Pièces ajoutées aux Amours Diverses (1584)


Pièces ajoutées aux Amours Diverses (1584)
1584


[Depuis 1584, les Amours diverses sont dédiées]


À TRES VERTUEUX SEIGNEUR

N. de NEUFVILLE, seigneur de Villeroy,

Secretaire d’Estat de sa Majesté.


Jà du prochain hyver je prevoy la tempeste,
Jà cinquante et six ans ont neigé sur ma teste,
Il est temps de laisser les vers et les amours,
Et de prendre congé du plus beau de mes jours.
J’ay vescu (Villeroy) si bien que nulle envie
En partant je ne porte aux plaisirs de la vie,
Je les ay tous goustez, et me les suis permis
Autant que la raison me les rendoit amis,
Sur l’eschaffaut mondain jouant mon personnage
D’un habit convenable au temps et à mon âge.
J’ay veu lever le jour, j’ay veu coucher le soir,
J’ay veu greller, tonner, esclairer et pluvoir,
J’ay veu peuples et Rois, et depuis vingt années
J’ay veu presque la France au bout de ses journées,
J’ay veu guerres debats, tantost tréves et paix,
Tantost accords promis, redefais et refais,
Puis defais et refais. J’ay veu que sous la Lune
Tout n’estoit que hazard, et pendoit de fortune.
Pour neant la prudence est guide des humains :
L’invincible destin luy enchesne les mains,
La tenant prisonniere, et tout ce qu’on propose
Sagement la fortune autrement en dispose.
Je m’en vais seul du monde ainsi qu’un convié
S’en va soul du banquet de quelque marié,

Ou du festin d’un Roy sans renfrogner la face,
Si un autre apres luy se met dedans sa place.
J’ay couru mon flambeau sans me donner esmoy,
Le baillant à quelcun s’il recourt apres moy :
Il ne fault s’en fascher, c’est la Loy de nature,
Où s’engage en naissant chacune creature.
Mais avant que partir je me veux transformer
Et mon corps fantastiq’de plumes enfermer,
Un œil sous chaque plume, et veux avoir en bouche
Cent langues en parlant : puis d’où le jour se couche,
Et d’où l’Aurore naist Déesse aux belles mains,
Devenu Renommée, annoncer aux humains,
Que l’honneur de ce siecle aux Astres ne s’en-volle,
Pour avoir veu sous luy la navire Espaignolle
Descouvrir l’Amerique, et fait voir en ce temps
Des hommes dont les cœurs à la peine constans,
Ont veu l’autre Neptune inconneu de nos voiles,
Et son pole marqué de quatre grands estoiles :
Ont veu diverses gens, et par mille dangers
Sont retournez chargez de lingots estrangers.
Mais de t’avoir veu naistre, ame noble et divine,
Qui d’un cœur genereux loges en ta poitrine
Les errantes vertus, que tu veux soulager
En cet âge où chacun refuse à les loger :
En ceste saison dis-je en vices monstrueuse,
Où la mer des malheurs d’une onde impetueuse
Sur nous s’est débordée, où vivans avons veu
Le mal que nos ayeux n’eussent pensé ny creu.
En ce temps la Comete en l’air est ordinaire,
En ce temps on a veu le double luminaire
Du ciel en un mesme an s’eclipser par deux fois :
Nous avons veu mourir en jeunesse nos Rois,

Et la peste infectée en nos murs enfermée
Le peuple moissonner d’une main affamée.
Qui pis est, ces Devins qui contemplent les tours
Des Astres, et du Ciel l’influance et le cours,
Predisent qu’en quatre ans (Saturne estant le guide)
Nous voirrons tout ce monde une campaigne vuide :
Le peuple carnassier la Noblesse tuer,
Et des Princes l’estat s’alterer et muer :
Comme si Dieu vouloit nous punir en son ire,
Faire un autre Chaos, et son œuvre destruire
Par le fer, par la peste, et embrazer le sein
De l’air, pour étouffer le pauvre genre humain.
Toutefois en cet âge, en ce siecle de boue,
Où de toutes vertus la Fortune se jolie,
Sa divine clemence ayant de nous soucy,
T’a fait ô Villeroy, naistre en ce monde icy
Entre les vanitez, la paresse et le vice,
Et les seditions qui n’ont soin de justice,
Entre les nouveautez, entre les courtizans
De fraude et de mensonge impudens artizans,
Entre le cry du peuple et ses plaintes funebres,
Afin que ta splendeur esclairast aux tenebres,
Et ta vertu parust par ce siecle eshonté,
Comme un Soleil sans nue au plus clair de l’Esté.
Je diray d’avantage à la tourbe amassée,
Que tu as ta jeunesse au service passée
Des Rois, qui t’ont choisi, ayant eu ce bon-heur
D’estre employé par eux aux affaires d’honneur,
Soit pour flechir le peuple, ou soit pour faire entendre
Aux Princes qu’il ne faut à ton maistre se prendre,
Par ta peine illustrant ta maison et ton nom.
Ainsi qu’au camp des Grecs le grand Agamemnon

Envoyoit par honneur en Ambassade Ulysse,
Qui faisant à son Prince et au peuple service,
Soymesme s’honoroit et les rendoit contens,
Estimé le plus sage et facond de son temps.
Il fut, comme tu es, amoureux de sa charge,
(Dont le Roy se despouille et sur toy se descharge :)
Car tu n’as point en l’ame un plus ardent desir
Que faire ton estat, seul but de ton plaisir,
Te tuant pour ta charge en la fleur de ton âge,
Tant la vertu active eschauffe ton courage.
Je diray sans mentir, encores que tu sois
Hautement eslevé par les honneurs François,
Tu ne dedaignes point d’un haussebec de teste,
Ny d’un sourcy hagard des petits la requeste,
Reverant sagement la fortune, qui peult
Nous hausser et baisser tout ainsi qu’elle veut.
Mais comme departant ta faveur et ta peine
A tous egalement, tu sembles la fonteine,
Qu’un riche citoyen par la soif irrité
Faict à larges canaux venir en sa cité,
Laquelle verse apres sans difference aucune
A grands et à petits ses eaux pour la commune.
Puis je veux devaller soubs la terre là bas
Où commande Pluton, la Nuict et le trespas :
Et là me pourmenant soubs les ombres Myrtines,
Chercher ton Morvillier et tes deux Ausbépines,
Deux morts en leur vieillesse, et l’autre à qui la main
De la Parque trop tost trancha le fil humain,
Tous trois grands ornemens de nostre Republique.
Puis ayant salué ceste bande Heroïque,
Dont les fronts sont tousjours de Lauriers revestus,
Je leur diray comment tu ensuis leurs vertus,

Et comme apres leur mort ton ame genereuse
Ne voulut endurer que leur tumbe poudreuse
Demeurast sans honneur, faisant faire à tous trois
Des Epitaphes Grecs et Latins et François,
Gage de ton amour : à fin que la memoire
De ces trois demy-dieux à jamais fust notoire,
Et que le temps subtil à couler et passer,
Par siecles infinis ne la peust effacer.
Ces trois nobles esprits oyans telle nouvelle,
Danceront un Pean dessus l’herbe nouvelle,
Et en frappant des mains feront un joyeux bruit,
Dequoy sans fourvoyer, Villeroy les ensuit.
Or comme un endebté, de qui proche est le terme
De payer à son maistre ou l’usure, ou la ferme,
Et n’ayant ny argent ny biens pour secourir
Sa misere au besoin, desire de mourir :
Ainsi ton obligé ne pouvant satisfaire
Aux biens que je te doibs, le jour ne me peult plaire :
Presque à regret je vy, et à regret je voy
Les rayons du Soleil s’estendre dessus moy.
Pource je porte en l’ame une amere tristesse,
Dequoy mon pied s’avance aux fauxbourgs de vieillesse
Et voy (quelque moyen que je puisse essayer)
Qu’il faut que je déloge avant que te payer,
S’il ne te plaist d’ouvrir le ressort de mon coffre,
Et prendre ce papier que pour acquit je t’offre,
Et ma plume qui peut, escrivant verité,
Tesmoigner ta louange à la posterité.
Reçoy donc mon present, s’il te plaist, et le garde
En ta belle maison de Conflant, qui regarde
Paris, sejour des Rois, dont le front spacieux
Ne voit rien de pareil sous la voûte des Cieux :

Attendant qu’Apollon m’eschauffe le courage
De chanter tes jardins, ton clos, et ton bocage,
Ton bel air, ta riviere et les champs d’alentour
Qui sont* toute l’année eschauffez d’un beau jour,
Ta forest d’orangers, dont la perruque verte
De cheveux eternels en tout temps est couverte,
Et tousjours son fruit d’or de ses fueilles defend,
Comme une mere fait de ses bras son enfant.
Prens ce Livre pour gage, et luy fais, je te prie,
Ouvrir en ma faveur ta belle Librairie,
Où logent sans parler tant d’hostes estrangers
Car il sent aussi bon que font tes orangers.


A LUY-MESME

[Amours diverses, dans les Œuvres. 1584.]


Encor que vous soyez tout seul vostre lumiere,
Je vous donne du feu, non pas feu proprement,
Mais matiere qui peut s’allumer promptement,
La Cire, des liqueurs en clairté la premiere.
Secondant tous les soirs vostre charge ordinaire,
Elle sera tesmoin que delicatement
Vous ne passez les nuicts, mais que soigneusement
Vous veillez jusqu’au poinct que le jour vous esclaire.
Circe tenoit tousjours des Cedres allumez
Pour ses flambeaux de nuict : vos yeux accoutumez
A veiller, pour du Cedre auront ceste Bougie.
Recevez, Villeroy, de bon cœur ce present,
Qui ja se resjouist, et bien-heureux se sent
De perdre, en vous servant, sa matiere et sa vie.