Pierre Leroux et son œuvre

Pierre Leroux et son œuvre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 320-355).
PIERRE LEROUX[1]
(1797-1871)

Avec la meilleure volonté du monde, on n’eût point découvert, dans tout Paris, — afin de perpétuer convenablement le nom et la réputation un peu particulière de Pierre Leroux, — une autre rue que la rue Pierre Leroux. Elle traîne, ainsi qu’une chose ancienne et délabrée, à la limite du faubourg Saint-Germain, dont elle dépend par l’une de ses extrémités, débouchant de l’autre en plein quartier populaire, en pleine foire aux plaisirs ; mais plaisirs de qualité très spéciale sans doute, que débitent au comptant fruitiers et maraîchers, épiciers et marchands de vin, gargotiers et rôtisseurs. À cette menue plèbe, espoir de l’avenir, Pierre Leroux, à l’instar de la rue qui porte son nom, ménage des points de contact avec les représentans du passé. Il s’ingénie à « retrouver les titres de la doctrine moderne de liberté, d’égalité et de fraternité dans la profondeur des traditions ; » et c’est sa méthode de tout conserver, pour tout expliquer, concilier et développer.

D’aussi vastes projets exigent une culture encyclopédique, et celle de Pierre Leroux, qui n’est pas toujours exacte ni puisée aux sources, témoigne néanmoins d’un prodigieux effort pour tout embrasser, — je veux dire les ordres de connaissance les plus divers, — et tout retenir. Ajoutez à cela une pensée très défiante, non d’elle-même, ce qui serait faiblesse, mais des opinions reçues, accréditées, passées en maximes dans les milieux officiels et les gazettes officieuses ; défiance, au demeurant, qui lui tint lieu d’originalité, et qui l’amena à deux pas du génie, tant ce qu’elle avait pour mission de décréditer, — et qui n’avait, de la solidité, que l’apparence, — s’affichait avec prestige et s’épuisait en prouesses pour en faire accroire.

Et cependant, ni Victor Cousin, ni MM. Guizot et Duchâtel, — pour ne citer que les adversaires de marque, — n’ont prêté, semble-t-il, la moindre attention aux essais de ce gueux que fut toujours Pierre Leroux, ni manifesté le souci de se défendre autrement qu’en feignant de les ignorer. Et peut-être MM. Guizot et Duchâtel les ignoraient-ils effectivement, mais non pas Victor Cousin. Maint passage du traité : Du vrai, du beau et du bien, témoignerait, au besoin, en faveur de ce qui est notre conviction absolue, à savoir, que le grand imprésario de l’éclectisme ignorait si peu les travaux de Pierre Leroux qu’il s’en est inspiré plus d’une fois au cours de ses variations successives.

Ce fut, au reste, la destinée de Leroux d’être pillé. Sainte-Beuve l’appelait familièrement « sa vache à lait, » et Dupont-White, qui aimait à s’exprimer sans fard, donnait son signalement en ces termes : « Un des écrivains de ce temps qu’on peut dévaliser avec le plus de fruit et d’impunité. » C’était aussi le sentiment de George Sand, qui sut mettre à profit, comme chacun sait, et royalement exploiter les idées du philosophe. Elle le reconnaissait, d’ailleurs, avec une bonne grâce parfaite : « Il faut bien que je vous le dise, écrivait-elle le 14 février 1844 à un M. Guillon, George Sand n’est qu’un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres, pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Ôtez-vous donc de l’esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu’un croyant docile et pénétré.

« D’aucuns, comme on dit en Berry, prétendent que c’est l’amour qui fait ces miracles. L’amour de l’âme, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n’ai jamais songé à toucher un cheveu, et n’ai jamais eu plus de rapports avec elle qu’avec la barbe du Grand Turc.

« Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c’est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l’engouement équivoque d’une petite dame pour son médecin ou son confesseur. »

D’autres témoignages, non moins caractéristiques, paraîtront-ils peut-être plus autorisés que celui de Mme Sand ?

Sainte-Beuve, qui regrettait que l’ancien Globe, — celui d’avant 1830, — fît à Pierre Leroux « une position bien inférieure à ses rares mérites et à sa portée d’esprit, » se plut à attirer l’attention de ses contemporains sur le philosophe, « une des natures de penseur, disait-il, les plus puissantes et les plus ubéreuses d’aujourd’hui. » C’est en 1833 que Sainte-Beuve traçait ces lignes. Lamartine, vers la même époque, se laissait aller à prédire « qu’un jour on lirait Pierre Leroux comme on lit le Contrat social. » Louis Blanc, dans son Histoire de dix ans, parue en 1843, mentionne Pierre Leroux à titre de « penseur éminent et de grand écrivain. » Le même auteur rappelait plus tard (en 1850) les titres de Leroux à la reconnaissance du prolétariat : « Ses écrits, ajoutait-il, l’ont fait depuis longtemps connaître à toute l’Europe comme un des plus vigoureux penseurs et des plus magnanimes philosophes de ce siècle. » Ce témoignage de l’écrivain socialiste acquiert une réelle valeur si on le rapproche de ce qu’Henri Heine écrivait à la Gazette d’Augsbourg en date du 2 juin 1842 : « Un des plus grands philosophes de France, affirmait Heine, est sans contredit Pierre Leroux. » Nous savons aussi que Stuart Mill, en Angleterre, le tenait en sérieuse estime.

Remarquez qu’en France même, avant que la Révolution de 1848 ne l’eût en quelque sorte « déclassé » et déconsidéré pour un temps qui dure encore, la réputation de Leroux prenait racine, et dans plus d’un milieu. Ses démêlés avec Cousin tenaient en haleine les séminaristes d’alors ; Renan l’atteste dans ses Souvenirs de jeunesse : « M. Cousin nous enchantait, dit-il ; cependant Pierre Leroux, par son accent de conviction et le sentiment profond qu’il avait des grands problèmes, nous frappait plus vivement encore. » Parallèlement aux séminaristes, les femmes s’agitaient, Mmes d’Agoult, Sand et Marliani se passaient le doux prophète, espérant on ne sait quel nouvel Évangile pitoyable aux Samaritaines. Ces succès « féminins » donnaient quelques inquiétudes aux amis de l’autre sexe. « Notre métaphysicien, écrivait Béranger le 28 juillet 1840, s’est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont Mmes Sand et Marliani, et c’est dans des salons dorés qu’il expose ses principes religieux et ses bottes crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa philosophie s’en ressent beaucoup. »

L’« entourage » dont médisait Béranger fut pourtant, aux heures critiques, une ressource pour le philosophe. Affligé d’une détresse chronique et père de quelque dix enfans, il eut recours à ces dames, qui lui vinrent en aide, plus d’une fois, de leurs propres deniers. Il avait cette sorte de fierté qui fait qu’on accepte certains présens parce qu’on les tient pour dus. Tout bien considéré cependant, il n’eut jamais le sens commun, si l’on entend par là qu’il gaspilla des facultés éminentes, ne sut aménager ni une œuvre, ni sa propre existence, essayant de divers métiers sans en adopter proprement aucun, tour à tour ou simultanément ouvrier, journaliste ou législateur, rêvant du progrès indéfini de l’espèce avec fureur, avec enivrement, tandis qu’autour de lui et chez les siens la misère se faisait plus noire, l’avenir plus énigmatique, et l’espoir enfin plus chancelant. Et, sans doute, à rêver une humanité régénérée, on ne perd, à proprement parler, ni son temps ni sa peine, puisque tout se retrouve dans le grand in fieri qui est la loi de ce monde. C’est même la raison pourquoi l’on pardonne à ces rêveurs obstinés dont on utilise un jour ou l’autre les Utopies ou les Apocalypses. Celui-ci fut, au surplus, un utopiste de marque, tout près d’être un grand esprit, et qui eut la bonne fortune de rencontrer sur son chemin et de bousculer une encombrante et inconsistante idole.

De 1830 à 1848, la France eut une philosophie officielle, l’éclectisme, et une manière de concile ou de consistoire laïque, la section de philosophie du conseil de l’Université. C’était, à côté de l’Église historique qu’elle importunait de sa déférence et dont elle épiait sournoisement la succession, comme une petite Église d’avant-garde, avec un chef très réel et une ombre de symbole, soucieuse avant tout d’être, c’est-à-dire de disposer de la direction des esprits, encore qu’elle ne sût au juste dans quelle voie les engager. À cette puissance outrageusement officielle et forte surtout, semblait-il, par sa situation dans l’État, Pierre Leroux fit une guerre à mort. Dans l’éclectisme, il vit une réputation à abattre beaucoup plus qu’une doctrine à dénoncer ; et cela n’est pas étonnant si l’éclectisme ne fut, en un sens, qu’une manière d’être, de gouverner et de discourir, personnelle à Victor Cousin. Caractériser l’œuvre de ce dernier, montrer comment d’une philosophie inorganique, d’un simple « syncrétisme » il sut tirer une apparence de système et quelque chose comme une doctrine d’État : telle fut la tâche que se donna tout d’abord Pierre Leroux. Nous en résumerons les résultats dans la première partie de cette étude. Dans la seconde partie, nous examinerons comment, sous l’influence des idées saint-simoniennes et des premiers écrits de Lamennais, il en vint à concevoir la nécessité d’une synthèse de toute la connaissance humaine et la haute opportunité d’une religion. Puis, dans une troisième partie, nous exposerons l’essai d’une construction religieuse sur la base de la « solidarité, » qui constitue l’œuvre propre ou originale de Pierre Leroux. Enfin, dans une quatrième et dernière partie, et à titre de conclusion, nous donnerons quelques aperçus nés de la lecture, éminemment suggestive, des ouvrages de notre auteur.


I


« Les éclectiques, ceux qui, à diverses époques, ont véritablement mérité ce nom, étaient des philosophes dénués de ce qui constitue toute vraie philosophie, savoir, un certain nombre de dogmes liés, enchaînés, et formant une théorie religieuse, morale et politique, plus ou moins complète, c’est-à-dire, en d’autres termes, un système ; des philosophes, en un mot, fort peu philosophes. »

Que si, acceptant la teneur de ces lignes, on en tirait prétexte pour dénier à Victor Cousin le droit de se dire éclectique, on aurait tort ou raison, peu importe, mais on serait aussi loin que possible de la pensée de Pierre Leroux. À vrai dire, les contemporains de Leroux s’y pouvaient tromper, car de deux choses l’une : ou Victor Cousin avait un système, et dans ce cas, l’espèce de dictature intellectuelle qu’il exerça dix-huit années durant y trouvait à la fois son principe et son point d’appui ; ou Victor Cousin manquait d’orientation précise, et dans ce cas, l’on s’explique difficilement qu’il ait pu ou seulement prétendu imposer aux esprits une discipline intellectuelle quelconque. Pourtant, si nous en croyons Leroux, la difficulté ne serait ici qu’apparente, car Victor Cousin n’eut point de système, mais il sut se donner l’air d’en avoir un ; et tandis que cette âme sonore articulait, avec l’ampleur que l’on sait, les divers articles de son Credo, ceux-là qui l’écoutaient avaient l’impression qu’il disait quelque chose, et que dans l’édifice de ses phrases un système peut-être ou une doctrine, une idée à tout le moins était logée.

De fait, Victor Cousin a remué beaucoup d’idées, mais « il n’a jamais eu, — et c’est la seule chose qui importe, — de ses formules, et de l’usage légitime qu’on en peut faire, la profonde conscience qu’a de ses idées tout inventeur. » Et la chose s’explique aisément. « L’éclectique systématique, écrit Leroux, est un savant qui parle plutôt la philosophie qu’il ne la cultive. Supposez, en effet, un homme obligé d’enseigner la philosophie dans une époque de confusion comme celle de Potamon, ou celle de Juste Lipse, ou la nôtre, avant d’avoir pu se faire par lui-même, par les douleurs et les enseignemens de sa propre vie, une philosophie : il se passionnera pour la gloire de tous ces philosophes dont sa voix fait retentir les noms ; il voudra les égaler tous, les surpasser même, émulation très légitime sans doute ; mais leur désaccord l’embarrasse, faute de principes qui lui appartiennent ; il ne sait vraiment auquel entendre ; il passe de l’un à l’autre, et porte tour à tour leur costume ou plutôt leur livrée, comme ces savans de la Renaissance dont je viens de parler ; un beau jour, enfin, il s’avise, la lumière a percé la nue, il se fait éclectique par système. »

On n’est pas plus mordant, tout en restant dans la vérité. L’on sait, en effet, qu’à peine âgé de vingt-quatre ans, Victor Cousin suppléa, à la Faculté des lettres, son maître Royer-Collard, et y enseigna l’histoire de la philosophie : de cette bonne fortune extraordinaire, on peut dire que les conséquences furent incalculables, puisqu’elle décida de l’orientation de l’enseignement philosophique en France. Victor Cousin devait rester toute sa vie une manière d’érudit très curieux des choses philosophiques, remarquablement apte à manier les idées, moins apte à en saisir le lien, toujours en quête d’un système, parce que professeur et pédagogue, et se donnant à lui-même, par un procédé d’auto-suggestion caractérisé, l’illusion d’en avoir un : « l’éclectisme de M. Cousin, insinuait Leroux, n’est sans doute pas autre chose que le nom pompeux donné par lui-même à ses variations successives. »

Lors même que, par une bienveillance insigne, l’on octroierait d’avance à la pensée de Victor Cousin le bénéfice de l’unité, le plus sommaire examen de ses Cours obligerait à en rabattre. « L’homme de notre temps, troublé jusqu’au fond de son être, demande ce qu’il faut croire ; il crie en grâce qu’on lui explique pourquoi, après Descartes, Locke et Condillac, pourquoi Spinoza et Malebranche, pourquoi Hume, Berkeley, Leibnitz et Kant, pourquoi Swedenborg et Baader ; il s’effraie de voir les folies de l’illuminisme répondre aux abjectes orgies du matérialisme ; il demande le mot des trois derniers siècles, la fin de ces tendances, de ces luttes, de ces systèmes contradictoires. Mais si vous ne pouvez pas lui dire ce dernier mot, lui indiquer cette fin des idées après laquelle il aspire, ne lui ôtez pas du moins l’espoir que la vérité existe virtuellement et se manifestera un jour. Car cette espérance est vraiment tout ce qui reste à celui qui cherche le beau et vrai, et qui se sent accablé du poids de tant de systèmes contraires. Eh bien ! c’est précisément cette dernière planche de salut, cette dernière ombre d’espérance que M. Cousin nous enlève de sang-froid et de gaieté de cœur. À la plainte universelle qui s’exhale du sein de notre époque, M. Cousin répond en régularisant, immobilisant, éternisant la lutte des systèmes. »

Vous entendez que l’esprit humain aspire à l’unité, et que de cette aspiration Victor Cousin a tenu compte, mais qu’il a été impuissant à la satisfaire, impuissant aussi à la comprendre. Il a essayé de faire de l’ordre avec du désordre, il a conçu cette chose invraisemblable : « Quatre systèmes divergens nécessaires[2]. » Or comment rallier les intelligences autour d’une pareille conception, et n’est-il pas plus naturel qu’elles s’en autorisent pour se fuir réciproquement, ou pour réciproquement se détruire ? Ou plutôt, et « si c’est une nécessité de l’esprit humain de produire toujours ces quatre systèmes, il faut bien s’y résoudre ; et alors, de ces quatre systèmes, le seul qui ait le sens commun, c’est le scepticisme. »

Il est vrai que « l’éclectisme système[3], consistant dans la constatation de quatre systèmes divergens nécessaires, est une si énorme absurdité, que ni M. Cousin, ni ses élèves n’ont pu s’y tenir. Aussi n’est-ce réellement pas à titre de système, mais plutôt à titre de méthode, que l’on a répété le mot d’éclectisme après M. Cousin… Considéré comme méthode, l’éclectisme ne supporte pas l’examen. Car pour choisir entre plusieurs systèmes, il faut avoir un motif de choisir, c’est-à-dire qu’il faut savoir d’une certaine façon ce que l’on cherche. M. Cousin lui-même a reconnu quelque part cette vérité… Malheureusement pour l’éclectisme de M. Cousin, son système consistant dans la nécessité de l’existence et du développement de plus en plus large de quatre systèmes inconciliables puisqu’ils sont nécessaires, il s’ensuit que M. Cousin est vraiment incompréhensible lorsqu’il parle de conciliation entre les systèmes. » Sa méthode, le seul mot qui la traduise fidèlement est le mot « syncrétisme ; » il n’en est point d’autre, en effet, qui réunisse et conjugue ces deux choses contraires : la prétention de M. Cousin de rassembler en un corps de doctrine les vérités éparses dans les différens systèmes, et son impuissance à réaliser ce vœu ou cette prétention.


II


Au « syncrétisme » cousinien et à l’inconsistant « éclectisme » Pierre Leroux n’entend ménager ni les critiques ni les railleries ; il dépense même à ce jeu beaucoup d’esprit, et il y déploie des qualités peu communes ; mais il lui répugne de s’y tenir. Son ambition est d’un ordre assez particulier et fort élevé ; s’il bouscule ou maltraite l’éclectisme, ou s’il en médit agréablement, il a une excuse : l’éclectisme affadit les âmes et corrompt les intelligences, pour cette raison qu’il affecte les allures d’une solution alors qu’il est tout au plus un compromis, et qu’il installe et enracine le provisoire où la future synthèse eût pu germer. Car « il s’agit de synthèse, et non pas d’éclectisme, avance hardiment Pierre Leroux ; il s’agit de mettre un terme aux douleurs intolérables d’une époque où la philosophie aboutit au doute, la politique à l’individualisme, l’art à l’exaltation de l’orgueil, l’érudition à la satisfaction d’une vaine curiosité. »

« Voulez-vous, messieurs, vous organiser ? » Interpellés de la sorte par une manière d’inconnu, — il avait nom Saint-Simon, et l’on était en l’année 1812, — les membres de l’Institut marquèrent, dit-on, quelque surprise. Et l’inconnu de reprendre : « Rien n’est plus facile. Faites choix d’une idée à laquelle vous rapportiez toutes les autres, et de laquelle vous déduisiez tous les principes comme conséquences : alors vous aurez une philosophie. Donnez à l’une de vos classes la philosophie pour attribution. Chargez les membres que vous y admettrez de déduire ou de rattacher de ou à votre idée fondamentale tous les phénomènes connus ; et vous vous trouverez systématiquement organisés. » À l’instar de Saint-Simon son maître, Pierre Leroux proclame « la nécessité d’une nouvelle synthèse de toute la connaissance humaine. » Il écrit : « C’est folie de prendre les questions isolément, et de prétendre les résoudre chacune en elle-même, sans considération pour la cause générale qui les domine. Il faut aller à la source, comme Saint-Simon faisait dès 1812, et dire que la cause profonde de la crise qui désole la France et l’Europe est la dissolution du lien religieux, c’est-à-dire la dissolution de la connaissance humaine. Y a-t-il un principe qui puisse réunir les hommes dans une foi commune ? Politiques, je vous le dis, attachez-vous à ce principe, et ayez-le toujours devant les yeux, car toute la politique est là, et tout l’avenir de la France est là aussi. »

Notez que ces lignes datent de l’année 1832, et qu’il fallait, pour les signer, être saint-simonien ou penseur de génie. Leroux, lui, n’était que saint-simonien ; mais encore n’était pas saint-simonien qui voulait ; il fallait du courage pour l’être, et il fallait du talent, beaucoup de talent. L’esprit de l’époque n’allait pas là ; des maîtres écoutés dans des chaires considérables prenaient ouvertement parti pour la diversité des sectes et le morcellement de l’opinion ; ils voyaient dans cette anarchie un progrès, et plus qu’un progrès, le milieu en quelque sorte normal et tout l’avenir de l’esprit humain. Rares étaient ceux qui y démêlaient une anomalie, ou qui, comme Auguste Comte, y apercevaient « le passage plus ou moins difficile d’un dogmatisme à un autre. » Ceux-là déploraient l’« individualisme » chronique qui dévorait, ainsi qu’un cancer, ce qui restait alors de société. « La société est en poussière, s’écriait Leroux ; et il en sera ainsi tant qu’une foi commune n’éclairera pas les intelligences et ne remplira pas les cœurs. »

C’est fort allègrement, du reste, qu’il entreprend d’éclairer ses contemporains abusés. Il les veut convaincre et non pas seulement ébranler. Il mobilise, à cet effet, avec les ressources variées de son tempérament oratoire, tout un arsenal d’idées et de formules ; il cause tour à tour ou déclame, il enseigne et discute, il s’émeut, sourit ou s’abandonne ; il défie et menace, il s’excite et exulte ; il apporte et jette dans le débat le produit de sa vaste lecture ; il est exégète et historien, psychologue et biologiste. Il est tout cela à la fois, ce qui ne va pas sans quelque confusion, et ce qui a beaucoup contribué à asseoir sa réputation d’esprit fumeux. Fumeux, il l’est sans doute, et singulièrement ! Pourtant, si l’on voulait user de charité envers lui, et le prendre comme il est, et ne le point rudoyer, mais essayer plutôt de le comprendre, l’on en serait très largement récompensé. Car il est peu d’écrivains que le problème religieux ait à ce point intéressés et tourmentés, et il en est moins encore qui aient dépensé à l’étudier plus de bonne foi, de science et de pénétration d’esprit.

Et d’abord, il établit nettement sa thèse : « Il en est de la société, dit-il, comme de tous les êtres, et aussi comme de toutes les œuvres du génie de l’homme. La vie ne se manifeste que dans l’unité ; elle disparaît quand l’unité cesse. Dans la vie, dit Hippocrate, tout concourt et tout consent. C’est une des plus profondes définitions qu’on ait encore données de la vie ; et elle s’applique aussi bien à la vie collective ou sociale qu’à la vie organique de l’individu. » La vie de l’esprit ne saurait, non plus, échapper à cette loi : « Le besoin d’un système complet, comprenant à la fois Dieu, l’homme, la nature, est, je ne dis pas seulement naturel, mais inhérent à l’esprit humain ; et, par conséquent, un tel système est nécessaire et indispensable à chaque homme. Sans un tel système, en effet, l’esprit de l’homme est dans le vide, il n’existe pas. »

Que le besoin d’un tel système soit inhérent à l’esprit humain, rien de moins douteux ; et qu’il se soit manifesté dans tous les temps, l’histoire entière en témoigne. Est-il, par exemple, une période plus agitée en apparence que celle que l’on désigne sous ces mots : le moyen âge ? Eh bien, « au milieu de tant d’élévations prodigieuses et de tant de chutes non moins remarquables, toujours la société, dans ce grand espace de temps, est restée fondamentalement la même. Bien des commotions, sans doute, et d’innombrables changemens ont eu lieu dans cet espace de temps si long ; les mœurs, les lois, les croyances se sont modifiées sans cesse : mais toutes ces évolutions s’accomplirent dans le sein du même ordre social et religieux ; et pendant qu’elles s’accomplissaient, le système lui-même, dans son essence, restait immuable et vivait toujours de la même vie. Car la circonférence de l’esprit humain restait la même ; la terre et le ciel ne changeaient pas ; la terre livrée à une inégalité consentie, le ciel ouvert à chacun suivant ses mérites… Ainsi l’homme tout entier était rempli ; tous les problèmes que son esprit pouvait soulever avaient leur solution, toutes les maladies de son âme leur remède. »

Mais voici qui est plus surprenant encore. « La philosophie du XVIIIe siècle se rapporte assurément au principe d’examen et de liberté ; » et cependant, « quel siècle a été plus dogmatique, plus audacieusement et, à bien des égards, plus follement affirmatif sur Dieu, l’homme et la nature que le XVIIIe siècle ? » Et qu’on ne crie pas à la contradiction ; car « c’est ne rien sentir de la vie du XVIIIe siècle que de ne pas comprendre que le principe d’examen fut uniquement pour les philosophes un instrument nécessaire à l’élaboration, à la vulgarisation, et à la réalisation de leurs idées. » Et, en effet, « le XVIIIe siècle n’est pas venu aboutir, comme on le prétend, à un pur criticisme, à une pure négation ; mais il s’est résumé dans une doctrine positive et virtuellement organique, la doctrine de la perfectibilité. Les bases de cette doctrine avaient été largement jetées en France dès le commencement du XVIIIe siècle. À la fin de ce siècle, Turgot et Condorcet en furent les principaux formulateurs ; et, dans ces derniers temps, Saint-Simon fit, au nom de cette doctrine, appel à l’avenir. » La Révolution française elle-même, « si dogmatique, si croyante, » pourrait nous servir à illustrer cette vérité, savoir, que « la formule finale du XVIIIe siècle, n’est ni le rationalisme, ni l’incrédulité, mais la foi au progrès. »

À l’égard du Rationalisme, — comme on le peut deviner par ces citations, — Pierre Leroux entretenait un double grief : ni la raison d’un chacun, prétendait-il, ne saurait se passer du consentement des raisons voisines, ni la raison toute seule ne saurait étreindre, en sa complexité mystérieuse, le problème de la certitude et de la foi. « Le problème posé par le Rationalisme, écrit-il, n’était pas bien posé. Le problème de la philosophie n’est pas de constituer la raison individuelle de chaque homme, indépendamment de toute condition de temps et d’époque, et dans une ère absolue ; mais de constituer et d’organiser la raison collective de l’Humanité vivante. Le Rationalisme est la prétention d’élever l’individualisme à la certitude et à la vie, ce qui est contradictoire dans les termes. »

Notre auteur s’emploie courageusement à dissiper cette longue illusion. Écoutons-le, puisque aussi bien nous ne saurions mieux dire : « Il est une loi divine d’ordre et de succession à laquelle les plus grands individus, les plus libres penseurs sont soumis, et qui est telle qu’à un point de vue ils ne sont qu’effet, tandis qu’à un autre point de vue ils sont cause. Aussi quand on veut juger un homme, un philosophe, il faut prendre du champ et de l’espace, et non seulement le placer dans l’époque où il a paru, mais le mettre en rapport avec les intelligences qui l’ont précédé et celles qui l’ont suivi, afin de le voir, pour ainsi dire, en place et en situation… Vit-on jamais penseur plus indépendant en apparence de l’humanité de son temps, et en général de l’humanité, que Descartes ? Eh bien ! qu’il pense seul, il ne pensera jamais que par et pour l’humanité, de par le passé et pour l’avenir. Le passé, l’avenir, l’enserrent et le limitent, quoi qu’il dise... Prenez Descartes en lui-même, isolez-le de Luther, de Voltaire et de Kant, l’un qui l’inspire, l’autre qui le pratique, et le troisième qui l’arrête, le limite et le définit, Descartes n’a plus de sens. »

Mais ces vérités sont en quelque sorte dans l’air depuis Lamennais : « Grâce à Dieu, nous ne sommes plus aujourd’hui (1838) dans cette tentative audacieuse, erronée, mais utile et nécessaire alors, du rationalisme pur qui séduisit Descartes, et où il entraîna, après lui, plusieurs générations. Le rapport éternel de l’humanité à l’homme a reparu à nos yeux, et avec ce rapport est revenu aussi pour nous l’intuition du rapport des esprits les uns avec les autres, dans le développement successif de l’humanité. » Solidaires les uns des autres dans le temps et dans l’espace, une double loi s’impose à nous. Il nous revient de considérer, en premier lieu, que nos semblables nous peuvent et nous doivent aider à reconnaître ou à retrouver ce commun principe de vie, ce dogme sauveur duquel dépendent à la fois l’équilibre de nos pensées et la règle de notre activité : c’est la loi du consentement. Et il nous revient, en second lieu, de tenir compte, dans la détermination du principe de vie, des indications que nous peut fournir, ou plutôt, que nous fournit certainement la tradition.

« Nous n’avons que l’expérience pour pénétrer et nous diriger dans la vie des êtres d’une nature aussi étrangère à la nôtre que sont les astres, les plantes et les animaux. Avec nos semblables, au contraire, nous avons en commun une vie collective. Entre nous et eux le consentement devient donc à la fois une nécessité et un principe d’action. Quand donc, sortant de la relation avec la nature, nous entrons dans la relation avec les hommes, la principale règle que nous ayons pour nous diriger dans ce monde nouveau de la vie est le consentement. »

Mais le consentement lui-même est conditionné et constamment et invariablement alimenté par la tradition. « Nous naissons, nous vivons dans la foi, a dit avec raison Schelling. Le plus enragé rationaliste n’a pas d’autre fondement de crédulité, quoi qu’il fasse… Il suffit de rentrer en soi-même pour sentir ce qui se retrouve en grand dans l’humanité à toutes les époques, l’œuvre simultanée et indécomposable de la raison et de la foi. »

Lorsque Leroux reprochait à Victor Cousin de n’être qu’un « critique, » peut-être lui faisait-il trop d’honneur : mais il voulait dire par laque la vie, en son fond dernier, échappait à l’analyse, et qu’on la pouvait formuler ou traduire en symboles, mais qu’elle ne se révélait à nous que par un acte sui generis, dont tout notre être, à la fois esprit et corps, pensée et sentiment, faisait indivisiblement la dépense. » Reconnaissez, disait-il à Victor Cousin, que la philosophie ne participe pas seulement de la nature de la science, mais de la nature de l’art ; que ce n’est pas seulement une affaire d’observation et de raisonnement, mais aussi une affaire de sentiment... Il ne s’agit pas seulement de comprendre et d’expliquer... Vous voyez, dites-vous ; non, vous ne voyez pas, car voir, en cela, c’est sentir... Les théologiens, sous le langage desquels se cache au fond la plus savante et la plus profonde des psychologies, nommaient pêché contre le Saint-Esprit cette absence de sentiment ; et c’était là, disaient-ils, le plus énorme des pêchés de l’intelligence. Ils avaient raison. »

Plus récemment, Emmanuel Kant, en Allemagne, s’était avisé, de son côté, de ce caractère de la vraie philosophie, de n’être pas uniquement une physique, ou une logique. Mais ses disciples, moins avisés que leur maître, faussèrent la doctrine au point d’en renverser littéralement l’économie. « M. Cousin, par exemple, frappé des travaux de Kant, mais n’en comprenant pas le sens et la portée, s’est mis dans l’idée que l’ontologie est une science acquérable par la voie de la logique. Mais c’est précisément le contraire que Kant avait démontré... Si quelqu’un doutait que ce soit là le résultat de cette philosophie kantienne dont on nous a si longtemps parlé avec tant de voiles et de mystères, qu’il écoute Kant lui-même, résumant ainsi le sens et l’utilité de son œuvre : « On nous demandera, sans doute, quels sont les trésors de science que nous pourrons léguer à nos neveux dans une métaphysique ainsi épurée par la critique, et par là même réduite à l’immobilité... J’ai voulu enlever à la raison spéculative ses prétentions aux aperçus transcendans. Je devais donc abolir la science pour faire place à la foi[4]. »

Et c’est le moment de nous demander ce que Pierre Leroux entendait au juste par ce mot, — la Foi. Il n’entendait point par ce mot je ne sais quelle aveugle soumission à un fait brut, inassimilable en quelque sorte à l’âme du croyant, ou extérieur à elle, inexorablement. La Tradition, selon Leroux, n’est nullement ce poids mort que l’humanité serait condamnée à traîner après elle, esclave inconsciente d’un maître à jamais ignoré. Mais « il est évident, par exemple, que les idées de mobilité perpétuelle qui sont à la base de plusieurs systèmes émis de nos jours (1840) sont radicalement absurdes... Vivre ce n’est pas seulement changer, c’est continuer. Notre vie participe à la fois du changement et du contraire du changement, ou de la persistance... Changer en persistant ou se continuer en changeant, voilà ce qui constitue réellement la vie normale de l’homme, et par conséquent le progrès. » Le passé entre donc, à titre essentiel, dans les plus hardies combinaisons de faits ou de doctrines auxquelles les hommes se puissent livrer. Et il en est ainsi nécessairement : mais on peut ne tenir, de ce passé, qu’un compte insuffisant, et, dans ce cas, l’on marche à l’aventure ; on peut aussi professer, à l’égard du passé tout entier, un respect superstitieux, et, dans ce cas, l’on se condamne à la mort.

La vie se tient toujours entre ces deux écueils ; dans le passé, elle discerne l’élément solide, le principe immortel qui se retrouve identique au commencement, au milieu, à la fin de l’histoire, c’est-à-dire, en un mot, la tradition. Mais ce principe, cette tradition n’a pas son siège hors de nous, elle est, à vrai dire, en nous, elle est nous. Non certes que nous n’en puissions démêler le sens ou reconnaître les progrès dans les écrits et autres monumens qui en témoignent. Mais ce témoignage tout extérieur ne saurait, par lui-même, entraîner notre assentiment. Et, en effet, « la vie étant toujours actuelle, il en résulte que le consentement source de la certitude est le consentement actuel, et non le consentement passé de l’Humanité. » C’est bien ainsi, du reste, que l’Église a toujours compris l’autorité de la Tradition, « Le principe pur et vrai du catholicisme c’est la certitude du témoignage actuel, toujours vivant, de l’Église toujours actuelle, toujours vivante, se manifestant d’époque en époque par des conciles s’expliquant souverainement sur la tradition antérieure. » C’est donc en nous-mêmes qu’il faut chercher à la fois le principe et le moyen de la tradition ; elle est en nous, et notre pouvoir sur elle égale en quelque sorte son pouvoir sur nous ; notre effort pour la vivre fait toute sa vie, et ses progrès sont la mesure de cet effort même.

Si la vie de la tradition n’est rien hors de nous, l’on ne saurait, non plus, en expliquer le processus par un simple développement des « idées » de l’humanité. « Nous sommes profondément convaincu, écrit Leroux, d’une Révélation progressive dans l’humanité, laquelle ne se fait pas seulement par la raison humaine, comme l’entendent les rationalistes… Sans contredit les idées de l’intelligence humaine changent, et non seulement elles changent, mais elles se développent. Mais vouloir, comme M. Jouffroy[5], qu’il s’opère une sorte de développement abstrait des idées, indépendamment de tout changement et de tout progrès dans la nature humaine, et faire de ce développement abstrait des idées la cause du changement dans l’humanité, c’est se payer d’abstractions, et c’est ne rien expliquer. » Remarquez, en effet, que si les choses se passaient de la manière que dit Jouffroy, l’on atteindrait en très peu de temps les dernières limites de la science ; car « rien ne serait plus aisé que le perfectionnement des sciences et de la philosophie, si des méthodes et des axiomes suffisaient pour faire des découvertes. Mais écrivez les meilleurs traités sur la méthode, puis donnez cela à lire à un homme dépourvu du sentiment qui fait trouver, et voyez s’il sortira de vos méthodes quelque chose. C’était bon pour Condillac de penser ainsi, Condillac qui s’imaginait que, pour qui sait analyser, les vérités viennent s’enfiler toutes seules, les unes au bout des autres, indéfiniment, comme les grains d’un chapelet. Condillac disait une sottise ; et j’aime mieux en croire Platon et Vauvenargues. »

C’était, on le sait, le sentiment de Platon que « Dieu nous a donné deux ailes pour nous élever à lui, l’amour et la raison, » et que la vérité était faite pour l’homme, mais qu’il n’en devenait le maître qu’à la condition de l’appréhender, si on le peut dire, « avec toute son âme. » Vauvenargues, ce « Pascal du XVIIIe siècle, » avait, de son côté, émis cet aphorisme, que « les grandes pensées viennent du cœur. » C’est à bien comprendre ces textes sommaires, c’est à en étendre et à en préciser le sens, que s’emploie résolument Pierre Leroux. Et néanmoins quelque louable et intéressante que fût sa tentative, on n’oserait affirmer qu’elle ait réellement abouti ; mais elle n’a pas, non plus, échoué ; et dans l’espèce de demi-brouillard où la pensée de notre auteur s’est arrêtée, on distingue, vacillante sans doute et comme voilée, une lumière.

Leroux constate, tout d’abord, une lacune considérable dans nos classiques « traités de logique, » et il la montre. « Il doit y avoir, dit-il, un nouvel instrument logique, un nouvel organum, comme parlent Aristote et Bacon… Il ne consiste pas à opérer mécaniquement, pour ainsi dire, sur les idées ; mais il consiste à recueillir la vie cachée sous les idées… Cet art sera nouveau sans l’être ; il sera particulier à notre époque, bien que toujours l’humanité l’ait connu et pratiqué… Ils sont donc bien aveugles les hommes qui nous disent aujourd’hui qu’il ne s’agit plus de cœur, d’amour, de charité, de sentiment, mais seulement d’intelligence… Ils sont aveugles, dis-je, et ne se montrent pas eux-mêmes les plus intelligens des hommes ; car ce machiavélisme philosophique, cette apologie de la tête aux dépens du cœur et des entrailles, qu’ils nous prêchent aujourd’hui sans aucune pudeur, est tout simplement une absurdité. Est-ce que sous la pensée il n’y a pas toujours un sentiment bon ou mauvais qui meut la pensée ? Est-ce que le sentiment n’est pas la cause de la pensée ? Est-ce que la connaissance n’est pas la forme du sentiment ?… La vérité est pressentie par le sentiment, en attendant qu’elle entre en nous comme connaissance, et règne sur nous à ce titre… Le sentiment et la pensée sont donc harmoniquement liés et pour ainsi dire identiques ; car l’un est le germe de l’autre. Tant vaut le sentiment, tant vaut la pensée. Les grandes pensées viennent du cœur. »

Insondable en sa profondeur, la vie, — cœur ou sentiment, — s’épand sans cesse, prend et quitte successivement les formes les plus variées, se traduit successivement dans des dogmes toujours provisoires, qui ne l’enveloppent ni ne l’épuisent, tantôt calme dans sa marche en avant, et tantôt secouée d’un frisson magnifique, possédant en elle-même, ou recevant, on ne sait, le moyen de cette « évolution » sans terme, ou dont le terme n’apparaît jamais à nos yeux.

Que si vous acceptez cette manière de voir, vous serez amenés à reconnaître que l’« inspiration, » comme disent les théologiens, n’est nullement un fait isolé, dans l’histoire, ni même, à parler franc, un fait rare ; mais bien plutôt un attribut commun à l’espèce tout entière, et l’exercice le plus naturel de l’une des plus constantes prérogatives, et des moins contestables, de l’humanité. « Il est temps de comprendre, en effet, que ce que l’on appelle Révélation n’est pas une révélation surhumaine ; que le révélateur, comme on le nomme, a été précédé d’une multitude d’autres révélateurs ; » qu’une « prophétie » n’est, en définitive, qu’une certaine « intuition » de la vie, et que « le mystère chrétien, enfin, n’est autre chose que la conception de la vie, telle que les hommes pouvaient l’avoir il y a deux mille ans. » Notez qu’au surplus « cette expression de Fils de Dieu, — dont se servent les évangélistes pour désigner Jésus, — n’avait pas chez les Juifs le sens particulier que nous lui donnons aujourd’hui. L’immanence de Dieu dans tous les êtres était une idée si répandue dans le mosaïsme, que cette expression ne rappelait autre chose que cette idée. » En résumé, retenons ceci, que « nous sommes tous fils de Dieu, et que l’Idéal divin peut s’incarner dans tous les hommes. »

« Mais je vais plus loin, ajoute Leroux, et je dis que cette idée de l’incarnation divine en Jésus n’est pas une erreur. Ce n’était pas non plus, certes, une vérité absolue. C’était une vérité relative… Il faut dire que Jésus fut, parmi tous les fils de Dieu que renfermait l’Occident, son fils chéri par excellence. Il fut, comme disent quelquefois les Pères, le Prométhée qui anima du feu divin nos statues d’argile. Il nous donna le mouvement, l’initiation, la vie. Oui, la vie spirituelle nous est venue par lui ; il a donc été réellement, et non par une fiction, par une comparaison, le sauveur de nos âmes. »

Mais enfin, « la Révélation est successive, et le christianisme n’a pas tout révélé… Il y a au fond de notre âme un je ne sais quoi de religieux qui est invincible, quelque chose qui n’est pas le christianisme et qui le juge et l’apprécie. Que savez-vous si ce n’est pas le christianisme lui-même qui se transfigure dans nos âmes ? » C’est bien cela, en effet, et nous pouvons avancer sans crainte que l’inspiration dépasse infiniment la Révélation, puisqu’il est en son pouvoir de l’étendre ou de la développer, de l’abolir aussi dans les formes qu’elle a pu revêtir et qui ne seraient plus une exhortation au progrès de l’humanité, mais une entrave.

Il ne semble pas que, dans le système catholique, l’inspiration soit un attribut réservé, puisqu’il est écrit que « l’esprit souffle où il veut ; » mais c’est une vérité de foi catholique que ceux-là seuls sont vraiment inspirés à qui l’Église a reconnu ce caractère. Pierre Leroux répudie bruyamment ce legs du christianisme historique. Il y tient d’autant moins qu’il se trouve des précurseurs chez les « réformés » ou protestans ; et il prévoit un temps où ce il n’y aura plus de distinction entre les prêtres et les laïcs. » En ce temps-là, dit-il, « le monde laïque sera devenu l’Église, et l’égalité régnera dans le double domaine du souverain civil et du souverain ecclésiastique… Voilà évidemment, suivant moi, où marchent l’Europe et le christianisme depuis la glorieuse insurrection qu’on a nommée la Réforme. » Il s’élève, ailleurs, avec véhémence, contre les prétentions des diverses Églises : « . Je ne pense pas, s’écrie-t-il, si l’on pense souverainement pour moi. J’admets l’aide de mes semblables, leur coopération, mais je n’admets pas leur tyrannie. Vous voulez que je me soumette aveuglément à une pensée qui n’est pas née ou qui n’est pas descendue dans ma conscience ! Vous niez en moi l’être pensant, et vous m’annihilez comme intelligence. » Dans le saint-simonisme d’Enfantin, il dénonce une déviation de la pensée saint-simonienne : « Ce que l’on a nommé le prêtre dans certain système, écrit-il, est une superfétation aussi inutile que dangereuse. » II conclut enfin : « Nous sommes tous prêtres, nous sommes une nation de prêtres, au même titre que nous sommes tous citoyens. »


III

C’était une pensée familière à Leroux, et l’une de celles auxquelles il tenait le plus, que « toute l’ère philosophique moderne n’a été que l’explication de plus en plus grande de la vérité divine qui était au fond du mosaïsme et au fond du christianisme, » et que « les grands destructeurs de la forme où cette vérité s’était enfermée dans le mosaïsme d’abord, et ensuite dans le christianisme, n’ont vraiment atteint et percé de leurs coups que cette forme, c’est-à-dire dans un certain sens le mosaïsme et le christianisme, mais nullement la vérité cachée dans le sein de ces religions. » Il admettait donc que les philosophes, dans le passé comme de nos jours, donnaient la main aux théologiens, et que les théologiens, à leur tour, faisaient de la philosophie sans le savoir. « Quel est le pédant, clamait-il, qui oserait dire que les Pères de l’Église, ces penseurs si profonds, depuis saint Paul jusqu’à saint Augustin, ne tiennent pas bien leur place dans l’histoire de la philosophie ? » Il estimait, à vrai dire, que les théologiens avaient une manière à eux de philosopher, à la fois très discrète et très décidée ; je ne sais quelle exquise pudeur les empêchait de considérer leur pensée toute nue : aussi la dissimulaient-ils naturellement sous des voiles et sous des symboles. La méthode avait des inconvéniens, et ce n’est pas à tort que la raison moderne a passé outre à ces délicatesses ; avec une brutalité dont nous lui devons savoir gré, elle a déchiré les « voiles » et mis en pièces les « symboles ; » et voici que l’auguste vérité, substantielle et provocante, est apparue à nos regards éblouis. « Ce qui précédemment a toujours été plus ou moins couvert de ténèbres se révèle clairement à nous. La philosophie comprend aujourd’hui les dieux sauveurs de l’Inde et de l’Égypte, et le Dieu sauveur de l’Occident. La philosophie embrasse donc les religions dans une tradition vraiment universelle, et se fait par là même religion. »

Mais vous insistez, et de cette religion nouvelle où toutes les religions du passé se viennent comme engouffrer et transfigurer, vous désirez connaître le Credo. Le voici.

Nous avons déjà remarqué « qu’il y a solidarité dans l’esprit humain, qu’il y a communion spirituelle entre tous les hommes ; que l’esprit individuel vit dans un milieu fermé de la raison universelle de l’espèce. » Mais ce n’est là qu’un cas particulier d’une loi qui domine toute notre activité. « N’y a-t-il, en effet, que solitude dans la vie ? N’y a-t-il que le moi, ou n’y a-t-il que des moi solitaires ? Non, il y a le semblable ; les moi sont communicables entre eux, et forment, dans le temps comme dans l’espace, des groupes vivans. » Bien plus, l’homme est en rapport avec les autres hommes sans doute, mais aussi avec le monde extérieur tout entier ; « les autres hommes et le monde, voilà ce qui, s’unissant à lui, le détermine et le révèle, ou le fait se révéler ; voilà sa vie objective, sans laquelle sa vie subjective reste latente et sans manifestation. »

Ainsi il est bien vrai que « chacun n’a en lui que la moitié de sa vie, pour ainsi dire, l’autre moitié étant dans son objet nécessaire, » c’est-à-dire dans ses semblables et dans le monde extérieur. Regardons autour de nous : « l’homme a tellement besoin d’être en rapport avec d’autres êtres, qu’il ne se conçoit pas sans famille, sans patrie, sans propriété. Il faut, pour qu’il existe et qu’il se sente exister, qu’un certain nombre d’êtres soient groupés et harmonisés avec lui d’une certaine façon, de sorte que ce moi qui le constitue, s’incarnant en quelque sorte dans ces êtres unis à lui, se retrouve toujours objectivement, et s’apparaisse à lui-même à tous les momens de l’existence. »

De ces diverses constatations, la portée est, peut-on dire, immense ; car c’est en elles, ou dans les réalités qu’elles traduisent, pour employer un mot de Pascal, que « le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours. » Si la vie de l’homme, en effet, « n’est pas en lui seulement, mais réside en partie, et pour ainsi dire par indivis, dans ses semblables, elle ne lui appartient donc pas tout entière... Le supposer, c’est supposer l’humanité, c’est donc supposer qu’il est par l’humanité et pour elle. »

Quand, pour faire de l’humanité une seule famille, les grands chefs religieux imaginaient le prestigieux symbolisme de la Trinité, ils ne faisaient que traduire en un langage imagé cette loi de notre nature qui veut que l’homme soit ami de l’homme. Il est vrai que, tandis qu’ils dérobaient ainsi à la nature son secret, ils la couvraient d’opprobre et de malédictions. C’est la méthode qui voulait cela, tant parce qu’elle était incertaine, que parce qu’elle les condamnait à placer la loi ou la règle de nos actions dans une sphère idéale et surhumaine. Ils ont donc calomnié la nature par impuissance à la saisir en elle-même, dans son immédiate réalité. S’ils l’eussent examinée d’un peu près, ils y eussent vu que le mal, qui est réel, constitue néanmoins un état de choses provisoire, et qu’il est bel et bien virtuellement aboli. Eh oui ! « du principe même de la vie, du principe qui fait l’homme objet de l’homme, surgit une conséquence qui va détruire le mal par lui-même. Voici cette conséquence : c’est que vous ne pouvez pas faire le mal sans vous faire du mal à vous-même. Puisque je suis votre objet comme vous êtes le mien, puisque votre vie a besoin objectivement de la mienne, comme la mienne a besoin objectivement de la vôtre, je vous défie de me rendre malheureux sans vous nuire à vous-même. Si vous me faites esclave, vous voilà despote. C’est un malheur d’être esclave, mais c’est un malheur d’être despote… »

Ainsi le mal, au fond, n’existe pas, ou il va disparaître. Il n’y a donc pas lieu de distinguer, comme on l’a fait, deux tendances dans la nature humaine : l’égoïsme et l’altruisme. L’altruisme, au fond, c’est l’égoïsme, et vice versa. « La charité, dans son essence, n’avait pas, jusqu’à ce jour (1840), été philosophiquement comprise ; » ceux-là néanmoins en ont soupçonné la nature qui, au XVIIIe siècle, ont produit « la doctrine de l’intérêt bien entendu… Mais quelle sanction avait cette doctrine ? Comment le bien des autres fait-il mon bien ? ou comment mon bien est-il lié à celui des autres ? La sanction qui manquait aux moralistes dont nous parlons, nous venons de la donner… Non seulement nous avons admis l’égoïsme humain, mais nous avons, pour ainsi dire, couronné cet égoïsme. » Si donc des origines au Christ, et de celui-ci à nous, une même aspiration, sans cesse accrue et toujours plus consciente, a travaillé le genre humain, et si les diverses religions qui ont apparu sur la terre ont successivement traduit ou interprété cette aspiration, mais sans en pénétrer la véritable essence, qu’elles noyaient et dissimulaient dans d’inconsistans symboles, nous pouvons nous flatter d’en pouvoir aujourd’hui donner une explication moins chimérique, et d’en pouvoir garantir la solidité comme principe ou fondement d’une religion universelle.

« La religion de l’humanité : » ainsi pourrait-on nommer la religion de l’avenir. Constituer l’humanité : à cela tendaient, plus ou moins consciemment, toutes les religions du passé. Faire du genre humain une seule famille : telle est aussi la fin de la solidarité et de son corollaire, l’égalité. Mais qui ne voit que, s’il en est ainsi, la religion et la société s’impliquent l’une l’autre, que la religion est une sociologie ou une politique, ou que « la politique est le geste de la religion ? » On a souvent remarqué « qu’il est impossible de traiter un peu profondément de la politique sans toucher aux questions religieuses. » Mais pourquoi cela ? Parce que « la société sans la religion est une pure abstraction, une absurde chimère qui n’a jamais existé. La pensée humaine est une, et elle est à la fois sociale et religieuse, c’est-à-dire qu’elle a deux faces qui se correspondent et s’engendrent mutuellement. » Vous ne pouvez « respirer ni agir sans vous poser le problème de la morale… Mais la morale n’est pas seulement une règle des mœurs, une loi sentie des relations sociales, c’est la société elle-même se manifestant, c’est une politique. »

Ce ne sont point là hypothèses invérifiables. « À l’origine, chez tous les peuples du monde, nous trouvons la législation si intimement unie à la religion, qu’elle semble en être uniquement un corollaire et en dépendre… Notre Occident lui-même, où, pour la première fois dans le monde, on a essayé de mettre en avant, d’une manière nette et radicale, la distinction de la loi civile et de la loi religieuse, notre Occident n’a-t-il pas emprunté, sinon toutes ses lois, du moins une grande partie de ses lois et en général l’inspiration et la consécration de ses lois, aux dogmes du christianisme ? Après l’invasion barbare, le droit canonique n’a-t-il pas été le droit prédominant en Europe ? Et lors même qu’à la Renaissance l’ancien droit romain est venu prêter son appui aux laïques contre le clergé, les prémisses posées par le christianisme n’ont-elles pas toujours prédominé dans la législation, et n’ont-elles pas servi à modifier et à diriger les applications qu’on en a faites. Partout donc, et sans aucune exception, le droit a été religieux, empreint d’une foi religieuse, dominé par une croyance supérieure aux questions mêmes du droit. »

Que le Christ, et l’Église après lui, aient conçu la morale ou la religion comme étroitement unie au droit, c’est ce qui n’est pas douteux. « Le règne du Christ est promis sur la terre : c’est ce que l’Évangile annonce de la façon la plus affirmative… Que l’Évangile n’ait pas encore pu manifester entièrement ce qu’il contient, et se réaliser, c’est ce qui est trop évident… Ceci n’est pas une objection à l’Évangile, puisque dans l’Évangile même se trouve la prédiction de l’esprit de connaissance et de science qui organisera l’Évangile et en amènera la réalisation. »

Cette question mériterait de fixer l’attention du clergé en général, et de chacun de ses membres en particulier : « Qu’est-ce que la Rédemption ? Quelle idée le chrétien doit-il se faire de ce miracle fondamental sur lequel repose tout le christianisme ? Le clergé répondra-t-il que la rédemption est la rédemption des âmes seulement, qu’il ne s’agit pas dans ce mystère du salut de nos corps, qu’il ne s’agit pas du monde temporel, mais du monde spirituel ? Le prêtre qui répondrait cela répondrait mal… D’abord il répondrait mal, à ne consulter que le bon sens. Car y a-t-il un seul phénomène humain qui ne soit à la fois matériel et spirituel ? L’âme peut-elle être saine dans un corps malade ? Un homme épuisé par la faim peut-il aisément conserver le calme et la netteté de l’intelligence ?… Est-ce que Jésus, quand il guérit quelqu’un dans l’Évangile, ne guérit que son âme ? L’Évangile est plein de miracles qui se rapportent au corps comme à l’âme… S’il est vrai que les Juifs se soient trompés parce qu’ils attendaient un Messie temporel et un roi matériel pour ainsi dire, il n’est pas moins coupable de commettre l’erreur inverse, et de faire de la royauté de Jésus une abstraction spirituelle. Jésus n’a jamais dit, comme de faux traducteurs le lui ont fait dire, que son royaume n’était pas de ce monde. Au contraire, dans toutes ses prophéties, il promet la terre à ses disciples… Et quand à la fin de sa vie, Pilate lui demande : « Est-il vrai que tu sois roi, » il répond : Oui, je suis roi, mais ma royauté n’est pas encore de ce temps-ci : ΝΥΝ δὲ ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ οὐκ ἔστιν εντεῦθεν. » Sa royauté viendra donc, puisqu’il dit qu’elle n’est pas encore venue. Oui, sa royauté viendra, et elle viendra sur la terre, sur cette terre promise par lui aux humbles et aux humiliés. Et quand vous dites qu’il a promis le ciel, vous ne vous trompez pas, puisqu’il a promis le ciel et la terre à la fois aux hommes rentrés dans la loi divine. »

Cette interprétation de la pensée de Jésus est conforme à « la tradition constante du christianisme. » Il nous faut arriver au XIXe siècle, pour rencontrer des chrétiens, et parmi eux des lévites, qui s’écartent de cette interprétation. « On a attaqué le système de Malthus au nom des livres saints, écrit l’un[6] ; mais, tout-puissans en religion, les livres saints n’ont pas, en économie politique, plus d’autorité qu’en physique et en chimie. » « Il y a des riches, il y a des pauvres, assure un autre[7], et l’Évangile nous déclare qu’il y en aura toujours : Pauperes semper hahebitis vobiscum. » Et Leroux de s’exclamer : « Ce prêtre n’entend pas l’Évangile ! » Le prêtre en question avait apparemment négligé, avant de monter en chaire, de consulter les Septante, ou la Vulgate, ou simplement son bréviaire ; c’est ce que Leroux lui fait remarquer, à sa façon : « Mais pourquoi, saint homme que vous êtes, ne vous contentant pas d’interpréter faussement, altérez-vous le texte même ? Jésus dit à ses disciples : Manquez-vous d’occasions de faire du bien aux pauvres ? Vous avez toujours des pauvres avec vous, Pauperes semper HABETIS vobiscum, comme porte la Vulgate, ou, comme le texte grec, τοὺς πτωχοὺς γὰρ πάντοτε ΕΧΕΤΕ μεθ’ ἑαυτοῦς… Pourquoi substituez-vous au présent habetis, le futur habehitis ? Altérer sciemment et perfidement le texte pour arriver à faire dire à l’Évangile le contraire de ce qu’annonce l’Évangile dans sa totalité, c’est une énormité bien étrange ! » Singulière ironie de la destinée, qui défère à un laïque, doublé d’un libre penseur, la mission de « venger l’injure faite à l’Évangile par les gardiens officiels de cet Évangile, et de défendre le roi divin, le Christ, contre les lévites chargés de le défendre ! »

Que le christianisme ait abandonné la société à elle-même, qu’il ait méprisé le temporel, ou nié le progrès social, ou fait de la morale uniquement une discipline de la vie privée, rien donc de moins soutenable. Et nous faut-il rappeler qu’il existe une théorie chrétienne de la propriété et du capital, dont on chercherait vainement la teneur dans les sermons de M. Dupanloup, mais qui est exposée tout au long dans les ouvrages des Pères, et que confirment les canons d’une foule de conciles, — théorie prodigieuse, en ce sens qu’elle anticipait magnifiquement sur l’avenir, et posait, dès le IIIe ou le IVe siècle, le plus grave des problèmes que le XIXe siècle sur sa fin allait agiter[8] ? Aussi, nous adressant aux adeptes d’un certain catholicisme « libéral, » c’est-à-dire « minimisé, » et à tous ceux qu’une ignorance excusable ou non, ou une fausse habileté, conduit à « séparer » radicalement le spirituel du temporel, nous leur dirons : « Osez prétendre que Dieu n’a pas parlé, ou qu’il n’y a pas de révélation ; osez nier la divinité de l’Évangile ! Mais ne faites pas d’hypocrisie, et ne dites pas que vous respectez la religion, mais seulement dans son domaine ; car tout dans la société humaine est de son domaine, ou elle n’a pas de domaine, et n’est qu’une chimère[9]. »

Résumons-nous : l’ordre moral et l’ordre civil se doivent recouvrir ou compénétrer. La religion a deux faces qui se correspondent : elle est indivisiblement une morale et une politique. La morale est une politique en germe ; la politique est la morale en action. Solidarité-égalité : toute la religion, toute la morale, toute la politique tiennent dans ces deux mots.


IV

« Leroux est assurément un grand producteur de pensées, mais il est dépourvu de méthode : » ce jugement de Heine sur Leroux est le plus vrai peut-être, sinon le plus complet, qu’on ait porté sur notre philosophe. Dépourvu de méthode : cela signifiait pour Heine, que Leroux ne s’est jamais donné la peine de « composer » un livre, ou seulement un article de revue ; mais cela signifiait aussi que Leroux s’est toujours montré impuissant à saisir, dans une vue synthétique, les différens aspects de sa pensée ; et c’est ce qui explique le peu de cohérence de cette pensée, les contradictions où elle se complaît, et les solutions de continuité qu’ici et là on y observe. Absence d’unité : telle est donc, sous un premier point de vue, la caractéristique de l’œuvre de Leroux.

Cette œuvre fait penser, ouvre d’infinis horizons, remue un nombre incalculable de pensées : voilà ce qu’on en peut dire, à la considérer sous un second point de vue. Non pas qu’elle soit une œuvre de tous points originale ; les idées maîtresses n’en sont pas de Leroux ; elle doit beaucoup à Saint-Simon, beaucoup encore à Lamennais, notablement moins à Lessing et à Schelling, quelque chose peut-être à Krause. Mais que Leroux ait eu des maîtres, cela n’enlève à son œuvre qu’une partie de son originalité. Est-il d’ailleurs quelqu’un qui ne doive aux ancêtres le fonds d’idées qu’il exploite ? Tout au plus peut-on espérer transmettre ce fonds accru à la postérité. Leroux eût pu, à cet égard, se flatter d’avoir fait fructifier le capital d’idées qu’il tenait de ses prédécesseurs ; mais l’ayant exploité sans méthode et, pour ainsi dire, à la diable, il en est résulté, pour lui-même et pour ses lecteurs, une grande confusion. Pour se diriger dans son œuvre, et pour en faire son profit, une certaine familiarité avec les idées n’est pas de trop, ni non plus cette vertu qu’on nomme la circonspection ; on risque à chaque pas de s’y égarer, et ce n’est qu’à la longue qu’on y discerne les linéamens d’une doctrine ; doctrine, au reste, peu cohérente, nous l’avons dit, mais dont les morceaux peuvent être bons et même excellens.

L’on comprend maintenant que ce demi-jour ou cette pénombre qui enveloppe l’œuvre de Leroux ait favorisé les rapines, et qu’un grand nombre de larrons en aient profité pour s’élever ou se grandir aux dépens de notre philosophe. Combien de ses contemporains qui, moins humbles que George Sand, ou plus habiles, le surent mettre à contribution sans en rien laisser voir à personne[10] ! Il n’est pas jusqu’à ses adversaires eux-mêmes qui n’aient subi son influence et dérobé, pour le mieux combattre, ses propres armes. Parmi ces derniers, il nous faut citer plus particulièrement Victor Cousin.

Que Victor Cousin ait, à sa manière et à son corps défendant, tenu compte des critiques à lui adressées par Leroux, le fait ne laisse pas d’être significatif. Il fallait que Leroux eût, dans une certaine mesure, dérangé l’équilibre de la philosophie éclectique, pour que Cousin s’employât à la remettre d’aplomb ; et il fallait, d’autre part, que Cousin se sentît très fort, pour qu’il se pût donner, aux yeux du public, l’air de mépriser Leroux. Et, en effet, pas plus que sa situation dans l’État, sa philosophie n’était commode à ébranler ; non point qu’elle fût solide en elle-même ; mais elle l’était par voisinage, si je l’ose dire ; elle était forte de tous les ouvrages de défense dont son fondateur, avec un art consommé, s’était plu à l’entourer ; et Proudhon se moquait quand, dans ses démêlés avec Leroux (1849), il écrivait dédaigneusement : « Finalement, vous me menacez de me traiter comme vous avez fait l’éclectisme, cette grande porte ouverte de la philosophie moderne, que vous avez eu la gloire d’enfoncer tout seul. »

Mais surtout n’oublions pas que l’éclectisme fut, à son heure, l’expression authentique, quoique provisoire, de cette « insurrection de l’esprit contre le cœur » que dénonçait Auguste Comte en 1848, et que Leroux ne craint pas d’appeler de son vrai nom, le Rationalisme. C’est contre le Rationalisme, et parce qu’il en discernait l’insuffisance ou l’étroitesse, que Leroux s’est élevé dans sa lutte contre l’éclectisme ; ses appels à la tradition, à la foi, au sentiment, révélaient un besoin que le Rationalisme s’était montré impuissant à assouvir. Qu’il eût pleinement conscience de ce qu’il faisait, c’est une autre question ; mais il n’est pas douteux que, sous la forme de l’éclectisme, et dans la personne de Victor Cousin, c’est l’irréligion qu’il battait en brèche ; et que, dans ces conditions, il ait pu se faire écouter, c’est déjà fort honorable ; mais il eut à subir, de la part des esprits dits émancipés ou critiques, toutes sortes d’avanies, et c’est ce qui achève ou consolide son mérite.

Et néanmoins, reconnaissons-le, Pierre Leroux était de son siècle, et tout l’effort qu’il fit pour s’en dégager ou s’en affranchir ne servit, en un sens, qu’à l’y faire retomber plus lourdement. Il crut jusqu’à la fin que le christianisme avait fait son temps, tout au moins dans sa forme traditionnelle, et qu’on ne le pourrait utiliser désormais qu’à la condition d’en retrouver la raison suffisante et, comme on dit, les titres, dans la nature humaine. En quoi, certes, il s’abusait. Que « tous ceux qui ont contribué à établir parmi les hommes la fraternité, la liberté, l’égalité, aient été dans la voie religieuse, » c’est aussi notre sentiment ; mais que le fait de la solidarité, ou, pour employer un langage plus franc, le fait de la dépendance où se trouvent les hommes les uns à l’égard des autres contienne en lui-même une vertu morale ou religieuse, et se traduise nécessairement ou se transfigure infailliblement en amour, en charité, en égalité, c’est une hypothèse pour le moins téméraire, et dont on pourrait même, au besoin, garantir la fragilité. « Le moi, dites-vous, se cherche et ne peut se trouver directement : de là notre amour du semblable. » De là, dirons-nous plutôt, l’égoïsme ou l’exploitation de l’homme par l’homme. Vous écrivez : « Si, oubliant que vous êtes uni à l’humanité, vous vous faites égoïste, vous aurez les plaisirs solitaires d’un homme seul. » Mais de quel droit confondez-vous égoïsme et isolement, altruisme et solidarité ? L’égoïsme est solidarité aussi ; il n’y a pas de moi solitaire, le moi est toujours solidaire ; mais la solidarité est égoïste ou altruiste. Comment choisir ? Vous poursuivez : « Supposer l’individu, c’est supposer l’humanité ; c’est donc supposer qu’il est par l’humanité et pour elle. » Et pour elle ? Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? Cela crève-t-il donc les yeux, et sommes-nous aveugles ? Ou bien se moque-t-on de nous ? Nous nous rappelons, à ce propos, qu’un disciple d’Auguste Comte nous proposait naguère un raisonnement analogue : « La grande vérité qui nous doit dominer, écrivait M. A. Baumann, étant que nous ne vivons que par autrui, le grand devoir résumant tous les autres sera qu’il nous faut vivre pour autrui. Il y a entre ces deux propositions un enchaînement logique dont la rigueur s’impose aux esprits les moins méditatifs[11]. » Que ne sommes-nous, hélas ! des esprits méditatifs !… Entre ces deux propositions de M. Baumann nous n’apercevons aucun lien logique.

J’emploie ici le pluriel intentionnellement, car je ne saurais, dans une question aussi grave, me séparer de l’humanité moyenne, dont ç’a été l’honneur ou l’infirmité, comme on voudra, d’invariablement exploiter le prochain toutes les fois qu’une autorité d’origine surnaturelle, — ou admise comme telle, — aidée le plus souvent par l’autorité civile, ne le lui interdisait pas formellement. A-t-elle tort, cette humanité moyenne, de profiter de la solidarité qui nous lie, c’est-à-dire de l’entendre spontanément dans un sens égoïste ? Elle a tort, répond Leroux, d’accord ici avec les diverses écoles positivistes. Mais pourquoi a-t-elle tort ? Poussés à bout, Leroux et les positivistes répondent : parce que l’altruisme, au fond, c’est l’égoïsme. Ah ! nous y voilà. Et c’est cela qu’on ne prouvera jamais. Il n’y a pas de morale sans sacrifice, et l’on n’arrive à se persuader du contraire qu’en faisant fi de la réalité. « On peut, dans son cabinet, et en quelque sorte loin du champ de bataille, se reposer dans des philosophies efféminées et s’imaginer qu’on peut résoudre d’une manière satisfaisante le problème d’être honnête sans sacrifice ; mais qu’arrive une conjoncture grave, publique ou privée, qu’une lutte s’engage entre l’honneur et l’intérêt, entre la passion et le devoir, à l’instant les jeux de l’esprit s’évanouissent, toutes ces savantes combinaisons, inventées dans l’ombre d’un cabinet ou d’une école pour se passer de courage ou de vertu, ne fournissent pas la moindre ressource[12] : » c’est ici Cousin qui a raison contre Leroux ; et c’est, qu’on nous passe le mot, escamoter le problème moral, et non le résoudre, que de le ramener à ces termes : altruisme = égoïsme ; ou à ceux-ci : vertu = bonheur. « On peut dire sans crainte de se tromper, remarque quelque part Leroux, que le christianisme n’a pas démontré son précepte de la charité. » Je le crois bien, et il eût risqué, à le vouloir démontrer, d’avoir le succès des morales positivistes ; mais s’il ne l’a pas démontré, il l’a du moins établi sur le seul fondement qui le puisse porter : le dogme de l’égalité fraternelle.

Mais on insiste, et l’on se fait fort de prouver que ce dogme lui-même est le résultat d’une élaboration séculaire, et l’énoncé empirique, encore que légitime et vrai à sa manière, d’une loi de la nature humaine. « L’égalité, assure Leroux, est en germe dans la nature des choses. » Je ne le nie pas ; mais avouez que la « nature des choses » est singulièrement déconcertante, et qu’elle se prête plutôt mal à l’éclosion de germes dont elle devrait, semble-t-il, encourager le développement. Bien plus, il n’apparaît pas, à voir comment se comporte la nature à tous les degrés, qu’elle manifeste la moindre tendance à l’égalité ; toutes les sortes d’inégalité ont, au contraire, en elle leur source, leur principe et leur aliment ; elle se plaît à différencier les êtres, à les subordonner les uns aux autres, à les classer, à les hiérarchiser, à les opposer : elle apporte même à ce jeu je ne sais quelle coquetterie obstinée et féroce ; et si nous la laissions faire, il n’y aurait pas deux êtres, dans le monde, qui se pussent considérer comme semblables. Et au nom de quoi nous opposons-nous, quand nous le faisons, aux débauches de la nature, aux divisions, aux séparations, aux oppositions qu’elle crée et entretient parmi les hommes ? Serait-ce au nom de la raison ? « Notre raison, affirmez-vous, ne comprend comme idéal que l’égalité. » La raison de qui ? La raison d’Aristote ou celle de Platon ? La raison de Hobbes ou la raison de Joseph de Maistre ? La raison d’Auguste Comte ou la raison de Renan ? Il serait pour le moins étrange que la « raison » des plus intelligens ou des plus clairvoyans d’entre les hommes n’eût point aperçu ou seulement soupçonné cette fameuse loi d’égalité que vous proclamez, et que, loin de voir dans l’égalité un idéal, elle y eût vu le signe et comme le dernier terme de l’anarchie. Vous dites encore : « La raison nous révèle qu’il n’y a pas d’homme semblable à la brute. » Je vous citerais tel explorateur, ou tel voyageur, dont la « raison » a failli sans doute en chemin, mais qui s’accordent à reconnaître l’existence sur la planète d’êtres à face humaine dont l’intelligence et la moralité ne dépassent guère, si même elles les atteignent, l’intelligence et la moralité qu’on observe chez les ouistitis. Mais quand même on vous accorderait qu’il n’y a pas d’homme semblable à la brute, il resterait que les hommes à l’état de liberté, — à l’état de nature, comme on disait au XVIIIe siècle, — sont aussi différens les uns des autres qu’une espèce de roses l’est d’une autre espèce, ou qu’une race de chiens l’est d’une autre race, et qu’on ne voit pas très bien pourquoi on les traiterait pareillement, ni pour quelle « raison » il les faudrait amener à se traiter entre eux de « semblables. » Concluons donc que l’égalité, pas plus que la charité, ne s’impose à proprement parler, et ne prend un sens, pour quiconque rejette l’enseignement « théologique, » ou en prétend ramener la teneur à des vérités « de l’ordre naturel. »

Tant il est vrai qu’on n’échappe au « surnaturel » que pour en éprouver tôt ou tard l’invincible besoin. On ne dira jamais, en effet, à quel point est illusoire la méthode de ces « laïcisateurs » auxquels n’aura manqué ni la bonne volonté, ni, à vrai dire, l’intelligence, mais simplement une certaine notion de leur pouvoir et un peu d’humilité. Car si la « théologie » est décidément irréductible à la « science » ou à la « philosophie », le problème de nos origines et celui de notre destinée, — partant le problème de la morale, — demeurent des problèmes « théologiques : » et alors, loin que la notion du surnaturel se soit le moins du monde évanouie au contact de la critique, on peut dire qu’elle a retiré de ce contact une consistance et je ne sais quelle plénitude qui l’imposent d’autant mieux à notre attention.

Et notez qu’il s’agit d’un surnaturel « objectif, » de données qui se proposent à nous, et qui ne sont pas, ou qu’on ne voit pas qui puissent être de nous. Non, les prophètes ne courent pas les rues, et l’on n’est pas un « inspiré, » ou même simplement un homme religieux, par cela seul qu’on se fie à son « sentiment : » c’est ce dont Leroux ne s’est jamais douté. Le sentiment ou la vie est une aspiration à faces multiples, un faisceau de tendances contradictoires, et qui se heurtent beaucoup plus souvent qu’elles ne se concertent ou s’harmonisent ; et c’est précisément l’objet de la synthèse religieuse de coordonner ces tendances, de les subordonner toutes à l’une d’elles, jugée et proclamée en quelque manière supérieure. Si ce jugement est impliqué dans la vie, ou s’il y est, comme on dit, à l’état latent, à coup sûr nous n’arrivons pas à le proprement formuler ; la seule formule que nous en possédions nous a été donnée, et c’est la « théologie » qui nous l’a donnée. Il est peut-être humiliant pour nous que les choses soient ainsi ; mais elles ne sont pas autrement.

Ce qui est vrai, et ce que Leroux a assez bien vu, c’est que le dogme est, non point une donnée irrémédiablement extérieure à nous-mêmes, ou figée pour l’éternité en une formule immuable, mais une donnée vivante : ce qui signifie que si, en un sens, elle est reçue et acceptée, en un autre sens, tout aussi légitime, elle fait un avec nous-mêmes, et s’incorpore à notre vie pour l’organiser et la diriger, mais aussi pour en recevoir à son tour je ne sais quelle nouvelle extension. Pour que le dogme entre en nous, il faut que nous nous y prêtions, car il est exigeant à sa manière, et nos diverses tendances ne sont point faites pour lui convenir toutes ; il entend les régler à sa guise et se les soumettre, — pour commencer. Mais une fois en nous-mêmes, il s’apprivoise en quelque sorte, et d’autant plus vite que nous avons mis moins d’obstination à lui résister ; il devient le compagnon familier, l’ami en veine de confidences ; et c’est alors qu’il se révèle et qu’il s’impose à nous pleinement ; c’est alors aussi qu’il se développe, par cette collaboration de tous les instans avec ce qui constitue notre vie, notre action, notre pratique.

À ce développement du dogme en nous, correspond, dans l’expression ou la traduction verbale du dogme, un développement parallèle. La nécessité s’impose, en effet, de tenir la formule du dogme en rapport avec le dogme lui-même, d’enregistrer les incessans progrès de celui-ci en des formules toujours plus larges, toujours plus compréhensives, toujours plus actuelles, qui ne le menacent ni ne l’altèrent en rien, mais au contraire lui donnent tout son sens en en manifestant toute la portée. Et c’est sous cette forme surtout qu’on envisage le développement du dogme, quand on parle de son « évolution. » Mais on se ferait, de cette évolution, une idée erronée, si on se la représentait sous la forme d’une explicitation verbale, par voie abstraite ou déductive. Le dogme est essentiellement une vérité vécue, et c’est en tant que vécue, et dans la mesure même où on la vit, qu’elle évolue. Le progrès des formules dogmatiques n’aurait pas grande portée sans cela, à supposer même que, sans cela, il fût possible.

Le fait de la collaboration des croyans, de tous les croyans, au développement du dogme, soulève un dernier problème. Leroux s’y est arrêté longuement, mais il n’apparaît pas qu’il en ait sondé toute l’étendue, à en juger par la manière dont il le résout. « Sans contredit, a-t-il écrit quelque part, les idées catholiques se rapportent au principe de l’autorité ; mais l’autorité elle-même, dans les idées catholiques, n’est qu’un moyen de conserver la tradition et la foi. » Cela, en vérité, n’est pas trop mal observé. Mais c’est là un de ces obiter dicta semés à profusion à travers l’œuvre de Leroux, et qu’on en pourrait détacher sans que l’œuvre elle-même s’en trouvât le moins du monde atteinte dans son existence. En réalité, Leroux n’a jamais varié sur ce point, que si l’unité est une chose à tous égards souhaitable, l’on aurait néanmoins parfaitement tort de la désirer, si elle n’était possible qu’à la condition que l’individu lui sacrifiât son droit de penser à sa guise. « Oui, écrit-il, s’il n’était possible d’avoir une religion et une société qu’à la condition de voir reparaître le despotisme social, plutôt point de religion, plutôt point de société. Ainsi conçue, en effet, c’est-à-dire conçue comme niant et détruisant le droit qu’a chaque individu de croire ou de ne pas croire et de penser à sa guise, une religion serait, au point où nous sommes arrivés maintenant, la plus atroce des iniquités. »

Il imagine, en conséquence, une combinazione plutôt bizarre, et dans laquelle entrent en composition certains élémens de la cité antique et trois ou quatre propositions empruntées à la plus moderne de nos « Déclarations des droits, » celle de 1793. Il pose en principe que « l’unité « est un bien, et que « les sectes sont un mal ; » il déclare que « la liberté des cultes dont on a voulu faire un principe absolu, n’a qu’une valeur temporaire ; » mais il maintient « la liberté individuelle de penser et de croire pour l’homme devenu majeur, » réservant aux seuls « mineurs » la sollicitude active de l’État, entendez « l’omnipotence de la société sur l’éducation. » Que si, avec cela, votre besoin d’unité est satisfait, vous n’êtes vraiment pas difficile.

Mais laissons ces enfantillages. Il n’y a pas deux moyens de faire de l’unité. Que vous la considériez dans les consciences ou dans la société, l’unité est invariablement l’œuvre de l’autorité. Il n’y a pas de tradition, il n’y a pas de dogme qui, livrés aux entreprises du « sens individuel, » ne risquent absolument de se perdre ou de se corrompre ; si la tradition et le dogme étaient choses figées, données une fois pour toutes, le droit individuel d’examen les menacerait à peine, dans leur essence : il y aurait difficilement deux manières de les entendre. Mais précisément parce que la tradition et le dogme sont choses vivantes, parce qu’ils se développent ou évoluent, le problème de leur identité se pose, et se pose de telle sorte que nous essaierions vainement de l’éluder. Nous n’avons pas le choix entre une tradition et un dogme qui se maintiendraient tout seuls identiques à eux-mêmes, à travers les mille consciences où ils se répercutent et s’amplifient ; et une tradition et un dogme qui conserveraient leur identité par le moyen d’une autorité qui se porterait garante de cette identité même. De ces deux hypothèses, la première est, on peut le dire, chimérique ; quant à la seconde, elle est autre chose et mieux qu’une hypothèse, s’il est vrai qu’elle condense toute l’expérience de l’humanité, relativement à la question qui nous occupe. Et je veux bien qu’une autorité religieuse n’ait la logique avec elle qu’à la condition de se présenter comme infaillible : mais je n’en veux conclure autre chose sinon que le seul catholicisme nous peut offrir une théorie du développement dogmatique qui se tienne dans toutes ses parties.

Nous eussions aimé insister sur les idées « sociales » de Leroux, et plus particulièrement sur cette pensée que le christianisme, comme aussi bien toute religion, n’est pas uniquement un principe de vie intérieure ; qu’il implique ou entraîne une politique, diverse suivant les milieux, diverse aussi suivant les époques, mais une dans son principe, lequel n’est autre que la loi d’égalité fraternelle. Les malentendus, à cet égard, sont nombreux ; mais il en est un qui les comprend ou qui les résume tous. Parce que le christianisme a distingué le spirituel du temporel, et confié le gouvernement de ce monde à deux pouvoirs autonomes, on s’est imaginé qu’il faisait dans la vie deux parts, l’une, — la vie du moi, — que l’Idéal devait informer, épurer, transfigurer ; l’autre, — la vie du nous, — soumise exclusivement aux impulsions de la Force. Ainsi, non seulement, d’après cette vue, les deux pouvoirs se doivent réciproquement ignorer, mais la religion et la politique n’ont rien entre elles de commun, et ni la morale ne peut espérer s’insinuer dans le droit, ni le droit ne peut aspirer à devenir moral. « Séparation du spirituel et du temporel : » en cette formule équivoque, s’est venue condenser l’exégèse que nous dénonçons. Or, comme l’a fort bien montré Leroux, à aucun moment l’Église n’a entendu o séparer » le spirituel du temporel ; elle a toujours souhaité, au contraire, et, au besoin, exigé qu’ils marchassent d’accord. Accord des deux pouvoirs, accord de la morale et du droit : telle a été invariablement la doctrine de l’Église. On en pourrait accumuler les preuves : nous ne pouvons que renvoyer, sur cette question, au petit livre que Leroux a intitulé : Malthus et les Économistes. Ceux qu’on appelle, depuis quelques années, les catholiques sociaux y trouveront, admirablement développées, quelques-unes de leurs thèses favorites.

Nous avons dit pourquoi, à notre sens, la « religion » de Leroux n’avait aucune chance de s’imposer, et comment la base en était ruineuse. Mais si l’ensemble de sa construction est dénué de solidité, l’on a vu qu’on y peut discerner des parties résistantes, — ou des aperçus que le catholicisme, par exemple, pourrait utiliser, comme il a toujours fait, dans le passé, à l’égard des hérésies successives, desquelles on a dit avec raison qu’elles n’étaient, le plus souvent, que les exagérations de certaines vérités. Leroux n’éprouvait, à dire vrai, à l’égard de l’antique religion, ni aversion, ni dégoût ; et il eût trouvé naturel que l’on le considérât comme un réformateur soucieux simplement de la renouveler ou de la rajeunir. « Si, comme on le suppose, écrivait-il, le christianisme doit être le centre de formation de la religion de l’avenir, c’est donc que l’humanité marche vers un avenir religieux ; et, dans ce cas, il faut hâter cette transformation, cette explication, cette régénération du christianisme… Le christianisme doit, s’il le peut, s’élever, s’expliquer, se transfigurer. » Enfantin, le Père Enfantin, à qui les revers de sa fortune avaient servi de leçon et que l’âge et la retraite avaient fait raisonnable, émettait, vers la même époque, une opinion analogue ; et il ajoutait : « Se transformer, c’est se réformer par soi-même, tandis que lorsqu’on est réformé par autrui, on est tout simplement déformé, et le réformateur risque souvent d’être difforme comme Henri VIII, ou même comme Calvin.[13] » Leroux n’eût peut-être pas écrit cela de son temps ; mais son œuvre n’y contredit pas formellement. Cette œuvre est une suite d’essais, lesquels se suivent sans toujours se ressembler. Leroux apprenait tous les jours, et se dépassait continuellement. C’est ainsi qu’ayant découvert, à un moment donné, les théories relatives à l’usure et toute la législation qui en est sortie, il cessa de dire que pour le catholicisme, « la charité visait au ciel, non à la terre. » De même, s’il se fût avisé, à un autre moment, de l’existence de Vincent de Lérins, il n’eût sans doute plus osé répéter que l’idée d’évolution ou de progrès est « la grande découverte moderne ; » et alors, la possibilité, non pas d’une refonte, mais d’une explication, comme il l’a dit lui-même, et d’un développement nouveau de la doctrine et de l’institution catholiques eût achevé peut-être de s’imposer à son esprit, et de le fixer.

J.-E. Fidao.


  1. Pierre Leroux, Réfutation de l’Éclectisme, 1839. — De l’Humanité, 2 vol., 1840. — Discours sur la situation actuelle de la société et de l’esprit humain, 2 vol., 184 L — D’une Religion nationale ou du culte. 1846. — De l’Égalité, 1848. — Du christianisme et de son origine démocratique, 1848. — Malthus et les économistes, 1849, etc. — Cf. P.-Félix Thomas, Pierre Leroux, sa vie, son œuvre, sa doctrine. Paris, Alcan, 1904, in-8o. Dans l’intéressant ouvrage de M. Thomas, nous ferions volontiers deux parts : la première, relative à la « vie » de Pierre Leroux, nous paraîtrait devoir être approuvée sans réserve ; la seconde, relative à la « doctrine » du philosophe, eût pu, croyons-nous, suivre de plus près la pensée qu’on s’est donné pour but de nous faire connaître. Quand un auteur a rendu sa pensée avec bonheur, — et les ouvrages de Leroux fourmillent de formules heureuses, — il est peut-être inutile de vouloir nous la « traduire. » C’est un peu le défaut du livre de M. Thomas. Nous regrettons aussi qu’il n’ait pas « daté » les pensées successives de Leroux qui. à l’instar de Saint-Simon, apprenait tous les jours et se dépassait continuellement.
  2. Rappelons que ces quatre systèmes étaient, dans la phraséologie de Victor Cousin, l’idéalisme, le sensualisme, le mysticisme et le scepticisme.
  3. Cf. Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien, 1853. Avant-propos, p. III : « On s’obstine à représenter l’éclectisme comme la doctrine à laquelle on daigne attacher notre nom. Nous le déclarons : l’éclectisme nous est bien cher, sans doute, car il est à nos yeux la lumière de l’histoire de la philosophie, mais le foyer de cette lumière est ailleurs. L’éclectisme est une des applications les plus importantes et les plus utiles de la philosophie que nous professons, mais il n’en est pas le principe. Notre vraie doctrine, notre vrai drapeau est le spiritualisme. » — La date (1853) de cette profession de foi est à prendre en considération, si l’on veut donner à la Réfutation de Leroux, parue en 1838 dans l’Encyclopédie nouvelle, toute sa portée.
  4. Préface de la Critique de la raison pure. — II serait curieux de rapprocher de cette opinion de Leroux sur Kant, celle qu’émettait M. Brunetiére en 1898, dans une conférence sur le besoin de croire. (Voyez Discours de combat, t. I, p. 318-321.) Cf. également Renouvier, Philosophie analytique de l’Histoire, III, p. 300 et suiv. Est-ce un hasard que les seuls hommes qui aient aperçu le rapport des deux Critiques de Kant, et la vraie portée de sa philosophie, soient trois penseurs étrangers à la discipline « universitaire ? »
  5. Réflexions sur la philosophie de l’histoire, dans Mélanges philosophiques, 1833.
  6. M. Duchâtel, dans Le Globe, numéro du 21 mai 1825.
  7. L’abbé Dupanloup. Voyez L’Époque, n° du 8 mars 1846.
  8. Voir Leroux, Malthus et les Économistes, 3e section.
  9. C’était le sentiment de Leroux que le catholicisme lui-même n’avait qu’à moitié saisi et imparfaitement appliqué cette idée que la religion est une sociologie. Que la religion commandât le droit, et conditionnât le progrès des institutions, c’est tout ce que le catholicisme en avait déduit ; tandis qu’il semblait à Leroux que l’idée en question comportait, en plus des conséquences que le catholicisme en avait tirées, celles-ci notamment :
    1° Que le progrès religieux avait son principe et sa fin ici-bas, et qu’il ne se prolongeait ni ne s’achevait dans un « ciel » imaginaire. D’où cette conception d’une « immortalité » qui ne serait qu’une « renaissance dans l’humanité. » — « Nous, qui naissons, écrit Leroux, nous nous trouvons être non seulement la suite et, comme on dit, les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations antérieures elles-mêmes. »
    2° Que le pouvoir social devait être à la fois civil et religieux ; par suite, que la distinction catholique des deux pouvoirs constituait une anomalie et un danger ; qu’elle devait infailliblement donner naissance à l’« individualisme » en fournissant un prétexte aux hommes pour « séparer » l’un de l’autre l’ordre civil et l’ordre moral, et les opposer l’un à l’autre.
  10. On peut dire que toute la littérature évangélique-sociale éclose dans les environs de l’année 1848, s’inspire des travaux de Leroux.
    Un problème difficile à résoudre est celui de la paternité, — hautement revendiquée par Luc Desages, gendre et disciple de Pierre Leroux, en faveur de son beau-père, — ou de la genèse de cette partie de l’œuvre d’Auguste Comte qui a trait à la religion de l’humanité. La formule : religion de l’humanité, est incontestablement de Leroux ; nous la rencontrons, en particulier, dans l’étude sur l’Égalité, qui date de l’année 1838. Il semble établi, d’autre part, que Clotilde de Vaux, qui eut sur Auguste Comte l’influence que l’on sait, loin d’ignorer les ouvrages de Leroux, en avait fait, au contraire, antérieurement à ses relations avec Comte, sa nourriture assidue. Il n’est pas du reste bien difficile d’apercevoir la parenté des deux doctrines : nous en avons touché un mot à propos de la solidarité. Il est vrai que, tout comme Leroux, Comte procédait de Saint-Simon. — « Comment, demande Luc Desages, le plus anti-idéaliste des philosophes est-il devenu tout à coup idéaliste au point de n’être plus du tout positiviste ? Nous l’accusons d’une double félonie. Nous l’accusons de s’être conduit envers l’auteur du livre de l’Humanité, comme il s’était conduit envers l’auteur (Saint-Simon) des Lettres de Genève. » (L’Espérance, no de juillet 1858, p. 93, 90). Il ne faudrait cependant pas s’exagérer l’importance du problème soulevé par Desages. La seconde partie de l’œuvre de Comte (Politique positive) était en germe dans la première ; et les idées qu’il a pu emprunter à Leroux ne comptent pas parmi celles qui rendront son œuvre durable.
  11. A. Baumann, la Vie sociale de notre temps, Paris, 1900, p. 260.
  12. Victor Cousin, Premiers essais de philosophie, 3e édit., Paris, 1855, p. 290.
  13. Ceux qui désireraient des renseignemens plus complets sur le « néo-catholicisme » d’Enfantin pourraient se reporter à notre livre le Droit des humbles. Perrin, 1904, p. 143-150.