Pierre Bucher - Notes et souvenirs

André Hallays
Pierre Bucher - Notes et souvenirs
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 337-354).
PIERRE BUCHER

NOTES ET SOUVENIRS

En 1903 j’eus la curiosité de visiter l’Alsace. Il était alors difficile aux Français de connaître l’état moral des provinces annexées par l’Allemagne. Ceux qui avaient passé la frontière depuis l’abrogation de la dictature, avaient rapporté des impressions bien diverses. Selon les uns, la germanisation était à peu près consommée : déçus par les divisions intérieures et la politique anticléricale de la France, épuisés par une longue et vaine résistance, séduits par les bienfaits de l’Empire, les Alsaciens se résignaient à la condition que leur avait faite le traité de Francfort. D’autres affirmaient au contraire que les cœurs restaient fidèles à l’ancienne patrie, et que, sous le joug, l’Alsace persévérait dans sa volonté de ne pas être allemande : cette dernière opinion, M. René Bazin venait de la confirmer dans les Oberlé. Lesquels croire ? On se le demandait avec angoisse, car de la réponse à cette question dépendait tout l’avenir de la France.

Après m’être promené quelques jours à l’aventure dans la Haute-Alsace, je débarquai à Strasbourg. Le docteur Bucher que je ne connaissais pas, m’attendait sur le quai de la gare. Des Mulhousiens m’avaient affirmé qu’il serait pour moi le meilleur des guides, mais, lorsqu’ils avaient prononcé son nom, je m’étais représenté, je ne sais pourquoi, un vieux « protestataire, » vénérable et barbu. J’avais devant moi un jeune homme à la tournure alerte et élégante, à la démarche élastique, l’air d’un sous-lieutenant de chasseurs en civil : des yeux ardents et caressants trouaient un masque énergique, impérieux et délicat « Monsieur votre père, lui dis-je, a été bien bon de vous envoyer à ma rencontre. « Il éclata de rire : « Mais c’est moi le docteur Bucher ! » Et nous partîmes ensemble à travers les rues de Strasbourg. Il me demanda quelles impressions je rapportais de mes premières journées ; il les confirma ou les rectifia d’un mot, puis m’établit le programme des promenades que je devais faire avec lui, les jours suivants. Nous allâmes donc ensemble à Sainte-Odile, au Hohkœnigsbourg, à Saverne. Chemin faisant, dans les sentiers des Vosges, il m’initia au passé, aux coutumes, à l’esprit de son pays. Il me conta sa jeunesse, non par besoin d’épanchement, car il était sur lui-même très secret, mais afin d’illustrer par son propre exemple l’histoire morale des Alsaciens de son âge : il avait passé son enfance à Guebwiller sa ville natale et, dès le collège, s’était senti un étranger parmi les Allemands ; les brutalités de la police et les diatribes de ses maitres pangermanistes avaient exaspéré en lui la haine héréditaire [1] ; puis il avait fait ses études médicales à Strasbourg et les avait achevées à Paris ; la caserne allemande où il avait accompli son volontariat, le séjour à Paris où il avait subi le prestige du goût français, le spectacle de l’Alsace décidément rebelle à la culture germanique, tout avait fortifié en lui le dessein de travailler pour l’Alsace et contre le germanisme. Puis il m’exposa l’œuvre qu’il avait entreprise avec quelques amis, et me mit sous les yeux cette magnifique Revue alsacienne illustrée qui, par la perfection de sa typographie et la beauté de ses gravures, témoignait déjà de la finesse et de l’originalité du goût alsacien. Cette publication qui, dans l’esprit de son fondateur M. Spindler, devait être un simple recueil artistique, était devenue, depuis deux ans, entre les mains de Bucher, un véritable instrument de combat ; ses articles, les uns en français, les autres en allemand, étaient, tous, destinés à renouer les traditions de l’Alsace, en montrant ce que, dans le présent comme dans le passé, sa civilisation et son art devaient au génie latin. Enfin par cent exemples tirés de l’histoire et des mœurs, il me fit voir que ceux-là calomniaient cruellement l’Alsace qui la disaient infidèle au souvenir de la France.

Quand je le quittai, je savais ce qu’il fallait penser de la germanisation des provinces annexées. J’étais tombé dans les rets du plus infatigable des chasseurs d’hommes. Bien d’autres, depuis, furent, comme moi, séduits et captivés. Nul ne pouvait se dérober au charme de cette nature volontaire et persuasive.


I

Lorsque je fis la connaissance de Pierre Bucher, ses desseins s’étaient déjà précisés en quelques formules nettes et limpides. La Revue alsacienne illustrée résumait ainsi sa doctrine :

« Il y a un bien-être physique et moral à se plonger dans son milieu naturel.

« Et en effet, tous, nous sentons ce que nous voulons exprimer quand nous définissons l’un d’entre nous en disant : « C’est un vieil Alsacien ! C’est un type de la vieille Alsace ! » Et nous sentons également qu’un de nos compatriotes est diminué, si l’on est amené à dire de lui en secouant la tête : « Ce n’est plus un Alsacien. »

« Chez tous les Alsaciens, ce sentiment inné de piété ancestrale et d’attachement au sol existe, mais c’est insuffisant de demeurer, vis-à-vis de l’Alsace, dans cette phase sentimentale : il faut que nos raisons d’aimer notre terre et nos morts nous soient tangibles, et il faut que nous comprenions de quelle manière nous pourrions le mieux dégager, maintenir et prolonger la tradition alsacienne.

« … Nous voudrions surtout que, mieux renseigné sur sa nationalité, chaque fils d’Alsace contribuât plus sûrement à l’enrichir encore.

« Car l’assertion qu’une chose est bonne et vraie a toujours besoin d’être prouvée par une réponse à cette question : « Par rapport à quoi cette chose est-elle bonne ou vraie ? »

« Les choses ne sont bonnes ou vraies pour les Alsaciens que si elles sont le développement d’un germe alsacien. Du moins, si elles ne sont pas le fruit de notre race, il faut qu’elles acceptent les conditions de notre climat moral ; oui, qu’elles se modifient, selon l’aspect, selon le climat, il n’y a pas d’autre mot, que nous ont fait des siècles de civilisation alsacienne… »

On est frappé de l’accent barrésien de ces propositions. C’est qu’en vérité la thèse nationaliste de M. Maurice Barrès s’accordait à merveille avec les aspirations du jeune Alsacien, S’attacher à la terre natale, continuer l’œuvre des morts, s’enraciner, n’étaient-ce pas les objets que Bucher proposait à ses compatriotes ? Le hasard d’une rencontre mit un jour l’Alsacien en présence du Lorrain : ils eurent vite fait de se comprendre et de s’aimer. En lisant et en écoutant M. Maurice Barrès, Bucher vit plus clair en lui-même et sut trouver ces brefs mots d’ordre sans lesquels il est impossible de discipliner les imaginations, de coordonner les volontés. En échange, il fournit à Barrès la vivante matière d’un chef-d’œuvre. Quand dans de longues promenades, sous les hêtres et les sapins de la Hohenburg, il livra à son ami les confidences de Ehrmann, alsacien au service de l’Allemagne, et qui n’était autre que lui-même, il lui permit de communiquer à une belle idéologie le frémissement de la passion et de l’héroïsme. Tous deux savaient très bien ce qu’ils se devaient l’un à l’autre.

Ce que voulaient dire Bucher et ses amis, quand ils parlaient de fidélité au sol et aux morts, tous les Alsaciens l’avaient compris, beaucoup l’avaient approuvé, du moins au fond du cœur. De cette « doctrine » découlaient deux conseils pratiques : 1o N’émigrez plus en France, car votre nationalité déjà appauvrie est maintenant en péril ; 2o Demeurez attachés aux traditions de l’ancienne Alsace, c’est-à-dire de l’Alsace française. Un grand nombre de Français et surtout d’Alsaciens passés en France depuis 1871, répugnaient à accepter la première de ces deux maximes. Bucher leur répondait : « Si quelque jour l’Alsace revient à la France, vous serez heureux de la retrouver peuplée de bons Alsaciens ; si elle reste rivée. à l’Empire, est-il inutile au prestige de la France que votre langue continue d’être parlée et votre souvenir respecté de l’autre côté des Vosges ? » Aux Alsaciens qui jugeaient ses efforts vains et dangereux, il se gardait de répondre ; et il continuait inlassablement son ouvrage.

Il publia la Revue Alsacienne illustrée et lui adjoignit, quand il crut le moment venu d’une action directe, les Cahiers alsaciens. Il seconda toutes les tentatives des artistes alsaciens pour s’affranchir des influences d’outre-Rhin. Il contribua à la fondation du Musée alsacien de Strasbourg où sont rassemblés avec un goût parfait toutes les reliques de la vie populaire et campagnarde. Il organisa des représentations théâtrales françaises et encouragea la création des « Cercles des Annales. » Il appela des conférenciers français et provoqua des expositions françaises. Il forma un « Cercle d’étudiants alsaciens, » et quand celui-ci eut été dissous par les autorités allemandes, il groupa les « anciens étudiants. » Il élargit l’œuvre des Cours populaires de langue française fondée par Mlle Wust. Durant les dix années qui précédèrent la guerre, il ne perdit jamais une occasion de combattre le pangermanisme, de réveiller jusque dans les plus petites villes d’Alsace le goût des choses françaises.

On s’est souvent étonné qu’il ait pu mener un pareil combat sans encourir les rigueurs de la police allemande ; mais ce grand batailleur montrait le sang-froid et la prudence d’un politique consommé. Il avait à ses côtés des juristes qui savaient le Code, et ne risquait aucune manifestation, aucune publication, sans s’être assuré qu’il était dans la légalité ; s’il y avait un doute, il prenait les devants et prévenait de son projet l’administration allemande. Celle-ci hésitait, temporisait, mais Bucher tenait bon, et, de guerre lasse, pour éviter un mouvement d’opinion, les bureaucrates finissaient presque toujours par accorder l’autorisation que réclamait cet Alsacien tenace et courtois. S’il en résultait quelque scandale, la meute pangermaniste hurlait, mais le gouvernement du Reichsland l’invitait à se taire, sachant qu’à Berlin on redoutait, par-dessus tout, d’attirer l’attention publique sur les affaires d’Alsace-Lorraine : puisqu’il était officiellement convenu que la germanisation était acquise, il eût été fâcheux de révéler au monde entier qu’il y avait à Strasbourg un inextinguible foyer de mécontentement. Bucher savait la situation, et en jouait. On a parlé sans raison de sa souplesse et de ses ruses. Il se moquait de ceux qui lui prêtaient les allures d’un « conspirateur. » En réalité, il combattit toujours les Allemands à visage découvert. Il attendait beaucoup de leur coutumière sottise, il était rarement déçu.

Il ne fut pas seul dans le combat. Une partie du public le suivait ; une autre, la plus nombreuse, le regardait faire et comptait les coups en riant. Pour chacune des parties de sa tâche. Bucher trouva d’excellents et courageux collaborateurs ; il les entraîna, il leur communiqua sa flamme et sa persévérance. Il plaça chacun au poste où il pouvait le mieux servir. Sans lui, auraient-ils osé jouer la partie ? On ne sait ; mais, sans eux, il ne l’eût jamais gagnée. M. Fernand Dollinger mit au service de la cause sa haute intelligence, sa vaste connaissance de l’histoire de l’Alsace, son dévouement silencieux et acharné. De jeunes Alsaciennes se donnèrent, — et avec quelle abnégation ! — à l’œuvre des Cours populaires. Lors de la grande bataille pour l’enseignement du français dans les écoles, bataille qui passionna l’Alsace trois ans avant la guerre et où Hansi et M. l’abbé Wetterlé eurent l’impérissable honneur d’être condamnés par des tribunaux allemands, la Revue alsacienne illustrée publia une magnifique défense de la langue française par M. Eccard, avocat à Strasbourg, aujourd’hui sénateur du Bas-Rhin. Un professeur allemand de l’Université de Strasbourg, à demi Alsacien par ses goûts et ses amitiés, et qui prévoyait quelles suites aurait en Alsace le déchaînement de la folie pangermaniste, fut un des plus précieux auxiliaires de Bucher.

Ce fut en France même que Pierre Bucher remporta sa plus grande victoire.

Tous les Français venus en Alsace avant la guerre, journalistes, écrivains, hommes politiques, artistes, conférenciers, ont été ses hôtes ; tous ont été reçus comme des amis dans le charmant logis de l’hôtel de Marmoutier, et ils y ont goûté la bonne grâce de l’accueil alsacien. Avec sa vive intuition des hommes, il puisait dans son trésor d’anecdotes celles qu’il jugeait les plus propres à toucher ou amuser son interlocuteur. De sa voix grave et ardente, il disait la balourdise des Allemands, la fidélité des Alsaciens. Par une historiette gentiment contée il écartait l’objection qui ne s’était pas encore formulée, réfutait le préjugé qu’il avait deviné. Il proposait — impérieusement — des programmes d’excursions. S’il le croyait utile, il se transformait en cicérone : il connaissait tout de son pays, l’âme et les mœurs, les monuments et les paysages, les sentiers et les routes, les châteaux et les auberges. Et toujours causant, battant le pavé de Strasbourg ou escaladant les Vosges, il poursuivait son but : conquérir un Français de plus à l’Alsace. Qui saura le nombre d’études pittoresques ou historiques, de romans, de poèmes, d’articles de journaux qui furent inspirés par lui ? Quelquefois, sa pensée était transmise à la France par des interprètes un peu trop ignorants des vicissitudes de l’histoire alsacienne : il ne s’en plaignait pas, car il voyait clairement l’opinion française sur les choses d’Alsace se modifier d’année en année. Grâce à lui, à la veille de la guerre, la légende de la germanisation était morte.

Cependant, en Alsace même, tout le monde ne partageait pas son « illusion patriotique. » Quelques-uns nous avertissaient de nous méfier : « Cette fidélité au souvenir de la France, disaient-ils, est le fait d’une partie de la bourgeoisie. Le peuple tient à sa « c petite patrie, » et son particularisme qui, d’ailleurs, est un des traits du caractère national, a été largement développé par la maladresse des fonctionnaires prussiens, mais il demeure attaché à l’Empire qui lui a donné l’ordre et la richesse. Il a oublié la France, il l’ignore. » Mais, déjà, ces voix ne trouvaient plus d’écho chez nous. Bientôt, l’événement allait montrer que Bucher avait vu plus clair et plus loin que les sages. Avec une étonnante perspicacité, il avait discerné ce que recelait l’âme populaire et ce qu’elle ignorait elle-même. Que par son apostolat il ait fait lever quelques-uns des germes mystérieux laissés par l’hérédité au plus profond des consciences, c’est sa gloire ; mais admirons sa clairvoyance, plus encore que son action. Il avait deviné l’Alsace française, celle qui allait se révéler à elle-même au cours de la guerre, et saluer d’une clameur d’allégresse la défaite de l’Allemagne.


II

Quand l’affaire de Saverne eut jeté une aveuglante lumière sur la toute-puissance du parti pangermaniste, Pierre Bucher crut la guerre inévitable. Des voyages à Rome et à Vienne avaient alors élargi l’horizon de sa pensée. A la Robertsau, dans le salon de la comtesse de Pourtalès, il avait rencontré des hommes d’État informés de la situation de l’Europe. Il ne mettait pas en doute que cette guerre imminente ne dut se terminer par la libération de l’Alsace-Lorraine. Au printemps de 1914, il confiait à l’un de ses amis ses prévisions et ses espérances. Cependant, à la fin de juillet, quand éclata le conflit austro-serbe, il refusa de penser que l’Allemagne tenterait l’aventure dans des conditions diplomatiques aussi défavorables pour elle. D’ailleurs, à Strasbourg même, les officiers avaient reçu le mot d’ordre de rassurer la population en feignant de ne pas ajouter foi aux bruits de guerre.

Le 30 juillet. Bucher voit entrer chez lui un homme de police dont il a naguère soigné et sauvé la fille, et qui, par reconnaissance, le vient supplier de partir : son nom figure sur la liste des suspects à incarcérer. Il remercie le policier, mais ne veut pas admettre que le péril soit aussi pressant. A cinq heures du soir, l’homme revient : il n’y a plus une minute à perdre, l’ordre d’arrestation sera exécuté dans la soirée. Bucher ferme sa valise et se dirige vers la gare. Il juge dangereux de passer par Avricourt où son signalement est peut-être déjà entre les mains de la police ; mieux vaut gagner la Suisse. Il débarque, dans la nuit, à la station-frontière de Saint-Louis au milieu d’une cohue de Suisses et d’Allemands pressés de rentrer chez eux. La foule s’écoule par un étroit passage entre deux gendarmes : il faut éviter à tout prix d’être reconnu. Il avise une Allemande affolée qui traîne un enfant en larmes, prend l’enfant dans ses bras, ordonne à la femme de marcher devant lui, puis se met à l’injurier dans le plus pur idiome de Berlin : les gendarmes sont pleins de miséricorde pour ce Prussien mal embouché. Ayant rendu l’enfant à sa mère, il traverse Bâle pour rentrer en Alsace... Mais voici ce que, sept mois plus tard, le 18 février 1915, il écrira à l’un de ses amis.


MON CHER AMI,

Pardonnez-moi de ne vous donner signe de vie qu’aujourd’hui, mais j’avais complètement interrompu toute correspondance pour me consacrer exclusivement à la tâche qui m’était prescrite. Voici brièvement mes tribulations : j’ai quitté Strasbourg le 30 juillet, au moment d’être arrêté. J’ai gagné la Suisse par le dernier train régulier, et, après des péripéties tragi-comiques que je vous conterai, je suis rentré en Alsace à pied, j’ai fait déserter des jeunes gens, et j’ai gagné la France avec difficultés à travers le cordon des soldats allemands. Trains militaires jusqu’à Paris où j’ai été attaché à l’armée du général Pau. Je me suis engagé et fait naturaliser Français, j’ai été nommé adjudant et j’ai rendu quelques services comme guide et informateur. Ainsi j’ai parcouru toute la Haute-Alsace, souvent au delà des avant-postes, quelquefois en missions téméraires. J’ai échappé deux fois au trépas en tuant de mon revolver les Allemands qui me poursuivaient. J’ai été jusqu’au Rhin ; j’ai été à Ensisheim, souvent à Mulhouse ; j’ai bu à la France avec Hansi à Turkheim ; je suis entré dans ma ville natale à Guebwiïler avec les premiers dragons.

Puis, après l’évacuation de l’Alsace, en août, j’ai été attaché à la place de Belfort. J’ai été nommé sous-lieutenant et chef de secteur du service des renseignements, d’abord à Thann où j’ai pris part à tous les combats, puis à Massevaux ; enfin je dirige le secteur de Massevaux à Pfetterhouse. J’ai sous mes ordres Paul Acker [2] et quelques jeunes Alsaciens, tous de vieilles familles, engagés et Français comme moi.

Nous assurons l’information, nous faisons des plans des défenses allemandes, nous rédigeons des Bulletins sur l’état militaire, moral, économique des Allemands. Enfin nous interrogeons les prisonniers et les déserteurs, et nous protégeons nos malheureux compatriotes contre l’incompréhension et les mépris souvent invraisemblables des chefs français.

L’Alsace n’a pas cessé de souffrir. Tiraillés en tous sens, ruinés, affamés, hébétés, nos pauvres Alsaciens ne savent ce que l’avenir leur réserve et gardent quand même, par miracle, la foi en notre victoire. Nous faisons l’impossible pour les renseigner, les soulager, les expliquer.

Après mon départ de Strasbourg, de nombreuses perquisitions ont été faites dans toute la maison, puis elle fut saccagée. J’ai subi deux condamnations, comme déserteur et pour haute trahison. Ma fortune, celle de ma femme et de mes filles confisquées. Ma belle-mère et mon beau-frère surveillés. On attend la mort de ma belle-mère pour confisquer l’héritage. Me voici nu comme un ver et réduit à ma solde. Tout cela, bien entendu, m’est indifférent. Je réalise le rêve de toute ma vie : être officier français. Je vis dans le bonheur, parce que je fais exactement la tâche qui me donne le plus de joie.

Après l’effondrement de ma vie passée, elle n’avait plus grand sens. Si nous avions été battus, je me serais fait tuer. L’Alsace m’eût été fermée, et je n’ai pas de goût pour une existence de patriote honoraire en France.

Maintenant, mon devoir est tout tracé : préparer l’Alsace à redevenir française. Devoir simple et discret, tâche délicate et qui absorbera le reste de ma vie. A nos enfants ensuite de jouir du bonheur d’être Français.

Ma femme, le 22 juillet, était par hasard à Lyon. Elle y est restée avec les fillettes et dirige l’hôpital de l’Arbresle près de Lyon. Résignée tout à fait. Vous la connaissez, elle n’a pas eu une plainte. Mais je ne voudrais pas témoigner publiquement de mes fonctions françaises pour sauver, si possible, l’héritage de mes enfants. J’évite de fournir aux Allemands un nouvel argument dont ils puissent se servir contre la famille de ma femme. De là mon pseudonyme de B... J’ai réussi à empêcher jusqu’ici des notes saugrenues. Il sera toujours temps de les publier, quand on m’accusera d’avoir été tiède dans mon action en Alsace avant la guerre.

Notre armée active vaut mieux que l’Allemande, notre réserve se fait, notre territoriale ne vaut rien. Les Allemands ne sont ni minés, ni en famine, ni démunis militairement ; on exagère beaucoup. Ils s’usent très lentement. Les chefs de la pensée se sentent perdus, l’armée croit toujours à la victoire. Sans facteur nouveau, ce sera long et dur d’en avoir raison. On a fait des gaffes nombreuses en Alsace, mais on s’applique à les corriger. Au fond le tact français s’en tire toujours aimablement...

Je me porte très bien. Un obus de 150 allemand n’a réussi qu’à me renverser...


J’ai voulu transcrire cette page d’une si poignante simplicité. Nous savons maintenant dans quelles dispositions Pierre Bucher a revêtu l’uniforme français.

Le service qu’il dirigeait, était établi à Rechésy, village situé à quatre kilomètres du front, au point où se rencontraient autrefois les trois frontières, suisse, française et allemande. C’était une annexe du service des renseignements de Belfort, lequel dépendait du G. Q. G. Dans l’été de 1915, Bucher développa et organisa le bureau qui fonctionna jusqu’à la fin de la guerre sous la même forme, avec les mêmes collaborateurs, tous officiers de complément. Son rôle essentiel était d’informer le G. Q. G. de l’opinion allemande sur tous les événements militaires, politiques et économiques. Une centaine de journaux et de revues lui parvenaient chaque jour ; ils étaient immédiatement lus, traduits, et, accompagnés de brèves synthèses, les principaux documents formaient la matière de Bulletins qui, chaque soir, étaient expédiées au G. Q. G.

Comment Bucher gouverna le temporel et le spirituel de la maison, comment il sut communiquer à ses compagnons, en même temps que son ardeur et sa foi, le goût d’un travail attentif et bien réglé, comment il les fit profiter de son expérience du germanisme, comment lui-même tirait des conclusions rapides et sûres des documents innombrables qui chaque jour passaient sous ses yeux, ceux qui l’ont vu à l’œuvre, jamais n’en perdront le souvenir. Il avait la passion de l’ordre et, malgré la haine implacable qu’il avait vouée à l’Allemagne, il ne cessait de louer sa faculté d’organisation. L’amour de la France ne l’empêchait pas de s’élever contre les incohérences et les improvisations.

A Rechésy, il continua cette manière d’apostolat grâce à laquelle il avait naguère converti tant de Français à la cause alsacienne. La jolie maison du XVIIIe siècle où étaient installés les bureaux du service a vu passer bien des visiteurs : des journalistes français ou étrangers, des écrivains en promenade sur le front, des administrateurs de l’Alsace occupée, des officiers dont les troupes étaient cantonnées dans la région. A ces hôtes de passage Bucher se gardait bien de prêcher l’optimisme, mais tous ses propos respiraient une inébranlable confiance dans la victoire. Par la sérénité de ses pronostics il stupéfiait et finalement réconfortait ceux qui arrivaient de l’intérieur angoissés ou sceptiques. Il réfutait brutalement les opinions trop souvent répandues sur le prochain épuisement de l’Allemagne ; mais, comme, dans la conversation, il glissait un tranquille : « Quand nous serons à Strasbourg... » les plus pusillanimes reprenaient courage.

Le thème sur lequel il revenait avec le plus d’insistance, c’était l’Alsace. Depuis le début de la guerre, il cherchait à défendre ses malheureux compatriotes contre le préjugé et la calomnie. On a vu ses premières plaintes dans la lettre que j’ai citée. Jamais il ne cessa de s’élever contre une funeste légende qui, née au début de la guerre, avait trouvé trop de crédit en France.

On racontait qu’au moment où nos soldats avaient, en août 1914, franchi la frontière, des Français avaient été surpris de la froideur et de la réserve des Alsaciens et qu’au moment où nous avions dû évacuer Mulhouse, des civils avaient tiré sur les troupes en retraite. Accusation absurde. C’était oublier qu’il y avait en Alsace-Lorraine 400 000 immigrés mêlés à la population indigène et prêts à toutes les délations, à tous les assassinats. Sachant combien la fortune des armes est changeante « l’événement l’a bien montré), certains Alsaciens devaient réprimer leurs véritables sentiments dans la crainte d’être dénoncés par les ennemis qui les entouraient et les surveillaient : était-ce à nous de leur reprocher leur prudence, quand nous savions de quel prix tant d’autres avaient payé leur joie téméraire ? Quant aux civils qui, par le soupirail d’une cave ou à l’abri d’une haie, avaient fusillé nos soldats, leur nationalité n’était pas douteuse : avant de quitter les lieux, les autorités allemandes avaient prescrit aux fonctionnaires, notamment aux forestiers, de rester sur place, de brûler leurs uniformes et de garder leurs fusils. Ajoutez à ces fables le préjugé populaire qui fait de la langue le signe même de la nationalité : tout Alsacien qui ne savait pas le français devenait un « boche ; » cependant à qui la faute si pendant quarante-quatre ans on n’avait enseigné que l’allemand dans les écoles d’Alsace ? Et Bucher, avec une douloureuse obstination, opposait à cette légende l’attitude héroïque de l’Alsace restée sous le joug allemand ; l’Allemagne obligée d’envoyer sur le front russe les Alsaciens-Lorrains de son armée pour leur épargner la tentation de passer à la France ; les conseils de guerre extraordinaires institués dans toutes les grandes villes afin de juger les per- sonnes coupables de « sentiments hostiles à l’Allemagne ; » les prisons encombrées de braves gens appartenant à toutes les classes de la société, ouvriers, bourgeois, prêtres, fonctionnaires, qui payaient de leur liberté la joie d’avoir bafoué l’oppresseur et souhaité sa défaite.

L’Alsace, jamais aucun de ses enfants ne l’a aimée et défendue, comme le fit Pierre Bucher durant les quatre années de la guerre. Et il ne se contentait point de parler, d’écrire, d’animer tous ses collaborateurs du même zèle et de la même indignation. Il se préoccupait anxieusement du sort de tous ceux de ses compatriotes qui, las de servir dans l’armée allemande, souhaitaient de redevenir Français, et risquaient la mort pour franchir les fils de fer électrifiés tendus le long de la frontière suisse.

On ne dira jamais assez la part que les Alsaciens ont eue dans la victoire de la France. Ce service des renseignements de Belfort dont dépendait celui de Rechésy, a été le plus utile des auxiliaires du deuxième bureau du Grand-Quartier. Or l’officier qui, grâce à son intelligence, son caractère, sa puissance de travail, était parvenu à créer cet inestimable instrument d’information militaire, était Alsacien d’origine. Il avait su réunir une équipe d’Alsaciens qui dans des postes secrets et périlleux, ne cessèrent de surveiller l’ennemi. C’est à eux que le haut commandement dut de connaître la date et l’heure d’un grand nombre des offensives de l’armée allemande, notamment de l’attaque du. 15 juillet 1918.

Ces magnifiques services rendus par des Alsaciens à la France, Bucher les connaissait et les célébrait en toute occasion. Que de fois, depuis la paix, il s’est plu à les rappeler !

Lorsque M. Clemenceau eut pris le pouvoir, Bucher fut mandé à Paris. Le président du Conseil l’interrogea longuement sur la situation économique et politique de l’Allemagne. Frappé de la puissance de son esprit et de l’étendue de son savoir, il l’attacha à l’ambassade de Berne qu’il venait de confier à M. Dutasta. Le milieu diplomatique convenait mal à cet Alsacien épris de simplicité et d’indépendance, et qui redoutait toutes les servitudes, hormis la servitude militaire qu’il avait acceptée avec tant de joie. Cependant il eut vite fait de gagner la confiance de son chef, et, dans ce nouveau poste, il poursuivit l’enquête sur l’Allemagne qu’il menait depuis trois ans à Rechésy avec des collaborateurs de son choix. De Berne il put observer les progrès de la débâcle allemande.

Le 11 novembre, son rêve était accompli. Le 22 novembre, les soldats de Gouraud défilaient devant le Palais impérial de Strasbourg.


III

Placé par M. Clemenceau auprès de M. Maringer, haut-commissaire de la République à Strasbourg, Bucher vécut ces journées inoubliables où l’Alsace célébra sa délivrance. Il n’avait jamais douté de son pays, mais cette explosion d’amour, de reconnaissance et d’enthousiasme dépassait tous ses espoirs. Il parcourait en riant les rues de sa ville retrouvée ; il embrassait les amis dont quatre années de guerre l’avaient séparé et qui parfois hésitaient à le reconnaître sous son uniforme bleu horizon, car les Allemands avaient annoncé sa mort ; il faisait aux Français les honneurs du palais du statthalter où le gouvernement de la France venait de s’installer ; il s’amusait de la surprise des soldats émerveillés du spectacle qu’offrait Strasbourg en liesse. Et le mâle visage de cet homme impassible se contractait pour cacher l’émotion dont son âme était transportée.

Sans tarder, il se remit à la tâche. Son labeur fut alors formidable et, à son grand désespoir, à peu près stérile. Son rôle était d’aider et d’éclairer l’administration française qui débarquait à Strasbourg. Ignorante des choses et des gens d’Alsace, elle s’imaginait, — le délire même de l’Alsace excusait un peu son erreur, — qu’on allait, avec des harangues sentimentales et des effusions patriotiques, résoudre tous les problèmes que posait cette brusque reprise par la France de deux provinces ayant vécu pendant près d’un demi-siècle sous le régime allemand.

Le délire se prolongea tout un mois. Quand MM. Poincaré et Clemenceau vinrent à Strasbourg et y reçurent l’hommage de l’Alsace (Bucher avait été l’ordonnateur de cette fête grandiose), ce fut comme un renouveau de l’enthousiasme qui avait salué la venue des armées de la République. Mais, dès la fin de décembre, il fut manifeste que le moment était venu de (gouverner. » Cette nécessité, Bucher l’avait sentie, dès le premier jour. Sans doute, à chaque difficulté nouvelle, on le consultait, mais on l’interrogeait beaucoup sur les personnes, et là-dessus il lui était impossible de donner son opinion sans risquer de compromettre son autorité et son crédit auprès de ses compatriotes ; quant aux questions d’ordre général, si par hasard on adoptait ses avis, les ridicules lenteurs de la machine administrative faisaient tout avorter : ce fut alors un terrible gâchis. Cependant personne à Strasbourg ne doutait de sa toute-puissance, on le traitait volontiers d’ « éminence grise » , on lui imputait des bévues, des maladresses auxquelles il assistait, désarmé, impuissant.

Un jour, il crut de son devoir d’avertir M. Clemenceau : pour éviter une catastrophe, il fallait changer les hommes, le régime et les méthodes. M. Clemenceau l’écouta. Ce fut M. Millerand qui, muni des pleins pouvoirs du gouvernement, vint à Strasbourg pour mettre de l’ordre dans les affaires de l’Alsace. On sait qu’il y a réussi.

M. Millerand témoigna à Bucher la confiance la plus affectueuse. Dans l’œuvre qu’il a accomplie à Strasbourg, il n’a jamais caché quelle part revient à ce « collaborateur incomparable. » De son côté, Bucher voua une amitié sans réserve au chef qui le mit à même de poursuivre son action française en Alsace.

Il ne s’est pas en effet contenté d’être le conseiller discret et avisé de la politique de la France à Strasbourg, il a voulu utiliser toutes les expériences de sa vie, créer des œuvres nouvelles qui fussent la suite de celles qu’il avait entreprises pendant et avant la guerre. Il les avait d’ailleurs, toutes, méditées et projetées à Rechésy, dans les brefs loisirs que lui laissait son écrasante besogne.

Il savait que, la paix conclue, la France aurait plus que jamais besoin de surveiller les événements d’Allemagne. Il avait donc élaboré le plan d’une revue spéciale qui, rédigée à Strasbourg, présenterait au public français tout ce que peuvent apprendre non roulement les journaux et les revues d’Outre-Rhin, mais aussi des enquêtes approfondies conduites sur place. Le coût du papier l’obligea d’ajourner son projet : il fonda un Bulletin de la presse allemande où sont chaque jour résumés les principaux articles de journaux, et qui offre un tableau complet de la vie publique en Allemagne.

Il voulut aussi reprendre ce métier de propagandiste qu’il avait exercé autrefois avec une telle maîtrise. Il organisa des Cours populaires et l’œuvre du Livre français où de zélées collaboratrices l’aidaient à répandre dans toute l’Alsace des ouvrages français de science, d’histoire et de littérature. Mais la création à laquelle il donna la plus grande part de son activité, fut celle de la Société des Amis de l’Université de Strasbourg. Il jugeait nécessaire que la nouvelle Université française, si fortement constituée et si largement dotée par l’Etat, fut encore soutenue par une grande association. Celle-ci devait faire appel aux Alsaciens et à toute la France, l’éclat et la prospérité de l’Université de Strasbourg intéressant la nation. Il obtint de M. Millerand que le gouvernement assurât à la Société un riche patrimoine immobilier. Ensuite, il demanda à M. Raymond Poincaré d’en accepter la présidence, le jour où il quitterait l’Elysée. Quand M. Raymond Poincaré vint à Strasbourg pour inaugurer l’Université, il annonça, au cours d’une magnifique harangue, la fondation de la nouvelle Société et promit de la patronner. Bucher savait quelles garanties de succès apportait un tel concours ; mais, en même temps, quelle joie, quelle fierté pour ce patriote de voir son dévouement à la France reconnu, affirmé par le grand Français qui avait « bien mérité de la patrie ! » Dès lors il s’ingénia, comme il savait le faire, à recruter des membres et à accroître les ressources de la Société. De tous les amis de l’Université, il n’y en a pas eu de plus fervent.

Il y a quelques mois, il quitta le poste qu’il occupait au commissariat général. Il pensa que, dans l’état où M. Millerand avait laissé les affaires d’Alsace, il pouvait sans inconvénient reprendre sa liberté afin de fonder une publication indépendante où il travaillerait, comme toujours, au bien de l’Alsace.

Les destinées de l’Alsace étant liées à celles de la France, leurs intérêts sont désormais confondus ; il ne saurait y avoir une politique alsacienne et une politique française : une telle dualité serait sacrilège. Les cœurs battent maintenant à l’unisson, mais il faut renouer le commerce des intelligences. Lorsque deux amis furent longtemps séparés, ils ont besoin de se regarder, de s’interroger pour retrouver les raisons de leur sympathie ancienne. C’était à cette mutuelle étude que Bucher entendait convier l’Alsace et la France.

Durant cinquante ans l’Alsace s’est fait de la France une image qui diffère quelque peu de la réalité : illusions de l’absence, mirages du souvenir, désir de créer une antithèse au germanisme. D’autre part, pour des causes à peu près semblables, le visage de l’Alsace s’est déformé dans l’imagination française, et surtout on a oublié, en France, que l’Alsace vient de passer un demi-siècle sous un régime allemand qui n’est pas sans avoir modifié les manières de penser et de vivre. Tâchons donc de nous accepter les uns les autres, tels que nous sommes ; enrichissons-nous des enseignements que nous pouvons trouver, les Français en Alsace, les Alsaciens en France ; efforçons-nous de nous bien connaitre. Que les Français écoutent les voix venues d’Alsace, quand il s’agit des grands problèmes de l’heure présente : exécution du traité de Versailles, relations avec l’Allemagne, question rhénane. Personne, et pour cause, ne connaît mieux que l’Alsacien le tempérament, le caractère, les méthodes de l’Allemagne. Strasbourg doit être désormais notre « poste d’écoute. » En outre, il existe en Alsace des institutions et des coutumes régionales dont la France peut faire son profit. Que l’Alsace, de son côté, puisqu’elle est résolue à entrer dans le cadre de la vie française (l’affluence de ses enfants dans les collèges et de ses étudiants à l’Université en est la preuve irréfutable), tourne ses regards au delà des Vosges et connaisse toutes les ressources économiques, industrielles et intellectuelles que lui offre la France d’aujourd’hui. Mieux renseignée, elle enverra ses fils dans sa patrie retrouvée, et ceux-ci reviendront au foyer, convaincus que si la France n’est point tout à fait celle qu’ils ont cru accueillir en novembre 1918, elle n’est pas non plus la France débile, dévergondée et dégénérée de la légende pangermaniste. Enseigner l’Alsace à la France et la France à l’Alsace, c’était tout le programme de l’Alsace française dont Bucher publia le premier numéro le 1er janvier 4921.

Le 15 février, il mourait emporté par une maladie consécutive à une blessure reçue pendant la guerre en service commandé.


L’effort de Bucher ne sera pas perdu. Son Alsace française sera continuée par un jeune Alsacien dont il avait fait son disciple, puis son gendre, car il avait reconnu en lui deux de ses plus éminentes qualités : une intelligence lucide et une volonté opiniâtre. Et chacune de ses autres œuvres vivra, fidèle à l’esprit de son fondateur. Mais qui maintenant les rassemblera toutes dans une collaboration étroite ? Le lien du faisceau est à jamais rompu. On ne remplacera pas cet homme qui fut, selon le mot de M. Millerand, l’incarnation vivante de l’Alsace pour les Français et de la France pour les Alsaciens.

Certains l’envieront parce qu’une triomphante victoire a couronné son labeur, qu’il a vu les trois couleurs flotter à la flèche de sa cathédrale, que son corps repose en terre française, à Strasbourg. Mais des passions comme celle qui l’animait, ne sont jamais apaisées. Cent projets inachevés ou ébauchés sont ensevelis avec lui.

Il réunissait les qualités les plus contraires : il était prévoyant et résolu, clairvoyant et passionné, discret et enthousiaste, il avait le don de commander et celui de suggérer, toutes les vertus d’un chef et la plus véritable modestie. Tant de contrastes déconcertaient souvent à la première rencontre, et, comme le regard profond de ses yeux sombres ajoutait encore à la singularité de sa personne, faute de pouvoir démêler tant de complexités, on le déclarait « mystérieux, » on l’appelait « Cagliostro. » Il en était, selon son humeur, amusé ou agacé ; mais qui a vécu dans son intimité, sait qu’il n’y eut jamais, en lui, ni aucun mystère, ni aucune affectation de mystère. Nul ne fut plus simple et plus sincère. Une passion unique a possédé son être, celle de la France ; elle mettait en jeu tous les ressorts de cette nature puissante et diverse. Comme tous ceux qu’obsède une idée-maîtresse, il s’oubliait lui-même. Son désintéressement était fabuleux. Sa vie fut droite comme une épée.

Il a été parfois méconnu et même calomnié. Il fut trop grand sur un trop petit théâtre. L’Alsace d’avant la guerre, repliée sur elle-même, était en proie à des dissensions intestines que l’Allemand prenait soin de cultiver et d’exaspérer. Bucher fut souvent exposé à la jalousie des coteries minuscules qui s’étaient formées dans la société alsacienne. Puis son intransigeance gênait un peu les tièdes et les souples. Dans l’Alsace d’aujourd’hui, les rancunes d’autrefois n’ont point toutes désarmé. Certains trouvent importun le spectacle d’une existence sans compromission. Le mot désintéressement fait sourire l’Alsacien positif... Maintenant qu’il n’est plus, tous vont mesurer la place qu’il occupait, et les jeunes gens, étrangers aux misérables querelles de leurs pères, comprendront la magnifique leçon d’idéalisme que leur a donnée Pierre Bucher..

Quant à ceux, Alsaciens ou Français, auxquels il fit l’honneur de les appeler ses amis, de les associer à ses pensées, à ses travaux, ils garderont de lui un pieux souvenir, se rappelant surtout ces lointaines années où il leur rendait confiance dans le destin de la France et les invitait à méditer la parole inscrite sur une des vieilles portes de la ville d’Obernai :


Omnia si perdas, verbum cœleste réserva.


ANDRE HALLAYS.

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  1. Ces souvenirs d’enfance ont été rapportés par M. Schuré dans l’Alsace française (1 vol. chez Perrin).
  2. Quelques mois après, il eut la douleur de voir Paul Acker périr victime d’un lamentable accident.