Calmann-Lévy (p. 94-104).
Livre premier : Enfance

VIII

LE GARDE DU CORPS

Élevé sur le quai Voltaire, dans la poussière des livres et des bibelots, au milieu des bouquineurs et des fureteurs de toute sorte, j’ai connu tout enfant des amateurs de faïence, d’armes, d’estampes, de médailles. J’en ai connu qui ne cherchaient que des ouvrages en fer et j’en ai connu qui ne cherchaient que des ouvrages en bois ; j’ai connu des bibliophiles et des bibliomanes ; et je n’ai point vu qu’ils méritassent les railleries du vulgaire. Je puis vous assurer que tous ces gens singuliers ont le goût délicat, l’esprit orné, les mœurs douces ; et mon amitié pour les bonnes gens qui mettent toutes sortes de choses dans leurs armoires date des premiers jours de ma vie.

Du temps que j’étais le plus maigre, le plus timide, le plus gauche et le plus rêveur des rhétoriciens, je passais avec délices mes jours de congé chez Leclerc jeune, qui vendait alors des armures anciennes dans une petite boutique basse du quai Voltaire. Leclerc jeune était vieux. C’était un petit homme hérissé, boiteux comme Vulcain, qui, ceint d’un tablier de serge, limait du matin au soir des armes serrées dans un étau, sur le bord de son établi.

Il polissait sans cesse d’antiques épées qui, désormais innocentes, devaient, au sortir de ses mains, achever paisiblement leur destinée dans quelque panoplie de château. Sa boutique était pleine de hallebardes, de morions, de salades, de gorgerins, de cuirasses, de grèves et d’éperons, et il me souvient d’y avoir vu une targe du XVe siècle, toute peinte de devises galantes et telle que ceux qui ne l’ont point vue ont manqué de respirer une merveilleuse fleur de chevalerie. Il y avait là des lames de Tolède et des armures sarrasines d’une grâce infinie ; ces casques ovales d’où tombait un réseau de mailles d’acier fin comme la mousseline, ces boucliers damasquinés d’or m’ont donné dans mon jeune âge une vive admiration pour les émirs exquis et terribles qui combattaient contre les barons chrétiens à Ascalon et à Gaza ; et si maintenant encore je prends tant de plaisir à lire la tragédie de Zaïre, c’est sans doute parce que mon imagination se plaît à parer de ces belles armes l’aimable et malheureux Orosmane. À vrai dire, les casques et les boucliers de Leclerc jeune ne dataient pas des croisades ; mais j’étais enclin à voir dans la boutique de mon vieil ami la cotte de Villehardouin et le cimeterre de Saladin.

C’était l’effet de mon enthousiasme rêveur, et je dois déclarer que l’armurier n’y aidait point. Il limait beaucoup et ne parlait guère. Jamais je ne l’entendis vanter ses armes, hors deux ou trois épées de bourreau qu’il tenait pour de bonnes pièces. Leclerc jeune était un honnête homme, ancien garde royal, très estimé de ses clients.

Il n’en avait pas de plus familier ni de plus assidu que M. de Gerboise, vieux royaliste, à qui il souvenait d’avoir fait la chouannerie en 1832, avec Mme la duchesse de Berri, et qui amusait sa vieillesse à meubler d’épées historiques sa salle d’armes du château de Mauffeuges, aux Rosiers. Ce grand vieillard, qui avait été garde du corps de Charles X, abondait en récits de cour et en généalogies qu’il débitait d’une voix de tonnerre, dans un langage qui me semblait ancien et qui était provincial. M. de Gerboise était bon gentilhomme, avec un air paysan et un parler rustique. La face rougeaude sous une abondante crinière blanche, grand, gros, fier encore de ses mollets, qui avaient été les plus beaux du royaume, vers 1827, jurant Dieu et tous les saints de l’Anjou, violent et finaud, pieux, bretteur et paillard, il m’amusait infiniment par la verdeur de ses propos et par l’abondance de ses anecdotes.

Il traitait avec quelque considération Leclerc jeune, qui avait été garde royal et qui, dans sa simplicité laborieuse, tenait plus de l’artisan que du brocanteur. Et, parvenu à l’âge où l’on a perdu tous les compagnons des jeunes années, le vieux chouan de 1832 se plaisait à rappeler devant l’ancien soldat de la Restauration les souvenirs de leur commune jeunesse.

Tandis qu’il parlait, je me faisais tout petit dans mon coin pour qu’on ne m’aperçût pas, et j’écoutais.

Que de fois je l’entendis conter les souvenirs de la Révolution de 1830 et le voyage royal de Cherbourg ! C’est un récit qu’il terminait toujours en s’écriant :

« Le maréchal Maison, quel gueux ! »

Leclerc ne manquait pas d’ajouter :

« Pendant trois jours, monsieur le marquis, nous n’eûmes à manger que les pommes de terre que nous prenions dans les champs. Et je reçus d’un paysan un coup de fourche dont je suis demeuré boiteux. »

C’est tout ce qu’il avait gagné au service du roi, et pourtant il était resté royaliste, et il gardait précieusement dans le tiroir de sa commode un morceau du drapeau blanc que le régiment s’était partagé dans la cour du château de Rambouillet.

Un jour, il m’en souvient, M. de Gerboise demanda de sa voix rude et chaude :

« Leclerc, où donc étiez-vous en garnison dans l’été de 1828 ? »

L’armurier, levant la tête de dessus son établi :

« À Courbevoie, monsieur le marquis.

— Parfaitement. J’ai connu votre colonel, le petit de la Morse, dont les fils ont aujourd’hui des emplois à la cour de Badinguet. »

Et, d’un geste dédaigneux, il montra le château dont on voyait confusément, à travers les vitres, l’aile aux longs frontons régner sur l’autre rive du fleuve.

« Moi, mon bon Leclerc, ajouta-t-il, au mois de juillet 1828, j’étais de service, comme garde du corps, au château de Saint-Cloud, 2e compagnie, bandoulière verte… Ah ! bigre ! nous n’étions pas déguisés en mardi-gras comme les cent-gardes de M. Bonaparte. C’est bien une idée de parvenu que d’habiller les soldats du trône en oiseau de paradis. Nous portions, mon vieux Leclerc, le casque d’argent avec chenille noire et plumet blanc, l’habit bleu de roi à collet écarlate, épaulettes, aiguillettes et brandebourgs d’argent, le pantalon de casimir blanc. »

Puis, se frappant sur le mollet un coup sonore, il ajouta :

« Et bottes à l’écuyère… À vingt ans, garde de deuxième classe avec rang de lieutenant, un rendez-vous tous les soirs et un duel toutes les semaines… Je n’étais pas à plaindre. Ah ! Leclerc, c’était le bon temps !

— Oui, monsieur le marquis, répondait doucement l’armurier, en continuant d’astiquer une lame, oui, c’était le bon temps dans un sens ; mais j’étais tout de même malheureux par rapport aux camarades de chambrée qui avaient trouvé une grammaire dans mon fourniment. Parce qu’il faut vous dire que j’avais voulu apprendre le français au régiment, et j’avais acheté une grammaire sur ma paye. Mais les hommes se sont fichus de moi, et ils m’ont berné dans mes draps. Et pendant six mois on chantait dans le quartier :


As-tu vu la grand’mère,
As-tu vu la grand’mère
À Leclerc ?


— Ils n’avaient pas tant tort, reprit gravement M. de Gerboise. Dans votre condition, mon ami, vous n’aviez pas besoin d’apprendre la grammaire. C’est comme si moi, dans mon état j’avais voulu connaître l’hébreu. Mon lieutenant-commandant, le comte d’Andive, se serait fichu de moi, et il aurait eu bigrement raison. Je vous disais donc, Leclerc, que j’étais de service à Saint-Cloud, en habit bleu et pantalon blanc, parce que c’était l’été. Dans la tenue d’hiver, le pantalon était bleu de roi comme l’habit.

— C’est comme nous, dit l’armurier. Nous avions l’été des pantalons de coutil.

— Oui, dit le marquis, et ce n’était pas le plus beau de votre affaire. Mais vous étiez tout de même de brave gens, et ce que j’en dis, Leclerc, n’est pas pour vous affliger. Donc, pendant qu’on vous bernait gentiment dans vos couvertures au quartier de Courbevoie, je prenais mon service à Saint-Cloud. Une nuit, je fus mis de faction sous les fenêtres du roi, et ce que je vis cette nuit-là, je ne l’oublierai jamais.

« Tout était dans l’ordre ; le drapeau flottait sur le château. Le capitaine de la compagnie, qui avait rang de lieutenant-général, dormait dans son lit, les clés sous son traversin. Le cri des grillons déchirait le grand silence de la nuit, et la lune levée au-dessus des arbres argentait les allées du parc désert. Le mousquet au bras, je rêvais, contre le perron, à mes affaires et à mes plaisirs. Tout à coup, je vis la fenêtre de la chambre où couchait le roi s’ouvrir et Charles X paraître sur le balcon, en bonnet de nuit à rubans et en robe de chambre à ramages. La clarté blanche du ciel coulait sur ses grands traits aimables et nobles. La bouche entr’ouverte, à sa coutume, il avait un air triste que je ne lui connaissais pas. Il regarda tour à tour longuement la lune montée au zénith et quelque chose qu’il tenait dans le creux de la main gauche et qui me parut être un médaillon. Puis il se mit à baiser tendrement ce médaillon, le bras droit tendu vers l’astre qu’il semblait prendre à témoin. Des larmes coulaient sur ses joues. J’étais si troublé de ce que je voyais, que le canon de mon mousquet se mit à battre violemment contre ma bandoulière. Les regards et les baisers se prolongèrent durant quelques instants. Puis le roi rentra dans sa chambre et j’entendis qu’il fermait la fenêtre.

« Leclerc, n’auriez-vous pas été touché à ma place de voir ce vieux roi en bonnet de nuit baiser un portrait, des cheveux, une relique de femme (je n’ai pu distinguer ce qu’il y avait dans le médaillon) et attester la lune, par ses larmes, de la fidélité de ses tendresses et de ses douleurs ? Pauvre roi ! il n’y avait plus que la lune alors qui sût ses jeunes amours !

« J’ai l’idée, Leclerc, que cette nuit-là Charles X songeait à Mme de Polastron, qui l’avait aimé lorsqu’il était le brillant comte d’Artois, qui l’alla rejoindre à l’armée de Condé où il traînait les misères de l’exil, et qui, lui apportant sous la tente, au milieu des soldats, ses diamants, ses bijoux, son or ramassé à la hâte, lui sacrifia sa fortune et son honneur. Qu’en pensez-vous, Leclerc ? »

L’armurier hocha la tête ; il était visible qu’il n’en pensait rien.

M. de Gerboise reprit vivement :

« Oui, j’aime à penser, Leclerc, que cette nuit-là, à Saint-Cloud, trente-cinq ans après la mort de Mme de Polastron, Charles X pleurait sa meilleure amie. Et il avait bigrement raison.

« Leclerc, nous avons tort, tous les deux, de nous obstiner à vivre.

— Pourquoi donc, monsieur le marquis ? demanda l’armurier.

— Parce que, mon ami, ce n’est pas la peine de rester en ce monde quand on n’y fait plus l’amour. Et puis nous ne reverrons plus nos rois. »

J’avais dès lors quelques raisons de croire que Charles X fut l’esprit le plus léger et la tête la plus faible du monde. J’ai, depuis ce temps, beaucoup lu son histoire sans y rien découvrir à son honneur. Je recueille cette anecdote du vieux roi en bonnet de nuit entretenant la lune, comme l’endroit le plus sympathique de sa vie.