CHAPITRE III

PREMIÈRES RECHERCHES À L’ÉCOLE DE PHYSIQUE. — SYMÉTRIE ET MAGNÉTISME.


C’est à l’École de physique, dans les vieux bâtiments du Collège Rollin, que Pierre Curie devait travailler, d’abord comme chef des travaux, ensuite comme professeur, pendant vingt-deux ans, la presque totalité de sa vie scientifique. Son souvenir paraît intimement lié à ces vieux bâtiments aujourd’hui détruits, où il passait ses journées entières, rentrant seulement le soir à la campagne où habitaient alors ses parents. Il s’y estimait heureux, en raison de la bienveillance que lui témoignait le directeur fondateur de l’École, Schützenberger, à cause aussi de l’estime et de la sympathie qu’il rencontrait chez ses élèves, dont plusieurs devinrent ses disciples et ses amis. Voici ce qu’il disait à ce sujet, à la fin d’une conférence faite à la Sorbonne, dans les dernières années de sa vie :

« Je désire rappeler ici que nous avons fait toutes nos recherches à l’École de physique et de chimie de la ville de Paris. Dans toute production scientifique, l’influence du milieu dans lequel on travaille a une importance très grande et une partie des résultats est due à cette influence. Depuis plus de vingt ans, je travaille à l’École de physique et de chimie. Schützenberger, le premier directeur de l’École, était un homme de science éminent. Je me rappelle avec reconnaissance qu’il m’a procuré des moyens de travail alors que j’étais préparateur. Plus tard, il a permis à Mme Curie de venir travailler près de moi, et cette autorisation, à l’époque à laquelle elle a été donnée, était une innovation peu ordinaire. Schützenberger nous laissait à tous une grande liberté, et son action se faisait sentir surtout par sa passion communicative pour la science. Les professeurs de l’Ecole de physique et de chimie, les élèves qui en sortent, constituent un milieu bienfaisant et productif, qui m’a été très utile. C’est parmi les anciens élèves de l’Ecole que nous avons trouvé nos collaborateurs et nos amis. Je suis heureux de pouvoir, ici, les remercier tous ».

Il était, au début, dans ses nouvelles fonctions, à peine plus âgé que ses élèves qui l’aimaient en raison de l’extrême simplicité de ses manières, celles d’un camarade autant que d’un maître. Certains d’entre eux se souviennent avec émotion du travail fait auprès de lui, ainsi que des discussions devant le tableau noir, où il se laissait volontiers entraîner à causer avec eux de questions scientifiques, au plus, grand profit de leur information et de leur enthousiasme naissant. Dans un dîner offert en 1903, par l’Association des anciens élèves de l’Ecole, auquel il assistait, il rappelait en souriant un incident de cette époque. Attardé un jour avec quelques élèves au laboratoire, il trouva la porte fermée quand il voulut partir, et tous descendirent en file du premier étage le long d’un tuyau voisin d’une fenêtre.

Sa réserve et sa timidité faisaient qu’il ne se liait pas facilement, mais ceux que leurs fonctions rapprochaient de lui l’aimaient en raison de sa bienveillance. Tel a été pendant toute sa vie le cas de ses subordonnés. À l’Ecole, le garçon de laboratoire de son service, qu’il avait eu l’occasion d’aider dans une circonstance difficile de sa vie, avait pour lui une grande reconnaissance et un véritable culte.

Quoique séparé de son frère, il entretenait avec celui-ci l’ancien lien d’amitié et de confiance. Pendant les vacances, Jacques Curie venait le trouver pour reprendre la bonne collaboration à laquelle tous deux sacrifiaient ces périodes de liberté. Parfois aussi, c’était Pierre qui allait retrouver Jacques, occupé d’un travail de cartographie géologique en Auvergne, et faisait avec lui les étapes de marche journalière que demande le tracé de la carte.

Voici quelques souvenirs d’une de ces randonnées, extraits d’une lettre qu’il m’adressait peu avant notre mariage :

« J’ai été très heureux de passer quelque temps avec mon frère. Nous étions loin de tout souci immédiat, et tellement isolés par notre genre de vie, que nous ne pouvions même pas recevoir une lettre, ne sachant pas chaque jour où nous coucherions le lendemain. Par moments, il me semblait être revenu à l’époque où nous vivions toujours ensemble. Nous en étions alors arrivés à avoir, sur toutes choses, les mêmes opinions ; à ce point que, pensant de même, il ne nous était plus nécessaire de parler pour nous comprendre. Cela était d’autant plus étonnant que nous avons des caractères entièrement différents ».

En se plaçant au point de vue des travaux scientifiques, il faut reconnaître que la nomination de Pierre Curie à l’École de physique et de chimie retarda tout d’abord ses recherches expérimentales. En effet, au moment où il fut nommé, rien n’existait encore dans cet établissement ; tout était à créer. C’est à peine si les murs et les cloisons étaient en place. Pierre Curie eut donc à organiser complètement le service des manipulations et il s’acquitta de cette tâche d’une manière remarquable, en y apportant l’esprit de précision et de nouveauté qui le caractérisait.

Les manipulations des élèves, très nombreux, (trente par promotion), étaient elles-mêmes pénibles à diriger pour un jeune homme, assisté seulement d’un garçon de laboratoire. Ces premières années furent donc des années dures de travail assidu, utiles surtout aux élèves éduqués et formés par le jeune chef des travaux.

Celui-ci profita de cette interruption forcée de ses recherches expérimentales pour compléter son instruction scientifique, et, en particulier, ses connaissances mathématiques. En même temps, il s’absorbait dans des réflexions d’ordre théorique sur les liaisons qui existent entre la cristallographie et la physique.

Il publia, en 1884, un mémoire sur les questions d’ordre et de répétitions qui sont à la base de l’étude de la symétrie cristalline, suivi dans la même année par un exposé plus général sur le même sujet. Un autre mémoire sur la symétrie et les répétitions parut en 1885. La même année, il publia un travail théorique très important sur la formation des cristaux et sur les constantes capillaires des différentes faces[1].

On peut se rendre compte par cette succession rapide de travaux combien Pierre Curie était préoccupé de la physique cristalline. Ses recherches théoriques ou expérimentales dans ce domaine se groupent autour d’un principe très général : principe de symétrie, qu’il réussit à dégager peu à peu, et dont l’énoncé définitif a été donné par lui dans des mémoires publiés seulement au cours des années 1893 à 1895.

Voici la forme, désormais classique, qu’il donna à cet énoncé :

« Lorsque certaines causes produisent certains effets, les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets produits ».

« Lorsque certains effets révèlent une certaine dissymétrie, cette dissymétrie doit se retrouver dans les causes qui leur ont donné naissance. »

« La réciproque de ces deux propositions n’est pas vraie, au moins pratiquement, c’est-à-dire que les effets produits peuvent être plus symétriques que les causes. »

L’importance capitale de cet énoncé, très parfait dans sa simplicité, consiste en ce que les éléments de symétrie qu’il fait intervenir sont relatifs à tous les phénomènes physiques sans exception.

Guidé par une étude approfondie des groupes de symétrie qui peuvent exister dans la nature, Pierre Curie montre comment on doit utiliser cette documentation de caractère à la fois géométrique et physique pour prévoir si tel phénomène peut se produire ou si sa production est impossible dans les conditions considérées. Au début d’un mémoire, il insiste en ces termes :

« Je pense qu’il convient d’introduire en physique les notions de symétrie familières aux cristallographes ».

Son œuvre dans cette voie est fondamentale, et bien qu’entraîné plus tard vers d’autres travaux, il conserva toujours un intérêt passionné pour la physique cristalline et ne cessa de nourrir des projets de recherches nouvelles dans ce domaine.

Ce principe de symétrie, qui a si vivement préoccupé l’esprit de Pierre Curie, est un des grands principes qui, en petit nombre, dominent l’étude des phénomènes physiques, et qui, prenant leur racine dans des notions fournies par l’expérience, s’en sont peu à peu dégagés pour acquérir une forme de plus en plus générale et de plus en plus parfaite. C’est ainsi que la notion de l’équivalence de la chaleur et du travail, venant s’ajouter à la notion antérieure de l’équivalence des énergies cinétique et potentielle, a permis d’établir le principe de conservation de l’énergie dont l’application est tout à fait générale. De même, le principe de conservation de la masse s’est dégagé des expériences de Lavoisier, qui sont à la base de la chimie. Une synthèse admirable a permis récemment d’atteindre un degré de généralité, encore plus élevé, par la réunion de ces deux principes en un seul, car il a été prouvé que la masse d’un corps est proportionnelle à son énergie interne. L’étude des phénomènes électriques a conduit Lippmann à énoncer le principe général de conservation de l’électricité. Le principe de Carnot, né de réflexions sur le fonctionnement des machines thermiques, a également acquis une portée si générale qu’il permet de prévoir le sens le plus probable de l’évolution spontanée pour tout système matériel.

Le principe de symétrie donne l’exemple d’une évolution comparable. La notion de symétrie a pu être suggérée tout d’abord par l’observation de la nature : celle-ci nous offre, de manière imparfaite il est vrai, des dispositions régulières dans l’aspect des animaux et des plantes ; la régularité devient bien plus parfaite quand il s’agit de minéraux cristallisés. On peut estimer que la nature nous fournit la notion de plan de symétrie et d’axe de symétrie. Un objet possède un plan de symétrie ou plan de mirage, si ce plan partage l’objet en deux parties dont chacune peut être considérée comme l’image de l’autre reflétée dans ce plan comme dans un miroir ; c’est ce qui a lieu approximativement pour l’apparence extérieure de l’homme et de nombreux animaux. Un objet possède un axe de symétrie d’ordre (n) s’il conserve la même apparence après une rotation autour de cet axe de la neme partie d’un tour ; ainsi une fleur régulière à quatre pétales a un axe de symétrie d’ordre quatre ou axe quaternaire. Les cristaux tels que le sel gemme ou l’alun possèdent plusieurs plans de symétrie et plusieurs axes de symétrie d’ordre divers.

La géométrie nous apprend à étudier les éléments de symétrie d’une figure limitée telle qu’un polyèdre et à découvrir entre ces éléments des relations nécessaires qui permettent de les réunir en groupes. La connaissance de ces groupes est de la plus haute utilité pour établir une classification rationnelle des formes cristallines en un petit nombre de systèmes dont chacun dérive d’une forme géométrique simple : c’est ainsi que l’octaèdre régulier appartient au même système que le cube, car le groupe formé par les axes et les plans de symétrie est le même dans les deux cas.

Dans l’étude des propriétés physiques de la matière cristallisée, il est nécessaire de tenir compte de la symétrie de cette matière ; celle-ci est, en général, anisotrope, ce qui veut dire qu’elle n’a pas les mêmes propriétés dans toutes les directions, tandis que des milieux tels que le verre ou l’eau sont isotropes, toutes les directions étant, en ce cas, équivalentes. C’est l’étude de l’optique qui a montré tout d’abord que la propagation de la lumière dans un cristal, dépend des éléments de symétrie de celui-ci. Il en est de même pour la conductibilité thermique ou électrique, pour l’aimantation, pour la polarisation, etc. C’est en réfléchissant aux relations de cause à effet qui régissent ces phénomènes, que Pierre Curie a été amené à compléter et à étendre la notion de symétrie, en considérant celle-ci comme un état de l’espace caractéristique pour le milieu où se passe un phénomène. Pour définir cet état, il faut tenir compte non seulement de la constitution du milieu, mais aussi de son état de mouvement et des agents physiques auxquels il est soumis. C’est ainsi qu’un cylindre circulaire droit possède un plan de symétrie perpendiculaire à son axe en son milieu et une infinité de plans de symétrie passant par l’axe. Si le même cylindre est en rotation autour de son axe, le premier plan de symétrie subsiste, mais tous les autres sont supprimés ; si, de plus, le cylindre est parcouru par un courant électrique dans le sens de sa longueur, aucun plan de symétrie n’est conservé.

Pour tout phénomène, il y aura lieu de déterminer les éléments de symétrie compatibles avec son existence : « Certains de ces éléments peuvent coexister avec certains phénomènes, mais ils ne sont pas nécessaires. Ce qui est nécessaire, c’est que certains d’entr’eux n’existent pas. C’est la dissymétrie qui crée le phénomène. Quand plusieurs phénomènes se superposent dans un même système, les dissymétries s’ajoutent. » (Œuvres de Pierre Curie, page 127.)

Et c’est, comme conséquence des considérations ci-dessus, que Pierre Curie énonce la loi générale dont le texte déjà cité (page 31) atteint le plus haut degré de généralité et d’abstraction. La synthèse ainsi obtenue paraît définitive et il ne reste plus, semble-t-il, qu’à en déduire tout le développement qu’elle comporte.

Il convient pour cela de définir la symétrie particulière de chaque phénomène et d’introduire une classification qui mette en évidence les groupes de symétrie principaux. La masse, la charge électrique, la température, ont la même symétrie du type nommé scalaire, celle de la sphère. Un courant d’eau ou un courant électrique rectiligne ont la symétrie d’une flèche, du type vecteur polaire. La symétrie du cylindre circulaire droit est du type tenseur. Toute la physique cristalline peut être mise sous une forme telle que les phénomènes particuliers dont il s’agit ne sont pas spécifiés, mais que seules sont étudiées les relations géométriques et analytiques entre les types de grandeurs dont les unes sont considérées comme causes et les autres comme effets.

Ainsi, étudier la polarisation électrique par l’application d’un champ électrique, revient à étudier la relation entre deux systèmes de vecteurs et à écrire un système d’équations linéaires comportant neuf coefficients ; le même système d’équations est valable pour la relation entre le champ électrique et le courant électrique dans les cristaux conducteurs, ou pour celle entre le gradient de température et le courant de chaleur ; seule la signification des coefficients devra être changée. De même, toutes les particularités des phénomènes piézoélectriques peuvent être prévues par l’étude de la relation générale entre un vecteur et un système de tenseurs et toute la richesse des phénomènes d’élasticité dépend de la relation entre deux systèmes de tenseurs qui comporte en principe trente-six coefficients.

On peut se rendre compte, par cet exposé sommaire, de la haute portée philosophique de ces notions de symétrie, qui interviennent dans tout phénomène naturel, et dont le sens profond a été dégagé d’une manière si efficace par la pensée claire de Pierre Curie. Il est intéressant de rappeler ici la relation que voyait Pasteur entre ces mêmes notions et les manifestations de la vie. « L’Univers, disait-il, est un ensemble dissymétrique. Je suis porté à croire que la vit, telle qu’elle se manifeste à nous, doit être fonction de la dissymétrie de l’Univers ou des conséquences qu’elle entraîne. »

À mesure que son service s’organisait à l’École, Pierre Curie pouvait songer à reprendre à nouveau des recherches expérimentales. Ce ne put être cependant que dans des conditions bien précaires. Il ne disposait, en effet, d’aucun laboratoire personnel, ni même d’aucune pièce mise à sa disposition exclusive. Il ne disposait non plus d’aucun crédit pour ses recherches. C’est seulement après plusieurs années de séjour à l’École qu’il obtint, grâce à l’appui de Schützenberger, une petite subvention annuelle pour ses travaux. Jusque-là le matériel indispensable lui était fourni, dans la mesure du possible, sur le crédit général, malheureusement assez restreint, du laboratoire d’enseignement, grâce à la bienveillance de ses chefs de service.

Quant à l’emplacement, il dut se contenter de peu. Certaines de ses expériences étaient montées dans les salles d’élèves aux époques où celles-ci n’étaient pas utilisées. Mais, le plus souvent, il travaillait dans un passage exigu compris entre un escalier et une salle de manipulations ; c’est là qu’il fit, en particulier, son long et célèbre travail sur le magnétisme.

Cet état de choses anormal et manifestement préjudiciable au savant, avait tout au moins comme conséquence favorable de le rapprocher de ses élèves, qui pouvaient quelquefois participer à ses préoccupations scientifiques.

Son retour aux recherches expérimentales est marqué par une étude approfondie de la « Balance de précision apériodique à lecture directe des derniers poids » (1889, 1890, 1891). Dans cette balance, l’usage des petits poids est supprimé par l’emploi d’un microscope au moyen duquel on vise un micromètre fixé à l’extrémité d’un des bras du fléau. La lecture se fait quand l’oscillation du fléau est arrêtée, ce qui se produit très rapidement, grâce à l’utilisation d’amortisseurs à air convenablement construits. Cette balance a réalisé un progrès considérable par rapport aux anciens systèmes ; elle s’est montrée tout particulièrement précieuse dans les laboratoires d’analyse chimique où la rapidité des pesées est fréquemment un gage de précision. On peut estimer que la mise au point des balances Curie a marqué une époque dans la construction de ces instruments. Le travail fait à ce sujet est loin d’être empirique ; il comporte une étude théorique des mouvements amortis et la construction de nombreuses courbes établies avec l’aide de quelques-uns de ses élèves.

C’est vers 1891 que Pierre Curie commença une longue série de recherches sur les propriétés magnétiques des corps à diverses températures, depuis la température ambiante jusqu’à 1400°.

Ce travail, poursuivi pendant plusieurs années, fut présenté comme thèse de doctorat à la Faculté des sciences de Paris en 1895. Voici comment Pierre Curie précisait en peu de mots l’objet de son travail et les résultats de celui-ci :

« Les corps se divisent au point de vue de leurs propriétés magnétiques en trois groupes distincts : les corps diamagnétiques, les corps faiblement magnétiques, les corps ferro-magnétiques. À première vue, ces trois groupes sont absolument tranchés. Le but principal de ce travail était de rechercher s’il existe des transitions entre ces trois états de la matière, et s’il est possible de faire passer progressivement un même corps par ces trois états. J’ai étudié pour cela les propriétés d’un grand nombre de corps à des températures aussi différentes que possible, dans des champs magnétiques de diverses intensités.

Mes expériences n’ont amené aucun rapprochement entre les propriétés des corps diamagnétiques et celle des corps paramagnétiques[2], et les résultats sont favorables aux théories qui attribuent le magnétisme et le diamagnétisme à des causes de nature différente. Au contraire, les propriétés des corps ferromagnétiques et des corps faiblement magnétiques sont reliées intimement.

Le travail a présenté des difficultés expérimentales considérables, car il était nécessaire de mesurer des forces très petites (de l’ordre de 1/100 de milligramme) dans une enceinte où la température pouvait atteindre 1400°.

Ainsi que l’avait bien compris Pierre Curie, les résultats obtenus ont une importance fondamentale, au point de vue théorique. La loi de Curie, d’après laquelle le coefficient d’aimantation des corps faiblement magnétiques varie en raison inverse de la température absolue, est une loi remarquablement simple, entièrement comparable à la loi de Gay-Lussac relative à la variation de la densité d’un gaz parfait avec la température. Dans sa théorie bien connue du magnétisme, P. Langevin, en 1905, réussit à rendre compte de la loi de Curie et à retrouver, au point de vue théorique, la différence fondamentale entre les origines du diamagnétisme et du paramagnétisme. Ce travail, ainsi que les importantes recherches de P. Weiss, ont mis en évidence l’exactitude des conclusions de Pierre Curie, ainsi que la profondeur de l’analogie qu’il apercevait entre l’intensité d’aimantation et la densité d’un fluide, l’état paramagnétique étant comparable à l’état gazeux, et l’état ferromagnétique à l’état condensé.

En relation avec ce travail, Pierre Curie consacra quelque temps à la recherche de phénomènes nouveaux, dont l’existence ne lui paraissait pas impossible à priori. Il s’occupa de rechercher des corps fortement diamagnétiques, et n’en trouva point. Il chercha aussi s’il y avait des corps conducteurs de magnétisme, et si le magnétisme pouvait exister à l’état libre, comme l’électricité. Là aussi, le résultat fut négatif. Jamais il ne publia rien sur ces travaux, ayant l’habitude de s’engager ainsi dans la poursuite de phénomènes, souvent sans grand espoir de succès, par unique amour de l’imprévu, et sans tenir en aucune manière à une publication éventuelle.

Cette passion entièrement désintéressée pour la recherche scientifique fit qu’il ne se soucia pas particulièrement de présenter une thèse de doctorat en utilisant pour cela ses premiers travaux. Il avait déjà trente-cinq ans quand il se décida à réunir dans ce but les résultats du beau travail sur le magnétisme qu’il venait d’achever.

Je conserve un souvenir très vivant de cette soutenance de thèse, à laquelle il m’invita, en raison de l’amitié qui nous liait déjà à cette époque. Le jury se composait des professeurs Bouty, Lippmann et Hautefeuille. Dans l’assistance se trouvaient les amis de Pierre Curie, ainsi que son vieux père tout heureux du succès de son fils. Je me souviens de la simplicité et de la clarté de l’exposé, de l’estime marquée par l’attitude des professeurs, et de la conversation engagée entre eux et Pierre Curie, faisant penser à une séance de la Société de physique. La petite salle abrita, ce jour-là, la haute pensée humaine, et de ce sentiment j’étais toute pénétrée.

En évoquant cette période de la vie de Pierre Curie, entre 1883 et 1895, on peut apprécier l’évolution accomplie par le jeune physicien dans sa situation de chef de travaux. Il avait réussi pendant ce temps à organiser un service d’enseignement entièrement nouveau, à publier une série de mémoires théoriques importants et de recherches expérimentales de premier ordre, ainsi qu’à construire des appareils nouveaux d’une grande perfection, tout cela dans des conditions d’installation et de crédits bien insuffisantes. On peut juger par là du chemin qu’il avait parcouru depuis les doutes et les hésitations de sa première jeunesse, pour discipliner ses méthodes de travail et pour tirer parti de ses aptitudes exceptionnelles.

Il était entouré d’une estime croissante en France et à l’étranger. On l’écoutait avec intérêt aux séances des Sociétés savantes (Société de physique, Société de minéralogie, Société des électriciens), où il avait l’habitude de présenter des communications et où il intervenait volontiers dans les discussions relatives à diverses questions scientifiques.

Parmi les savants étrangers qui l’appréciaient hautement dès cette époque, on peut citer en premier lieu l’illustre physicien anglais, lord Kelvin, qui entra en relations avec lui à l’occasion d’une discussion scientifique et ne cessa de lui témoigner depuis ce temps de l’estime et de la sympathie. Au cours d’un de ses voyages à Paris, lord Kelvin se trouvait présent à une séance de la Société de physique, où Pierre Curie faisait une communication sur la construction et l’emploi des condensateurs étalons à anneau de garde. Dans cette communication, il préconisait l’emploi d’un dispositif qui consiste à charger la partie centrale du plateau à anneau de garde avec une pile, et à relier l’anneau de garde au sol ; on utilise alors pour la mesure la charge induite sur le deuxième plateau. Bien que la disposition des lignes de force soit alors complexe, la charge induite se calcule d’après un théorème d’électrostatique par la même formule simple que dans le dispositif ordinaire à champ uniforme, et l’on bénéficie d’un meilleur isolement. Lord Kelvin crut d’abord le raisonnement inexact ; malgré sa grande notoriété et son âge avancé, il vint le lendemain trouver à son laboratoire le jeune chef des travaux et s’engagea avec lui dans une discussion au tableau noir. Il fut entièrement convaincu et paraissait d’ailleurs ravi de donner raison à son interlocuteur[3].

On peut s’étonner que Pierre Curie, malgré son mérite, ait conservé pendant douze ans la simple situation de chef de travaux. Cela tenait, sans doute, en grande partie à la facilité avec laquelle on oublie ceux qui ne sont ni recommandés, ni protégés, ni aidés par des influences puissantes. Cela tenait aussi à l’impossibilité qu’il y avait pour lui à faire les nombreuses démarches que comporte toute candidature poussée activement. L’indépendance de son caractère s’accommodait mal d’avoir à demander une amélioration de sa situation, cependant bien modeste, puisque son salaire comparable à celui d’un ouvrier (environ trois cents francs par mois), était à peine suffisant pour mener une vie très simple, mais conforme à ses occupations.

Voici ce qu’il écrivait lui-même à ce sujet :

« On m’a dit que l’un des professeurs donnerait peut-être sa démission et que je dois, en ce cas, poser ma candidature à sa succession. Vilaine corvée que celle d’un candidat à une place quelconque, et je ne suis pas habitué à ce genre d’exercice démoralisant au premier chef. Je regrette de vous en avoir parlé. Je crois que rien n’est plus malsain pour l’esprit que de se laisser aller à des préoccupations de ce genre, et d’écouter tous les petits potins que l’on vient vous raconter ».

S’il n’aimait pas solliciter un avancement, il était encore bien moins enclin à souhaiter les honneurs. Il avait, en particulier, une opinion très ferme en ce qui concerne les distinctions honorifiques ; non seulement il ne croyait pas à leur utilité, mais il les considérait même comme franchement nuisibles, pensant que le désir de les obtenir est une cause de trouble, qui fait passer au second plan le bat le plus digne de l’homme : l’accomplissement de l’œuvre pour l’amour d’elle-même. Accoutumé à une grande probité morale, il n’hésitait pas à conformer ses actes à ses opinions. Quand, pour lui donner une marque d’estime, Schützenberger voulut le proposer pour les palmes académiques, il refusa cette distinction, malgré les avantages qu’elle pouvait avoir pour son avenir et il écrivit ainsi à son directeur :

« J’ai été informé que vous aviez l’intention de me proposer de nouveau au préfet pour la décoration. Je viens vous prier de n’en rien faire. Si vous me procurez cette distinction, vous me mettrez dans l’obligation de la refuser, car je suis bien décidé à n’accepter jamais aucune décoration d’aucune sorte. J’espère que vous voudrez bien m’éviter une démarche qui me rendra quelque peu ridicule auprès de bien des gens. Si votre intention est de me donner un témoignage d’intérêt, vous l’avez déjà fait, et d’une façon bien plus efficace, dont j’ai été fort touché, en me donnant les moyens de travailler à mon aise ».

Bien que Pierre Curie se refusât à faire des démarches pour changer de situation, celle-ci se modifia enfin en 1895. Le physicien bien connu, Mascart, professeur au Collège de France, impressionné par la valeur de Pierre Curie et par l’estime que lui accordait lord Kelvin, insista auprès de Schützenberger pour faire demander la création, à l’Ecole, d’une nouvelle chaire de physique. Pierre Curie fut donc nommé professeur dans des conditions qui faisaient ressortir tout particulièrement sa valeur. Par contre, rien n’a été fait à la même époque pour améliorer les conditions de travail dont on a vu plus haut l’insuffisance.




  1. Dans ce mémoire, très court, se trouve exposée, pour la première fois, une théorie qui permet de comprendre pourquoi les cristaux développent certaines faces simultanément, avec une extension particulière, et, par conséquent, pourquoi les cristaux possèdent une forme déterminée.
  2. Les corps paramagnétiques sont ceux qui s’aimantent de la même manière que le fer, fortement (ferro-magnétique), ou faiblement. Les corps diamagnétiques sont ceux dont l’aimantation très faible est opposée à celle que prendrait le fer dans le même champ magnétisant.
  3. Voici un extrait d’une lettre adressée par Lord Kelvin à pierre Curie :
    October 1893.
    Dear Mr. Curie,

    I am much obliged to you for your letter of Saturday and the information contained in it which is exceedingly interesting to me.

    If I call at your laboratory between 10 and 11 tomorrow morning, should I find you there ? There are two or three things I would like to speak to you about ; and I would like also to see more of your curves representing the magnetisation of iron at different temperatures.

    Yours truly,
    Kelvin.