son enfant divin dans ses bras. Les trois fils de Mme d’Eppes n’avaient jamais vu, de Laon à Soissons, un si bel ouvrage de sculpture. Cette Vierge était taillée dans le bois apporté par la princesse Ismérie, et ce bois était noir pour exprimer les ténèbres épaisses qui enveloppaient encore l’âme de la fille du calife. Mais il était environné d’une lumière céleste, en signe que la lumière dissiperait ces ombres funestes. Et ceci est à méditer que ce bois, venant du séjour d’Ève, était noirci par le péché de la première femme, mais que la figure de la Sainte Vierge y paraissait resplendissante, parce que la faute d’Ève a été rachetée par celle à qui l’Ange a dit Ave. De telles idées, peu accessibles aux hommes d’aujourd’hui, étaient aisément sensibles aux religieux qui méditaient dans les cloîtres et dans les déserts.

À la vue de cette image merveilleuse, les trois frères se récrièrent à la fois, et chacun demanda aux deux autres comment ils avaient pu accomplir en une nuit un si prodigieux travail. Mais tous trois jurèrent avec un grand serment qu’ils n’y avaient point de part. Et il n’était pas vraisemblable, en effet, qu’aucun d’eux eût été assez habile pour achever si rapidement une tâche si difficile.

Il est donc croyable que cette image fut taillée par les anges ou, plus vraisemblablement, par la bienheureuse Vierge Marie elle-même, à qui les trois fils de Mme d’Eppes avaient une dévotion spéciale et qu’ils avaient invoquée en cette occasion. Quand la princesse Ismérie revint à la prison, voyant la Vierge radieuse et noire, elle pleura et elle adora. Tout soudain, elle fut désabusée de la fausse religion de Mahomet et convertie à la foi de Jésus-Christ. Et les trois fils de Mme d’Eppes, augurant alors que cette image viendrait leur délivrance, l’appelèrent leur Dame de Liesse, c’est-à-dire de joie.

Cependant, le calife demandait chaque jour à sa fille si la conversion des trois chevaliers s’achevait heureusement, et la princesse Ismérie répondait avec prudence qu’il restait encore de ce côté quelques progrès à faire. Elle parlait de la sorte pour qu’il lui fût permis de retourner à la prison des chevaliers. Mais elle était déjà résolue à assurer leur évasion et à fuir avec eux.

Quand tout fut préparé pour l’exécution de ce dessein, la fille du calife prit les pierreries et les joyaux qu’elle put trouver dans le palais, et sortit de nuit, par une porte dérobée du jardin.

Pour juger favorablement la conduite de la princesse, il faut considérer que son père était sarrasin et mécréant, et ne point ignorer que les joyaux qu’elle emportait devaient plus tard servir à élever le sanctuaire de Notre-Dame de Liesse. Chargée de ces joyaux, Ismérie alla délivrer les prisonniers et les conduisit au bord du Nil, où il se trouva un batelier pour les passer tous quatre sur l’autre rive. Ils s’y endormirent. À leur réveil, les trois chevaliers virent la cathédrale de Laon sur la montagne et tout le pays laonnais. Ils y avaient été transportés miraculeusement pendant la nuit avec la princesse Ismérie.

La Vierge Noire était avec eux : c’est elle qui les avait conduits. Au lieu où elle toucha la terre jaillit une source qui guérit de la fièvre.

Les chevaliers furent contents de revoir la fumée de leur toit et madame leur mère toute chenue qui pleurait de joie à leur vue. Instruite de ce qu’était la belle sarrasine qu’ils amenaient, la dame d’Eppes voulut lui servir de mère et la tenir sur les fonts du baptême. Mais, quand la princesse Ismérie chercha sa Vierge Noire au bord de la source, elle ne l’y trouva plus. La statue s’en était allée toute seule à deux cents pas de là. Ismérie l’y découvrit et voulut la prendre dans ses bras, mais elle ne put pas même la soulever. La Vierge Noire marquait, en se faisant si lourde, qu’elle voulait qu’on bâtît son église sur cet emplacement. C’est à quoi servirent les joyaux du calife. Ismérie reçut le baptême.

Les trois chevaliers prirent femme et vécurent pieusement le reste de leurs jours. La princesse Ismérie se retira dans un couvent où elle donna l’exemple de toutes les vertus. On montre encore aujourd’hui, dans l’église de Notre-Dame de Liesse, comme nous l’avons dit, son image sculptée et peinte au-dessus du jubé. Quant à la Vierge Noire, après avoir accompli de nombreux miracles, elle fut brûlée par les patriotes en 1793, à l’exception d’un seul morceau, qui fut miraculeusement préservé.


Il ne se peut rien voir de plus misérable que la fontaine miraculeuse, aujourd’hui maçonnée. Tout proche a été construite une maisonnette à l’imitation de la Santa-Casa de Lorette. Une allée y aboutit, plantée de pins alternant avec de hauts peupliers. Là s’agitent vaguement des mendiants et des infirmes, tandis qu’un vieil homme, devant la source, attend tout couché qu’une dévote vienne de loin en loin lui tendre une bouteille en forme de madone qu’il remplit, pour un sou, d’eau miraculeuse. L’agonie des dieux est d’une tristesse infinie.