Pierre Cartwright et la prédication dans l’Ouest

PIERRE CARTWRIGHT
ET
LA PREDICATION DANS L'OUEST

I. The Backwoods Preacher, an autobiography of Peter Cartwright, 31th edition, 1 vol. in-12. — II. America and American Methodism, by the rev. Fr. J. Jobson, London, T. S. Virtue, 1858.



I

La rapide expansion du peuple américain est assurément un des faits les plus remarquables de l’histoire contemporaine. Quand les Barbares se ruaient sur l’empire d’Occident aux abois, on comprend à merveille le mobile qui les entraînait vers les riches et fertiles contrées de la Gaule, de l’Italie et de l’Espagne : il s’agissait pour eux d’échanger leurs huttes contre des palais, leur pauvreté contre les trésors des anciens maîtres du monde. Tous les prestiges, toutes les séductions d’une civilisation supérieure se réunissaient pour enflammer leur convoitise. Les États-Unis nous offrent, depuis bientôt un siècle, le spectacle d’un mouvement inverse. Un entraînement irrésistible emporte loin des bords de la mer, loin des foyers du commerce et de l’activité intellectuelle, un peuple jeune et vigoureux : les villes sont abandonnées pour les forêts, la civilisation pour le désert. Aujourd’hui la voie est frayée, et les populations dont les flots toujours grossissans se portent vers l’ouest ont devant les yeux l’exemple et le succès de deux générations. Néanmoins que d’obstacles, que de dangers attendent encore les émigrans ! A mesure qu’ils s’éloignent des bords de l’Océan, les régions qu’ils traversent sont moins peuplées ; les routes sont moins bonnes et moins sûres, les ressources plus rares, les secours plus difficiles à espérer. Bientôt l’émigrant se trouve en face de la solitude : il ne peut plus compter que sur lui-même pour sa subsistance et sa sécurité ; il doit tout tirer du travail de ses bras, il doit être laboureur, artisan et soldat. À l’heure du danger, que la maladie, la famine ou l’ennemi frappe à la porte, il est trop loin pour que sa voix puisse être entendue ; il succombe à l’insu de tous, et le hasard mettra seul sur la trace d’un malheur ou d’un crime.

Si, de nos jours, aucune année ne s’écoule sans quelque catastrophe, on se figure aisément les périls de l’émigration à la fin du siècle dernier. Nulle part la terre ne manquait : la Pensylvanie, le Maryland et la Virginie n’avaient pas, lorsque l’Ohio et le Kentucky reçurent leurs premiers colons, le quart de leur population actuelle ; les espaces vides, les terrains à défricher, qui abondent encore dans ces états, appelaient de toutes parts les bras de nombreux travailleurs ; la sécurité était complète et les ressources assurées. Pourtant les régions lointaines de l’ouest exerçaient déjà sur les imaginations une séduction si forte que des milliers de familles se décidaient à abandonner leurs foyers et à tout braver pour pénétrer dans la vallée du Mississipi. Il fallait franchir toute la chaîne des Alleghanys et traverser d’interminables forêts infestées de sauvages. Le Kentucky ne justifiait que trop son nom indien de terre de sang. Il n’était la propriété d’aucune tribu ; les sauvages qui habitaient les bords de l’Ohio et du Tennessee le regardaient comme une sorte de terrain neutre, comme une réserve immense où ils venaient poursuivre le gibier, et d’où il fallait écarter tout étranger. Aussi luttaient-ils avec acharnement contre les empiétemens des Américains. Il n’y avait encore aucune route à travers les forêts : à peine y trouvait-on d’étroits sentiers impraticables pour les chariots. Les émigrans emportaient tout leur bagage à dos de cheval. Aucune famille ne s’aventurait isolément ; on se réunissait en caravanes, et on se procurait une escorte de jeunes gens rompus à la fatigue, connaissant les chemins et habiles tireurs. Il était impossible de faire une marche d’une journée dans la forêt sans rencontrer quelque cadavre scalpé, et de distance en distance un nom sinistre, comme le Camp de la défaite, venait rappeler quelque effroyable boucherie. Quand le père de Pierre Cartwright quitta la Virginie pour le Kentucky en 1790, il se joignit à une caravane de deux cents familles, où tout homme avait un fusil, et qu’accompagnait en outre une escorte de cent hommes. Les émigrans, malgré leur nombre, n’en furent pas moins harcelés tout le long de la route par les sauvages. Après une marche de plusieurs jours, ils furent surpris par la nuit à sept milles de Crab Orchard, qui était le premier établissement américain au Kentucky, et où il y avait un fort. On se résolut à poursuivre et à ne prendre de repos que sous la protection du fort. Sept familles, vaincues par la fatigue ou rassurées par ce voisinage, préférèrent s’arrêter et camper. Elles furent attaquées pendant la nuit et entièrement massacrées, à l’exception d’un seul homme qui prit la fuite à demi nu, et apporta au fort cette lamentable nouvelle. Des volontaires partirent aussitôt à cheval, et allèrent attendre les sauvages au point où ils franchissaient habituellement l’Ohio : là, ils leur tendirent une embuscade, ils en tuèrent le plus grand nombre, et reprirent toutes les dépouilles enlevées aux émigrans massacrés.

C’étaient là des faits de tous les jours, et les jeunes annales du Kentucky sont remplies de récits de semblables massacres. Encore l’hostilité persévérante des Indiens n’était-elle pas le seul danger que l’on eût à redouter. Tous les colons n’étaient pas attirés vers l’ouest par la richesse d’un sol fertile et le bon marché des terrains : on voyait émigrer aussi ces caractères ardens que le goût des aventures possède, ces esprits indisciplinés qui ne peuvent supporter aucun frein, et qui cherchent dans la solitude l’absence de tout contrôle, l’affranchissement de toutes les convenances et de toutes les obligations sociales. Ajoutez que tous ceux qui avaient quelque démêlé avec la justice cherchaient dans l’ouest l’impunité de leurs fautes, et venaient mêler un élément pervers à cette société turbulente et grossière, que l’usage continuel des armes et la pratique assidue de la chasse ne prédisposaient que trop à la violence. La force seule y pouvait établir quelque ordre et quelque sécurité. Écoutons à ce sujet un témoin oculaire.


« Le comté de Logan, en Kentucky, était appelé, quand mon père vint s’y établir, le refuge des coquins. Nombre de gens s’y étaient réfugiés de tous les points de l’Union pour échapper à la justice et au châtiment. Les lois existaient bien, mais elles ne pouvaient être exécutées, et c’était un état social vraiment désespéré. Des assassins, des voleurs de chevaux, des brigands de grands chemins, des faussaires y avaient cherché asile, s’y étaient ligués, et ils y furent un temps en majorité. Les gens honnêtes et soumis aux lois traduisaient bien en justice ces misérables bandits ; mais ceux-ci se sauvaient mutuellement par de faux témoignages. Ils en vinrent à braver toute loi, et se livrèrent à tant d’excès et de violences, que les citoyens honnêtes se crurent réduits à la nécessité de se coaliser, et de se charger eux-mêmes, sous le nom de régulateurs, de faire respecter les lois. On ne peut imaginer un plus misérable état de choses.

« Quelque temps après que les régulateurs se furent formés en association et eurent établi leurs règlemens, les deux partis se trouvèrent en présence à Russellville un jour d’assises. Une querelle s’engagea bientôt, et il s’ensuivit une mêlée générale entre les régulateurs et les coquins : on se battit avec des fusils, des pistolets, des poignards, des couteaux et des bâtons. Il y eut plusieurs tués et un grand nombre de blessés : les coquins eurent l’avantage, demeurèrent maîtres du terrain et chassèrent les régulateurs de la ville. Ceux-ci se rallièrent, se remirent à la poursuite des coquins, en soumirent à la loi de Lynch et en tuèrent un bon nombre, si bien que beaucoup déguerpirent et s’enfuirent on ne sait où. Il y eut beaucoup de morts de part et d’autre. »


L’existence de ces premiers colons de l’ouest, et celle des émigrans d’aujourd’hui la rappelle trait pour trait, était une suite de privations. Le gibier formait le fond de leur nourriture, et trop souvent ils étaient réduits, comme les sauvages, à faire griller sur des charbons les bêtes fauves à demi écorchées ; ils écrasaient leur blé et leur orge dans un mortier, et ils avaient pour boisson des infusions de sauge, de sassafras et d’autres herbes odorantes, qu’ils sucraient avec le suc de l’érable. Ils plantaient du lin, le rouissaient et le teillaient eux-mêmes ; ils nettoyaient à la main le coton qu’ils récoltaient : c’était aux femmes ensuite à carder, à filer et à tisser lin et coton, puis à tailler dans les étoffes grossières qu’elles obtenaient les vêtemens de leurs maris. Quant à ces mille superfluités qui sont les besoins les plus impérieux des nations civilisées, il fallait en désapprendre l’usage. Le célèbre missionnaire qui nous a paru personnifier la plus brillante époque de la prédication dans l’ouest, Pierre Cartwright, fut dix ans sans voir du café. À la fin, un des voisins de son père apprit que le gouvernement américain avait établi au Fort-Messick, sur les bords de l’Ohio, un dépôt d’épiceries et d’articles de ménage, et avait autorisé des échanges avec les colons ; il abattit un énorme peuplier, le creusa en forme de canot, et entreprit de descendre dans cette embarcation improvisée la Rivière-Rouge, puis la rivière Cumberland, et de remonter ensuite l’Ohio jusqu’au fort. Chacun lui remit ce qu’il avait à vendre ou un peu d’argent, avec la liste des objets qu’il souhaitait avoir en retour. Le voyage réussit à souhait, et il en fut longtemps question dans tout le Kentucky. Aucune distraction ne venait rompre la monotonie de la vie quotidienne : dans la belle saison, les hommes franchissaient le dimanche de longues distances pour se rencontrer, pour chasser et pêcher ensemble. On improvisait des courses de chevaux, on jouait aux cartes, et, si quelques femmes se trouvaient là, des danses s’organisaient.

En face des préoccupations et des exigences de la vie matérielle, les besoins intellectuels et moraux ne recevaient aucune satisfaction. Il était bien peu d’émigrans qui eussent quelques livres, et ils ne trouvaient guère le temps de les ouvrir : il eût fallu avoir une intelligence supérieure et une forte volonté pour prendre sur les occupations et les soucis de chaque jour le temps de donner à l’âme sa pâture. Les esprits, engourdis par le défaut d’exercice, se refusaient bien vite à tout effort. Les sentimens religieux eux-mêmes, malgré les racines profondes qu’ils jettent dans le cœur humain, ne tardaient pas à s’affaiblir et à s’obscurcir au sein de ces forêts, où la parole divine se faisait rarement entendre. Point de culte, point de réunions pieuses ni d’offices, point de prédication, hormis à de longs intervalles : souvent les morts étaient mis au tombeau sans qu’il se trouvât personne pour adresser un adieu au trépassé et une consolation aux survivans. Des années s’écoulaient avant que les enfans fussent baptisés : ils grandissaient sans recevoir d’autre instruction que celle que pouvaient leur donner des parens ignorans et bornés, dont l’esprit ne s’était jamais détaché des choses de la terre, et qui n’avaient de la Divinité que les notions les plus imparfaites. Aussi le caractère commun de tous les colons était-il une crédulité sans bornes : leur esprit était accessible à toutes les superstitions, à toutes les erreurs. Avec quelques bribes d’un savoir mal digéré, une certaine facilité d’élocution et quelques argumens captieux, il était aisé de se faire accepter pour un grand docteur et de faire passer d’une croyance à une autre des hommes incapables de se rendre compte de ce qu’ils entendaient. Des imposteurs en profitaient, et les ruses les plus vulgaires, les artifices les plus grossiers leur suffisaient pour s’entourer, aux yeux de leurs dupes, d’un prestige irrésistible. Laissons un missionnaire méthodiste raconter la lutte qu’il eut à soutenir contre un de ces imposteurs :


« Je présidais des réunions religieuses en plein air (a camp-meeting) dans le faubourg de Marietta. Il y avait en cette ville un prédicateur du nom de Sargent : il avait commencé par être universaliste ; puis, découvrant que les gens qui l’entouraient étaient de bonnes dupes, il avait inventé une église, celle des alcyons, et il s’était donné comme le messager chargé d’annoncer le millenium. Il avait conféré à des hommes et à des femmes le pouvoir de prêcher sa doctrine. Il prétendait avoir des visions, tomber en extase et converser avec les anges. Il avait des syncopes, demeurait longtemps immobile, et,.quand il revenait à lui, il racontait les merveilles qu’il avait vues et qu’il avait ouïes. Ses partisans étaient nombreux dans tout le canton, et, quand je m’attaquai aux doctrines des alcyons, ce fut une grande rumeur.

« Le dimanche soir, pendant que nous étions réunis, Sargent se procura de la poudre, alluma un cigare, et se rendit au bord de la rivière, à une centaine de pas de notre assemblée, près d’un gros arbre. Il étendit sa poudre sur l’arbre, puis l’enflamma avec son cigare. Une brillante clarté se produisit ; elle attira un certain nombre de personnes qui trouvèrent Sargent étendu à terre, et firent cercle autour de lui. À la fin, il reprit ses sens, et déclara qu’il avait un message du ciel pour les méthodistes. Dieu s’était montré à lui sous la forme d’une vive flamme, il était tombé sous l’atteinte divine, et avait eu alors une vision.

« Apercevant tant de gens réunis, je pris une torche et descendis vers la rivière pour voir ce qui se passait. Aussitôt que j’approchai de l’arbre, je sentis le soufre ; en examinant le tronc, je reconnus les traces de la poudre, et j’aperçus à terre le cigare avec lequel Sargent l’avait enflammée. Il était alors en train de délivrer son message. J’allai droit à lui, et lui demandai si un ange lui était apparu au milieu de cette grande clarté.

« — Sans doute, me répondit-il.

« — Cet ange ne sentait-il pas le soufre ?

« — Pourquoi cette question ridicule ?

« — Parce que si un ange vous a parlé, il ne pouvait venir que du lac où brûlent éternellement le feu et le soufre.

« Et, élevant la voix, je m’écriai : Je sens encore le soufre. J’allai à l’arbre, et j’appelai les gens qui étaient lu, en les invitant à venir voir eux-mêmes. On accourut ; la fourberie fut manifeste, et Sargent se vit traité de vil imposteur. Il déguerpit, et nous n’eûmes plus rien à démêler avec lui, ni avec ses anges de soufre. »


Une autre anecdote fera toucher au doigt l’ignorance et l’excessive simplicité de ces premiers colons de l’ouest, à qui manquaient souvent les notions les plus vulgaires de la foi chrétienne. Elle fera comprendre comment les erreurs les plus bizarres et les doctrines les plus insensées pouvaient trouver créance dans leur esprit.


« M. Lee prêchait un jour dans une ferme, et il avait pris pour texte ces paroles de Notre-Seigneur : « Si un homme ne se renonce lui-même et ne porte sa croix, il ne saurait être mon disciple. » D’une voix attendrie et les yeux pleins de larmes, il pressait ses auditeurs de prendre leur croix, de la prendre, quelle qu’elle fût, et de la porter.

« Il y avait dans l’assistance un Hollandais très endurci et sa femme, tous deux fort ignorans des Écritures et de tout ce qui touche au salut. La femme était connue pour une mégère ; elle était si adonnée aux criailleries qu’elle en rendait son mari malheureux ; elle le tenait dans des transes continuelles, et lui faisait passer une vie pénible et misérable. Il plut à Dieu que ce jour-là la parole de M. Lee touchât leurs urnes : ils pleurèrent tout haut, résolurent de mieux faire, et désormais de prendre, de porter leur croix, quelle qu’elle fût.

« Le soir du même jour, M. Lee, se rendant à cheval à une autre réunion, aperçut en avant de lui un homme qui marchait péniblement, et portait une femme sur son dos. M. Lee pensa naturellement que la femme était infirme, ou qu’un accident venait de la mettre hors d’état de marcher, car l’homme était de petite taille, et la femme grande et lourde. M. Lee se mit à songer comment il pourrait leur rendre assistance ; mais quand il les eut rejoints, qui reconnut-il ? Le Hollandais et sa femme, qui avaient été si fort affectés par son sermon le matin. M. Lee demanda au mari ce qui lui était arrivé, et pourquoi il portait sa femme. Le Hollandais se tourna vers lui et lui répliqua : N’avez-vous pas dit dans votre sermon qu’il nous fallait porter notre croix et suivre le Seigneur, qu’autrement nous ne pourrions être sauvés et aller au ciel ? Je désire aller au ciel comme les autres, et cette femme est si méchante, elle gronde et crie si fort à tout propos, qu’elle est la plus grande croix que j’aie en ce monde. Voilà pourquoi je la prends et je la porte, parce que je veux sauver mon âme.

« Vous jugez si M. Lee eut la bouche close. Après un instant de réflexion, il dit au Hollandais de mettre sa femme à terre ; puis, les faisant asseoir à côté de lui, au bord de la route, il prit sa Bible, leur en lut quelques passages, et leur expliqua ce que c’était que la croix du Sauveur, et comment il la fallait porter. »


Il était impossible que cette société naissante demeurât dans un pareil état sans retomber promptement dans la barbarie. Elle n’eût point subi impunément le contact des élémens pervers qui venaient se mêler à elle. S’il est vrai que l’esprit humain puisse, par ses seules forces, s’élever à la connaissance des lois éternelles de la morale, c’est à la condition d’avoir reçu une culture savante ou de posséder une vigueur qui est le propre de quelques intelligences privilégiées. La philosophie la plus ambitieuse, lors même qu’elle prétend pouvoir être à elle seule un guide et un appui suffisans en cette vie, ne réclame la direction que des âmes d’élite, et se reconnaît impuissante à conduire la foule. Si naturels et si vivaces que soient chez l’homme les instincts du juste et du bien, les notions les plus irrésistibles de la morale ne tardent point à s’obscurcir et à s’oblitérer dans son esprit, si la religion n’est là pour replacer la créature en face du créateur, pour lui rappeler son origine et sa dépendance, pour lui remettre sans cesse sous les yeux l’éternelle harmonie du devoir et de la récompense, de l’iniquité et du châtiment. Ce n’était pas seulement à titre de frein social et de barrière contre les passions que la religion était nécessaire à ces populations déshéritées ; c’était aussi comme nourriture de l’esprit, qu’elle élève et qu’elle fortifie par l’enseignement de ses sublimes vérités. Ne fallait-il pas, en face de la misère et de la faim comme en face de grossiers plaisirs, détacher de la terre la pensée des colons, les contraindre et les habituer à la réflexion, et affranchir leur intelligence du matérialisme ? Et d’où pouvait venir aux émigrans de l’ouest cet enseignement indispensable ? Perdus au milieu des forêts, isolés les uns des autres, séparés des établissemens anciens par de vastes solitudes et plus encore par les périls du voyage, de qui pouvaient-ils attendre la parole divine ? Qui se ferait le pasteur de ce troupeau dispersé ? qui entreprendrait de ramener à Dieu, une par une, les brebis abandonnées ? Il y avait bien peu à espérer du clergé colonial, qui suffisait à peine à sa tâche. Dans la Nouvelle-Angleterre, l’église puritaine avait perdu tout esprit de prosélytisme ; alarmée des divisions qui se produisaient dans son sein, elle s’épuisait en efforts impuissans pour conserver une unité factice. En Virginie et dans les colonies du sud, le clergé anglican, abondamment pourvu par la libéralité des premiers colons, menait une existence facile, fréquentait les propriétaires des grands domaines, et ne prenait nul souci des petits blancs, qui chaque année quittaient les rives de l’Océan pour s’aventurer au-delà des Alleghanys, dans les solitudes de l’ouest. Tout enseignement religieux et moral, tout secours spirituel, tout culte aurait manqué pendant longtemps aux populations de la vallée du Mississipi, si, au moment même où le mouvement d’émigration prenait naissance, une transformation ne s’était accomplie au sein du protestantisme anglais.

Nos libres penseurs du XVIIIe siècle ont eu pour devanciers les libres penseurs anglais. Le siècle de la reine Anne fut le siècle des beaux-esprits et des incrédules. Le fanatisme puritain, qui avait si profondément remué l’Angleterre, n’avait pu survivre à l’absence de persécution ; il avait perdu toute action comme un ressort qu’on a cessé de tendre, et le ridicule avait achevé de lui ôter toute autorité sur les âmes. Le clergé anglican, que ne stimulaient plus ni l’ardeur de la controverse ni les dangers de la lutte, affranchi de toute inquiétude du côté des papistes comme du côté des républicains, s’occupait de politique et de littérature beaucoup plus que de théologie. Le salut des âmes était son moindre, souci ; bien rente, mondain et philosophe, il suivait le torrent du siècle, et se divisait en deux catégories : les cadets de famille, assurés par leur naissance d’arriver aux honneurs et aux sinécures opulentes, et les boursiers des universités, dont l’unique ambition était de devenir commensaux de quelque grand seigneur pour en obtenir ensuite un bénéfice. Les classes élevées avaient été conduites à l’incrédulité par les mauvaises mœurs, les classes moyennes par les mauvais exemples, et le peuple par l’abandon, l’ignorance et le défaut de toute instruction religieuse.

C’est à cet état des âmes qu’un réformateur entreprit de porter remède. John Wesley appartenait à une famille sacerdotale ; il était fils et petit-fils de ministres anglicans qui s’étaient distingués par leurs écrits et leurs travaux littéraires. Lui-même se fit remarquer de bonne heure par la ferveur de sa foi et la rigidité de ses mœurs. Simple étudiant à l’université d’Oxford, il forma avec quelques-uns de ses condisciples, gagnés par son exemple, une petite association : on se réunissait pour prier en commun, on se livrait aux bonnes œuvres, on s’imposait d’accomplir tous les jours, aux mêmes heures, les mêmes exercices de piété ; on s’interdisait les danses, le jeu et tous les divertissemens profanes, fort goûtés aux universités. Leurs camarades les surnommèrent par dérision les méthodistes. Au sortir de l’université, John Wesley se crut appelé à porter l’Évangile aux peuples sauvages, et passa en Amérique ; mais au bout de deux années il revint en Angleterre, et c’est au milieu de ses compatriotes qu’il résolut de poursuivre son apostolat.

Ce n’était point une question de dogme qui le préoccupait. Élevé au sein de l’église anglicane, il en adoptait complètement, au moins à son début, toutes les doctrines. Il était péniblement surpris de la corruption générale des mœurs, de la tiédeur qui envahissait toutes les âmes, de l’apathie et de l’impuissance du clergé. Pourquoi l’église, malgré ses immenses ressources, était-elle comme frappée de stérilité, sans prosélytisme au dehors, sans influence efficace au dedans ? Pourquoi ce clergé si riche, si savant, si lettré, était-il dépourvu de toute action sur la masse du peuple ? La doctrine étant pure, cette paralysie de la société chrétienne devait tenir à un vice d’organisation : un rouage manquait, dont l’absence empêchait clergé et fidèles, prêtres et laïques, d’agir les uns sur les autres. Comme tous les novateurs, Wesley se retourna tout d’abord vers les temps anciens, il voulut revenir au christianisme primitif : il se demanda comment la foi s’était propagée si vite, et comment s’entretenaient le zèle et la ferveur des premiers chrétiens. Deux prédications simultanées avaient coopéré, suivant lui, aux progrès rapides de la foi : celle des apôtres, qui avaient reçu l’institution divine, et celle des simples évangélistes, c’est-à-dire des chrétiens qui s’étaient sentis appelés à prêcher la parole de Dieu, et que leur zèle avait partout transformés en précurseurs et en auxiliaires des apôtres. On avait donc mutilé l’église, on avait tari une des deux sources de la foi, en restreignant au seul clergé le droit à la prédication. Le clergé doit être le dépositaire de la doctrine ; mais pourquoi supprimerait-il l’intervention des laïques dans la propagation de l’Évangile ? pourquoi refuserait-il le concours des âmes pieuses chez qui s’allume un saint zèle, et qui se sentent appelées à fortifier ou à réveiller la foi de leurs frères ? La réforme à accomplir n’exigeait pas de rompre avec l’église anglicane, ni même de la modifier ; il fallait seulement la compléter en donnant à l’enseignement du clergé le concours et le stimulant de la prédication laïque.

Il serait hors de propos de retracer ici les progrès du méthodisme en Angleterre : ils furent rapides. Au milieu de ses succès, Wesley ne perdit jamais de vue l’Amérique, qui avait eu les prémices de son apostolat. Alors même que commençaient les démêlés des colonies avec la métropole, au moment où les premiers émigrans s’aventuraient dans le Kentucky et l’Ohio, il envoya par-delà l’Atlantique quelques prédicateurs de son choix. Déjà quelques-uns de ses adeptes avaient franchi l’Océan, et avaient fait dans les principaux ports des colonies des essais de prosélytisme ; mais le méthodisme ne put se déplacer qu’en se transformant : Wesley recommandait expressément à ses disciples de se considérer uniquement comme les auxiliaires du clergé, de s’en tenir à la prédication, et de ne s’ingérer en rien dans les fonctions sacerdotales. Ils ne devaient pas même baptiser les enfans, à moins qu’il n’y eût danger de mort ; ils devaient, pour toutes les cérémonies du culte et pour l’administration des sacremens, s’adresser aux ministres régulièrement institués par l’église établie. Rien n’était plus aisé en Angleterre. Il n’en était pas ainsi aux colonies, où le clergé anglican était peu nombreux, et dans les établissemens de l’intérieur, lourdes villes, la règle devint impossible à observer. C’était à ces populations privées de tout secours spirituel qu’il était le plus essentiel de faire entendre la parole divine, c’est au milieu d’elles qu’un zèle légitime et la certitude du succès conduisaient les prédicateurs méthodistes. Ceux-ci se trouvaient tous les jours en présence d’un mort à conduire à sa dernière demeure, d’un enfant à baptiser, d’une union à sanctionner, sans qu’il fût possible de réclamer l’intervention d’un ministre. Il n’était guère possible non plus de se refuser aux désirs hautement exprimés par les fidèles ; l’immixtion des laïques dans les fonctions sacrées devint l’inévitable conséquence d’une telle situation.

La guerre de l’indépendance vint élever une autre barrière entre le méthodisme anglais et ses adeptes d’Amérique. Les missionnaires envoyés par Wesley étaient Anglais : ils étaient désignés d’avance aux soupçons des colons insurgés. Partageant d’ailleurs sur l’insurrection les opinions de leur maître, ils étaient généralement hostiles à la cause de l’indépendance, ils tournaient contre elle l’influence qu’ils avaient acquise, ils se refusaient à jurer obéissance aux nouvelles institutions, et ils encourageaient le refus de serment. Il n’en fallait pas davantage pour attirer sur eux la vindicte populaire, provoquée et stimulée en outre par la jalousie et les dénonciations des clergés américains. Quelques-uns furent emprisonnés, d’autres mis à l’amende, d’autres encore contraints de s’enfuir et de se cacher dans les forêts. Cette persécution, de courte durée, fut pour la plupart l’occasion de montrer une ardeur de prosélytisme, un courage et des vertus qui gagnèrent de nombreux adhérens au méthodisme. Lorsque l’insurrection eut triomphé, lorsque la mère-patrie elle-même eut reconnu l’indépendance de ses colonies, l’opposition des missionnaires n’avait plus de raison d’être. La plupart d’entre eux revinrent néanmoins en Angleterre, à l’exemple d’un grand nombre de ministres de l’église anglicane. Celle-ci cessait d’être en Amérique une religion d’état : elle n’avait plus de hiérarchie légalement reconnue, ni d’autre revenu que les contributions volontaires des fidèles. Presque tous les ministres préférèrent retourner dans l’ancienne métropole, ou une carrière régulière s’ouvrait devant eux. Lier les destinées du méthodisme au sort d’une église que la force des choses condamnait à s’éteindre, obliger une nation jeune, défiante et jalouse de son indépendance, à emprunter à un pays lointain, désormais étranger et peut-être hostile, sa hiérarchie ecclésiastique, son clergé et son enseignement spirituel, faire survivre les liens religieux aux liens politiques, c’était évidemment frapper de mort l’œuvre naissante. Wesley fut le premier à le reconnaître, et, renonçant à la direction qu’il avait jusque-là exercée sur les méthodistes d’Amérique, il consentit à laisser ceux-ci s’organiser en une église indépendante. Il envoya aux États-Unis en 1784, pour présider à cette tâche, un des hommes qui avaient la plus grande part dans sa confiance, le docteur Coke, et il lui désigna pour adjoint le plus populaire des prédicateurs demeurés en Amérique, le docteur Asbury. Une assemblée des prédicateurs fut convoquée à Baltimore pour le jour de Noël, et soixante sur quatre-vingt-six y assistèrent. Asbury, quoique Anglais de naissance, refusa d’accepter la délégation de Wesley à moins qu’elle ne fût confirmée par le libre choix de ses confrères. L’assemblée de Baltimore, s’appropriant les désignations faites par le réformateur, élut conjointement Coke et Asbury au poste de surintendans ou d’évêques, et choisit ensuite dans son sein, à la majorité des suffrages, douze prédicateurs qui reçurent le titre d’anciens (elders). Ceux-ci devaient être chargés d’administrer les sacremens et d’exercer sur leurs collègues une sorte de surveillance. L’assemblée adopta en même temps comme symbole les articles de religion, au nombre de vingt-cinq, rédigés par Wesley, et qui n’étaient qu’un abrégé des trente-neuf articles de la doctrine anglicane. Institution du nouveau clergé, gouvernement de l’église, détermination de la doctrine, tout reposa désormais sur l’élection, et eut pour base le suffrage universel. Il était impossible de modeler plus complètement la société religieuse sur la société politique.

Essayons maintenant de faire connaître dans ses détails l’organisation de l’église méthodiste. Dès que le nombre des adhérens s’élève à dix ou douze dans une même localité, ils forment une classe qui a un chef (leader) à sa tête. La classe doit se réunir une fois par semaine pour prier en commun, et le devoir du chef est de visiter au moins une fois par semaine chaque membre de sa classe, pour s’informer de l’état de son âme et le maintenir dans la foi. Aussi le nombre des membres d’une classe n’excède-t-il jamais vingt, les classes se subdivisant à mesure qu’elles arrivent à ce chiffre. Lorsque plusieurs classes existent dans une même localité ou dans un rayon rapproché, elles essaient de former une société et de devenir propriétaires d’un temple où elles puissent solenniser régulièrement le dimanche. La conduite des offices et la prédication sont confiées, presque toujours à titre gratuit, à un prédicateur sédentaire, choisi par les chefs de classe parmi les fidèles les plus aptes à ces fonctions et régulièrement institué. À défaut de prédicateur, celui des fidèles qui se sent quelque vocation et quelque facilité à parler en remplit l’office sous le nom d’exhortateur [exhorter). Seulement le ministère sacré, et c’est ici le trait caractéristique du méthodisme américain, appartient plus particulièrement au missionnaire ou prédicateur itinérant (travelling preacher), qui est chargé d’annoncer la parole divine dans une certaine circonscription appelée circuit, et dont le prédicateur local n’est que le suppléant. C’est lui qui institue les chefs de classe et qui donne aux exportateurs licence de prêcher ; c’est lui qui dirige les cérémonies du culte partout où il se trouve, et qui confère aux fidèles dont la conversion est attestée par une vie chrétienne le titre de membres de l’église. Le prédicateur itinérant se consacre entièrement au ministère, et son entretien est à la charge des fidèles du circuit. Il peut cependant n’être encore qu’un laïque ; il lui faut deux années de prédication, certaines lectures et certaines études, pour être apte à recevoir l’ordre du diaconat. Deux nouvelles années de prédication et d’études permettent de lui conférer l’ordre supérieur et de faire de lui un ancien (elder). Le diacre, dont le diplôme doit être signé par un évêque, a pouvoir non-seulement de prêcher, mais de baptiser les enfans, de consacrer les mariages, et d’assister, dans l’administration de la cène, les anciens, qui seuls ont pouvoir de donner la communion.

Plusieurs circuits forment un district, à la tête duquel est un président (presiding elder). Le devoir des présidens est de visiter chaque circuit au moins une fois en trois mois, pour y prêcher et y administrer les sacremens. Par la même occasion, ils réunissent les prédicateurs itinérans et sédentaires, pour conférer avec eux des besoins spirituels du circuit, délivrer des licences aux prédicateurs nouveaux qui leur sont présentés par les sociétés, et entendre les plaintes contre ceux qui sont en exercice. Plusieurs districts forment une conférence, dont la surveillance appartient à un évêque. Celui-ci doit parcourir continuellement sa circonscription, et il préside tous les ans une réunion composée de tous les présidens et anciens de son ressort et de deux prédicateurs par district. Cette conférence exerce un pouvoir disciplinaire sur tous les membres de la circonscription ; c’est elle qui désigne les présidens de district et assigne leurs circuits aux prédicateurs, qui ne peuvent prêcher plus de deux années consécutives aux mêmes ouailles. Les évêques et les délégués élus par chaque conférence forment l’assemblée générale, qui se réunit tous les quatre ans, et qui est le pouvoir suprême, puisqu’elle élit et contrôle les évêques, qu’elle prononce en dernier ressort sur les questions disciplinaires, et qu’elle peut même, sauf certaines restrictions, modifier la doctrine, les règlement et la constitution de l’église.

Telle est dans ses traits essentiels l’organisation de l’église méthodiste américaine, organisation savante et compliquée, qui n’est pas sortie de la tête d’un homme et ne s’est pas faite d’un seul jet, mais qui est l’œuvre du temps et de l’expérience. Elle s’est développée et complétée à mesure qu’un besoin nouveau se révélait, et c’est ainsi qu’elle a satisfait à presque toutes les exigences d’une société placée dans de tout autres conditions que les nations du vieux monde. Fidèle au principe posé par Wesley, le méthodisme américain cherche à combiner les efforts du zèle individuel avec l’action régulière du clergé, d’ailleurs toujours tenu en haleine par l’incessante inspection des présidens et des évêques. Son organisation flexible lui permet de suivre dans ses progrès les plus rapides une société dont le mouvement d’expansion ne s’arrête pas. À mesure que la civilisation empiète sur le désert et que le cercle d’action s’élargit, le circuit méthodiste se transforme en district, le district en conférence, de telle façon que les prédicateurs ne se trouvent jamais surchargés, et que le contrôle demeure toujours efficace. L’institution des classes donne en même temps le moyen de suivre les émigrans jusqu’au fond des forêts. Le propre du méthodisme, et c’est là ce qui a fait sa fécondité, est de ne jamais laisser le chrétien abandonné à lui-même et privé de tout secours spirituel. À défaut de ministre du culte, le fidèle le plus isolé est assuré de trouver conseil, encouragement ou consolation chez l’exhortateur ou chez le chef de classe. En même temps que la hiérarchie savamment graduée du méthodisme lui permet d’atteindre jusqu’aux limites extrêmes de la civilisation, elle embrasse, ce que ne font pas toutes les sectes américaines, jusqu’aux derniers rangs de la société ; elle ne laisse pas les nègres en dehors du christianisme, et elle a fait entrer les Indiens eux-mêmes dans le cercle de ses missions.


II

L’introduction du méthodisme en Amérique et le début du mouvement d’émigration vers l’ouest sont deux faits contemporains. Les détails dans lesquels nous venons d’entrer doivent faire comprendre combien l’église méthodiste, dès son origine, se trouva merveilleusement propre à subvenir aux besoins spirituels des émigrans : elle seule alors était organisée de façon à suivre pas à pas cette population, mobile, et à porter l’Évangile jusque dans la cabane la plus lointaine. Elle seule pouvait être présente partout où s’ouvrait une tombe ou s’emplissait un berceau, partout où s’éveillaient dans une conscience une aspiration vers le ciel et le besoin de prier. Aussi peut-on dire véritablement qu’elle a été par excellence l’église de l’ouest. Les autres sectes se sont avancées vers le Mississipi, à mesure qu’un certain nombre de leurs adhérens se mêlait au flot de l’émigration : le méthodisme seul a exercé une influence sérieuse sur la foule des émigrans, et c’est à lui que le gros des populations actuelles de l’ouest doit son instruction et ses croyances. En faisant la part des institutions, il serait injuste de ne pas faire celle des hommes. Les premiers prédicateurs méthodistes montrèrent ce zèle, cette ardeur, cette puissance d’action sur les masses, qui semblent l’apanage des fondateurs de secte, et qui sont le fruit du désintéressement et de la conviction. Asbury, Lee, M’Kendree, par leurs travaux vraiment évangéliques, par leur persévérance à toute épreuve, par leur pauvreté et par leurs souffrances, durent paraître à leurs contemporains les dignes successeurs des apôtres. Il était impossible en effet de porter plus loin le renoncement à soi-même, et de se dévouer plus complètement au salut de ses semblables.

Francis Asbury, le véritable fondateur du méthodisme américain, était né à Handsworth, près de Birmingham, le 20 août 1745. D’un caractère naturellement sérieux, et qui l’avait fait surnommer le curé par ses camarades d’enfance, il se convertit au méthodisme dès l’âge de treize ans, et à seize ans il était déjà exportateur. À vingt-deux, il devint prédicateur itinérant, et quatre ans plus tard Wesley, qui avait conçu de lui une haute opinion, l’envoya en Amérique. Il ne devait plus revoir sa patrie, quoiqu’il eût laissé dans son village une vieille mère aux besoins de laquelle il continua de pourvoir. Les autres missionnaires s’étaient bornés à prêcher dans les villes de la côte ; Asbury au contraire entreprit de répandre la parole divine dans les campagnes, et le succès dépassa toutes ses espérances. Aussi ne voulut-il point quitter l’Amérique, même au plus fort de la guerre de l’indépendance, et quand il se vit menacé et poursuivi par les autorités républicaines, il se réfugia chez un converti qui le tint caché jusqu’au jour où il reprit ses prédications. Il présida la conférence de Baltimore, où furent élaborées les institutions de la nouvelle église, et il fut chargé de veiller comme évêque à la mise en pratique de ces règlemens. C’était un homme plein de dignité, quoique d’une nature affectueuse, un strict observateur de la discipline, et qui donnait à tous l’exemple du zèle, de l’activité et du travail. Malgré l’affaiblissement de ses forces et de sa santé, il ne voulut jamais se décharger sur personne d’un seul de ses devoirs, et il mourut à soixante et onze ans, dans l’exercice de ses fonctions épiscopales, le 31 mars 1816. Il y avait cinquante-cinq ans qu’il exerçait la prédication, et quarante-cinq ans qu’il était venu en Amérique. Dans ces quarante-cinq années, il avait présidé 224 conférences, prêché 16,425 sermons, sans compter les instructions et les discours d’apparat, et parcouru dans ses tournées 90,000 lieues. Le journal où il a consigné en courtes notes l’emploi de ses heures nous le montre tantôt dans la Nouvelle-Angleterre et tantôt dans les marais de la Virginie, tantôt sur le bord de l’Océan et tantôt dans la vallée du Mississipi, franchissant à pied ou sur un mauvais cheval d’incroyables distances, couchant sur la dure, et tour à tour éprouvé par la faim, par la soif et par la maladie. Plus d’une fois, dans l’appréhension d’une attaque des sauvages, il fit sentinelle toute la nuit auprès de ses compagnons épuisés. Il lui fallait traverser à cheval les rivières les plus considérables, et se contenter, au milieu des forêts, des provisions contenues dans son sac et de quelques fruits sauvages. Souvent en effet il était exposé à ne point trouver de gîte sur sa route, et quelquefois le maître d’une cabane, en le voyant approcher, lâchait sur lui les chiens du logis. Aucun obstacle n’arrêtait le pieux voyageur, soutenu par un zèle infatigable et encouragé par le succès croissant de ses efforts. Beaucoup plus tard, à propos d’une tournée faite avec M’Kendree, il écrit : « Ma chair succombe à la peine. Nous voyageons dans une pauvre calèche qui nous a coûté 30 dollars, et que nous avons acquise chacun par moitié ; il la fallait prendre à la portée de notre bourse. Quels évêques nous sommes ! Mais nous avons de grandes nouvelles et nous vivons à une grande époque ! Chacune de nos conférences de l’ouest, du sud et de la Virginie aura cette année mille âmes vraiment converties à Dieu. N’est-ce point là une compensation pour une bourse mal garnie ? Ne sommes-nous pas bien payés de notre faim et de nos fatigues ? Oui sans doute, et gloire à Dieu ! »

Les prédications d’Asbury avaient été fécondes, mais sa parole empruntait à son caractère la plus grande partie de sa puissance et de son autorité. L’imagination tenait chez lui peu de place : esprit organisateur et pratique, d’une sagacité et d’une pénétration telles qu’il semblait lire dans les cœurs, il avait le don du gouvernement. L’éloquence était une faculté naturelle chez M’Kendree. Né en Virginie, il porta les armes dans la guerre de l’indépendance et s’éleva au grade d’adjudant. Ce fut après la conclusion de la paix qu’il se sentit appelé à la prédication, et qu’il abandonna tout pour se consacrer au ministère. Il tourna ses efforts vers les districts les plus joignes de l’ouest, et acquit bientôt un grand ascendant sur les populations. Sa grande taille, ses formes bien prises, sa belle figure, sa voix harmonieuse, l’éloquence naturelle de ses regards et de son geste, tout aidait à l’effet de sa parole sur des hommes rudes et grossiers. On se pressait sur son passage, et M’Kendree se plaisait à réunir autour de lui de grandes multitudes. Ce fut lui qui inaugura les camps religieux (camp-meetings) qui ont été une des particularités les plus curieuses des mœurs de l’ouest, et desquels on a pu dire avec une égale raison beaucoup de mal et beaucoup de bien. M’Kendree donnait rendez-vous au milieu des forêts à la population de tout un canton : en l’absence de tout édifice consacré au culte, il était impossible de réunir autrement qu’en plein air une assemblée un peu nombreuse. On accourait de vingt lieues à la ronde, à pied, à cheval, en chariot ; chacun apportait avec lui de quoi se suffire pendant le voyage et pendant une couple de jours. Une estrade grossière était construite, sur laquelle montait le prédicateur. Un frémissement s’emparait de M’Kendree quand il voyait autour de lui cette foule silencieuse : il semblait près de s’affaisser sur lui-même, sa langue s’embarrassait, ses paroles s’entrecoupaient ; puis tout à coup, comme touché d’une étincelle divine, il se redressait, il éclatait en magnifiques mouvemens d’éloquence, sa voix remplissait l’immensité de la forêt, et les pécheurs que foudroyait sa parole se précipitaient à ses pieds en criant merci. Ces prédications en plein air furent, dans tout l’ouest, le signal d’un de ces grands mouvemens religieux qui se reproduisent périodiquement aux États-Unis, chaque fois qu’une grande commotion ou qu’une excitation nouvelle vient retirer les âmes de leur torpeur, et de la vallée du Mississipi la contagion gagna les états atlantiques. L’honneur en revient au méthodisme et à M’Kendree. Il y avait douze ans que celui-ci remuait par sa parole les populations de l’ouest, lorsque Asbury, en 1800, érigea la vallée du Mississipi en un district dont il lui confia la présidence. Ce district comprenait les états actuels d’Ohio, Kentucky et Texas, une partie de la Virginie et de l’Illinois : il embrassait un territoire de 1,500 milles carrés. Il fallait que M’Kendree en parcourût chaque trimestre la totalité, seul et dans les conditions pénibles que nous avons déjà décrites. Au bout de huit ans, M’Kendree fut adjoint à Asbury dans l’épiscopat par le Choix de la conférence générale, et il exerça vingt-sept ans les fonctions d’évêque ; mais les dernières années de sa vie s’écoulèrent au milieu de cruelles souffrances, par suite des infirmités qui étaient le résultat de sa vie errante et de ses longues privations.

Il serait sans objet de passer en revue toutes les célébrités du méthodisme naissant : constatons seulement que les populations de l’ouest conservent un pieux souvenir des missionnaires dévoués qui les ont appelées à la vie chrétienne. Tous n’étaient pas, il s’en faut, des hommes aussi instruits et aussi remarquables qu’Asbury ou M’Kendree : beaucoup se recommandaient par leurs vertus et par leur zèle plus que par leur savoir et leurs lumières. Le méthodisme n’avait alors ni le temps ni les moyens de former un clergé lettré ; il usait de toutes les ressources à sa portée. L’esprit de prosélytisme faisait de chaque converti un missionnaire de plus : la croyance que Dieu parle également à tous les cœurs, et que tous les hommes peuvent, à un moment donné, recevoir l’inspiration d’en haut, conduisait à agréer les services de quiconque se sentait appelé à prêcher. On ne pouvait d’ailleurs demander qu’à des hommes nés dans l’ouest et rompus à la vie des bois d’affronter les fatigues et les privations de ce rude apostolat. Quelques-uns de ces prédicateurs étaient des demi-sauvages, fort dépayses quand ils se voyaient aux prises avec la civilisation. En voici un exemple ; la scène se passe chez le gouverneur de l’état d’Ohio.


« C’était l’usage en ce temps-là de manger un morceau avant qu’on servît du thé ou du café. Mme Tiffin s’enquit d’Axley s’il voulait une tasse de café ou de thé. Celui-ci lui demanda si elle avait du lait, et, sur sa réponse affirmative : « Eh bien, dit-il, donnez-moi du lait ; les gens de ce pays m’ont presque échaudé l’estomac avec leur thé et leur café, que je n’aime guère. » Je crus que le gouverneur allait éclater, mais il se contint ; j’aurais volontiers quitté la table pour rire à mon aise, mais comme je jetai les yeux sur Mme Tiffin, elle prit son air sérieux et me fit un signe de tête.

« En allant me coucher, je dis à Axley : « Frère, vous êtes certainement l’être le moins civilisé que j’aie jamais vu. N’apprendrez-vous jamais à vous bien comporter dans le monde ? — Qu’ai-je donc fait ? me demanda-t-il. — Ce que vous avez fait ? Vous avez pris à pleines mains une cuisse de poulet, et vous l’avez déchirée à belles dents au lieu de la couper, puis vous avez sifflé le chien et vous lui avez jeté l’os au milieu du tapis. Bien plus, à la table du gouverneur, et en face de sa femme, vous allez vous plaindre des gens qui vous échaudent l’estomac avec du thé et du café ! » Il fondit en larmes, et me dit : Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ? Je n’en sais pas davantage.

« Le lendemain, à notre réveil, il jeta les yeux en l’air et aperçut le plafond. « Bon, dit-il, quand je retournerai chez nous, je dirai à nos gens que j’ai couché dans la maison du gouverneur, une maison toute en pierres, et toute plâtrée en haut comme sur les côtés. »

« Il avait passé sa jeunesse dans une hutte de cannes, et n’avait vu encore que des cabanes en bois : c’était donc merveille pour lui de contempler une maison de pierre et de coucher dans une chambre plafonnée ; mais, je dois le dire, c’était un grand et bon ministre de Jésus-Christ. Il répétait souvent qu’un prédicateur honnête et sincère avait trois démons à combattre, la coquetterie, l’ivrognerie et l’esclavage, et il prêchait rarement sans tomber sur ces trois démons comme un véritable serviteur de Dieu. »


Les prédicateurs comme Axley prêtaient aisément à rire aux Yankees, c’est-à-dire aux émigrans venus de la Nouvelle-Angleterre, gens à la langue bien pendue, ardens à la controverse, et qui apportaient dans l’ouest toutes les hérésies raffinées sorties du puritanisme, avec toute espèce de systèmes philosophiques. Ce n’était pas une médiocre affaire pour un pauvre prédicateur des bois, armé de sa seule Bible, de tenir tête à tous ces beaux-esprits, féconds en sophismes. Aussi l’un de ces prédicateurs disait-il que la lutte contre l’unitarianisme, l’universalisme et tous les ismes de l’est avait été pour lui la meilleure école, et que rien ne lui avait mieux aiguisé l’esprit. Si les émigrans lettrés affectaient quelque dédain pour les prédicateurs méthodistes, il n’en était pas ainsi du gros de la population, qui voyait avec une faveur marquée ces hommes rudes et vigoureux, marqués à son sceau et vivant de sa vie. Ne partageaient-ils pas ses privations et sa gêne ? Ne les voyait-elle pas coucher sur la dure, se contenter d’un morceau de pain, et, au besoin, s’en passer ? Ne portaient-ils pas comme elle les étoffes grossières tissées sous le chaume, et ne fallait-il pas souvent qu’une main charitable réparât et remplaçât ces vêtemens déchirés à toutes les ronces du chemin ? Quand l’émigrant, en sa pauvre cabane, voyait déboucher de la forêt, sur un cheval exténué, un homme au teint hâlé, aux traits fatigués, quelquefois les vêtemens ruisselans encore de l’eau d’une rivière qu’il avait fallu traverser à la nage, et que cet homme, après lui avoir demandé de dormir sous son toit et de prier ensemble, lui parlait la langue simple et expressive du peuple, avec ses images familières et ses naïves séductions, il sentait son cœur s’ouvrir tout naturellement. Le ministre bien renté qui, dans la ville voisine, débitait tous les dimanches à sa congrégation un sermon compassé, pouvait être un grand clerc ; mais le prédicateur aux habits de bure, qui souvent n’avait pas un dollar en poche, mais qui savait trouver le chemin des cœurs, celui-là était bien l’homme de Dieu.

Aussi, lorsqu’au bout d’un demi-siècle les églises savantes des états voisins de l’Atlantique s’avisèrent enfin de songer aux besoins spirituels de l’ouest et voulurent faire des recrues sur les bords du Mississipi, leurs efforts furent médiocrement goûtés par les populations. Celles-ci d’ailleurs se sentaient blessées qu’on ne les crût pas tout aussi chrétiennes et tout aussi éclairées que les Yankees. Écoutez cette vive satire des prédicateurs de l’est :

« À cette époque, on envoya dans nos pays bon nombre de jeunes missionnaires pour civiliser et christianiser les pauvres païens de l’ouest. Ils arrivaient avec une instruction passable et quelques bribes de la vieille théologie calviniste. En général, ils étaient assez bien munis de vieux sermons manuscrits qui avaient été prêches ou écrits il y a peut-être cent ans. Ils en savaient quelques-uns par cœur, mais le plus souvent ils les lisaient. Cette méthode de lire les sermons n’avait aucun cours dans notre monde de l’ouest ; aussi ne produisaient-ils point une bonne impression sur le peuple. Là grande masse de nos gens de l’ouest voulaient un prédicateur qui pût monter sur un arbre, une pierre ou un vieux tronc, ou se lever au milieu d’un wagon, et là, sans notes et sans manuscrit, citer par cœur la parole de Dieu, la commenter et l’appliquer aux cœurs et aux consciences. Aussi les efforts de ces missionnaires de l’est n’eurent-ils pas un résultat très flatteur. Les prédicateurs méthodistes avaient été vraiment les pionniers de la croix dans tout l’ouest, ils avaient formé des sociétés nombreuses et bâti des églises tous les cinq milles, ils avaient des centaines de prédicateurs itinérans et sédentaires, tous ministres respectés et utiles de Jésus-Christ. Malgré tout cela, ces missionnaires, à peine sortis de leur coque, n’écrivaient guère dans les vieux états que des plaintes et des lamentations sur les besoins moraux et la déplorable condition de l’ouest. Ces lettres étaient lues dans l’est et y excitaient une compassion profonde pour notre état de paganisme. C’est ainsi que des missionnaires, après avoir occupé nos chaires et avoir prêché devant de nombreuses et respectables assemblées de méthodistes, faisaient de nous un tableau lugubre. Ces lettres ne manquaient pas d’être publiées et de nous revenir imprimées tout au long dans leurs journaux. Quelle confiance le peuple pouvait-il avoir en des missionnaires qui avançaient comme des faits positifs des choses qui n’avaient pas même un semblant de vérité ? J’en ai vu beaucoup s’enlever ainsi toute possibilité d’être utiles et tout crédit sur le peuple : ils avaient détruit toute confiance dans leur véracité et leur droiture, et ils faisaient calomnier les voies du Seigneur. En une certaine occasion, à l’arrivée de rapports mensongers de ce genre, les habitans de Quincy[1] convoquèrent une réunion composée presque entièrement de méthodistes, et, après avoir débattu la question, s’engagèrent à me donner mille dollars par an et à payer tous mes frais de voyage, si je voulais aller en mission dans les états de la Nouvelle-Angleterre pour les éclairer sur ce point et sur bien d’autres sur lesquels leur ignorance paraissait profonde. Des circonstances indépendantes de ma volonté me firent refuser cette offre généreuse.

« Mais, si cela m’avait été possible, avec quelle joie et quelle ardeur j’aurais entrepris cette agréable tâche ! Comme j’aurais été fier d’éclairer ces gens de l’est, et de leur apprendre à garder pour eux ces ministres de leur propre fabrique, ou à leur donner un emploi plus honorable et plus approprié à leur intelligence que de lire de vieux sermons moisis et rongés des vers ! En y regardant de près, tout homme un peu instruit serait ébahi de l’importance et de la présomption de ces petits messieurs de fabrique indigène. S’ils voulaient s’arrêter devant Jéricho jusqu’à ce que leur barbe fût complètement poussée, cela ferait plus d’honneur à eux et aux autres, et surtout à la cause de Dieu. »


Le modèle du prédicateur de l’ouest, c’est l’homme qu’on vient précisément d’entendre, c’est Pierre Cartwright, ou, comme on l’appelle dans toute la vallée du Mississipi, l’oncle Cartwright, aux mémoires duquel nous avons déjà fait plus d’un emprunt. C’est en 1856, après cinquante-trois années d’apostolat, que Cartwright, cédant aux demandes dont il était importuné depuis dix ou douze ans, se décida à publier son autobiographie, qui a déjà eu aux États-Unis trente et une éditions, et qui est en train d’en avoir autant en Angleterre. Dans les premiers temps de son ministère, Cartwright tenait un journal de ses pérégrinations, afin de relater les progrès du méthodisme ; mais, s’étant rencontré avec plusieurs de ses confrères et découvrant qu’ils en faisaient autant que lui, il jugea que c’était par trop d’écritures sur le même sujet, et il abandonna son manuscrit aux souris et aux vers sans plus s’inquiéter de garder aucune note. On ne saurait trop déplorer la décision qu’il prit alors, et qu’il est le premier à regretter dans sa préface, en s’excusant sur cet acte de sa vie de n’avoir pu donner plus de suite et de précision à son œuvre. Le journal de Cartwright eût été bien préférable au livre que nous avons ; il nous eût montré le missionnaire dans sa vie de tous les jours, il nous eût fait assister à ses travaux, à ses joies, à ses peines, et il nous eût offert en même temps une peinture prise sur le fait de la vie matérielle et morale de l’ouest au commencement de ce siècle. Cartwright au contraire, en prenant la plume à la fin de sa carrière, s’est plutôt attaché à écrire un livre édifiant qu’à raconter les détails de sa propre vie. Il s’efface autant qu’il le peut, uniquement occupé de glorifier son Dieu et son église. Il aime d’un amour vraiment filial cette église méthodiste qui a éveillé à la pensée du salut son cœur d’adolescent, et qui a fait d’un pauvre pionnier l’instrument de tant de conversions. Il se réjouit de tous les succès qu’elle obtient, il s’afflige de tous les tiraillemens qui la divisent, de toutes les défections qui l’affaiblissent. Il enregistre, année par année, les adhésions qui viennent grossir le troupeau du Seigneur ; il rend un compte minutieux des travaux des conférences et de leurs discussions, et il semble, à l’entendre, que le sort de l’univers dépende des tempêtes qui agitent une secte américaine. Il songe ensuite à l’édification du lecteur, et les anecdotes s’accumulent sous sa plume : ce sont des pécheurs endurcis qui se convertissent inopinément, des saints qui défaillent et qui viennent à résipiscence, des hommes pervers frappés par un jugement de Dieu, des hypocrites démasqués, des hérétiques ou des athées confondus. Toute secte a son recueil d’histoires pieuses où Satan et les sectes rivales sont fort malmenées, et c’est surtout un livre de ce genre que Cartwright a voulu écrire à l’honneur du méthodisme américain. Seulement, comme il puise dans ses propres souvenirs, il ne peut éviter, tout en faisant la guerre au démon, aux baptistes, aux unitaires et aux universalistes, de se mettre quelquefois en scène, et alors, sur ce fond monotone et beaucoup plus moral qu’amusant, se détache en traits vifs et piquans une puissante et originale personnalité.

Pierre Cartwright est né le 1er septembre 1785 sur les bords de la rivière James en Virginie. Ses parens étaient pauvres, et son père, qui avait porté les armes pendant la guerre de l’indépendance, se résolut, la paix faite, à émigrer au Kentucky avec toute sa famille. Après avoir résidé quelque temps dans le comté de Lincoln, il poussa plus avant encore, et s’établit définitivement en 1793 dans le comté de Logan, à l’extrême limite des établissemens européens, à quelques pas de la frontière actuelle du Tennessee. Pierre Cartwright ne connut donc d’autre existence que celle des pionniers ; il grandit au milieu des forêts, et pour toute éducation première il apprit à lire, à écrire et à compter très médiocrement. Il se livra avec ardeur à tous les divertissemens en vogue parmi les émigrans, et son père le rendit le plus heureux des enfans en lui faisant présent d’un cheval de course et d’un jeu de cartes. Ses goûts dissipés contrastaient sa mère. Celle-ci était une femme d’une piété rigide ; elle s’était convertie au méthodisme en Virginie, et elle se tenait en rapports constans avec les prédicateurs méthodistes qui visitaient de temps en temps ce coin reculé du Kentucky. Les remontrances maternelles finirent par jeter un certain trouble dans l’âme du jeune Cartwright, et il était depuis plusieurs mois dans une grande perplexité, lorsqu’un camp religieux eut lieu à trois milles de la maison de son père. Il s’y rendit avec la foule, qu’attirait la réputation de John Page, prédicateur méthodiste en renom, et l’éloquence du missionnaire mit fin à ses doutes. Il se fit recevoir dans l’église méthodiste, il avait alors seize ans. L’ardeur de son caractère se tourna aussitôt vers la religion : dans les réunions pieuses, auxquelles il assistait désormais régulièrement, il se sentait irrésistiblement entraîné à prendre la parole ; il montait sur un banc, priait à voix haute, ou prononçait des allocutions dont la ferveur et le ton passionné remuaient les assistans. Aussi, quelques mois après, à la réunion trimestrielle du printemps de 1802, le prédicateur en titre vint droit à lui, et lui remit, à sa grande surprise, un brevet régulier d’exhortateur. Il essaya vainement de refuser ; le prédicateur était convaincu de sa vocation, et lui fit un cas de conscience de persévérer dans le ministère. À l’automne de cette même année, le père de Cartwright, par une spéculation fréquente de la part des pionniers, céda l’établissement qu’il avait formé, et se transporta sur les bords de la rivière Cumberland, dans un pays tout neuf, que l’on commençait à peine à défricher. Quoique sa résidence dût se trouver au moins à trente lieues de l’itinéraire de tout missionnaire, Cartwright n’en alla pas moins trouver le président du district, John Page, afin d’en obtenir un certificat d’affiliation pour lui et plusieurs membres de sa famille. John Page rédigea aussitôt un brevet qui donnait à Cartwright le droit de parcourir le pays qu’il allait habiter, d’y convoquer des réunions, d’y former des classes, en un mot d’organiser un circuit, à charge de se rencontrer avec lui à la réunion trimestrielle de l’automne suivant pour lui rendre compte. C’était attribuer à Cartwright, qui atteignait à peine ses dix-huit ans, toutes les fonctions d’un prédicateur régulièrement institué. Le jeune homme recula devant cette responsabilité ; il fit valoir le peu d’éducation qu’il avait reçu et la nécessité pour lui de s’instruire. John Page répondit que la prédication serait pour lui la meilleure de toutes les écoles. Pendant l’hiver, il serait inutile à la ferme paternelle : il pourrait donc aller passer ce temps dans un collège, s’il s’en trouvait un à sa portée ; mais au retour du printemps, sitôt que la saison rendrait possible de parcourir le pays, Cartwright devait se mettre courageusement à l’œuvre et se reposer du reste sur le Seigneur. Le jeune homme dut céder ; il sentait d’ailleurs une flamme intérieure qui le dévorait, et qui avait besoin de se répandre : il se rendit à Lexington, où il suivit les cours d’une académie où l’on joignait aux élémens d’une éducation ordinaire l’enseignement des langues mortes. Il y travailla avec ardeur, mais son séjour y fut de courte durée ; ses manières graves, sa vie rigide lui attirèrent mille petites persécutions de la part de ses condisciples, et, de guerre lasse, il retourna chez lui pour se préparer à sa mission. Les quelques mois que Cartwright passa à Lexington furent tout ce qu’il reçut d’éducation régulière. Qu’on ne croie pas cependant qu’il soit demeuré un homme illettré. Tous ses loisirs furent désormais consacrés à l’étude : il se faisait indiquer par les anciens ou les présidens de son district les lectures à faire en voyage ou pendant l’hiver, et il apprit ainsi seul, outre les langues mortes et la théologie, le droit, les mathématiques et la physique.

Cartwright avait cru ne recevoir qu’une mission temporaire et locale ; le succès qu’il obtint dès cette première année en décida autrement. L’ancien du circuit ne voulut pas laisser échapper une si précieuse recrue : il se rendit chez le père de Cartwright, et, au nom des nécessités de la religion, lui demanda de laisser son fils se vouer à la prédication. C’était un grand sacrifice de la part d’un pionnier que de renoncer au travail d’un fils de dix-huit ans, grand, robuste, intelligent, et qui maniait admirablement la charrue. Aussi le père résista ; mais alors intervint la mère, dont la conscience s’alarmait à l’idée de résister à un si visible appel de Dieu, et ses supplications obtinrent le consentement désiré. Cartwright lui-même hésita beaucoup : s’il ne demandait pas mieux que de prêcher dans son voisinage, renoncer à la vie de famille pour le rude métier de missionnaire l’effrayait un peu. Sa mère le décida.

Voilà comment, sans y avoir jamais pensé et sans s’y être aucunement préparé, un enfant des bois, destiné, suivant toute apparence, à manier toute sa vie la pioche et la cognée, fut, à dix-huit ans, enrôlé presque malgré lui sous la bannière du méthodisme militant. S’il a bien rempli sa tâche, c’est ce dont on jugera par le résumé qu’il fait lui-même de ses travaux.


« J’ai parcouru onze circuits et douze districts, j’ai reçu dans l’église épiscopale méthodiste, après examen et par lettre d’affiliation, 10,000 personnes ; j’ai baptisé 8,000 enfans et 4,000 adultes. J’ai prêché à 500 funérailles. Pendant cinquante-trois ans, que j’eusse à conduire un circuit ou un district, j’ai écrit mon itinéraire, mentionnant le lieu et la date de chaque sermon, le texte de l’Écriture que j’avais choisi, et le nombre des conversions, des baptêmes et des réceptions dans l’église. D’après ces vieilles notes et malgré quelques omissions, je crois pouvoir déterminer assez exactement combien de fois j’ai essayé de prêcher. Pendant les vingt premières années de mon ministère, j’ai souvent prêché deux fois et même trois fois par jour. En ce temps-là, nous avions rarement plus d’un jour de repos par semaine ; aussi je crois pouvoir calculer que je prêchais 400 fois par an. Cela ferait pour vingt ans 8,000 sermons. Dans les trente-trois dernières années, je crois pouvoir avancer que j’ai prêché en moyenne 4 sermons par semaine ou 200 par année, ce qui ferait pour les trente-trois années 6,600, et en tout 14,600 sermons. »


Les succès de Cartwright firent honneur à la pénétration de John Page, qui avait deviné en lui un prédicateur populaire. Son extrême jeunesse donnait à sa parole un attrait de plus. Il ne fut bientôt question que de lui dans l’ouest, et on accourait de fort loin pour entendre le petit Kentuckien (the Kentucky boy). Lui-même ne ménageait ni ses pas ni sa peine. Un des premiers circuits qui lui furent assignés comprenait une grande partie de l’état d’Ohio, et n’avait pas moins de cent lieues de tour. Cartwright était contraint de franchir quatre fois l’Ohio à chaque tournée trimestrielle. Il lui arriva d’avoir des circuits encore plus étendus, et d’être obligé de faire cent cinquante lieues pour assister à la conférence annuelle des prédicateurs. En cinquante-trois années, il ne manqua qu’une seule de ces conférences, parce que la maladie le cloua dans son lit. Il était autorisé à recevoir de ses ouailles 80 dollars par an ; très souvent il n’en recevait pas même la moitié, et il n’aurait pu se suffire, si sa famille ne lui était venue en aide. Beaucoup de prédicateurs, après quelques années de cette rude existence, abandonnaient la partie, et devenaient sédentaires, afin de se livrer à quelque occupation qui leur donnât de quoi vivre. Cartwright, inaccessible au découragement, voyait sans appréhension sa bourse se vider, et se fiait sur la Providence du soin de la remplir.


« Il y avait trois ans que j’étais parti de chez mon père, j’étais à cinq cents milles de la maison ; mon cheval était devenu aveugle, ma selle était usée, mes brides avaient, tant bien que mal, été remplacées au moins une douzaine de fois, et l’on avait mis tant de pièces à mes effets qu’il était malaisé de découvrir l’étoffe première. Je résolus d’essayer de retourner à la maison pour m’équiper à neuf. J’avais juste soixante-quinze cents en poche. Comment ferais-je pour vivre en route ? C’est ce que je ne pouvais dire.

« Réfléchir ne m’eût point avancé, il fallait retourner chez moi ou me trouver en pleine détresse. Je résolus d’aller le plus loin que je pourrais, puis de travailler pour gagner de quoi continuer ma route, jusqu’à ce que j’arrivasse à la maison. J’avais quelques amis sur mon chemin, mais pas beaucoup. Me voilà parti.

« A trente-cinq milles de là, sur le soir, je rencontrai une veuve qui demeurait à plusieurs milles en dehors de mon chemin. Elle n’était pas méthodiste, mais elle avait assisté aux sermons que j’avais prêches dans le voisinage. Apprenant que je retournais chez mon père, elle me demanda où en était ma bourse, estimant que je n’avais pas dû recevoir grand’chose dans mes tournées. Je lui dis que je n’avais au monde que soixante-quinze cents. Elle m’invita à venir chez elle, me disant qu’elle pourrait m’aider. Je lui répondis que l’emploi de toutes mes journées était réglé jusqu’à Maysville, et que me rendre chez elle m’écarterait de ma route et dérangerait tous mes rendez-vous. Elle me tendit alors un dollar en me disant que c’était tout ce qu’elle avait sur elle, mais que si je voulais l’accompagner, elle pourrait me donner davantage. Je refusai son offre, j’acceptai le dollar en la remerciant, et je poursuivis ma route.

« Quand j’arrivai au bord de l’Ohio, en face de Maysville, tout mon argent était parti. J’étais fort embarrassé de savoir comment passer la rivière, faute d’argent pour payer le bac. Je me souvins que je connaissais un marchand dans la ville à qui je pourrais emprunter vingt-cinq cents, si le batelier consentait à me passer sans se faire payer d’avance. Comme j’arrivais au bord de la rivière, le bac y touchait, et j’en vis sortir un homme et un cheval. Je reconnus le colonel Shelby, frère du gouverneur du Kentucky : c’était un exhortateur zélé de l’église méthodiste, une ancienne connaissance et un voisin de mon père.

« Pierre, est-ce bien vous ? me dit-il.

« — Oui, c’est le peu qui reste de moi.

« — A en juger par votre costume, les temps ont été durs. Vous retournez chez vous ; mais où en êtes-vous en fait d’argent ?

« — Colonel, je n’ai pas un sou de reste.

« — Voici trois dollars, et je vais vous faire une lettre de recommandation et un bon de crédit qui vous serviront jusqu’à Pilot-Knobb. »

« Vous comprenez si ma joie fut grande. L’argent et le crédit du colonel me menèrent quelques jours ; mais quand j’arrivai à la première taverne au-delà de Pilot-Knobb, je n’avais plus rien. Je ne savais que faire ; je demandai néanmoins à être logé. Je prévins le tavernier que je n’avais pas d’argent, que j’étais absent depuis trois ans et que je retournais chez mon père. J’ajoutai que j’avais une vieille montre et quelques bons livres dans mon havre-sac, et que j’essaierais de l’indemniser. Il me dit d’entrer et de n’avoir point d’inquiétudes. »


Cartwright convertit le tavernier, qui ne veut rien accepter de lui ; il rencontre encore des amis, et de nouvelles conversions lui valent d’être hébergé gratis.


« Le lendemain, j’arrivai à la maison avec six cents de reste. Ce qui précède vous donne une idée très incomplète des tournées des premiers missionnaires de l’ouest. Mes parens m’accueillirent avec joie ; je passai avec eux plusieurs semaines. Mon père me donna un nouveau cheval, une bride et une selle, des effets neufs et quarante dollars en argent. Ainsi équipé, je me tins prêt à trois autres années d’absence. »


Voilà l’homme, toujours plein de bonne volonté et de bonne humeur, et se rappelant sans cesse le précepte « qu’il faut être toujours prêt, en saison et hors de saison. » Il éprouvera bien quelques hésitations la première fois qu’on l’enverra prêcher à des Yankees, parce qu’il n’en a jamais vu, et que les Yankees passent pour des gens ennemis du zèle, réglés et cérémonieux dans leurs habitudes, accoutumés au beau langage, prompts à la critique ; mais comme le devoir parle, il prendra son parti en brave et ira affronter ces beaux diseurs. À la moindre invitation, ou même à la plus simple chance de gagner une âme, il montera sur une table, sur une borne, sur un tronc d’arbre, et commencera à prier et à prêcher. Voyage-t-il en charrette, il liera conversation avec ses compagnons de route, les amènera à parler de religion, et ne les quittera que convertis. S’il demande l’hospitalité dans une maison, il sollicitera la permission de prier avec et pour les maîtres du logis. Si un hôte incrédule l’enferme malicieusement dans une chambre, il priera tout haut, de façon que sa voix traverse la cloison et aille réveiller les sentimens chrétiens chez la femme de cet impie. Rien ne le décourage, rien ne le lasse : il prêchera trois jours et trois nuits, s’il le faut ; mais il ne quittera point la partie que l’œuvre de Dieu ne soit accomplie. De toutes les scènes dans lesquelles il a figuré, la plus curieuse est peut-être celle-ci, qui pourrait s’intituler un missionnaire au bal.


« Le samedi, la nuit me surprit dans un pays qui m’était inconnu, au milieu des gorges et des défilés des monts Cumberland. Je désirais vivement ne pas voyager le dimanche et passer ce jour au milieu de bons chrétiens ; mais je me trouvais dans un pays où il n’y avait pas un seul ministre de l’Évangile à plusieurs milles à la ronde : les habitans étaient disséminés, la plupart, à ce que j’appris ensuite, n’avaient jamais entendu un sermon de leur vie ; ils ne connaissaient d’autre emploi du dimanche que de chasser, de faire des visites, de boire et de danser. Ainsi esseulé et pensif, j’arrivai fort tard dans la soirée à une maison d’assez bonne apparence, dont le maître donnait à loger. Je demandai s’il y avait place pour moi. Le maître du logis me dit que je pouvais rester, tout en m’avertissant que je ne serais pas fort à mon aise, parce qu’il attendait du monde et que l’on danserait. Je demandai à quelle distance sur la route je trouverais une maison convenable. Il me répondit : « Sept milles. » Je lui dis alors que s’il voulait avoir quelques égards pour moi et faire bien soigner mon cheval, je préférais rester, et sur sa réponse je descendis de cheval et j’entrai. Le monde commençait à arriver, et en grand nombre ; mais je remarquai qu’on ne buvait guère.

« Je me mis paisiblement dans un coin de la salle, et les danses commencèrent. J’étais assis fort tranquille, livré à mes pensées, inconnu de tous, et je sentais naître en moi un vif désir de prêcher au milieu de ce peuple. Finalement, je résolus de passer la journée du dimanche dans cette maison et de demander la permission d’y prêcher. J’avais à peine arrêté ce point dans mon esprit, quand une grande et belle jeune fille vint à moi très poliment, me fit une belle révérence, et sur le ton du badinage me demanda avec un charmant sourire de danser une contre-danse avec elle. Je ne saurais dépeindre ce qui se passa en moi à ce moment ; mais à la minute même je pris mon parti avec résolution. Je me levai aussi poliment que possible, je ne dirai pas avec quelque émotion, mais avec toute sorte d’émotions. La jeune fille se plaça à ma droite, je lui pris la main, et elle appuya son bras gauche sur le mien. Nous traversâmes ainsi la salle. Toute la compagnie paraissait charmée de cette politesse faite par la jeune fille à un étranger. Le mulâtre qui servait de ménétrier accorda aussitôt son violon. Je lui dis d’attendre, j’ajoutai que depuis plusieurs années je n’avais rien entrepris d’important sans demander d’abord la bénédiction de Dieu, et que je désirais appeler cette bénédiction sur la belle jeune fille et sur toute la compagnie qui venaient de montrer tant de politesse à un inconnu.

« Alors je tins bien ferme la main de la jeune fille, et en disant : « Agenouillons-nous et prions, » je me laissai immédiatement tomber sur les genoux, et je commençai à prier de toutes les forces de mon âme et de mon corps. La jeune fille essaya de dégager sa main, mais je ne lâchai pas prise. Bientôt elle s’agenouilla aussi. Plusieurs des assistans en firent autant, d’autres se tinrent debout, d’autres quittèrent la place, d’autres se rassirent ; tous me regardaient avec curiosité. Le ménétrier s’enfuit à la cuisine en criant : « Bonté du ciel, qu’est ceci et qu’est-ce que cela veut dire ? »

« A mesure que je priais, quelques-uns se mettaient à pleurer, puis à sangloter tout haut, d’autres criaient merci. Je me levai et je prononçai une exhortation, puis je chantai une hymne. La jeune fille qui m’avait invité demeurait prosternée, implorant le pardon du ciel. Je continuai d’exhorter, de prier et de chanter presque toute la nuit. Quinze des personnes présentes se déclarèrent converties. Nos exercices continuèrent le jour et la soirée qui suivirent, et de nouvelles et sérieuses conversions eurent lieu. »


Il fait beau voir Cartwright disputer ses convertis aux missionnaires des autres sectes, aux baptistes surtout, qui viennent glaner derrière lui, et qui essaient de détourner une partie de son troupeau. Il a mille finesses pour faire tomber ces ravisseurs dans toute sorte de pièges et pour les couvrir de confusion. Prend-il à son tour l’offensive, il déploie la même habileté dans l’attaque que dans la défense. S’il n’est point connu dans le pays, il jouera le rôle d’un converti qui demande à s’instruire, et de question en question il arrivera à démontrer à son maître par la méthode socratique l’absurdité de sa doctrine. Ce sont là ses batailles et ses victoires à lui ; mais ne lui parlez pas d’autres conquêtes, et n’attendez pas qu’il prenne le moindre souci des puissans de ce monde. Un jour qu’il prêche dans l’église d’un confrère sur ce thème : « Que sert à l’homme de gagner le monde s’il vient à perdre son âme ? » il se sent tirer par le pan de son habit, et son confrère lui souffle à l’oreille : « Le général Jackson vient d’entrer. » Cartwright s’indigne et répond de façon à être entendu de tous : « Qu’est-ce que le général Jackson ? S’il ne se convertit pas, Dieu le damnera aussi bien que le dernier des nègres. » Grand émoi du ministre, qui gronde Cartwright après l’office, et l’assure que le général ne manquera pas de châtier son insolence. « Je n’en crois rien, répond Cartwright, le général approuvera ma conduite, et s’il s’avisait de vouloir me donner une leçon, nous serions deux à ce jeu-là, comme dit le proverbe. » Là-dessus le ministre va pour son compte personnel faire des excuses au général, qui le reçoit fort mal, et qui, rencontrant Cartwright dans la rue, vient droit à celui-ci et lui dit : « Monsieur Cartwright, vous êtes un homme selon mon cœur. Je suis très surpris qu’on ait pu me croire blessé de ce que vous avez fait ; je ne puis qu’approuver votre indépendance. Un ministre de Jésus-Christ doit aimer tout le monde et ne craindre personne. Si j’avais une bonne armée et des officiers indépendans et intrépides comme vous, je me chargerais de conquérir l’Angleterre. » Comme la nature humaine ne perd jamais ses droits, Cartwright, après avoir rapporté cette anecdote flatteuse pour lui, ajoute incontinent : « Le général Jackson était certainement un homme extraordinaire. »

C’est au milieu des camps religieux que Cartwright se trouve dans son élément ; mais c’est là qu’il lui faut déployer cette résolution qu’aimait en lui le général Jackson. Ces grandes multitudes l’inspirent, l’idée du bien à accomplir le transporte et le rend infatigable. Tout le long du jour, il prêche, il chante des hymnes, il exhorte les pécheurs qui recourent à lui ; la nuit il veille et prie, le repos semble lui être inconnu, et cependant le camp-meeting se prolonge quelquefois durant toute une semaine et même plus. Aussi quelle sainte indignation et quelle vigueur il déploie contre ceux qui veulent entraver l’œuvre de Dieu ! Des marchands ambulans viennent s’installer aux environs du camp et se mettent à vendre des liqueurs fortes : Cartwright va trouver les magistrats du canton, et de gré ou de force, par adresse ou par importunité, il obtiendra l’éloignement de ces marchands. Si on lui objecte le silence de la loi et la liberté des transactions, il se mettra à la tête des fidèles, s’emparera du vin et de l’eau-de-vie, et les gardera sous clefs jusqu’à la levée du camp. Ces familles qui viennent tout entières au camp comptent dans leur sein des membres, des jeunes gens surtout, qui ont peu ou point de piété, que la curiosité seule a amenés, qui ne cherchent que des occasions de se divertir. Il est aussi des gens à qui ces réunions déplaisent et qui se font un point d’honneur de les troubler. Ils collectionnent des crapauds pour les lancer dans l’assemblée au moment le plus pathétique d’un sermon ; ils complotent de lancer la nuit des pétards au milieu du camp pour y mettre la confusion, de surprendre nuitamment les prédicateurs pour les berner, ou d’emmener dans une fondrière quelque chariot et ceux qui dorment dedans. Cartwright heureusement fait bonne garde ; il pose des sentinelles, il accomplit en personne plusieurs rondes. Tel qui venait pour faire un mauvais coup est trop heureux de détaler à toutes jambes. Un garnement qui avait juré de conduire à la rivière et de jeter à l’eau le chariot du prédicateur, au moment d’exécuter son dessein, se sent prendre au collet. Cartwright, qui l’a guetté, armé d’un fort gourdin, le mène tout droit à la rivière, et l’oblige, sous menace du bâton, à prendre un bain forcé.

D’autres fois Cartwright noue des intelligences parmi ses ennemis ; il en transforme quelques-uns en alliés, il pactise avec eux et leur permet de s’aller divertir plus loin, s’ils lui garantissent la tranquillité du camp. Un jour que ceux qui devaient troubler l’ordre en étaient ainsi devenus les défenseurs, arrive un jeune fat, tout fier de ses longs cheveux bouclés et frisés à la dernière mode ; il va s’asseoir du côté réservé aux femmes, et aucune observation ne peut lui faire quitter la place. Cartwright réclame l’exécution des conventions ; le jeune homme est saisi par les alliés naturels du prédicateur, qui l’enlèvent de l’enceinte et, s’armant de ciseaux, le tondent complètement. Parfois, il est vrai, les animosités religieuses et les passions se sont mises de la partie ; aucun arrangement n’est possible, et la force seule peut assurer le repos de ceux qui se sont réunis pour prier. Cartwright n’hésite pas, il ne se laisse intimider par aucune menace, et il est le premier à payer de sa personne.


« Le camp se composait d’un grand nombre de tentes, et l’on peut dire que pour ce pays c’était une véritable révolution : jamais aussi peut-être ne vit-on pareil assemblage de garnemens et de bandits. Ils arrivèrent ivres, armés de poignards, de couteaux, de gourdins et de cravaches, jurant qu’ils disperseraient le camp. Après nous avoir fort incommodés le samedi soir, ils s’assemblèrent de bonne heure le dimanche matin, résolus à amener une mêlée générale. Je devais prêcher à huit heures. Comme j’étais à la moitié de mon sermon, deux jeunes gens fort bien mis traversèrent l’assemblée, munis de grands fouets, et le chapeau sur la tête ; ils se placèrent au milieu des femmes, se levant et se rasseyant tour à tour, et ils se mirent à parler et à ricaner. Ils étaient près de l’estrade ; je les invitai à cesser et à sortir : ils me répondirent en jurant, m’engagèrent à m’occuper de mes propres affaires, et m’assurèrent qu’ils ne sortiraient point. Je m’arrêtai et réclamai l’intervention d’un magistrat. Il y en avait deux présens, mais je vis qu’ils avaient peur. Je les sommai de faire arrêter ces deux jeunes gens ; ils répondirent qu’ils ne le pouvaient faire. Je leur dis, en quittant l’estrade, de m’autoriser à les arrêter, et que je l’essaierais au péril de ma vie. Je me dirigeai vers les jeunes gens ; ils me crièrent de ne pas approcher ; je continuai. Un d’eux essaya de me frapper à la tête avec son fouet ; mais je le saisis au milieu du corps, et je l’enlevai du banc où il était. Une lutte en règle commença. L’assemblée était toute en émoi ; j’entendais les magistrats crier et sommer les bons citoyens d’aider à rétablir l’ordre. Dans la lutte, je renversai à terre mon prisonnier, qui essaya en vain de se dégager ; je lui dis de se tenir en repos, sinon je lui défoncerais les côtes. La canaille s’était soulevée et se ruait sur nous pour délivrer les prisonniers, car on avait saisi aussi l’autre jeune homme. Un vieil ivrogne de magistrat vint à moi et m’enjoignit de lâcher mon captif. Sur mon refus, il se mit à jurer qu’il me mettrait par terre : je lui dis de se retirer, je priai un de mes amis de tenir mon prisonnier, et au moment où l’ivrogne se jetait sur moi, je parai son coup de poing, je le saisis par le col et par les cheveux, puis, l’attirant brusquement en avant, je l’étendis à terre et me mis à genoux sur ses reins, lui enjoignant de ne pas remuer sous peine d’être vigoureusement rossé. La mêlée était devenue générale, les bandits étendirent à terre sept magistrats, plusieurs prédicateurs et d’autres encore. Je donnai mon ivrogne à garder, et je me mis au premier rang des amis de l’ordre. Je ne tardai pas à me trouver en face du chef des bandits ; il me lança trois coups de poing dans l’intention de me renverser. Au troisième coup, par la violence même de son effort, il découvrit sa figure. Je n’eus plus apparemment la force de résister à la tentation, je lui appliquai aussitôt un coup sur le coin de l’oreille, et je l’étendis par terre. À ce moment, les amis de l’ordre se précipitaient par centaines sur les bandits et les terrassaient en grand nombre. La place devint trop chaude pour les assaillans, qui tournèrent le dos et s’enfuirent dans toutes les directions. Nous fîmes une trentaine de prisonniers, qui furent gardés dans une tente jusqu’au lundi matin : ils furent alors traduits devant les magistrats et condamnés au maximum de l’amende. Quant à mon magistrat ivrogne, il fut condamné à une amende de vingt dollars et signalé au tribunal le plus proche, qui le destitua. »


On comprend aisément ce qu’une mêlée pareille avait dû jeter d’agitation et de désordre dans les esprits : il semblait impossible de ramener au calme la multitude échauffée par la lutte ; aucun prédicateur ne voulait se hasarder à prendre la parole. Cartwright seul, la conscience en repos, parce qu’il croyait avoir rempli un devoir et n’avoir cédé qu’à la nécessité, se sentait surexcité par l’abattement général ; il va trouver l’ancien qui présidait et qui était plus découragé que les autres, et il demande à prêcher. La trompette convoque les fidèles, il s’élance sur l’estrade, prend pour texte : « Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre l’église, » et au bout d’une demi-heure, suivant sa phrase favorite, le pouvoir de Dieu se manifestait dans tout l’auditoire.

Cette nature énergique, décidée, qui savait tirer parti des circonstances les plus défavorables, que les incidens les plus imprévus trouvaient toujours prête, devait plaire singulièrement aux populations remuantes de l’ouest, aux yeux desquelles la force ou morale ou physique est un indice certain de supériorité. La facilité avec laquelle Cartwright passait et revenait du grave au gai, sa fécondité en anecdotes et en paraboles, sa verve sarcastique et ses accès de fougue, ses excentricités même, tout contrastait avec les habitudes solennelles et compassées des prédicateurs ordinaires, tout charmait et subjuguait la multitude. C’était surtout un improvisateur sans pareil ; il fallait qu’il se sentît inspiré par la vue de la foule, par le spectacle de la nature ou par les circonstances : la préparation du cabinet ne lui était pas favorable. La conférence générale se tint une année à Boston, et les méthodistes, que les autres sectes affectaient de dénigrer comme un ramassis d’ignorans et d’incapables, tenaient à faire bonne figure dans une ville qui s’intitule l’Athènes de l’Amérique. Ils désignèrent pour prêcher dans les églises de Boston la fleur de leurs prédicateurs, et ils comptaient particulièrement sur Cartwright. Celui-ci avait fort à cœur de soutenir non-seulement sa propre réputation et celle de son église, mais l’honneur des gens de l’ouest, et il se donna une peine extrême pour préparer deux sermons. Les Bostoniens trouvèrent qu’il prêchait comme tout le monde. Mortifié de cet échec, il abandonna toute préparation, et la troisième fois il se donna libre carrière ; il prêcha comme au milieu des bois : son succès fut immense.

Avec la popularité dont il jouissait dans tout l’ouest, Cartwright aurait pu aspirer à tous les honneurs ; mais il s’est toujours tenu en dehors de la politique, et s’il rechercha une fois les suffrages populaires, ce fut affaire de conviction. Il s’était établi avec sa famille dans l’Illinois ; la législature voulut remettre en question la loi qui interdisait l’esclavage. Cartwright se fit aussitôt élire député pour parler et voter contre le rétablissement de l’esclavage, et, la victoire définitivement remportée, il refusa toute candidature. Il paraît avoir conçu, pendant ce court passage aux affaires, une idée peu favorable des mœurs politiques de son pays ; ce qui lui a laissé surtout un amer souvenir, ce sont les attaques de toute sorte auxquelles il se vit en butte dès que sa candidature fut annoncée. On alla jusqu’à l’accuser d’avoir nié une dette et de n’avoir pas reculé devant un faux serment. Il traita ses adversaires politiques comme il traitait ses adversaires religieux, et il eut raison de tous. Rencontrant un électeur qui avait juré de le cravacher, Cartwright se nomme, déclare qu’il ne veut pas vivre sous le coup d’une appréhension perpétuelle, et somme son adversaire d’exécuter sa menace. En même temps il retrousse ses manches ; son adversaire lui tend la main et devient son plus chaud partisan.

La dernière conférence générale des méthodistes américains s’est tenue à Indianapolis en 1857 : les méthodistes d’Angleterre s’y étaient fait représenter par un délégué, le docteur Jobson, qui a vu et entendu Cartwright, alors dans sa soixante-treizième année, et voici le portrait qu’il trace du vénérable prédicateur :


« Le second de l’assemblée par l’âge est le docteur Pierre Cartwright, homme grand et robuste, dont la physionomie aussi bien que les discours respirent un mélange de simplicité primitive avec une bonne dose d’humour. Ses chairs fermes comme le marbre, son air rude et obstiné, annoncent l’homme intrépide et rompu à la fatigue. Ce n’est pas cependant que sa physionomie exclue la bonne humeur et la bonté, car sa bouche, ses yeux et la mobilité de ses joues accusent une nature sympathique et tendre. Sa tête est forte et repose solidement sur de larges et robustes épaules ; son front est large et recouvert d’une forêt de cheveux grisonnans. Ses yeux, très foncés en couleur, brillent comme deux feux noirs sous ses sourcils hérissés, et les deux rides qui en marquent les coins ajoutent à l’expression particulière de sa physionomie. Sa peau est fortement brunie par le soleil. Sa voix tremble quand il commence à parler, mais bientôt elle recouvre son ancienne puissance et la richesse de tons de l’orgue. L’orateur en développe et en fait jouer habilement toutes les cordes. Par momens, pour aiguiser ses traits et les rendre plus pénétrans, il prend par dérision un ton et une physionomie tragiques ; puis, après avoir raconté quelque anecdote des bois qui fait tordre de rire l’assistance sans qu’il perde rien de sa gravité solennelle, il tombe sur son antagoniste avec une vigueur irrésistible et l’écrase sous ses sarcasmes. Est-il excité par la présence de plusieurs adversaires, il lance coup sur coup des argumens piquans, des traits vifs et brûlans comme la foudre ; puis, d’une voix qui résonne comme l’ouragan dans les forêts, il éclate en objurgations et en reproches avec une force qui accable son antagoniste, et remplit les auditeurs d’une sorte d’effroi. Il semble s’être donné pour mission spéciale de poursuivre et de couvrir de confusion les novateurs qui mettent en péril les institutions du méthodisme. Il remplit cette tâche avec toute l’ardeur d’un chasseur des bois, et il n’épargne ni les évêques, ni les délégués, ni les présidens, ni les ministres, ni les fidèles. Il fait quelquefois des exécutions terribles, et il se montre à la tribune de la conférence aussi intrépide et aussi irrésistible que le lion dans son domaine.

« Son nom seul attirait des multitudes immenses dans les camps religieux, et sous cette voix puissante, harmonieuse, retentissante comme la trompette, qui tour à tour s’abaissait ou grondait suivant qu’il déplorait la condition des pécheurs ou annonçait leur châtiment, la foule baissait la tête et ondulait comme les longues herbes des prairies sous le souille du vent. »


Ce portrait nous montre Cartwright comme l’adversaire déterminé de toute innovation ; lui-même retrace tous les combats qu’il a livrés au sein des conférences générales. Tout lui est sacré dans cette église au service de laquelle il a voué son existence ; il ne veut pas qu’on en modifie les règlemens et l’organisation, de peur que l’esprit et la fécondité n’en soient atteints du même coup. Ce ne sont pas seulement les vieilles règles qu’il défend ; il regrette le bon vieux temps, les vieux usages et les vieilles mœurs.


« Nous n’avions point, en ce temps-là, de société des missions, ni de société des écoles du dimanche, point de journaux, point de sociétés pour la diffusion de la Bible ou des bons livres, point de collèges, de séminaires, d’académies ni d’universités : tous les efforts pour en fonder avaient échoué radicalement. Nous n’avions point d’églises divisées en stalles, point de choristes ni d’orgues, ni aucune espèce de musique instrumentale. Les méthodistes de ce temps-là s’habillaient simplement, assistaient avec exactitude aux réunions, aux sermons, aux prières et aux classes ; ils ne portaient ni bijoux ni dentelles, il leur arrivait souvent, le dimanche, de faire à pied trois ou quatre milles pour gagner leur classe et autant pour revenir ; ils faisaient trente et quarante milles pour assister aux assemblées trimestrielles, et ils regardaient comme un glorieux privilège de se rencontrer avec leur président et les autres prédicateurs. Ils étaient à peu près tous en état de chanter par cœur nos hymnes et nos chants sacrés. Ils observaient religieusement le dimanche ; la plupart s’abstenaient de liqueurs avant qu’on entendît parler des sociétés de tempérance, et parce qu’elles étaient interdites par nos règlemens généraux. Les méthodistes de ce temps se tenaient debout et faisaient face au prédicateur en chantant les hymnes ; ils s’agenouillaient en public aussi bien qu’ailleurs dès que le prédicateur disait : Prions. On n’en aurait point vu demeurer debout pendant la prière, et surtout l’abominable pratique de s’asseoir pendant ce saint exercice était inconnue chez les méthodistes d’autrefois. Les parens ne laissaient pas aller leurs enfans au bal ou au spectacle ; ils ne les envoyaient pas à l’école de danse. La plupart jeûnaient une fois par semaine, et presque tous le vendredi qui précédait chaque assemblée trimestrielle. Si les méthodistes s’étaient vêtus avec la même superfluité d’élégance qu’aujourd’hui, peu de gens, même en dehors de l’église, auraient cru à leurs sentimens religieux. Mais que les choses ont changé en mal dans ce siècle si épris de l’éducation ! »


On ne saurait justifier plus complètement ce qu’Horace dit des vieillards et se montrer à un plus haut degré laudator temporis acti. Il n’est point raisonnable de faire du salut une question de costume et de voir dans le soin de sa personne et dans la recherche des commodités de la vie un obstacle invincible à la pratique de la vertu. Néanmoins, s’il faut pardonner cette hostilité contre le luxe et les raffinemens de la vie civilisée, c’est surtout à un enfant des forêts : reconnaissons en outre qu’il y a dans les plaintes de Cartwright un fonds de vérité. Après avoir vu les beaux jours du méthodisme, le vieux prédicateur a vécu assez pour en voir commencer la décadence.

La fécondité du méthodisme, ainsi que nous avons déjà essayé de l’expliquer, tenait à son organisation même, qui avait pour objet de développer et d’entretenir l’esprit de prosélytisme. Elle suscitait sans cesse du sein de la foule des apôtres nouveaux dont les efforts étaient assurés d’un succès au moins momentané, et dont le zèle venait réchauffer la tiédeur générale. L’émulation était continuelle entre le clergé et les fidèles. Il n’était pas jusqu’au système de roulement des circuits qui ne produisît des effets avantageux, car, en mettant en présence des prédicateurs et des auditoires qui n’avaient pas le temps de se familiariser ensemble, il obligeait les uns à plus d’efforts et rendait aux autres l’attention plus facile par l’attrait de la nouveauté. Enfin la mobilité des prédicateurs, la facilité avec laquelle s’improvisaient des chefs de classe et des exhortateurs, permettaient au méthodisme de faire sentir son action en tout lieu et à tout instant, et sous ce rapport on peut dire que Wesley avait doté le protestantisme d’un élément de force et d’un levier analogues à ce que sont les ordres religieux dans l’église catholique. Des chiffres seuls peuvent montrer quelles furent la puissance de propagation du méthodisme et la rapidité de ses progrès. Lorsque l’église d’Amérique s’organisa à la conférence de Baltimore, elle comptait 86 prédicateurs et un peu moins de 15,000 fidèles ; en 1843, soixante ans après, elle comptait 4,000 prédicateurs itinérans, plus d’un million de communians, et l’on évaluait à 5 millions le nombre des personnes qui fréquentaient ses églises sans être régulièrement affiliées. Tandis que les sectes les plus prospères avaient simplement décuplé, le méthodisme avait grandi dans la proportion de 1 à 71. Maintenant encore ses progrès suivent, s’ils ne les dépassent, ceux de la population des États-Unis.

Mais en Angleterre le méthodisme a déjà perdu presque complètement cet esprit et cette puissance de propagande que Wesley avait cherché à lui donner. Non-seulement l’action individuelle s’est éteinte parce que la fréquence et la facilité des réunions régulières ont mis fin aux réunions privées et aux prédications spontanées, mais parce qu’une révolution s’est produite dans le clergé. Si dans l’église catholique, malgré l’obligation du célibat et le vœu de pauvreté, tous les ordres religieux ont fini par dégénérer et ont dû se retremper à plusieurs reprises par des réformes, à plus forte raison la tendance à devenir sédentaire, à substituer une existence stable aux fatigues et aux incertitudes de l’apostolat, a-t-elle dû être puissante chez un clergé protestant, marié, et que les soucis de la famille disputaient au zèle religieux. Aujourd’hui en face de chaque temple anglican s’élève une chapelle méthodiste : à l’une est attaché un prédicateur, à l’autre un ministre ; les deux clergés et les deux églises vivent côte à côte de la même vie, à peine séparés par de légères dissidences.

Une transformation semblable est en voie de s’accomplir au Canada, où les prédicateurs itinérans ont déjà obtenu de n’être changés de circuit que tous les cinq ans, et où leur multiplication diminue chaque année l’étendue des circuits. Les mêmes causes ne peuvent manquer de produire les mêmes effets aux États-Unis. Le changement est assez sensible déjà pour avoir frappé les yeux de Cartwright : malgré son amour et ses préventions pour son église, le vieux prédicateur s’aperçoit que le méthodisme américain à déjà subi de profondes altérations. Aussi combat-il tout changement comme une cause de ruine. Quoique les Asbury, les M’Kendree et tous les fondateurs de la secte se soient volontairement condamnés au célibat, Cartwright, marié lui-même, et avec la conscience de n’avoir jamais négligé ses devoirs de prédicateur, ne veut pas voir dans le mariage du clergé une des causes les plus actives de la décadence qui atteint son église. Ces causes, il les cherche un peu partout, et il s’en prend volontiers à ce qu’il appelle l’engouement du siècle pour l’éducation. Il n’aime point, on l’a vu, les établissemens où l’on fabrique les prédicateurs à la douzaine, et il lance volontiers des sarcarmes contre les ministres trop amoureux des belles-lettres. C’est ainsi que, dans sa préface, il exprime l’espoir que son livre atteindra un but plus utile que de satisfaire une vaine curiosité ou de blesser le goût délicat des ministres beaux diseurs, à qui le bonheur des temps et l’abondance des livres ont offert tant d’avantages pour s’instruire. Cartwright laisse volontiers entendre que, si la prédication ne porte plus les mêmes fruits qu’autrefois, c’est qu’en voulant donner trop d’instruction au clergé, on éteint chez lui le feu sacré et on tarit les sources de l’inspiration.

« Me sera-t-il permis de faire une remarque sans être accusé d’égotisme ? Quand je songe aux obstacles et aux embarras de toute nature que les premiers prédicateurs méthodistes avaient à surmonter pour répandre l’Évangile dans les solitudes de l’ouest, et que je mets en balance les difficultés qu’ils rencontraient de tous côtés avec les avantages si grands dont jouissent leurs successeurs, je suis émerveillé et confondu que nos modernes prédicateurs ne prêchent pas mieux et n’accomplissent pas plus de bien qu’ils ne font. Autrefois le prédicateur était obligé de passer bien des nuits en plein air, sans feu et sans nourriture pour lui et pour sa bête. Une Bible de poche, un livre d’hymnes et le recueil des règlemens composaient toute notre bibliothèque. Il est vrai que nous ne savions pas, pour la plupart, conjuguer un verbe ni analyser une phrase, et que nous ne pouvions ouvrir la bouche sans maltraiter l’anglais du roi ; mais une onction divine s’attachait à la prédication, des milliers d’âmes succombaient sous la puissance irrésistible du Seigneur, et c’est ainsi que l’église méthodiste a été fermement plantée dans les déserts de l’ouest. »


Un danger que Cartwright signale avec plus de raison est le résultat même des progrès de son église. À mesure que le méthodisme a compté des adhérens plus nombreux et plus riches, il a dû pourvoir à des besoins plus grands, et il a voulu se mettre au niveau des autres églises. Il a donc fondé des séminaires pour instruire son clergé et des collèges pour recruter ses séminaires ; il a établi des journaux pour la propagande et la controverse ; il a constitué des associations et des entreprises pour publier et répandre des écrits religieux. Chacune de ces fondations, qui se multiplient sans cesse, a entraîné la création de plusieurs postes qui, à l’agrément d’être sédentaires, joignent l’avantage d’être bien rétribués, et auxquels on a dû appeler l’élite du clergé. Comme il était impossible de mettre en dehors de l’église les Sommes qui en étaient l’honneur et paraissaient en faire la force, on a maintenu aux titulaires, chaque jour plus nombreux, de ces fonctions tous les privilèges du ministère, Cartwright se plaint de voir voter dans les assemblées des hommes qui n’ont jamais été chargés d’un circuit, qui ne connaissent rien de la vie ni des besoins d’un prédicateur, qui peut-être n’ont jamais prêché. Il entrevoit avec terreur le jour où les dignitaires à poste fixe seront en majorité dans les assemblées et feront la loi aux prédicateurs.

Le jour en effet où cette inévitable révolution sera accomplie, le méthodisme sera frappé dans son essence même ; il cessera d’être une église militante, un foyer de prosélytisme : rien ne le distinguera plus des sectes sans nombre qui végètent autour de lui, et que l’esprit de dissidence divise et affaiblit continuellement. Les craintes de Cartwright sont donc légitimes ; mais il n’est au pouvoir de personne d’arrêter le méthodisme sur la pente fatale où la force des choses l’entraîne. Quand une église n’a pas cette base inébranlable que l’église romaine revendique, il faut qu’elle se plie et s’accommode aux temps, dût-elle, pour vivre, sacrifier les sources mêmes de la vie. Cartwright déplore que les camps religieux, théâtres de ses succès, soient aujourd’hui complètement tombés en désuétude ; c’est un changement qui s’explique à merveille par la peinture même qu’il nous a faite de ces sortes de réunions. Bien d’autres changemens s’accompliront encore, et seront, comme celui-ci, le résultat naturel de la transformation qui s’opère aux États-Unis. Une population plus dense et façonnée aussi aux douceurs de la civilisation a des habitudes plus régulières et d’autres besoins qu’une population disséminée et à demi sauvage. Pourquoi irait-on chercher dans les bois une prédication qui vous sollicite tous les jours à votre porte ? Pourquoi une société nombreuse et riche s’imposerait-elle d’attendre le passage d’un missionnaire pour faire baptiser les enfans, faire bénir les mariages et recevoir les sacremens, alors qu’au prix d’un léger sacrifice elle peut élever une église et attacher à cette église un pasteur connu d’elle ? La vallée du Mississipi est remplie aujourd’hui de grandes villes, dont quelques-unes ont plus de cent mille habitans : avec ces cités populeuses se sont développés des besoins nouveaux auxquels le méthodisme doit satisfaire, et cette église, jadis disséminée dans les bois, compte sans doute aujourd’hui dans les villes le plus grand nombre de ses adhérens. Une population sédentaire entraîne forcément un clergé sédentaire. C’est par l’effet de ce changement qu’a commencé et que se dessinera chaque jour davantage la transformation que subit le méthodisme américain. Pendant que les établissemens sédentaires de cette église grandiront, que son clergé s’éclairera, que ses fondations de toute sorte s’augmenteront et s’enrichiront, l’apostolat y déclinera peu à peu, et y sera relégué sur le second plan, comme dans les autres églises. En attendant, le mouvement d’émigration poursuit toujours sa marche vers l’Océan-Pacifique, les dangers et les besoins des pionniers n’ont pas diminué. Seulement sur leurs traces arrive déjà le missionnaire catholique. Depuis qu’elle a pris pied aux États-Unis à la suite de l’émigration irlandaise, l’église catholique a fait dans l’ouest des progrès merveilleux. Elle a son clergé régulier pour les villes, ses ordres religieux pour les populations flottantes et disséminées, et grâce à cette double milice, qui se recrute sans cesse dans les deux mondes, elle héritera peut-être, dans la vallée du Mississipi, du rôle que le méthodisme a rempli pendant près d’un siècle.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Dans l’Illinois.