PIERRE CURIE


CHAPITRE PREMIER

LA FAMILLE CURIE. — ENFANCE ET PREMIÈRES ÉTUDES DE PIERRE CURIE.


Les parents de Pierre Curie étaient instruits et intelligents. Ils faisaient partie de la petite bourgeoisie peu fortunée et ne fréquentaient pas la société mondaine ; ils avaient uniquement des relations familiales, et un petit nombre d’amis intimes.

Le père de Pierre, Eugène Curie, était médecin et fils de médecin ; il ne se connaissait guère de parents de son nom et savait peu de chose sur la famille Curie, qui était originaire d’Alsace et protestante[1]. Bien que son père fût établi à Londres, Eugène Curie avait été élevé à Paris où il fit ses études de sciences naturelles et de médecine, et travailla comme préparateur dans les laboratoires du Muséum, auprès de Gratiolet.

Le docteur Eugène Curie avait une personnalité remarquable, qui ne manquait pas de frapper ceux qui l’approchaient. C’était un homme de grande taille qui avait dû être blond dans sa jeunesse ; il avait de beaux yeux bleus dont la fraîcheur et l’éclat étaient demeurés intacts dans une vieillesse avancée ; ces yeux qui avaient gardé une expression d’enfant, reflétaient à la fois la bonté et l’intelligence. Il avait en effet, des capacités intellectuelles peu ordinaires, un goût très vif pour les sciences naturelles et un tempérament de savant.

Ayant souhaité consacrer sa vie au travail scientifique, il dut renoncer à ce projet en raison de charges de famille que lui imposèrent son mariage et plus tard la naissance de deux fils. Ainsi les nécessités de la vie l’obligèrent à exercer la profession médicale ; il continua cependant quelques recherches expérimentales avec des moyens de fortune, en particulier sur l’inoculation de la tuberculose, à l’époque où la nature bactérienne de cette maladie n’était pas encore établie. Jusqu’à la fin de sa vie, il conserva le culte de la science, et sans doute aussi le regret de n’avoir pu s’y consacrer uniquement. Les préoccupations scientifiques du docteur Curie lui avaient donné l’habitude d’excursions, à la recherche de plantes et d’animaux nécessaires à ses expériences ; son amour de la nature entretenait d’ailleurs chez lui une préférence marquée pour la vie à la campagne. Sa carrière de médecin resta toujours modeste ; mais il y manifesta des qualités remarquables de dévouement et de désintéressement. Lors de la Révolution de 1848, alors qu’il était encore étudiant, le Gouvernement de la République lui décerna une médaille d’honneur : « pour son honorable et courageuse conduite » au service des blessés. Il avait été lui-même atteint, dans la journée du 24 février. d’une balle qui lui brisa une partie de la mâchoire. Un peu plus tard, pendant une épidémie de choléra, il s’installa, pour soigner les malades, dans un quartier de Paris déserté par les médecins. Pendant la Commune, il établit une ambulance dans son appartement (rue de la Visitation), au voisinage duquel se trouvait une barricade, et il y soigna les blessés ; cet acte de civisme et ses convictions avancées lui valurent l’abandon d’une partie de sa clientèle bourgeoise. Il accepta alors une situation de médecin inspecteur du service de protection des enfants en bas âge ; ces fonctions lui permettaient de vivre dans la banlieue de Paris où les conditions de santé pour lui et pour sa famille étaient meilleures qu’en ville.

Le docteur Curie avait des convictions politiques très fermes. Idéaliste par tempérament, il s’était épris avec ardeur de la doctrine républicaine telle qu’elle inspirait les révolutionnaires de 1848. Il était lié d’amitié avec Henri Brisson et les hommes de son groupe ; comme eux libre-penseur et anticlérical, il ne fît point baptiser ses fils et ne les fît participer à aucune espèce de culte.

La mère de Pierre Curie, Claire Depoully, était fille d’un industriel établi à Puteaux ; son père et ses frères se sont distingués dans l’industrie par de nombreuses inventions. La famille était originaire de Savoie ; elle fut ruinée par suite du bouleversement apporté dans les affaires par la Révolution de 1848. Ces revers de fortune, joints à ceux qu’éprouva le docteur Curie dans sa carrière, firent que lui et les siens vécurent toujours en réalité dans une gêne relative, avec des difficultés d’existence fréquemment renouvelées. Quoique élevée pour une existence aisée, la mère de Pierre Curie accepta avec un courage tranquille les conditions de vie précaires qui s’offraient à elle, et fit preuve d’un dévouement extrême pour faciliter la vie de son mari et de ses enfants..

Si donc le milieu familial où grandirent Jacques et Pierre Curie était modeste et non exempt de soucis, il y régnait néanmoins une atmosphère de douceur et d’affection. En me parlant pour la première fois de ses parents, Pierre Curie me dit qu’ils étaient « exquis ». Ils l’étaient, en effet ; lui, un peu autoritaire, d’un esprit toujours éveillé et actif, d’un désintéressement rare, ne voulant, ni ne sachant profiter de ses relations personnelles pour améliorer sa situation, aimant tendrement sa femme et ses fils, et toujours prêt à aider ceux qui avaient besoin de lui, — elle, petite, vive de caractère et, bien que sa santé eût été endommagée par la naissance de ses enfants, toujours gaie et active dans la simple demeure qu’elle savait rendre attrayante et hospitalière.

Quand je les ai connus, ils vivaient à Sceaux, rue des Sablons (aujourd’hui rue Pierre Curie), dans une petite maison de construction ancienne, très retirée parmi la verdure d’un joli jardin. Leur vie était paisible. Le docteur Curie faisait les courses qu’exigeait son service, soit à Sceaux, soit dans les localités voisines ; en dehors de cela, il lisait ou s’occupait de son jardin, Des parents proches ou des voisins venaient leur rendre visite le dimanche ; le jeu de boules ou les échecs étaient alors des distractions favorites. De temps en temps, Henri Brisson venait voir son vieux compagnon de lutte dans sa tranquille retraite. Une grande impression de calme et de sérénité se dégageait de la maison, du jardin et des habitants.

Pierre Curie naquit le 15 mai 1859, dans une maison située en face du Jardin des Plantes, rue Cuvier, où habitaient ses parents à l’époque où son père travaillait dans les laboratoires du Muséum ; il était le deuxième fils du docteur Curie, de trois ans et demi moins âgé que son frère Jacques. De l’époque de son enfance à Paris, il ne conserva guère de souvenirs particulièrement caractéristiques ; il m’a cependant raconté combien étaient restés présents à son esprit les jours de la Commune, la bataille sur la barricade tout près de la maison qu’il habitait alors, l’ambulance établie par son père et les expéditions faites par celui-ci avec l’aide de ses fils pour ramener les blessés.

C’est en 1883 que Pierre Curie quitta la capitale pour aller habiter avec ses parents les environs de Paris : d’abord, de 1883 à 1892, à Fontenay-aux-Roses, puis à Sceaux, de 1892 à 1895, année de notre mariage.

L’enfance de Pierre s’est écoulée entièrement dans sa famille ; il n’a jamais fréquenté ni école, ni lycée. Son instruction première lui fut donnée d’abord par sa mère, puis par son père et son frère aîné, lequel d’ailleurs n’avait pas non plus suivi d’une manière complète l’enseignement du lycée. Les qualités intellectuelles de Pierre Curie n’étaient point de celles qui permettent d’assimiler rapidement un programme d’études scolaires. Son esprit rêveur ne se soumettait pas à la réglementation de l’effort intellectuel imposée par l’école, La difficulté qu’il éprouvait à suivre ce régime était généralement attribuée à une certaine lenteur de l’esprit. Lui-même se croyait d’intelligence lente et il lui arrivait fréquemment de le dire. Je crois pourtant que cette expression n’est pas entièrement justifiée ; il me semble plutôt que, dès son jeune âge, ses facultés mentales l’obligeaient à concentrer sa pensée sur un objet déterminé avec une assez grande intensité, jusqu’à en obtenir un résultat précis — sans qu’il lui eût été possible d’interrompre et de modifier le cours de ses réflexions au gré des circonstances extérieures. Il est clair qu’un esprit de cette nature peut contenir en lui de grandes possibilités d’avenir, mais il est non moins évident qu’aucun système d’éducation n’a été prévu par l’école publique pour cette catégorie intellectuelle, qui cependant compte plus de représentants qu’on pourrait le croire à première vue.

Fort heureusement pour Pierre Curie, qui ne pouvait être, on le voit, un brillant élève, ses parents avaient une intelligence suffisamment éclairée pour se rendre compte de cette difficulté ; ils ne s’obstinèrent point à demander à leur fils un effort qui eût été préjudiciable à son développement. Si donc l’instruction première de Pierre Curie fut nécessairement irrégulière et incomplète, elle eut l’avantage de ne point peser sur son intelligence pour la déformer selon des dogmes, préjugés ou idées préconçues. De cette éducation si libérale, Pierre Curie conserva toujours à ses parents un souvenir reconnaissant. Il grandit en toute liberté, développant son goût pour les sciences naturelles dans des excursions à la campagne, d’où il rapportait des plantes et des animaux pour les expériences de son père. Ces promenades, qu’il faisait soit seul, soit avec les siens, contribuaient à éveiller en lui un grand amour de la nature, et jusqu’à la fin de sa vie il conserva cette passion.

Le contact intime avec la nature que peu d’enfants peuvent connaître, en raison des conditions artificielles de la vie dans les villes et de l’éducation classique, a pu avoir une influence décisive sur la formation de l’esprit de Pierre Curie. Guidé par son père, il apprit à observer les faits et à les interpréter correctement ; il apprit aussi à bien connaître les animaux et les plantes des environs de Paris. En toute saison de l’année, il savait quels étaient ceux qu’on pouvait découvrir dans les forêts et dans les prairies, dans les ruisseaux et dans les mares. Ces dernières surtout avaient pour lui un attrait toujours nouveau, avec leur végétation spéciale et leur population de grenouilles, tritons, salamandres, libellules et autres habitants de l’air et de l’eau. Aucun effort ne lui paraissait exagéré pour atteindre l’objet de son intérêt. Il n’hésitait jamais non plus à prendre un animal en mains pour pouvoir l’examiner de près. Plus tard, après notre mariage, dans nos promenades communes, si j’élevais quelque objection contre l’opportunité de poser une grenouille dans ma main : « Mais non, répondait-il, vois donc comme elle est jolie ». Toujours aussi, il aima rapporter de ses promenades des bouquets de fleurs sauvage. Ainsi ses connaissances en sciences naturelles progressaient rapidement ; il en a été de même des éléments des mathématiques. Ses études classiques, au contraire, ont été assez négligées, et c’est principalement en lisant qu’il acquit ses connaissances de littérature et d’histoire. Son père, dont la culture était très vaste, possédait une bibliothèque contenant de nombreux ouvrages d’auteurs français et étrangers. Ayant lui-même un goût très prononcé pour la lecture, il sut le communiquer à ses fils.

Vers l’âge de quatorze ans, il se produisit dans l’éducation de Pierre Curie une circonstance fort heureuse. Il fut confié à un excellent professeur, A. Bazille, qui lui enseigna les mathématiques élémentaires et les mathématiques spéciales. Ce maître sut apprécier son jeune élève, s’attacha à lui et le fit travailler avec la plus grande sollicitude ; il l’aida même à avancer ses études de latin, qui se trouvaient fort en retard. En même temps, Pierre Curie se lia d’amitié avec Albert Bazille, fils de son professeur.

Cet enseignement a eu, sans aucun doute, une grande influence sur l’esprit de Pierre Curie ; il l’a aidé à se développer, à approfondir ses facultés et à prendre conscience de ses capacités scientifiques. Pierre Curie avait pour l’étude des mathématiques une aptitude remarquable, qui se traduisait surtout par un esprit géométrique caractérisé et une grande facilité de vision dans l’espace. Il ne tarda pas à faire de grands progrès, et ces études qui le passionnaient furent une de ses plus grandes joies ; aussi conserva-t-il à son maître une reconnaissance inaltérable. Il me raconta un détail qui prouve que, dès cette époque, il ne se contentait pas de suivre uniquement un programme d’études, mais qu’il lui arrivait de s’en écarter dans un but d’investigation personnelle : vivement séduit par la théorie des déterminants qu’il venait d’apprendre, il entreprit de réaliser une construction analogue, mais à trois dimensions, et s’appliqua à découvrir les propriétés et l’utilisation de ces « déterminants cubiques ». Inutile de dire qu’à son âge, et avec les connaissances dont il disposait, l’entreprise était au-dessus de ses forces ; elle n’en était pas moins caractéristique de son esprit d’invention naissant.

Plusieurs années après, préoccupé de réflexions sur la symétrie, il se posait cette question : « Ne pourrait-on trouver une méthode générale pour résoudre une équation quelconque ? Tout est une question de symétrie ». Il n’avait pas alors connaissance de la théorie des groupes de Galois qui a permis d’aborder ce problème ; mais il a été heureux d’en connaître plus tard les résultats, ainsi que l’application géométrique au cas de l’équation du cinquième degré.

Grâce à ses progrès rapides en mathématiques et en physique, Pierre Curie fut reçu bachelier ès sciences à l’âge de seize ans. Dès lors, l’étape la plus difficile pour lui était franchie : il n’avait plus à songer désormais qu’à acquérir des connaissances par un effort personnel et indépendant, dans un domaine de science librement choisi.



  1. Eugène Curie était né à Mulhouse en 1827.