Physionomies de saints/Texte entier

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 11-140).



UNE SAINTE IGNORÉE



I l y a des siècles, dans un monastère de Colmar, vivait une humble sœur converse nommée sœur Agnès.

Très silencieuse, très douce, elle se portait de préférence aux bas emplois de la maison, mais aucun travail ne l’empêchait de méditer la Passion du Sauveur et, à ce souvenir terrible et sacré, les larmes baignaient souvent son visage.

Sa compassion était si vive, si poignante, qu’elle ne pouvait regarder une croix. Devant tous les crucifix, on voyait toujours sœur Agnès fermer les yeux et baisser son voile.

C’était la seule singularité de cette humble vie vouée aux rudes travaux. Cependant, on la signala à l’attention du provincial de l’ordre, quand il fit la visite du monastère.

Le religieux reprit sœur Agnès en plein chapitre.

Un grand crucifix d’un puissant réalisme, était suspendu dans la salle.

Le Dominicain commanda à la sœur d’aller s’agenouiller devant et, voile levé, de le regarder fixement.

La religieuse obéit ; mais, à peine avait-elle fixé les yeux sur le crucifix qu’elle porta les mains à son cœur, et tomba la face contre terre en étouffant un gémissement.

On accourut. On la releva. Mais tous les soins, pour la rappeler à la vie, furent inutiles. Elle n’avait pu regarder, sans mourir, l’image de Jésus crucifié.

On l’ensevelit à l’endroit même où elle avait rendu le dernier soupir, et l’on y éleva un monument.

Le monument restauré subsiste encore, mais le nom de cette touchante fille de saint Dominique n’est pas arrivé jusqu’à nous.

Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Quelle route l’avait conduite au cloître ? On n’en sait rien.

Une ombre impénétrable environne cette femme idéale.

Il a plu au Seigneur Jésus de ne pas glorifier, ici-bas, celle qui l’a aimé d’un amour si vrai et si tendre. Devant l’humanité ingrate, oublieuse, il n’a pas voulu qu’elle eût d’autre gloire que la gloire de l’avoir aimé.

Elle repose dans le seul rayonnement de l’amour. Sur le monument renouvelé en 1687, le Père Massoulié, commissaire des Dominicains en Alsace, fit graver l’inscription suivante :

« Dans ce tombeau repose le corps d’une très pieuse sœur dont le nom est inconnu. Elle était forcée de détourner ses regards de l’image du crucifix, craignant de mourir sous l’étreinte de la douleur et de l’amour dont elle était saisie à la vue des plaies du Christ. Le provincial lui ordonna dans le chapitre de fixer son regard sur le crucifix et, en un instant, elle expira, tuée de douleur et d’amour, et elle fut ensevelie au même endroit ».

(D’après les Annales Dominicaines).



SAINT FRANÇOIS SOLANO

(Apôtre de l’Amérique du Sud)

Deux ans après la fondation de Québec, François Solano, missionnaire franciscain d’une rayonnante sainteté, s’éteignait à Lima.

La capitale du Pérou s’appelait alors la Cilé des Rois — Ciudad de Los Reyes. Elle était fabuleusement riche, effroyablement corrompue. Mais dans le cœur humain, il y a de l’incompréhensible. Et les Espagnols, qui sacrifiaient si cruellement les indigènes à leur cupidité insatiable, s’étaient pris d’enthousiasme pour le P. Solano, en qui semblait revivre l’âme tendre, enivrée du sublime Pauvre d’Assise.

Ils voulurent avoir pour protecteur celui qui, tant de fois, leur avait reproché leurs crimes, et il était à peine mort qu’on lui rendait les suprêmes honneurs. Par la main de ses chefs, Lima vint déposer son blason [1] devant le portrait de l’humble religieux, comme un hommage perpétuel, comme un signe de consécration. Cusco, Panama, Carthagène, Potosi, La Plata et beaucoup d’autres grandes villes le prirent pour patron, et l’amiral de Mandoza mit solennellement sous sa protection la flotte royale.

Tout cela se faisait avec la pompe chère à la vieille Espagne, au milieu des manifestations les plus vives de la joie populaire.

Mais ce n’est pas auprès des conquérants de ces merveilleuses contrées qu’on aime à se représenter le grand missionnaire. C’est auprès des infortunés indigènes, voués à la servitude et à la mort. François Solano fut vraiment pour eux l’envoyé de Dieu, et à travers les ombres lointaines, il apparaît entraînant ces infortunés à l’amour infini, à la joie éternelle.

Chose curieuse, même inexplicable, l’apôtre de l’Amérique du Sud est, chez nous, à peu près inconnu. Dans toute l’étendue du Canada, il n’a pas un autel. Et pourtant, il est le saint par excellence du Nouveau-Monde et Dieu l’a honoré sans mesure.

Son apostolat fut prodigieux. Le P. Solano commandait aux éléments, à la maladie, à la mort. Comme les apôtres, il eut le don des langues. Entré vivant dans la gloire, il inspirait à ses contemporains une vénération sans bornes, et aussitôt après sa mort l’Amérique méridionale demanda à grands cris sa canonisation. Les frais du procès furent votés d’enthousiasme. Mais le culte prématuré rendu au P. Solano tint longtemps suspendues les procédures de l’Église.

Comme l’apôtre des Indes, François Solano était Espagnol et de noble famille. Il naquit en 1549, à Montilla, ville dont son père était gouverneur.

Sa mère l’avait consacré à saint François d’Assise qu’elle honorait d’un culte très tendre. Elle lui donna son nom, et dans l’église paroissiale de Montilla on montre encore les fonts où le saint reçut le baptême.

Jamais il n’en perdit la grâce, et son enfance pleine de promesses, ne fut pas seulement privilégiée, elle fut aussi fort heureuse.

C’est à l’externat du collège des Jésuites, établi à Montilla, que François Solano fit ses études.

Une raison précoce lui donnait un singulier empire sur ses condisciples. Il s’en servait pour rétablir la paix et l’union souvent troublées.

Dès lors, son courage n’était pas médiocre. Un jour, aux environs de la ville, apercevant deux duellistes qui se battaient à l’épée avec une furie sauvage, il courut se jeter entre eux, et au risque d’être sérieusement blessé, les sépara. Son jeune âge, la hardiesse de son élan et la douceur de ses reproches touchèrent ces furieux. Ils se réconcilièrent.

L’Andalousie est le paradis de l’Espagne. François aimait à cultiver cette terre maternelle si riche, si prodigue. C’était son grand délassement.

La beauté des fleurs le ravissait et au lieu de se livrer aux jeux bruyants qui passionnaient ses frères et ses condisciples, il passait ses heures de récréation dans le jardin de son père. Là, tout en travaillant, il priait et chantait.

Sa voix était fort belle. Il avait aussi pour la musique d’admirables dispositions, et bien jeune encore y excella.

Mais — chose rare — dans cette nature de poète et d’artiste, il y avait une énergie et une persévérance extraordinaires. Ses parents le constataient chaque jour avec bonheur ; ils comptaient que ce fils si aimable jetterait un grand éclat sur sa race.

Mais le séraphique François avait pleinement agréé l’offrande de la pieuse mère. De l’enfant commis à sa garde, il allait faire l’un des chevaliers de sa Table Ronde.

J’ai dit que la noble famille fondait sur François les plus hautes espérances. Cependant, quand il annonça qu’il voulait être Franciscain, il n’eut pas de résistance à vaincre, pas de reproches à essuyer.

Profondément croyants, ses parents l’approuvèrent de prendre la voie la plus courte pour aller au ciel. Ils s’oublièrent avec une générosité parfaite. L’excès de son sacrifice ne les alarma point. Ils comprenaient que s’il est dur de tout quitter, il est doux de suivre Notre-Seigneur.

En coûta-t-il beaucoup à François pour se rendre à l’appel divin ? On l’ignore. Il n’en a rien dit, mais le foyer paternel lui avait été délicieux. Il avait la naissance, la richesse, les dons qui font l’artiste et le héros. De l’avenir, il pouvait tout attendre, même la gloire.

C’est dans la splendeur de ses vingt ans que François Solano entra au noviciat des Mineurs. Dans l’hymne qui lui est consacré, on chante :

D’idéale beauté, mais plus beau dans son âme,
Il méprise les joies du monde,
Pour s’unir tout à Dieu

Mais à cette bienheureuse, à cette glorieuse union un mortel n’arrive pas sans un immense labeur. Pour s’envoler et ne vivre, ne respirer plus qu’en Dieu seul, il ne suffit pas d’avoir quitté le monde, d’avoir rompu les liens de famille les plus doux, les plus chers.

Avec la verdeur de son printemps, François Solano emportait au cloître toutes les fiertés, toutes les violences de son sang espagnol. Mais là, dans l’ombre et le silence, il allait prouver ce que peut une grande âme qui veut déployer et employer toute sa foi et toute sa force.

« Ce n’est pas sans effort, disait Turenne, que la carcasse humaine arrive à n’avoir plus peur de la mort ».

Galoper au-devant des boulets, dans l’entraînement de la bataille, n’est pourtant pas ce qu’il y a de plus difficile. La lutte persévérante contre soi-même est bien plus terrible. Pour triompher de son orgueil, de ses appétits, de ses convoitises, de ses sensualités, de tous ses égoïsmes, il en coûte plus à l’homme que pour affronter mille morts.

Mais le jeune novice avait la vaillance, l’ardeur, la générosité. Il savait que pour se sanctifier, — c’est-à-dire se diviniser — il faut le vouloir pleinement, fortement, non d’une volonté languissante, interrompue, à demi-malade. Il comprenait que la sainteté n’est pas seulement une culture de vie, mais aussi une opération de mort. Et tout ce que Dieu nie et réprouve dans l’humanité déchue, il travailla sans relâche à le détruire.

Comment dire la vigilance, la persévérance de sa lutte contre le MOI si vivant, si vivace. L’humiliation et la pénitence semblaient pour lui pleines d’attraits. À la fleur de l’âge, il en embrasse les pratiques les plus amères, les plus sanglantes, avec cette folie héroïque qui fait le scandale du monde. Pour dompter son corps, il se roule dans les épines jusqu’à se mettre tout en plaies.

Il voulait conquérir son âme. Il voulait immoler son ardente jeunesse en toute pureté sur l’autel ; il voulait offrir à Dieu un holocauste entier, parfait, et sur son sacrifice ses intenses supplications appelaient sans cesse le feu sacré, force irrésistible de l’Esprit divin.

« Aimons de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre pensée, de toute notre force, de toute notre intelligence, de toute notre vigueur, de tout notre effort, de toute notre affection, de toutes nos entrailles, de tous nos désirs, de toute notre volonté, le Seigneur Dieu », disait le Séraphin d’Assise à ses fils.

Ce doux commandement, François Solano voulait l’accomplir, et d’une main inexorable, il retranchait tout ce qui lui semblait entraver en lui la flamme sacrée.

Dans le couvent si pauvre, si austère, où Dieu le moulait, l’ombre ardente de François d’Assise lui prêchait la folie de la croix et l’entraînait à Jésus crucifié. Son cœur se fondait au souvenir de la Passion.

Il eût voulu réparer l’ingratitude des hommes, et par tous les moyens, il s’efforçait de participer aux souffrances du Sauveur.

Sa vie, toute de peines, de veilles, de macérations, épouvantait les plus fervents. Lui restait humble et serein. Chargé de la direction du chœur, il étudia la mélodie avec délices et donna aux offices divins un grand charme.

Dans ses veilles solitaires devant le saint Sacrement, souvent il chantait en s’accompagnant d’une petite lyre. Ce trésor qui est au cœur des artistes, il aimait à le répandre en secret aux pieds des autels, et — détail charmant — pour ce terrible ascète, la musique fut, partout et toujours, un secours précieux. Il avait besoin de laisser déborder l’allégresse dont son cœur était plein. Ses austérités qui dépassaient les forces humaines, ne l’assombrirent jamais. Au contraire, la pénitence semblait pour lui une fête mystérieuse. En son âme tendre et puissante, la mortification héroïque faisait jaillir des sources intarissables de joie surnaturelle. Dans l’immolation sanglante, il trouvait l’amour embrasé, l’amour qui béatifie, et toutes les aspirations de son âme se fondaient dans ces mots qui lui étaient habituels : « Que Dieu soit glorifié ».

« L’esprit grandit quand il fait chaud dans l’âme[2] ».

La sainteté doit donc faciliter singulièrement l’étude de la théologie. Aussi, avant même d’être prêtre, François Solano était un grand théologien. Chez lui, la science alimentait une foi de plus en plus ravie et la divine passion d’amour.

Après un an de noviciat, il avait prononcé ses vœux, il s’était pour jamais lié à l’abjecte pauvreté. C’est avec une joie sans bornes qu’il avait sacrifié tout ce que le monde aime, recherche, admire. Mais le sacerdoce lui inspirait un saint effroi. C’est seulement à vingt-sept ans qu’il reçut l’honneur divin de la prêtrise. Il célébra sa première messe dans son couvent de Loretto[3], le jour de la fête de saint François d’Assise, et ce jour-là les auges eurent peut-être la joie de voir un mortel les égaler dans l’humilité et dans l’amour.

Malgré sa jeunesse, le P. Solano réalisait dans sa perfection l’idéal séraphique, et sa famille religieuse le considérait déjà comme la gloire de l’Ordre. On voyait en lui l’un de ces ouvriers puissants qui étendent au loin l’incendie de la charité, le règne de l’éternelle Beauté.

Chargé de former les novices, le P. Solano ne put d’abord se livrer beaucoup à la prédication. L’apostolat était pourtant sa vraie, son unique vocation, et sa parole mit en ébullition les villes où il prêcha.

Plaisirs, affaires, on quittait tout pour entendre le P. Solano. Sa foi emportait les âmes. Son éloquence était de lumière et de feu.

Il n’avait déjà plus cette fleur de beauté et de jeunesse qui charmait autrefois tous les regards. La pénitence où il s’était jeté à corps perdu l’avait prématurément fané, vieilli. Après la mort de son père, quand il obtint d’aller consoler sa mère accablée de douleur, ses anciens serviteurs ne le reconnurent point. Mais sous les traces de la mortification surhumaine rayonnait la splendide beauté intérieure. Tout en lui commandait l’attention, le respect ; et le don des miracles que Dieu lui accorda dès lors ajouta encore au prestige de sa sainteté.

Il fit le premier à Montilla, sa ville natale, en faveur d’un enfant rongé d’horribles et incurables ulcères. On le lui avait présenté pour qu’il lût sur lui un évangile. Le P. Solano fit détacher les bandelettes qui enveloppaient le pauvre petit être… Je n’ose continuer, je n’ose dire ce que la compassion lui inspira. La pensée seule en est insupportable. Mais cet acte incroyable de mortification obtint un miracle. L’enfant recouvra à l’instant une santé parfaite, dit la bulle de canonisation.

Le saint ne devait pas se sacrifier pour les seuls particuliers ; il devait porter le poids écrasant des malheurs publics. En 1583, la peste éclata dans l’Andalousie.

La maladie s’annonçait par des symptômes effrayants, les ravages en étaient aussi rapides qu’affreux, les suites presque toujours mortelles.

C’est dire, hélas ! que très souvent les pestiférés voyaient leurs parents les plus chers les abandonner et s’enfuir épouvantés. La terreur était partout, mais nulle part le fléau ne sévit comme à Montoro.

La ville semblait vouée à la mort et la consternation y était à son comble, quand à force d’instances le P. Solano obtint d’aller assister et servir les mourants.

L’un de ses frères, le P. Bonaventure, voulut partager ses périls, et dans la ville si terriblement frappée grande fut la joie lorsqu’on apprit que le saint arrivait.

Les autorités lui remirent immédiatement la direction de l’hôpital des pestiférés, et à la consolation inexprimable de ces infortunés, il prit possession de ces lieux d’horreur et de mort.

Nuit et jour il est auprès des moribonds. Il les soigne, les console, panse leurs horribles plaies, les prépare à mourir. Il prend sur lui les besognes les plus dégoûtantes, les plus périlleuses. Un espoir, une douceur émane de lui.

Rien ne lui coûte, rien ne le fatigue. Toute la pitié semble en lui, mais rien n’altère la paix céleste de son âme.

Son compagnon d’héroïsme mourut de la peste entre ses bras. Lui-même fut atteint de la contagion et réduit à toute extrémité. Il espérait mourir et ses atroces souffrances n’altéraient pas sa joie. Mais l’heure de la récompense n’était pas venue. « Dieu le guérit, dit la bulle de canonisation, et il reprit son ministère de charité qu’il exerça avec encore plus de zèle jusqu’à la fin de l’épidémie ».

Cet héroïsme avait ému l’Andalousie entière, et partout où le P. Solano passa, en retournant à son couvent, il se produisit un élan irrésistible. On l’acclamait, on le bénissait. C’était à qui l’approcherait de plus près et lui donnerait les marques les plus vives de vénération. La crainte de la contagion n’arrêtait personne. On ne croyait pas que le P. Solano pût la communiquer ; et son retour fut une ovation continuelle.

L’humilité du saint s’en alarmait, et la réception que ses frères lui firent ne fut pas pour calmer ses craintes.

En vain changea-t-il de couvent. Son nom avait retenti dans toute l’Espagne ; la vénération l’accueillait partout, et partout aussi la compassion lui faisait faire des miracles. Ses frères eux-mêmes ne savaient plus dissimuler l’admiration qu’il leur inspirait.

Le P. Solano en souffrait beaucoup. Il voulait continuer sa vie d’immolation, mais à l’abri des vains applaudissements des hommes, et rêvait de solitudes profondes où il pût cacher à jamais ses travaux.

Sa pensée s’arrêta d’abord à la terre d’Afrique. Il écrivit au général de l’Ordre implorant la grâce d’y aller travailler à la conversion des infidèles. Sa demande fut rejetée. La Providence avait sur lui d’autres vues — elle le destinait aux Indiens de l’Amérique du Sud.

C’est en 1589 que François Solano eut permission de se consacrer à ces missions lointaines. Jamais encore il n’avait quitté sa patrie, la belle Andalousie.

Rien n’attendrit le cœur comme l’exil volontaire ou non. Tous les souvenirs dormants, qui attachent au pays, se réveillent à l’approche de la séparation, et malgré sa prodigieuse vertu, le P. Solano ne s’arracha point à la terre natale sans déchirements.

Une dernière fois, il se rendit à Montilla, au foyer ancestral, où ses jeunes années avaient coulé si faciles, si heureuses. Sa vieille mère était devenue aveugle, les infirmités l’accablaient. Mais digne d’avoir donné la vie à un saint, elle n’essaya point de le retenir. Elle sacrifia généreusement la consolation, si souvent rêvée, de mourir entre les bras de ce fils dont l’Espagne entière exaltait la sainteté.

Elle savait que Dieu lui avait communiqué sa puissance, cependant elle ne lui demanda point un miracle pour le revoir encore une fois. S’immolant comme lui à la gloire de Dieu, elle le bénit et le laissa partir.

Le P. Solano s’embarqua à Séville avec d’autres missionnaires et un grand nombre de soldats envoyés au Pérou.

Pendant la traversée qui dura un mois, il s’occupa beaucoup de ces derniers. C’est dire qu’il leur fit un immense bien.

À Porto-Bello, les voyageurs quittèrent le navire et s’acheminèrent vers la ville de Panama. Missionnaires et soldats traversèrent l’isthme à pied, et après un peu de repos à Panama, les religieux prirent le navire Morgana, qui devait les conduire au Pérou.

Il y avait à bord quatre-vingts nègres nouvellement arrivés de Guinée. Le P. Solano vit en eux les prémices de son apostolat parmi les païens. Ces malheureux, arrachés à leur pays pour être vendus à l’enchère, lui inspirèrent une pitié profonde. Il voulut leur donner la connaissance de Jésus crucifié et, avec une industrieuse et infatigable charité, travailla à les instruire.

Cependant une tempête soudaine et terrible surprit le vaisseau voguant à pleines voiles. La manœuvre devint impossible ; le navire, jouet de la mer en furie, finit par être lancé contre un banc de sable, et le choc formidable le démolit presque.

Le capitaine fit aussitôt mettre à la mer l’unique chaloupe du bord. L’embarcation ne pouvant recevoir tout le monde, on décida de n’y laisser descendre que les Espagnols et de sacrifier les nègres.

Mais le P. Solano refusa absolument d’abandonner ses néophytes. C’est en vain qu’on le pressa, qu’on le supplia.

Sur ce navire abandonné, qui menaçait à tout instant de sombrer, il rassemblait les nègres autour de lui et, le crucifix à la main, les préparait au baptême.

Il n’y avait plus d’interprète, mais Dieu accorda au P. Solano d’être parfaitement compris des pauvres noirs. Ils voyaient qu’il leur sacrifiait sa vie ; sa charité leur fit croire à la charité de Jésus-Christ ; ils demandèrent le baptême.

Jamais le sacrement de la régénération ne fut administré dans des circonstances plus terribles. Le saint baptisait encore quand une vague formidable frappant le vaisseau naufragé l’ouvrit. L’avant se détacha, s’abîma avec ceux qui s’y trouvaient… Mais — ô prodige ! l’arrière où était le saint continua de flotter. Les nègres qui y restaient poussaient des gémissements lamentables ; ils se voyaient déjà au fond de l’océan.

Le saint leur dit d’avoir confiance en Dieu — que la chaloupe viendrait les chercher dans trois jours. Mais comment croire que cette moitié de navire tiendrait trois jours durant contre les éléments déchaînés.

Cependant les heures s’écoulaient et l’épave flottait toujours. Le P. Solano se multipliait auprès des pauvres noirs. Il n’avait point de nourriture à leur donner, mais il les encourageait, les faisait prier, et au procès de canonisation de François Solano, plusieurs d’entre eux jurèrent n’avoir point souffert dans cette épouvantable situation. Le troisième jour, une vague jeta aux naufragés un ballot de cierges que la mer avait englouti avec le reste du bagage des missionnaires.

Le vent s’étant apaisé, on parvint, pendant la nuit, à allumer les cierges, et ce signal de détresse fut aperçu par les Espagnols qui avaient réussi à gagner terre. Ils avaient vu le vaisseau s’ouvrir, l’avant disparaître sous les flots. Humainement parlant, on ne pouvait plus espérer. Mais la sainteté du P. Solano leur laissait à tous un vague espoir qu’ils n’osaient exprimer et les regards interrogeaient anxieusement la vaste mer.

En voyant briller les lumières, on ne douta plus du miracle. La chaloupe, fort maltraitée par la tempête faisait eau de toutes parts. Tant bien que mal, on la calfeutra hâtivement. Sans souci du danger, les meilleurs marins s’y embarquèrent et, à force de rames, on se dirigea vers l’endroit où brillaient les feux. Héroïque jusqu’au bout, le P. Solano resta le dernier sur l’épave. C’est seulement quand tous les noirs furent dans la chaloupe, qu’il consentit à y prendre place. Comme il allait descendre, une forte lame emporta au loin l’embarcation. Voyant cela, le Père Solano se dépouilla de sa robe, la lia avec sa corde et la jeta à la mer. Puis, sa croix de missionnaire à la main, il s’élança et gagna la chaloupe à la nage.

Le saint avait à peine quitté l’épave que ces miraculeux débris coulaient à fond. Et dernière merveille, sur le sable du rivage il trouva son habit religieux, soigneusement plié et parfaitement sec. Sa joie fut vive. « Je savais bien, dit-il à ses compagnons, que mon père saint François qui me l’a donné me le rendrait ».

À l’arrivée du P. Solano, grande fut la joie au camp des naufragés. La côte était absolument déserte. Contre la faim on n’avait que les racines et les fruits sauvages, et déjà plusieurs étaient morts d’en avoir mangé.

Au conseil qu’on tint sur l’heure, il fut résolu qu’on réparerait la chaloupe et que quelques hommes iraient à Panama implorer du secours.

Mais ce secours devait se faire attendre bien longtemps et les pauvres affamés auraient tous succombé sans la présence du P. Solano.

Il allait lui-même cueillir les racines dans la forêt, il les bénissait avant de les distribuer, et personne ne fut plus incommodé. Mais cette chétive nourriture était bien insuffisante. Touché des souffrances de ses compagnons, le saint allait souvent sur le rivage. Il se mettait en prière, et les poissons venaient se jeter à ses pieds et se laissaient prendre.

Il avait construit un petit oratoire de verdure et y avait placé une image de la Vierge échappée au naufrage. Tous les soirs, on s’y réunissait, et après les prières, on chantait le Salve Regina. Chacun allait ensuite prendre son repos avec plus de confiance. Mais le saint prolongeait ses veilles de prière et de pénitence.

Ne plus dire la messe, ne plus communier était pour lui la privation suprême. On dit que plusieurs fois Notre-Seigneur lui apparut pour l’en consoler.

De cette bienheureuse vision le P. Solano gardait une splendeur rayonnante qui relevait le moral des naufragés. Dans la crainte de n’être pas retrouvés, ils n’osaient s’éloigner du rivage et chaque heure ajoutait aux angoisses de l’attente. Le saint ne cessait de leur prêcher la confiance. Le jour de Noël, il leur annonça leur délivrance prochaine, et au jour qu’il avait dit, un navire de Panama vint les prendre pour les conduire au Pérou.

On sait comment Pizarre avait conquis le pays des Incas. C’était la plus riche région minière du globe et, chez les vainqueurs, la fièvre de l’or anéantit tout sentiment de justice et d’humanité.

Pour arracher à la terre péruvienne ses fabuleux trésors, on asservit les indigènes. Accablés de corvées atroces, de labeurs incessants, ils n’étaient pour les Espagnols que des instruments de travail — des outils vivants — comme Aristote disait des esclaves.

On prétend qu’en moins de dix ans, plus de quinze millions d’indiens périrent dans les travaux des mines. Et quand on rapproche la conduite de l’Espagne envers ces douces peuplades de la conduite de notre mère-patrie envers les féroces sauvages du Canada, le cœur s’émeut de tendresse au souvenir de cette vieille France si noble, si généreuse, si fraternelle.

Les tribunaux de la Nouvelle-Espagne et la cour de Madrid retentissaient des plaintes des missionnaires, dit l’historien protestant Robertson.

Malheureusement, la fascination de l’or aveuglait tout le monde.

Barthélémy Las Casas avait accompagné son père à l’une des expéditions de Colomb. Révolté de la cruauté de ses compatriotes envers les Indiens, il s’était fait dominicain et missionnaire pour les défendre, et jamais mortel ne fut plus fidèle à une résolution. Cinquante fois, Las Casas traversa la mer pour plaider, auprès du roi, la cause des naturels, mais il n’arriva guère qu’à s’immortaliser par sa généreuse pitié.

Dans l’Amérique espagnole, on avait généralement adopté la coutume de réduire les Indiens en commande pour les employer à l’exploitation des mines — mines d’or, d’argent, de mercure, de cuivre et de plomb. Les chiens étaient dressés à la chasse de l’Indien.

Ces abominations commises par des chrétiens rendaient infiniment difficile l’évangélisation des naturels. Depuis un demi-siècle, bien des missionnaires y avaient travaillé avec grand zèle. Mais les scandales des Espagnols ruinaient à peu près partout les semences de la foi.

Le Père Solano le savait, et cette pensée lui mettait tout le cœur en plaie. Qui pourrait dire ses amères tristesses, ses ardeurs sacrées ! Son âme s’en allait toute aux Indiens si cruellement traités. Il n’aspirait qu’à user pour eux ses forces et sa vie, et c’est à regret qu’il s’arrêta à Lima, alors la Cité des rois.

Fondée par Pizarre en 1535, la ville s’étend dans la délicieuse vallée du Rimac, fermée en partie par des montagnes incomparables.

Une végétation luxuriante en couvre les flancs, et dans le ciel profond les cimes chargées de neiges éternelles s’illuminent du feu des volcans.

C’est un horizon d’une magique splendeur, d’une beauté de rêve.

Et grâce au voisinage de l’océan et des Andes, la chaleur n’a rien d’accablant ; un brouillard diaphane tamise les brûlants rayons du soleil ; les matinées, les soirées et les nuits sont enchanteresses, et sans la fréquence des tremblements de terre, Lima serait un paradis terrestre.

Les Franciscains y avaient un couvent, où les missionnaires prirent un repos bien nécessaire après tant de dangers et de fatigues. Les merveilles du naufrage et l’héroïsme du Père Solano firent le sujet de bien des entretiens. Lui fuyait les louanges. Il n’aspirait qu’au départ, à la vie cachée, et par d’effrayantes pénitences et des prières ardentes se préparait à la conquête des âmes.

Pour premier champ d’action, le P. Solano choisit la province du Tucuman, à sept cents lieues de Lima. Il n’y avait pas de chemins tracés, mais le missionnaire ne s’en mit pas moins en route avec une jubilation toute divine. Il fallut gravir des montagnes escarpées, des rochers inaccessibles, traverser des fleuves immenses, des déserts brûlés de soleil, des forêts où les arbres et les lianes s’entrelaçaient depuis le commencement du monde. Chaque mouvement y faisait lever des nuées de moustiques ; les fourmis de feu, les boas et les bêtes féroces y abondaient. Mais l’allégresse du saint était si vive qu’elle se communiquait à ses compagnons.

Après d’inconcevables fatigues, on arriva au Tucuman. Les Franciscains avaient évangélisé quelques parties de ces vastes régions, et les Espagnols y avaient fondé plusieurs villes. Mais leur cruauté et leur cupidité faisaient là aussi mépriser la foi, et il n’était pas rare de voir les baptisés retourner à leurs idoles.

Les atrocités commises par les vainqueurs étaient telles qu’on jugeait la conversion des infidèles impossible. Un saint — saint Louis Bertrand — en avait désespéré. Après des années d’héroïque apostolat, il avait abandonné son œuvre et était retourné en Espagne.

Le P. Solano ne reconnaissait point d’obstacles insurmontables. De lui-même, il n’attendait rien, mais de la prière, il attendait tout.

Il s’adressa à Jésus-Christ. Humblement prosterné devant l’autel de la mission, ou à genoux les bras en croix, il pria, il pleura. Puis il se mit à l’œuvre, allant de tribu en tribu, de cabane en cabane.

Et le Seigneur glorifia son nom déshonoré parmi ces peuples ; il rendit témoignage à son envoyé, et, dans la messe de sa fête, l’Église fait dire à saint François Solano les paroles de saint Paul aux Corinthiens : « Je vous ai donné des preuves de mon apostolat par une patience invincible, par les miracles, les prodiges et les effets extraordinaires de la puissance divine ».

Dans l’Amérique méridionale, chaque tribu avait son idiome propre, distinct. Il plut à Dieu de donner au P. Solano une connaissance admirable de ces langues très nombreuses et très difficiles. Il les parlait mieux que les naturels eux-mêmes, et cela plongeait les Indiens dans l’étonnement le plus profond.

Le bruit de ce prodige se répandit parmi les sauvages, et bientôt on vint de tous côtés voir l’étranger qui parlait toutes les langues, qui disait à chacun, en son propre idiome, des choses si merveilleuses du Grand Esprit et de l’autre vie.

Le P. Solano les accueillait avec une bonté ardente et pleine de joie.

Tous subissaient son charme céleste. Les pauvres Indiens sentaient que ce missionnaire était pour eux plus qu’un ami, plus même qu’un père. Il leur inspirait à tous une confiance irrésistible, absolue. Lui méprisait l’or…

Le Saint s’insinuait si bien dans l’esprit de ces sauvages qu’ils quittaient tout pour courir à ses instructions. Jamais ils ne se lassaient de l’écouter et lui — le sublime contemplatif — était toujours prêt à leur expliquer les rudiments de la foi.

Sa douceur d’ange ravissait ses néophytes. Son ascendant sur eux était sans bornes. Il n’avait qu’à ordonner et les idoles les plus chères, les plus redoutées volaient en éclats.

Dès les premiers temps de sa prédication, le P. Solano vit accourir une multitude d’hommes, qui venaient spontanément se faire instruire et baptiser.

Comment dire ce que ressentait l’apôtre ? Du plus profond de son être jaillissaient des flots de tendresse, et c’est avec une joie divine qu’il enfantait les âmes à Jésus-Christ.

Après le Tucuman, aujourd’hui République Argentine, François Solano évangélisa les immenses régions du Paraguay, et partout son apostolat fut singulièrement béni, prodigieusement fécond. Plusieurs fois l’on vit se renouveler les merveilles de conversion des temps apostoliques, et à Riosca, sur la frontière du Chili, le miracle de la première prédication de saint Pierre se répéta : le P. Solano fut compris d’une armée parlant différentes langues.

La bulle de canonisation rapporte ainsi ce fait : « Un jour de Jeudi saint, les chrétiens s’étaient assemblés, selon leur coutume, pour célébrer saintement les mystères de la Passion de Notre-Seigneur ; plusieurs milliers d’infidèles s’attroupèrent pour fondre sur eux et les exterminer. François Solano ayant paru, prêcha la paix à ces barbares de nations et de langues différentes, les désarma et en convertit plus de neuf mille à la foi de Jésus-Christ ».

D’après la même bulle, le Père Solano instruisit et baptisa une multitude innombrable d’indiens. Il leur mettait dans les entrailles l’amour de Jésus-Christ. Ceux qu’il avait faits enfants de Dieu pouvaient être asservis, ensevelis tout vivants dans les profondeurs de la terre, mais ils y emportaient la foi bénie et radieuse, la croyance invincible au Christ — l’homme de la douleur — et l’affreuse vie des mines n’était plus pour eux que le céleste et mystérieux chemin.

Malgré ses immenses labeurs, jamais François Solano ne se relâcha dans sa royale pratique de la pénitence. Il croyait que sa parole n’aurait point d’efficacité si elle n’était fécondée par le sacrifice. Sa vie était une immolation continuelle, un holocauste d’amour pour Dieu et pour les hommes, et la conservation de ses forces était comme un miracle permanent.

Il faisait à pied tous ses voyages. Sûr de Dieu, rien ne l’arrêtait : il étendit son manteau sur les eaux du Paraguay, avança dessus et traversa ainsi le grand fleuve.

Le surnaturel et le divin débordent dans la vie de François Solano, mais il garda toujours sa nature d’artiste ; partout il emportait sa lyre, et rien n’était charmant comme de voir le grand apôtre se délasser de ses fatigues en chantant des hymnes à la Vierge. Pour lui, elle était vraiment la plus aimable et la plus aimée des mères, et cet amour filial, il le lui témoignait, non seulement par un dévouement sans bornes à sa gloire, mais aussi par d’enfantines et poétiques extravagances. Cet empire qu’au paradis terrestre l’homme exerçait sur les autres êtres de la création, Dieu le rendit au grand missionnaire. Ses biographes en citent de nombreuses preuves. Le commandant Gardas se rendait un jour avec le Saint à l’école de Talavera, quand un taureau furieux s’élança vers eux.

Le commandant, qui était à cheval, piqua des deux et s’enfuit.

Une fois en sûreté, il eut honte d’avoir abandonné le Père Solano et revint pour le défendre au péril de sa vie. Mais quelle ne fut pas sa surprise ! Le terrible animal, subitement apprivoisé, marchait comme un petit chien aux côtés du saint qui le flattait de la main.

Les Espagnols avaient introduit au Pérou les combats de taureaux. Ce cruel spectacle passionnait aussi les Indiens, et à ces courses il y avait toujours foule. Un jour, à San Miguel, l’un des taureaux, rendu furieux par les coups et les clameurs, sauta par-dessus la palissade. Il y eut des morts et des blessés ; et écrasant tout sur son passage, l’animal courut au P. Solano qui se trouvait à passer. On le crut mort. Mais dénouant sa cordelière, le saint la présenta au taureau qui devint doux comme un mouton et se laissa paisiblement museler.

Plusieurs fois on vit les bêtes les plus farouches plier les genoux devant le Père Solano et lui lécher doucement les mains.

Quand les sauterelles s’abattaient sur les moissons de ses chers Indiens, il leur ordonnait de s’envoler. Toutes obéissaient, et l’on voyait ces légions d’insectes se diriger vers l’endroit de la montagne que le saint indiquait du doigt.

Les oiseaux voltigeaient autour de lui en gazouillant joyeusement ; ils se posaient sur ses épaules, sur ses bras, mangeaient dans ses mains et se laissaient caresser.

François d’Assise aimait à voir en ses enfants les musiciens de Dieu, et aucun n’a mieux que le P. Solano réalisé cet idéal. Une atmosphère de poésie et de joie enveloppe son apostolat. Tout lui chantait l’amour infini, tout l’élevait jusqu’à l’éternelle Beauté. Exténué de fatigue, dévoré par la faim, accablé de chaleur, transi de froid, il chantait. Un ange du ciel n’aurait pas désavoué la douceur de sa voix, et à celui qui se sacrifiait avec une générosité si parfaite, Dieu ne savait rien refuser.

François Solano fut l’un des plus grands thaumaturges que le monde ait vus. Sa vie apostolique est une suite de merveilles. Aujourd’hui encore, on peut voir, à Talavera, une source abondante que le saint fit jaillir quand l’eau manquait partout.

Aucune parole ne saurait donner l’idée de la vénération des Indiens pour leur apôtre. Mais après quatorze ans de travaux prodigieux, le P. Solano dut s’arracher à ses chers enfants. L’obéissance le rappela à Lima. Dans la ville orgueilleuse, il prêcha la pénitence, menaçant les pécheurs de la justice de Dieu. Et tel était le prestige de sa sainteté que sa voix fut entendue. Dans la cité d’or, l’épouvante se répandit partout, et à Lima, comme autrefois à Ninive, la pénitence fut générale, publique, éclatante.

D’ordinaire, les sermons du P. Solano n’étaient que des cris d’amour : « Oh ! que Dieu est aimable !… qu’il est doux !… qu’il est suave !… qu’il est digne d’être aimé » !…

Il ne prêchait pas seulement dans les églises et les places publiques, mais partout. Un jour, il entra dans un théâtre bondé de spectateurs et y prêcha la Passion. Il avait la flamme intérieure, cette folie d’amour qui ravit l’humanité, et tout l’auditoire pleura en écoutant le récit des souffrances du Christ.

Une j oie divine l’inondait toujours devant le S. Sacrement. Son visage resplendissait souvent d’une lumière si vive qu’on n’en pouvait soutenir l’éclat et, plusieurs fois, on le vit, en extase, s’élever de terre comme une pure flamme. Le vice-roi venait souvent servir sa messe, ce qui le laissait, disait-il, pénétré de bonheur.

La conscience humaine n’avait point de secrets pour le P. Solano et, dans ce pays de l’or, où l’on disait que tous les vices de l’ancien monde avaient émigré, il donna bien souvent des preuves étonnantes de sa pénétration des âmes. Jamais confesseur ne sut mieux éclairer, relever, fortifier et consoler.

Mais les immenses bénédictions répandues sur son ministère ne lui firent point oublier ses Indiens. Toujours il regretta ses missions et les splendeurs sauvages des forêts vierges.

Au mois de mai 1610, des maladies cruelles le clouèrent au lit.

Devant lui, il fit placer la Croix, son amour et ses délices, et les plus extrêmes souffrances n’altérèrent point la mâle vigueur de son âme.

Fidèle à sa glorieuse habitude de souffrir pour Dieu, il le remerciait de ce qu’il lui venait en aide pour mortifier son corps, ce que la maladie ne lui permettait plus de faire, et, on l’entendait dire à son corps : « Ah ! c’est en vain que tu attends ici-bas du repos ».

Il se faisait souvent lire la Passion de Notre-Seigneur selon saint Jean qui en a été le témoin. Lorsqu’on en venait au crucifiement, il ressentait toujours une émotion poignante. S’adressant à son Christ, il le remerciait, le bénissait d’avoir voulu tant souffrir pour lui — misérable pécheur.

Les soins les plus tendres lui étaient prodigués. Et lui, qui avait tant désiré le martyre, s’en plaignait à Jésus-Christ : « Ô mon Seigneur, lui disait-il, vous êtes crucifié, nu et outragé sur la croix… et moi je suis comblé de douceurs, accablé de tous les soins »… Il annonça qu’il mourrait le jour de la fête de saint Bonaventure, son frère de prédilection.

Encore qu’on fût en hiver au Pérou, les oiseaux qu’il avait tant aimés se pressaient aux fenêtres de l’infirmerie et leurs doux chants, réjouissaient le malade..

Baigné de larmes de tendresse, il ne se lassait pas de répéter la prière de sa vie : Que Dieu soit glorifié !

Le ravissement l’enlevait souvent à la souffrance. La dernière nuit de sa vie se passa tout entière dans l’extase. En revenant à lui, il dit à ses frères, dans un doux transport : Lælatus sum in his quæ dicta sunt mihi : in domum Domini ibimus, « Je me suis réjoui dans cette parole qui m’a été dite : nous irons dans la maison du Seigneur ».

À l’un des infirmiers qui se recommandait à ses prières, il répondit : « Je suis un vil pécheur, mais par les mérites de Jésus-Christ, je m’en vais en paradis et je vous promets que vous y aurez un ami ».

Son cœur se fondait de délices et, aux approches de la mort, une vie miraculeuse se répandit dans son corps très pur, héroïquement immolé. Ce corps, sec comme une vieille racine, prit de la chair, et un parfum d’une suavité céleste s’en exhala. Ses mains contractées par les douleurs se redressèrent et s’assouplirent. Tous les ravages de la souffrance et du temps s’effacèrent. Le visage, brûlé par le soleil péruvien, devint très blanc et tellement beau que ceux qui entouraient le saint ne croyaient plus voir un mourant, mais un ressuscité, un bienheureux déjà investi de la lumière de gloire.

Il demanda qu’on chantât le Magnificat. Ce fut son dernier hommage à la Vierge, Reine des Apôtres. Puis, voulant mourir en missionnaire, il fit chanter le Credo. Et — prodige charmant — un chœur d’oiseaux accompagna de gazouillements, de ramages merveilleux le chant du Symbole, abrégé de cette foi catholique que l’apôtre-artiste avait annoncée.

Lui adhéra d’un signe à chaque article. Il regarda le crucifix, murmura une dernière fois : « Que Dieu soit glorifié » ! et il mourut.

Ses frères ne tardèrent point à ressentir la puissance de son intercession. Tous les malades qui se trouvaient à l’infirmerie furent guéris.

L’archevêque de Lima et ses prêtres, le vice-roi avec ses gardes, les sénateurs et un grand nombre d’officiers accoururent à la nouvelle de sa mort. Tous baisèrent les pieds de l’apôtre avec un profond respect, et le vice-roi et l’archevêque voulurent porter le corps jusqu’à l’église conventuelle où il fut exposé.



SAINTE ZITE


Au temps du roi saint Louis, dans le village de Monsacrato, près de Lucques, naquit une humble enfant qui reçut au baptême le nom de Zite.

Fille de très pauvres cultivateurs, elle vécut soixante ans profondément inconnue et ne fut jamais que servante.

Cependant l’Église catholique l’a proclamée l’une de ses gloires et la ville de Lucques l’a choisie pour patronne.

La vie de Zite a été écrite en plusieurs langues. Cette vie, en apparence si vulgaire, a inspiré des poètes, des artistes, et dans l’église saint Fredian, où l’humble servante entendait chaque jour la première messe, son corps repose entouré d’un culte fervent.

« C’est faire beaucoup, dit l’Imitation, que d’aimer beaucoup ; c’est faire beaucoup que de bien faire ce que l’on fait ».

La vie de sainte Zite est une magnifique illustration de cette vérité profonde.

Grâce à ses pauvres et bons parents, dès sa petite enfance, elle comprit que le grand devoir comme le grand bonheur de la créature c’est de plaire à Dieu.

« Cela plaît à Dieu, cela déplaît à Dieu », lui disait Bonissima, sa très pieuse mère.

Toute l’éducation de Zite se fit avec ces mots. Elle n’eut jamais besoin d’autre défense, d’autre encouragement et, plus sage que bien des personnes avancées dans la vie, elle n’attendit point, pour servir Dieu, d’avoir à faire de grandes choses.

Encore enfant, elle aidait sa mère dans son pauvre ménage ou, un petit panier de fruits au bras, suivait son père au marché de Lucques.

Plus tard, afin de soulager ses parents, elle leur proposa d’aller à Lucques gagner sa vie, et elle entra comme servante dans la noble famille des Fatinelli.

Renfermant tous les désirs de son cœur dans le bon plaisir de Dieu, elle accepta avec amour la vie cachée, la dure dépendance, le travail incessant. Pour servir Dieu, elle ne désira point d’avoir plus de liberté, plus de loisir, mais, de toute l’énergie de son âme et avec une intention très pure, elle s’appliqua à remplir parfaitement ses devoirs de servante, et c’est cette fidélité humble et auguste qui l’a fait mettre sur les autels.

Dieu n’a que faire de l’éclat de nos œuvres. C’est une vérité fort ancienne, mais les anciennes vérités toujours oubliées sont bonnes à dire.

« Ne regardez pas à la substance des choses que vous faites, disait saint François de Sales, mais à l’honneur qu’elles ont, si chétives qu’elles soient, d’être voulues de Dieu ».

Toute la valeur de nos œuvres vient de là. D’après les saints, le plus sublime des anges se porterait aussi volontiers à sarcler les champs qu’à conduire les empires, si telle était la volonté de Dieu.

Quarante ans durant, avec un dévouement infatigable, Zite servit les Fatinelli. La confiance que ses maîtres lui témoignaient excita la jalousie des autres domestiques et valut à la sainte mille mesquines et misérables persécutions. Elle en triompha par sa douceur inaltérable.

Sa charité envers les pauvres était sans bornes. Tous les jours de l’année, elle jeûnait, afin de soulager la faim de quelque indigent avec les aliments dont elle se privait.

Nous voyons dans l’évangile, qu’au-dessus de tous les dons des riches, Notre-Seigneur a mis l’obole de la pauvre veuve. Il juge toujours du don d’après le cœur qui donne, et manifesta plusieurs fois par d’éclatants miracles, combien la charité de Zite lui était agréable.

Un jour qu’elle portait aux pauvres les morceaux de pain recueillis après le repas, elle rencontra son maître qui voulut voir ce qu’elle portait dans son tablier. Il n’y trouva que des roses.

Une autre fois, un pèlerin épuisé de fatigue, tout ruisselant de sueur, aborda Zite et lui demanda du vin.

«Je n’ai que de l’eau à vous donner », répondit la sainte.

Et comme elle approchait l’eau de ses lèvres, en priant Dieu qu’elle ne lui fût pas nuisible, l’eau se changea en un vin délicieux.

À ses maîtres, qu’elle servait avec un respect profond, Zite ne demanda jamais qu’une faveur : celle d’assister chaque jour à la messe. Encore en prenait-elle le temps sur son sommeil, non sur les heures de travail.

Il lui arrivait parfois de tomber en extase pendant la messe.

Or Zite était cuisinière chez les Fatinelli, et, à cette époque, même dans les grandes villes, la boulangerie était loin d’être perfectionnée. Chaque famille considérable avait son four et la cuisinière ne faisait pas seulement la cuisine, elle faisait aussi le pain comme encore aujourd’hui dans les campagnes la plupart des ménagères canadiennes. Un jour que la bienheureuse devait cuire, elle eut un ravissement pendant la messe. L’heure était assez avancée quand elle revint à elle. Fort inquiète, elle courut à la maison. Mais en entrant dans sa cuisine elle trouva le four chaud, la pâte faite et prête à être mise au four. Elle crut d’abord que l’une de ses compagnes lui avait rendu ce service. Personne n’y avait songé.

C’est ainsi que Gaspar di Bartholemeo Casentini, l’historien de sainte Zite, rapporte le fait. Des auteurs moins authentiques le racontent autrement.

La signora Fatinelli, disent-ils, avait commandé à sa cuisinière un grand souper où elle voulait réunir la noblesse de la ville. Au jour fixé, Zite se rendit avant le jour au marché et fit avec grand soin les achats convenables. Après avoir tout fait envoyer chez son maître, elle se rendit à l’église saint Fédian pour entendre la messe. Mais comme le prêtre, à la communion, élevait le corps du Christ, elle tomba en extase. Toutes les heures de la matinée, toutes les heures du jour s’écoulèrent et la cuisinière était toujours là, immobile et ravie, en la présence du Seigneur…

Quand elle reprit ses sens, l’église était déjà pleine d’ombre.

Se rappelant le souper commandé, Zite sortit précipitamment.

Le soleil était couché, l’heure était venue de servir le repas qu’elle n’avait pas encore commencé à préparer.

« Je vais être chassée honteusement », se disait-elle, en regagnant la maison.

Son chagrin était extrême, à la pensée de l’embarras où elle avait mis sa maîtresse. Elle appréhendait tant l’orage qui allait fondre sur elle, qu’arrivée à la porte de la maison, elle fut sur le point de s’enfuir.

Se recommandant à Dieu, elle entra pourtant et, bien timidement, se dirigea vers la cuisine.

Il s’en échappait de si appétissants parfums que Zite se sentit toute réconfortée :

« Dieu soit loué ! pensa-t-elle, la signora s’est aperçue de mon absence… elle a eu une cuisinière pour me remplacer. Je serai chassée, mais ma maîtresse n’aura pas la confusion de n’avoir rien à offrir à ses convives ».

Comme elle ouvrait la porte de la cuisine, un bruit léger, charmant, frappa son oreille… C’était comme un joyeux battement d’ailes.

La sainte crut que la nouvelle cuisinière s’éventait avec son tablier et elle entra, la cherchant du regard.

Il n’y avait personne, mais le feu était allumé, les casseroles étaient dans les fourneaux et de chacune s’exhalait un fumet délicieux.

« Certes, pensa Zite, respirant cette bonne odeur de cuisine, celle qui a pris ma place n’est pas la première venue. On ne perdra rien au change ».

Elle souleva le couvercle des casseroles, goûta et, émerveillée, se dit :

« Mais cette cuisinière est bien plus habile que moi… Je ne mérite pas de laver sa vaisselle ».

Elle passa dans la salle à manger, pensant y trouver celle qui avait préparé ce merveilleux repas.

Il n’y avait personne. Mais le couvert était mis, les fruits éclatants s’élevaient en pyramides parmi les feuilles vertes, les fleurs avaient été disposées en bouquets. Un goût si délicieux, si sûr, avait présidé à tous les arrangements que la signora Fatinelli ne put retenir des cris d’admiration, quand elle entra dans la salle pour jeter un coup-d’œil sur les apprêts du festin.

« — Tout est-il prêt ? demanda-t-elle, lorsqu’elle eût repris son calme.

— Oui, madame, répondit Zite, mais cette invisible cuisinière….

— Allons, n’extravaguez pas, répliqua la dame ».

Elle fit entrer ses convives, et le souper préparé par les anges fut servi.

Tout fut trouvé si délicieux qu’à Lucques on parle encore de ce merveilleux repas.

Il me semble que ce trait plaira aux cordons bleus dont sainte Zite est la patronne.

L’humble fille finit par inspirer aux Fatinelli une véritable vénération. Ils voulurent la traiter en amie plutôt qu’en domestique. Jamais la sainte n’y voulut consentir : jusqu’à la fin de ses jours elle resta — ce qu’il avait plu à Dieu qu’elle fût — servante.

Pendant ce temps, un roi, admiré de tous, traversait les mers pour aller délivrer le tombeau du Christ. Lui aussi était un saint. Mais, devant Dieu, ce roi de France était-il plus grand que la servante des Fatinelli ? C’est le secret des cieux.



LA BIENHEUREUSE IMELDA


La bienheureuse Imelda descendait de la noble et vaillante famille des Lambertini. Née à Bologne en 1521, elle avait reçu au baptême le nom de Madeleine.

Dès le berceau, elle montra une intelligence extraordinaire, et cette vive intelligence sembla s’ouvrir naturellement aux lumières de la foi. Quand une souffrance quelconque faisait couler ses larmes, il suffisait de lui parler de Jésus-Christ pour ramener la joie sur son visage.

On ne vit jamais en elle cette peine à obéir, ces caprices qui rendent difficile l’éducation des enfants. Au premier signe, Madeleine quittait le jeu le plus animé pour se mettre au travail.

Dans la magnifique demeure de ses parents, elle s’était fait un petit oratoire qu’elle ornait de ses mains. Son bonheur était de s’y retirer et d’y prier. La beauté et la bonté de Dieu occupaient ses pensées. Elle comprenait que la mesure de l’aimer c’est de l’aimer sans mesure ; elle avait déjà la connaissance profonde et exacte des choses de ce monde, au point de vue surnaturel.

La splendeur qui l’entourait pesait à Madeleine : elle n’avait pas encore fait sa première communion et elle aspirait au détachement de la vie religieuse.

À cette époque, suivant un usage très ancien, on recevait encore parfois les enfants dans les monastères et on leur donnait l’habit religieux. La petite Madeleine aurait voulu vivre de cette vie obscure et retirée. Ses parents l’aimaient fort, mais elle les pria si bien, si instamment, qu’ils finirent par se rendre à ses désirs.

À Valdiprétra, près de Bologne, il y avait alors un fervent monastère de dominicaines. Les Lambertini, heureux et désolés, y conduisirent leur fille qui n’avait encore que dix ans.

Elle prit avec joie l’habit religieux et échangea son nom contre celui d’Imelda.

La prise de voile n’engageait pas l’avenir et les enfants ainsi reçus dans les monastères n’étaient assujettis qu’à une partie de la règle. Mais Imelda voulut l’observer tout entière et sa constance ne se démentit pas un instant. Elle était la plus exacte, la plus courageuse. Malgré sa tendresse pour ses parents, elle ne semblait pas souffrir de la séparation. Aucune austérité ne l’effrayait. Rien ne lui semblait dur pour ressembler à Jésus crucifié.

Les plus anciennes, les plus ferventes religieuses enviaient sa générosité ; elles étaient surtout ravies de sa merveilleuse dévotion envers le Saint Sacrement.

La petite novice passait des heures en adoration sans ressentir plus de lassitude que les anges devant Dieu. Jamais elle n’assistait à la messe sans verser d’abondantes larmes. Elle pleurait surtout quand les religieuses quittaient leurs stalles pour aller communier. Dans l’ingénuité de son amour, elle disait parfois à ses sœurs : « Je vous en prie, expliquez-moi comment on peut recevoir Jésus dans son cœur sans mourir de joie ».

Rien ne lui eût coûté pour communier. Consumée par l’ardeur de ses désirs, elle suppliait le confesseur du couvent de l’admettre à la table sainte. Mais c’était l’usage du pays de ne pas faire faire la première communion aux enfants avant l’âge de quatorze ans, et le prêtre ne croyait pas devoir faire une exception pour la petite novice.

Cependant le jour de l’Ascension 1533, l’enfant, qui avait atteint ses onze ans, se présenta de nouveau devant son confesseur et le conjura de ne pas la tenir plus longtemps éloignée de la communion.

Le prêtre fut inflexible et Imelda, pleurant amèrement, se rendit à l’église pour entendre la Messe.

« Ô Jésus, mon amour unique, soupirait-elle, ainsi vous voulez que je sois retenue loin de vous. Serait-ce parce que je ne suis qu’une enfant ?… Mais aux jours de votre vie mortelle, vous avez dit à vos apôtres : « Laissez venir à moi les enfants… Ne les éloignez point ». Pourquoi donc, ô mon Époux céleste, ne voulez-vous pas me laisser approcher… moi qui vous aime tant… moi qui ai tout quitté pour être plus près de vous… Si vous ne pouvez supporter mon indignité… faites que je meure… je ne puis plus vivre sans vous »…

Le Seigneur Jésus, si faible contre l’amour, ne put résister à cette prière. Au moment de la communion, une hostie s’échappa du ciboire, s’éleva en l’air, franchit la grille du chœur et vint s’arrêter au-dessus de la tête de l’enfant.

Les religieuses aperçoivent l’Hostie qu’aucune main ne soutient et leur petite sœur qui l’adore, ravie ; elles avertissent le prêtre.

Il s’approche avec une patène et l’hostie jusque là immobile, vint s’y poser.

Alors ne doutant plus de la volonté du Seigneur, le prêtre tremblant communia l’enfant qui semblait un ange plutôt qu’une créature mortelle.

Les religieuses, dans un saisissement inexprimable, restèrent bien longtemps à la regarder en silence. La voyant toujours immobile, toujours prosternée, elles ressentirent à la fin une vague inquiétude.

Elles appellent Imelda, elles la prient, elles lui ordonnent de se lever. L’enfant, toujours si prompte à obéir, ne semblait pas entendre. On la releva. Elle était morte ; morte de joie et d’amour, à l’heure de sa première communion.


En 1566, les dominicaines quittèrent leur couvent de Valdiprétra pour se fixer à Bologne ; elles emportèrent avec elles le corps de la bienheureuse Imelda. La famille Lambertini fit décorer une chapelle en l’honneur de l’enfant et on y plaça une inscription rappelant sa miraculeuse première communion et sa céleste mort.



SAINT ISIDORE

LE PATRON DES CULTIVATEURS

Fête : 15 Mai

Saint Isidore, patron des cultivateurs, vivait au XIIe siècle. Il était fermier d’un gentilhomme de Madrid, nommé Jean de Vergas.

Ses pauvres parents n’avaient pu lui faire donner aucune instruction, mais ils lui avaient appris à aimer Dieu, à tout faire, à tout souffrir pour lui plaire. Le temps développa les germes divins jetés dans le cœur de l’enfant et il en sortit cette agreste fleur de sainteté qui s’est épanouie si magnifique en plein champ, embaumant de son parfum salubre l’Espagne et l’Église.

Isidore était encore fort jeune quand il se chargea de cultiver l’une des terres de Jean de Vergas. Mais le désir de plaire à Dieu lui fit faire ce que la passion de s’enrichir fait faire à d’autres.

Il avait épousé Marie Torribia — tendre et pure créature dont il fit une sainte (elle a en Espagne les honneurs du culte public). Quoique pauvres eux-mêmes, les deux époux étaient merveilleusement charitables et c’est avec un grand bonheur que Marie accueillait et servait les pauvres.

Un jour, son mari lui amena un inconnu qu’il avait rencontré épuisé, défaillant.

« — Ma chère Marie, demanda-t-il, après avoir fait asseoir son hôte, n’avez-vous rien à lui donner ?

— Hélas, je n’ai plus rien », répondit la compatissante fermière qui avait déjà fait dîner douze pauvres ce jour-là.

Malgré cela, Isidore la pria de regarder dans la marmite. Elle obéit et constata qu’il n’y restait pas une cuillerée de soupe, mais, comme Marie allait tristement replacer le couvercle, la marmite se remplit soudain à pleins bords.

Ces saints époux n’avaient qu’un enfant. Un jour, échappant à la surveillance de sa mère, il tomba dans un puits. Aux cris de sa femme désespérée, Isidore accourut. L’eau était très basse, il n’y avait aucun moyen d’arriver jusqu’à l’enfant.

Le saint se mit en prière et, comme il priait, l’eau bouillonnant se mit à monter ; elle s’éleva jusqu’aux bords du puits portant le bébé. Plein de vie et fort amusé de l’aventure, il tendit les bras à sa mère.

Dieu n’avait pu résister à la prière de son serviteur, mais l’enfant, objet de ce miracle charmant, mourut jeune.

Le don des miracles excepté, il n’y a rien d’extraordinaire dans la vie du saint. C’est la vie du laboureur dans sa rude et mâle simplicité. Isidore se fatiguait au travail, il portait le poids du jour et de la chaleur, mais, aux heures que Dieu fit pour dormir, il se reposait. Il n’a pas plus peiné, pas plus souffert que bien d’autres cultivateurs. Mais il a su profiter de ce qu’ils laissent perdre : il a sanctifié son travail — ce dur travail des champs auquel tant d’hommes sont condamnés. Plus sa journée devait être fatigante, plus il la commençait avec joie. Il avait compris que le travail est la plus salutaire des pénitences, il avait compris aussi que la prière est le grand bonheur. Il priait comme il respirait. Le ciel et la terre lui criaient sans cesse d’aimer Dieu et, pendant que sa main conduisait la charrue, il le louait, le bénissait en son cœur.

Les esprits célestes, dont il faisait ainsi l’office, venaient au besoin l’aider dans son travail. À côté du saint laboureur on apercevait parfois deux anges conduisant chacun une charrue attelée de bœufs blancs.

Isidore ne les voyait point, mais sa femme les voyait souvent quand elle venait lui porter à dîner. Craignant d’exposer son mari à l’orgueil, elle ne lui en dit pourtant jamais rien.

Jean de Vergas fut moins discret. L’amitié qu’il témoignait à Isidore avait fait quelques jaloux parmi ses employés. Ils s’ingéniaient sans cesse à nuire au saint et dirent un jour à Jean de Vergas :

« — Isidore passe ses matinées à courir les églises. Il ne vient jamais à l’heure. Nous vous en avertissons, parce que cela vous porte préjudice.

Le gentilhomme fit venir son fermier.

— J’entends la messe tous les jours, répondit-il à ses reproches, et pour rien au monde, je n’y voudrais manquer. Mais soyez tranquille, vous n’y perdez rien et vous en aurez la preuve à la moisson ».

Les accusations continuèrent. Le propriétaire s’inquiéta ; il voulut voir à quelle heure Isidore se mettait à l’ouvrage. Il sortit donc un jour de grand matin, et, caché derrière un rocher, constata que son fermier arrivait plus tard que les autres.

Plein de colère, il s’avançait pour lui reprocher sa conduite, quand il vit tout à coup, à chaque côté de la charrue du saint, deux autres charrues tirées par des bœufs blancs.

Il regarde avec étonnement et, pour comble de surprise, comme il s’approche, les attelages et leurs mystérieux conducteurs s’évanouissent.

Fort radouci, le seigneur aborde son fermier amicalement et lui dit :

« — Au nom du ciel, quels sont ces deux hommes qui t’aidaient à labourer ?

Le saint sourit sans répondre.

— Je l’affirme, continua le maître, que j’ai vu deux autres laboureurs qui ont disparu comme je m’approchais.

— Je n’ai appelé que Dieu à mon aide », répondit simplement Isidore.

Dieu avait envoyé ses anges. Jean de Vergas le comprit, il ne crut plus que la messe nuisît au travail et n’écouta jamais aucune plainte contre son fermier.

Le saint honorait singulièrement son maître. Plusieurs fois il usa en sa faveur de son crédit auprès de Dieu. Ainsi pour soulager sa soif, d’un coup de gaule, il fit un jour, jaillir une fontaine de la terre aride. Une autre fois, touché de son affliction, il ressuscita sa fille.

Isidore prédit sa dernière heure et s’en alla de cette vie aussi tranquillement qu’il revenait des champs, sa journée faite. D’éclatants miracles attestèrent sa sainteté. Son corps, retiré du cimetière, fut déposé dans l’église de saint André. Il est encore frais et entier.

Le patron des cultivateurs est aussi le patron de la capitale de l’Espagne.

« Philippe iii, roi d’Espagne, revenant de Lisbonne, se trouva si mal à Casarubios del Monte que les médecins désespérèrent de sa vie. On ordonna une procession du clergé, de la cour et du peuple de Madrid dans laquelle on porterait les reliques du saint à la chambre du prince mourant. À peine la châsse fut-elle sortie de l’église que la fièvre quitta Philippe, et il se trouva parfaitement guéri lorsqu’elle entra dans sa chambre ».

Ce miracle est appuyé sur des témoignages qu’on ne peut récuser.

L’année suivante, on tira le corps de saint Isidore de la châsse où il était, afin de le mettre dans une autre beaucoup plus riche. Elle coûta seize cents ducas d’or.


SAINTE CATHERINE DE SIENNE


À l’exception de Jeanne d’Arc, la merveilleuse héroïne de tous les temps, jamais femme n’a reçu une mission plus extraordinaire que Catherine Benincasa, la fille d’un teinturier de Sienne.

Sa vie est un vrai miracle historique, et, sur les ombres épaisses du XIVe siècle, sa figure virginale se détache éblouissante.

Aux jours les plus sombres, les plus orageux de l’Église, Catherine a été la messagère du ciel, la zélatrice ardente de la réforme ecclésiastique ; alors que, suivant son énergique expression, tout était corrompu et qu’on ne trouvait à reposer sa tête qu’en Jésus Crucifié, elle a été le ferme appui, le guide inspiré de la papauté.

Fait étonnant, unique dans l’histoire ! Grégoire XI et Urbain VI la conduisirent en plein consistoire et lui commandèrent d’adresser la parole aux cardinaux, ce qu’elle fit avec une éloquence céleste, dénonçant les abus, déplorant les scandales, flétrissant le luxe qui s’étalait sous ses yeux.

« Jamais homme n’a parlé ainsi, disaient les cardinaux ; ce n’est pas une femme, mais le Saint-Esprit qui parle »…

Sans cesse, elle exhortait les princes de l’Église, à faire l’œuvre de Dieu, sans avoir peur de rien. Que n’a-t-elle pas dit contre la crainte servile, le moins noble, suivant elle, des sentiments humains.

Cette jeune fille vraiment suave, qui aimait tant les enfants et les fleurs, avait au degré héroïque ce qui, d’après Lacordaire, manque le plus aux hommes de notre temps, la force.

« Très Saint Père, disait-elle tendrement à Grégoire XI, il faut vous entourer de conseillers qui ne craignent pas la mort »…

C’était l’époque la plus sanglante du moyen âge italien. Partout régnait l’anarchie. Les gouvernements passaient plus vite que les saisons ; ils naissaient et mouraient suivant les vicissitudes de la guerre entre guelfes et gibelins d’une part, entre les nobles, les bourgeois et les Papolani de l’autre et toujours le sang coulait.

Catherine entendit les gémissements de sa patrie, de cette belle Italie devenue, selon l’expression du Dante, l’hôtellerie de douleur.

Les populations désespérées ne tendirent pas en vain leurs mains suppliantes, vers la bien-aimée du Christ.

Elle accepta la mission périlleuse de médiatrice de la paix et, en ces jours de haines implacables et de luttes fratricides, elle fut l’ange de la réconciliation et l’arbitre des peuples.

Accusée par ses concitoyens de conspirer en secret, elle répondit :

« Je dépense et je dépenserai ma vie à déraciner la haine du cœur des hommes ».

Trompée par de lâches mensonges, la populace de Florence se soulève un jour contre elle. Catherine écoute sans pâlir les clameurs terribles de l’émeute et, paisible, attend les forcenés qui la cherchent pour la tuer. À sa vue, le poignard tombe des mains de ces furieux et la sainte, pleurant amèrement parce qu’elle n’avait pas été jugée digne de mourir pour l’Église, disait en regardant sa blanche robe de dominicaine :

« Oh, qu’elle serait belle, si elle était teinte de sang » !

Cette inculte mystique, sans naissance, a été le plus fier caractère, le plus grand homme du xive siècle.

Âme vraiment noble, elle se recommandait aux prières afin d’être toujours prête à dire la vérité et à mourir pour elle.

Écrivant à un illustre prélat : « je vous en conjure, dit-elle, faites tous vos efforts pour ne pas mériter d’entendre un jour, cette dure parole de la Vérité Suprême qui vous jugera : « Soyez maudit parce que vous avez gardé le silence ».

À un autre, elle écrivait : « Ne craignez rien, agissez avec vigueur. Faites voir que vous êtes une colonne ferme qu’aucun vent ne saurait ébranler. Parlez hardiment, sans crainte et dites la vérité sur tout ce qui vous paraît intéresser la gloire de Dieu et l’honneur de l’Église ; nous n’avons qu’une vie et nous devons l’exposer à mille morts ».

Elle parlait avec une autorité tellement surnaturelle, qu’elle pouvait tout dire. Cette fille du peuple, qui ne savait lire et écrire que par miracle, a été l’apôtre du Christ, son ambassadeur auprès des républiques, des rois et des Souverains Pontifes.

Le séjour des Papes à Avignon avait eu des conséquences désastreuses.

Depuis soixante-quinze ans que son Pontife l’avait abandonnée, Rome, tantôt suppliante, tantôt menaçante, avait en vain multiplié les ambassades. En vain le Dante et Pétrarque, en leurs poétiques accents, avaient conjuré le Chef de l’Église de faire cesser le triste veuvage de la reine des nations, d’être sensible aux larmes de son Épouse délaissée.

Ce que ni Rome, ni les deux plus grands idéalistes de l’Italie n’avaient pu obtenir, la vierge de Sienne l’obtint, malgré les intrigues de la cour d’Avignon, malgré les efforts du roi de France qui, pour retenir le pape, lui envoya son propre frère, le duc d’Anjou. « Pourquoi quitter sa patrie. L’Italie était en feu… Rome n’était plus qu’un désert et ses habitants des sauvages turbulents et dangereux ».

Mais Catherine savait faire entendre la voix du devoir.

Jamais saint n’aima plus qu’elle l’honneur de l’Église.

Un jour, qu’elle priait pour cette mère affligée, Notre-Seigneur lui dit :

« Ma fille, je veux que tu laves avec tes larmes et tes sueurs la face souillée de mon Épouse ».

Ce fut l’effort, l’œuvre de sa vie.

La Sainte naquit en 1347, dans cette vieille et intéressante ville de Sienne, que les poètes nous représentent assise sur les collines, baignée dans la lumière sereine.

Elle était le vingt-cinquième enfant de Jacopo Benincasa et de Lapa Piagenti. Autour de son berceau passa une grande calamité : la peste noire qui enleva à Sienne et aux environs plus de quatre-vingt mille personnes.

L’enfant grandit dans une ville en deuil. Aussitôt qu’elle put parler, sa mère dit son vieux biographe, eut bien de la peine à la garder à la maison, car une seule de ses paroles adoucissait toutes les tristesses. Aussi ses parents et ses voisins l’avaient-ils surnommée Euphrosine, c’est-à-dire, joie, allégresse.

À l’âge de six ans, un jour qu’elle revenait à la maison paternelle avec l’un de ses frères, Jésus-Christ lui apparut accompagné de ses apôtres, Pierre, Paul et Jean. Le Sauveur attacha sur elle son divin regard, lui sourit tendrement et étendant la main droite, fit sur elle le signe de la croix.

La glorieuse vision s’évanouit bientôt, mais le cœur innocent de la petite Catherine s’était embrasé. Elle ne songea plus qu’à plaire à Notre-Seigneur ; pour lui seul, elle voulait vivre et autant que le pouvait un enfant, elle se tenait à l’écart pour prier.

Cependant, à peine avait-elle douze ans que ses parents songèrent à la marier. On voulut l’obliger à se parer. Sa mère surtout la pressait sans cesse de donner plus de soin à sa toilette, à sa coiffure.

Pour en finir avec ces instances, Catherine sur le conseil de son confesseur, coupa sa chevelure qui était d’une beauté rare.

Les cris de Lapa, quand elle aperçut la tête rasée de sa fille, firent accourir toute la famille. On accabla Catherine d’injures. La fortune de Jacopo Benincasa était considérable pour sa condition, mais on renvoya la servante et on chargea Catherine de tous les travaux de la maison. Il lui fallut préparer les repas, laver le linge, raccommoder les vêtements, porter au grenier de lourdes charges.

« — Vilaine entêtée, lui disaient ses frères, il faudra bien que tu finisses par céder… tu prendras un mari ».

Rien n’ébranlait sa résolution ; rien n’altérait sa bonne humeur. Et un songe qu’elle eut vers l’âge de quinze ans, augmenta encore son courage.

Il lui sembla qu’elle voyait défiler devant elle tous les fondateurs des grands ordres monastiques. Saint Dominique passa dans sa robe blanche. Il tenait à la main un lis qui brûlait. Catherine tendit les bras vers l’austère moine qui souriant courut à elle et lui jeta sur les épaules le manteau noir des tertiaires, en l’assurant que malgré tous les obstacles, elle serait sa fille.

Le jour même, Catherine réunit son père, sa mère, ses frères et leur déclara qu’elle avait depuis longtemps fait vœu de virginité.

« — Si vous voulez me garder comme servante, je vous rendrai avec bonheur tous les services possibles, ajouta-t-elle ; mais si vous me chassez, je n’en serai pas ébranlée.

— Ma très chère fille, lui dit son père, soyez fidèle à votre vœu. Et s’adressant à sa femme et à ses fils : Sa résolution ne vient pas d’un caprice, mais d’un grand amour de Dieu. À partir de ce jour, que personne n’ose lui parler de mariage, et qu’on ne gêne en rien sa liberté ».

Catherine, ayant obtenu la permission de servir Dieu, suivant son inspiration, demanda une chambre séparée des autres où elle put se faire une solitude.

On lui donna une petite cave, dans le sous-sol de la maison, où la lumière n’arrivait que par une étroite fenêtre. La jeune fille s’y installa avec bonheur et y mit un crucifix devant lequel elle alluma une lampe.

Elle pouvait chanter comme Jacopone de Todi : « Je vais m’essayer dans une religion puissante et dure. Je vais à une grande bataille, à un grand effort, à un grand labeur. Ô Christ, que ta force m’assiste ! Je vais aimer d’amour la croix dont l’ardeur déjà m’embrase et demander, d’une humble voix, qu’elle me pénètre de sa folie ».

Le monde aura beau dire, il aura beau se scandaliser et protester, au nom du bon sens contre l’effrayante mortification des saints, l’amour se prouve par la souffrance, et ceux qui aiment Dieu héroïquement voudront toujours le lui prouver à leurs dépens. D’ailleurs, comme disait Catherine elle-même, rien de grand ne se fait ici-bas sans beaucoup de souffrances. Or, la sainteté est la suprême grandeur.

Je n’entrerai pas dans le détail des prodigieuses austérités de Catherine de Sienne. Parmi les pénitents à feu et à sang, nul n’a exercé sur son corps des rigueurs plus cruelles, nul n’a mieux pratiqué la sainte haine qu’elle appelait la voie sûre et royale.

Malgré bien des démarches, elle n’avait pu obtenir l’habit des tertiaires que saint Dominique lui avait promis. Jamais jusque là on ne l’avait donné à une jeune fille. Mais grâce à la petite vérole qui la défigura pour un temps, elle fut reçue dans le tiers-ordre.

Sa ferveur s’en accrut encore. Celui qu’elle aimait souriait à son ardeur, dit son pieux biographe. Il ne l’abandonna pas sur le chemin de la perfection où elle marchait avec tant de courage, et pour la diriger, il ne lui donna ni un homme, ni un ange. Lui-même voulut être son guide dans l’âpre et étroite voie.

Il lui apparaissait souvent, s’entretenait avec elle, et la traitait avec une familiarité délicieuse ; alors son âme ravie d’amour, quittait ses sens et entrait en extase. « Ces rapports surnaturels expliquent les choses étonnantes qui lui arrivèrent, sa prodigieuse abstinence, sa doctrine admirable ; ils sont l’origine, la cause de toutes ses actions, et font comprendre le merveilleux de son existence ».

« Soyez bien certain, mon Père, disait-elle à son confesseur, que rien de ce qui regarde les voies du salut ne m’a été enseigné par les hommes. C’est mon Seigneur et Maître, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m’a tout révélé. Il me parlait comme je vous parle maintenant à vous-même ».

Il ne sera pas inutile de citer quelques-unes des paroles du Maître.

Notre-Seigneur lui dit d’abord :

« Sais-tu, ma fille, ce que tu es et ce que je suis ? Si tu apprends ces deux choses, tu seras bienheureuse ».

Oh, que cette courte parole est grande ! s’écrie le vieil historien de la sainte, que cette doctrine si simple est étendue ! qui m’en révélera les secrets et m’en fera mesurer l’infini.

Notre-Seigneur dit encore à Catherine :

« Pense à moi. Si tu le fais, je penserai sans cesse à toi ».

Je penserai à toi ! Catherine aimait à se répéter ces paroles, qui la remplissaient de confiance et de joie. Plus tard, elle en fit le texte d’un traité sur la Providence. Quand elle voyait quelqu’un s’inquiéter : « Pourquoi vous troublez-vous ? demandait-elle, avec ce radieux sourire dont parlent ses historiens. Dites-moi, qu’avez-vous à faire de vous-même ?… Laissez faire la Providence. Elle a les yeux sur vous ».

À partir de cette époque, jamais son union avec Jésus-Christ ne souffrit ni refroidissement, ni interruption. Jamais elle ne quittait sa présence ; toujours elle était avec lui. La vie active, à laquelle elle fut appelée plus tard, n’affaiblit jamais cette intimité. Elle disait que l’âme fidèle s’abandonne si parfaitement et se plonge tellement en Dieu, qu’elle ne voit rien qu’en lui et ne se souvient d’elle et des créatures qu’en lui. « Elle est, disait-elle, comme plongée dans un océan dont les eaux profondes l’entourent ; elle ne saisit que ce qui est dans ces eaux, ce qui est en dehors lui est inaccessible ; elle peut bien voir les objets extérieurs qui s’y reflètent, mais elle les voit dans l’eau seulement, et tels qu’ils sont dans l’eau ».

Sa vie était à la fois extatique et pénitente. « Cependant, tout à coup assaillie par les plus humiliantes tentations, elle se vit en même temps délaissée du ciel. Sans se décourager, elle augmenta ses terribles pénitences et se réfugia dans la prière. « Ô la plus vile des créatures, se disait-elle, pourquoi l’attrister ?… Est-ce pour la consolation que tu as résolu de servir Dieu ? »

« Ces assauts de l’enfer se renouvelèrent avec tant de violence que se jetant contre terre, la sainte demeura longtemps prosternée, suppliant Notre-Seigneur de venir à son secours ».

Satisfait de sa fidélité, il vint la consoler : « — Où étiez-vous, Seigneur, lui demanda-t-elle, où étiez-vous quand ces affreuses tentations m’assiégeaient ?

— Dans ton cœur », répondit le Maître.

C’est vers cette époque que la sainte apprit à lire et voici comment. Elle désirait beaucoup réciter l’office divin. Un jour donc, prosternée contre terre, elle fit à Dieu cette prière : Seigneur, s’il vous est agréable que je sache lire, pour réciter l’office divin et chanter vos louanges, ayez la bonté de m’apprendre ce que je ne puis apprendre seule. Si vous ne le voulez pas, que votre volonté soit faite.

Quand elle se releva, elle pouvait lire couramment et facilement toutes les écritures même les plus difficiles.

La manière dont, plus tard, elle apprit à écrire n’est pas moins merveilleuse. Elle était à la Roccadi Tentonnano, chez une noble dame, Blanche de Salimbeni, quand, par hasard, il se trouva sous sa main, raconte Thomas de Sienne, un vase rempli de cinabre ou de minium, dont un copiste se servait pour enluminer les initiales de certains livres.

Cédant à une inspiration divine, la sainte prit la plume de l’artiste et, quoiqu’elle n’eût jamais formé aucune lettre, elle écrivit sur une feuille de parchemin, en caractères très nets et très distincts, des vers dont voici la traduction :

« Esprit saint, venez en mon cœur ; attirez-le à vous par votre puissance. Ô mon Dieu, accordez-moi la crainte et la charité. Ô Christ, préservez-moi de toute pensée coupable. Enflammez-moi de votre amour très doux et toute peine me sera légère. J’implore votre secours, votre assistance dans tous mes besoins. Jésus amour, Jésus amour ».

Dès qu’elle sut lire, elle consacra un temps considérable à la lecture et elle acquit bientôt une admirable connaissance de l’Écriture.

Pour se délasser, elle aimait à s’entourer de fleurs et, tout en chantant des cantiques, elle en faisait de ravissants bouquets qu’elle distribuait pour exciter à l’amour de Dieu. Elle aimait surtout les roses, les violettes et les lis ; même les plus humbles fleurettes lui plaisaient ; aussi, en Italie, la coutume s’est-elle établie de célébrer sa fête par une profusion de fleurs.

Le temps de la mission publique de Catherine approchait ; mais avant de lui faire quitter sa cellule, Notre-Seigneur voulut célébrer avec elle ce mystique mariage qui a inspiré de grands peintres.

L’Église fait mémoire de ce céleste mariage et en 1705, le grand conseil de Sienne publia un décret, interdisant les masques, les danses et autres divertissements, le dernier jour du carnaval, jour dédié aux saintes fiançailles de Catherine Bénincasa, leur séraphique compatriote.

Catherine n’avait pas vingt ans, quand, sur l’ordre de Jésus-Christ, elle quitta sa cellule pour se mêler au monde. Elle avait le secret de sa mission extraordinaire, cependant elle ne s’occupa d’abord qu’aux travaux les plus grossiers de la maison et aux œuvres de la charité la plus humble. Mais une lépreuse abandonnée et une misérable vieille cancéreuse qu’elle soignait, reconnurent sa surhumaine charité par d’atroces calomnies et la jeune fille eut à essuyer de la part des tertiaires les plus sanglants reproches, les plus étranges humiliations.

Un soir, retirée dans sa cellule, elle pleurait sur l’infamie dont on l’avait couverte, quand Notre-Seigneur lui apparut. Il tenait à la main deux couronnes, l’une d’épines aiguës, l’autre de magnifiques pierreries. « — Ma fille, dit-il, choisis ».

Catherine saisit la couronne d’épines et l’enfonça avec force sur son front.

Dieu ne réservait pas ses faveurs pour le secret de la cellule. Souvent dans l’église, l’extase la saisissait, son visage s’illuminait, on la voyait s’élever de terre. Le peintre, André Vanni, la vit un jour ainsi, et il esquissa à la hâte sur le mur de l’église, le portrait de la jeune fille transfigurée.

Mais quand Dieu veut éprouver une âme, tout lui sert. Les faveurs célestes que Catherine recevait, étaient le sujet de graves discussions.

À cette triste époque, la communion fréquente n’était pas en usage. Des personnes même pieuses ne communiaient guère qu’à Pâques. La communion quotidienne de Catherine faisait crier à la présomption, à l’irrévérence, à l’hypocrisie. On traitait la jeune tertiaire d’hallucinée. Sous le prétexte que sa tenue troublait l’office divin, scandalisait les assistants, on la traînait hors de l’église, on la jetait brutalement sur le pavé où des passants avaient la lâcheté de la frapper du pied. Mais le temps approchait où ses concitoyens allaient voir en Catherine autre chose qu’une hallucinée et une hypocrite.

La peste qui avait si cruellement sévi en 1347, éclata de nouveau à Sienne.

L’épouvante fut générale et, comme toujours, les riches s’enfuirent au loin, abandonnant les pauvres aux horreurs du fléau. Jeunes et vieux étaient également atteints et souvent succombaient en quelques heures. D’après les chroniques du temps, dans certaines rues, il ne restait plus personne de vivant pour répondre lorsque le char funèbre passait pour emporter les morts. Parfois, en rendant aux morts les derniers devoirs, le prêtre et les porteurs succombaient et l’on s’empressait de les enterrer dans la même fosse. Les amis, les parents, redoutaient de se rencontrer et se saluaient de loin.

Mais Catherine ne connaissait ni les terreurs, ni les faiblesses de la nature et l’héroïsme qu’elle déploya sur ce théâtre de désolation lui conquit le respect de tous.

Toujours aux endroits les plus infectés de la ville, elle se fit l’infatigable servante des malades les plus abandonnés.

Lorsqu’on lui exprimait l’admiration que son courage inspirait, elle répondait avec un sourire : « Ah ! si l’on savait comme il est doux de souffrir pour Dieu, on rechercherait comme une bonne fortune les occasions d’endurer quelque chose pour son amour ».

La peste cessa, mais l’héroïque charité de Catherine avait triomphé de tous les préjugés, de toutes les calomnies. On ne l’appela plus que la sainte, et le renom de ses vertus, dit Caffarini, comme un délicat parfum pénétra jusque dans les villes les plus reculées de l’Italie.

Et alors, pour la fille du teinturier de Sienne, commença cette vie extraordinaire, sans précédents, dont j’ai parlé.

Comment une jeune fille sans naissance, sans lettres a-t-elle pu exercer, sur la société et sur l’Église, une action si puissante ? Comment est-elle devenue l’arbitre des peuples, la conseillère des grands, le guide inspiré des Papes ?

Problème insoluble pour ceux qui n’admettent pas le surnaturel.

Jamais Catherine ne posa en femme politique ; quoiqu’elle eût le don de l’éloquence qui subjugue et entraîne, jamais elle ne harangua les foules. Mais elle ne put se refuser à ses malheureux concitoyens qui vinrent la chercher dans son humble cellule, car elle avait la parfaite, la sublime charité, et la faim divine de la paix.

C’était l’époque la plus tourmentée, la plus douloureuse du moyen-âge italien.

Dans cette brillante Italie, patrie de la poésie et des arts, on ne semblait plus vivre que pour se haïr, pour s’entre-tuer. Les cruelles guerres des Guelfes et des Gibelins ensanglantaient toujours cette malheureuse terre et, entre les nobles, les bourgeois et le petit peuple, la lutte recommençait sans cesse plus acharnée, plus féroce. La tyrannie des grands et l’envie des petits avaient rendu tout gouvernement impossible.

Du haut en bas de la péninsule, l’anarchie triomphait.

« Ta prévoyance est bien subtile, disait Dante à Florence, mais ce que tu as filé en octobre ne peut durer jusqu’à la mi-novembre ».

Dans ces glorieuses cités, dont l’histoire vaut celle des grands empires, au conseil de la commune comme sur la place publique, les citoyens se dévoraient. C’étaient, dans tous les gouvernements, les mêmes discordes, et les clameurs de ces divisions intestines réveillaient toujours la sanglante émeute dans les rues.

De nos jours, on ne saurait se faire une idée de la force, de la ténacité des haines de famille à cette époque. Il n’était pas rare de voir un mourant léguer solennellement sa haine à ses fils, exiger d’eux de criminels serments. Ces serments de vengeance homicide se transmettaient souvent de génération en génération. Le faux point d’honneur flétrissait l’homme qui épargnait son ennemi. En pardonnant, un gentilhomme aurait cru souiller à jamais son blason. Ce venin mortel de la haine gagnait jusqu’à l’âme des prêtres.

L’Église a vu des jours plus sombres, plus mauvais que ceux qu’elle traverse aujourd’hui, elle a été plus cruellement éprouvée. Aujourd’hui, ses malheurs lui viennent de ses ennemis. Au xive siècle, la cause de ses malheurs, elle l’avait en elle-même. Le sel de la terre s’était affadi. La justice, la pudeur, la charité avaient déserté le sanctuaire et, dans son amère douleur, la sainte s’écriait :

« Je vois la religion chrétienne tomber dans la mort… je vois les ténèbres obscurcir la lumière ».

« Jamais l’Église de Dieu n’a eu plus besoin de secours ; jamais le monde n’a été plus rempli de vices ; tout est corrompu et on ne trouve à reposer sa tête qu’en Jésus crucifié.

« Nous voyons de nos yeux misérables, la sainte Église, la douce Épouse toute pâle, toute démembrée ».

Savonarole, cent vingt ans après, n’eut pas de cris plus énergiques, plus éloquents.

Catherine avait la vue surnaturelle des maux de l’Église, et cette vue terrible la faisait sécher de douleur.

« Je meurs toute vivante, écrivait-elle, et je demande la mort à mon Créateur pour ne plus voir cette grande ruine. Servons nous de la prière. Crions miséricorde à Dieu par les mérites du sang de son Fils ».

« J’ai une soif ardente, disait-elle, du bonheur du monde entier et de la réforme de l’Église. Pour l’obtenir, je donnerais avec joie non seulement mon sang, mais jusqu’à la moëlle de mes os ».

« Mais, ajoutait-elle, ce sont les ministres de l’Église qui ont besoin d’être réformés, non l’Église. L’Église donne la force et la lumière, personne ne peut l’affaiblir, l’obscurcir en elle-même. Elle donne la vie et il y a tant de vie en elle que personne ne peut la tuer. L’Église ne peut périr, car elle est fondée sur la pierre vive, le Christ, le doux Jésus… L’Église est fondée sur l’amour ; elle est l’amour même ».

Passionnée pour l’Église, Catherine l’était aussi pour sa patrie.

À cette belle Italie dévorée par la guerre civile, Pétrarque, en son divin langage, avait longtemps crié en vain : « La paix ! la paix ! la paix » !

Plus heureuse que le grand poëte, la sainte vit souvent le feu de la haine s’éteindre sous sa parole.

Mais l’ange de la paix savait faire entendre au besoin les plus âpres vérités. Étrangère à toute crainte, à toute faiblesse, elle osait écrire aux premiers magistrats de Sienne, à ces magnifiques seigneurs, défenseurs du peuple qui, une fois au pouvoir, ne songeaient qu’à assouvir leurs haines et à remplir leurs coffres : « Le magistrat qui ne s’occupe que de ses affaires personnelles, n’observe pas la justice, il la viole de mille façons… Ce malheureux qui doit gouverner la ville et qui ne se gouverne pas lui-même, ne s’inquiète pas de voir dépouiller les pauvres. Il se laisse corrompre par les hommes, quelquefois, pour de l’argent, il méconnaît les droits des pauvres, il donne raison à qui n’a pas raison ».

La magnifique et sévère remontrance se termine par ces mots : « Vous n’êtes pas des ministres intègres de la sainte justice, c’est pourquoi Dieu a permis et permet encore que nous soyons éprouvés par des châtiments et des fléaux tels qu’on n’en vit pas, je crois, depuis l’origine du monde ».

Dans cette sanglante Italie du xive siècle, il fait bon entendre cette fière parole des saints, cette parole qui ose dire la vérité à ceux qui font tout trembler.

Alors régnait à Milan, Barnabo Visconti, tyran athée et cruel, que ses talents militaires avaient rendu puissant.

Excommunié pour ses forfaits, Barnabo Visconti avait été rencontrer, sur le pont de Lambri, le légat porteur de la bulle d’excommunication et, rendant la lettre pontificale au légat : « Abbé, dit-il, avale cela ou je te fais jeter en bas du pont ».

L’évêque avala le parchemin.

Le seigneur de Milan faisait nourrir ses cinq mille chiens de chasse dans les monastères ; quand il ne trouvait pas ses chiens en bon état, ceux qui en avaient le soin étaient, par ses ordres, cruellement fouettés.

Deux religieux osèrent lui reprocher ses crimes, il les fit brûler vifs.

Se voyant menacé par une ligue puissante, formée contre lui par le pape, Barnabo Visconti, voulut se concilier les bonnes grâces de la Beata Papolana, si grand était son prestige.

Mais à cet orgueilleux tyran qui ne craignait pas de dire : « Je suis pape, empereur et roi dans mon territoire ; Dieu lui-même n’y pourrait pas faire ce que je ne voudrais pas », la sainte écrivit :

« Le maître du monde entier doit reconnaître son néant, car il est sujet à la mort, comme la plus vile créature. Les folles jouissances du monde passent pour lui comme pour les autres, et il ne peut empêcher que la vie, la santé, toutes les choses créées disparaissent comme le vent. Toute la puissance que nous avons ici-bas ne doit pas nous faire croire puissants. Ne croyez pas, parce que le Christ semble ne rien voir en cette vie, qu’il ne sévira pas dans la vie future. Lorsque notre âme quittera notre corps, nous apprendrons alors, pour notre malheur, qu’il a tout vu ».

Sous prétexte de réformer les ministres de l’Église, Barnabo Visconti les emprisonnait et les dépouillait de leurs biens. Catherine lui dit :

« Dieu ne veut pas que vous et les autres, vous vous fassiez justiciers de ses ministres ; il s’en réserve le droit et l’a confié à son Vicaire. Si son Vicaire ne l’exerce pas (il doit le faire et il fait mal, s’il ne l’exerce pas), nous devons attendre humblement la sentence et la punition du Souverain Juge, du Dieu éternel. Conservez en paix vos villes, punissez vos sujets quand ils commettent quelque crime, mais ne jugez pas ceux qui sont les ministres du glorieux et précieux Sang ».

Catherine avait reçu à Pise l’insigne faveur des stigmates. Dans son cœur dilaté par l’amour, on sentait une compassion immense, inépuisable. Aussi partout les malheureux se pressaient autour d’elle : « J’ai vu souvent, dit le P. Raymond, des milliers d’hommes et de femmes accourir du sommet des montagnes et des pays environnants, comme si une trompette mystérieuse les appelait. Ils venaient la voir et l’entendre.

On s’agenouillait devant elle, on lui prodiguait les marques les plus extraordinaires de respect, mais elle ne s’en apercevait même pas. Elle était tout entière aux souffrances de ceux qui l’approchaient, tout entière aux maux de sa patrie et de l’Église et ces maux allaient toujours s’aggravant.

Des compagnies épouvantables de brigands à la solde de toutes les ambitions ravageaient l’Italie, ne laissant que des ruines sur leur chemin. Rome, délaissée du pape et déchirée par les factions, ne comptait plus que dix-sept mille habitants.

Florence, exaspérée par les excès des mauvais gouverneurs et des mauvais pasteurs, avait levé la bannière rouge où était écrit en lettres d’argent le mot Libertas et quatre-vingts villes l’imitèrent dans sa révolte contre le Saint-Siège.

À Florence, la révolution tourna, dès le premier jour, en véritable jacquerie. Le nonce apostolique fut promené sur une charrette, écorché vif au milieu des huées de la populace. Les bourreaux jetèrent aux chiens les lambeaux de sa chair et finirent par l’enterrer, quand il respirait encore.

À ces atrocités, Grégoire xi, entraîné par les cardinaux français, riposta par un coup de foudre, le plus terrible qu’un pape ait jamais lancé.

Il frappa d’interdit et mit hors de la loi chrétienne la personne et les biens des Florentins.

Ceux-ci, atterrés, envoyèrent une ambassade à Catherine, la priant de s’interposer entre Grégoire xi et Florence.

Catherine ne pouvait refuser — les dernières horreurs menaçaient l’Italie — et la sainte se mit en route pour Avignon.

Le 18 juin 1376, vers le soir, elle arrivait à Avignon. Sa célébrité était grande, mais que la puissante, l’orgueilleuse Florence eût choisi pour médiatrice la fille d’un teinturier de Sienne, n’en restait pas moins fort étrange. Aussi la curiosité était fort excitée et une foule énorme se porta à sa rencontre.

Elle soutint tous les regards, sans embarras, et traversant humblement les rues, se rendit au palais des papes.

Grégoire xi (Pierre Roger de Beaufort — Turenne), la reçut avec la plus grande distinction, entouré des cardinaux et de toute sa cour. Il ne croyait pas à la sincérité des Florentins, mais si touchantes furent les prières de la sainte, qu’il lui dit dès la première entrevue :

« — Afin de vous prouver que je veux la paix, j’en remets la négociation entre vos mains. Je vous demande seulement de sauvegarder l’honneur de l’Église ».

Grégoire eut avec elle bien des entretiens intimes. Cette femme, qui avait les vues d’un grand politique, croyait que le plus sûr moyen de pacifier l’Italie, c’était de faire prêcher une croisade générale contre les Turcs, alors si redoutables. Aux premiers mots qu’elle dit à ce sujet, le Pape l’interrompit :

« — Il faudrait d’abord établir la paix entre les chrétiens… ensuite nous pourrons ordonner la guerre sainte.

— Mais, Très Saint Père, répondit-elle, y a-t-il un meilleur moyen de pacifier les chrétiens que la Croisade ? Ces hommes d’armes si passionnés pour la guerre, toujours prêts à fomenter les divisions, se croiseraient volontiers contre les infidèles. Il y en a très peu d’assez méchants pour refuser de racheter ainsi leurs péchés. Les guerres fratricides cesseraient. Ôter les tisons, c’est éteindre le feu ».

Rien n’était plus sage, plus pratique. Malheureusement les hommes d’état de ce temps, ne le comprirent point.

Catherine s’était juré d’obtenir le retour du siège apostolique à Rome. Elle voulait que le pape délivrât l’Italie de ses lieutenants. Elle voulait qu’il prît en maître le gouvernement du domaine pontifical, qu’il commençât en vrai pasteur la réforme de l’Église, des cardinaux et des prélats italiens en première ligne. Elle ne craignait pas de reprocher au chef de l’Église sa timidité, son excès de douceur.

Grégoire xi avait été élu le 30 décembre 1370, à l’âge de trente-huit ans. Il était instruit, sa vie avait toujours été très pure, très régulière. Timide de caractère, fort délicat de santé, il avait pour ses parents une tendresse enfantine.

L’humble tertiaire inspirait à Grégoire xi une singulière vénération. Il admirait son indifférence absolue pour les splendeurs qui l’environnaient, la franchise avec laquelle elle s’exprimait sur les hommes et les choses de la cour d’Avignon. Il s’entretenait souvent avec elle, la consultait, et la conduisit en plein consistoire.

La confiance dont le pape l’honorait ne tarda pas à inquiéter vivement la cour pontificale. Et cette jeune fille, qui devait trancher l’éternelle question romaine, vit son action entravée par toutes sortes d’intrigues, d’hostilités. Comme plus tard les juges de Jeanne d’Arc, les prélats français la tentaient dans sa foi. Ils la poursuivaient avec leurs interrogatoires perfides sur les subtilités de la théologie jusqu’au fond de sa cellule.

Si grande, si visible était l’influence de Catherine sur Grégoire XI que le roi de France s’en alarma. Pour retenir le Pape sur les bords du Rhône, il lui députa son frère, le duc d’Anjou.

Mais Catherine parlait avec une autorité souveraine.

« Ô doux Christ de la terre, disait-elle au jeune pontife, vous êtes le vrai Père et Pasteur ; il faut retourner au plus vite à la ville que vous tenez des apôtres Pierre et Paul… Vous savez qu’en prenant l’Église pour épouse, vous vous êtes engagé à affronter pour elle tous les périls… Ne craignez rien des vents furieux qui se sont élevés… Ne craignez rien de ces enfants dénaturés qui se sont révoltés contre vous… N’écoutez pas ces démons incarnés qui mettent tout en œuvre pour vous retenir ici… Allez, ô Évêque de Rome, allez à votre épouse qui vous attend pâle et mourante… Allez sans tarder ou craignez la colère et les jugements de Dieu… Je vous le dis au nom de Jésus crucifié ».

La parole inspirée de la vierge de Sienne séduisait et violentait l’âme faible mais noble de Grégoire.

Il avait beaucoup réfléchi aux maux de l’Église ; il voyait dans le retour à Rome une solution à bien des difficultés et là-dessus les avertissements de tous genres ne lui avaient pas manqué.

Quelques jours après son sacre, comme Grégoire XI reprochait à un évêque de sa cour de ne pas résider dans son diocèse :

« — Très Saint Père, répondit celui-ci, pourquoi l’évêque de Rome ne réside-t-il pas dans son diocèse ?… Nous résiderons tous quand l’évêque de Rome résidera ».

Cette réponse hardie avait troublé le pape. À plusieurs reprises, il avait solennellement annoncé que les intérêts de l’Église lui faisaient un devoir de retourner à Rome. Mais comme chacun sait, la décision du jugement est bien plus facile que la décision de la volonté. Le timide pontife n’osait entreprendre ce que son prédécesseur n’avait pas eu le courage d’achever. Devant ce calvaire qu’Urbain V n’avait pu gravir jusqu’au haut, il sentait défaillir son cœur. Les visions menaçantes de sainte Brigitte mourante l’avaient effrayé sans lui donner la force qui lui manquait.

Mais ce qu’il redoutait, ce Français d’une santé si délicate, ce n’était ni le climat malsain de Rome, ni le stylet des assassins, ni le poison dont était mort, disait-on, Benoît XI. Ce qu’il redoutait, c’était la douleur des adieux, la rupture des mille liens qui l’attachaient à sa patrie. Les supplications de sa famille lui déchiraient le cœur.

Il ressentait aussi cet effroi qui fait reculer les timides devant une résolution très grave, irrévocable.

Certes les Italiens avaient tout fait pour rendre le séjour à Rome impossible aux papes, mais ce fut en vain que les cardinaux, dans leurs inquiétudes intéressées, évoquèrent les tragiques souvenirs : Grégoire croyait que le Christ lui parlait par sa servante Catherine.

Un jour, après sa messe, le doux et pâle pontife fit mander la jeune fille et lui dit avec une émotion solennelle :

« — Dois-je m’en aller à Rome ?

Catherine s’excusa de répondre, disant qu’il ne convenait pas à une pauvre petite femme comme elle, de donner des conseils au chef de l’Église.

» — Je ne vous demande pas des conseils, continua le pape. Je vous ai fait venir pour que vous me fassiez connaître la volonté de Dieu.

Catherine arrêta sur lui son regard pénétrant et répondit simplement :

» — Très Saint Père, nul ne connaît mieux que vous la volonté de Dieu, car il y a longtemps que Votre Sainteté a fait le vœu de retourner à Rome ».

Le pape avait en effet fait ce vœu et ne s’en était jamais ouvert à personne. Cette preuve de pénétration surnaturelle acheva de le décider.

Le 13 septembre 1376, les portes du palais pontifical s’ouvrirent tout à coup.

Suivi de quinze cardinaux, le pape s’apprêtait à descendre vers le Rhône où une galère l’attendait, quand son vieux père accourut tout en larmes, poussant des cris déchirants. Jusque-là, il n’avait point voulu croire au départ. Transporté de douleur, il s’étendit sur le seuil en disant à son fils :

« — Vous passerez d’abord sur mon corps.

— Dieu a dit : « Tu marcheras sur l’aspic et le basilic ; tu fouleras aux pieds le lion et le dragon », répondit Grégoire et il passa ».

La mule qu’on lui présenta se cabra et refusa son cavalier, ce qui parut de mauvais augure.

Avignon aimait les papes. On s’était promis de retenir Grégoire au prix même d’une émeute. Cependant, la foule s’ouvrit. Dominée par une impression irrésistible, elle laissa la voie libre à l’Église romaine retournant à la ville éternelle.

Dans la rade de Marseille, vingt galères attendaient à l’ancre, commandées par le grand maître de l’ordre de saint Jean de Jérusalem.

En sortant du port, la flotte fut assaillie par une tempête effroyable. Une vague emporta l’évêque de Luni. On mit seize jours pour se rendre à Gênes.

Le pape y débarqua, brisé de souffrances. Ses courtisans et ses cardinaux le pressaient de rebrousser chemin. Les plus sinistres rumeurs lui arrivaient de Rome où les émissaires de la révolution s’agitaient à son approche.

Heureusement, Catherine venait d’arriver à Gênes par voie de terre.

Dans la crainte de mécontenter son entourage, le pape n’osa pas la mander auprès de lui. Sa souveraine dignité ne lui permettait point de se mêler à la multitude qui entourait la sainte tout le long du jour. Pourtant, se sentant faiblir, il voulut la revoir, et vêtu en simple ecclésiastique, il se rendit la nuit dans la maison où elle logeait.

La Beata Papolana, reconnaissant le pape qui entrait dans sa chambre, se prosterna à ses pieds. Mais comme toujours elle lui parla avec une autorité étrange. Il faudrait remonter aux prophètes de l’ancienne loi, pour trouver l’exemple d’une parole plus libre, plus énergique.

Grégoire sortit réconforté et fortifié. Il reprit la mer. La tempête sévit plus terrible encore. Il fallut débarquer le cardinal de Narbonne qui mourut à terre. La vie du pape fut plusieurs fois en danger. Jamais traversée ne fut plus lente, plus orageuse.

Enfin, le 16 janvier à la nuit tombante, la galère du pape jeta l’ancre au milieu du Tibre, dans le voisinage de la basilique de Saint Paul, et le peuple accourut avec des lumières pour apercevoir dans les ténèbres la barque de Pierre.

Au lever du soleil, Grégoire débarqua et le cortège se mit en route.

La joie du peuple jetait dans l’étonnement le pape et son escorte. Cette joie, qui devait durer si peu, se manifestait par des acclamations délirantes, par des danses impétueuses. Les mille voix de la foule, le son des cloches, l’allégresse des instruments de musique remplissait l’air. Les femmes, montées sur les terrasses des maisons, lançaient des fleurs sur le passage du pontife. Ce fut seulement vers le soir que le cortège arriva à Saint-Pierre. La grande place était magnifiquement illuminée. Grégoire traversa la sublime basilique où dix-huit mille lampes brûlaient et, ouvrant les bras, se prosterna sur le tombeau du pêcheur.

Catherine avait modestement regagné sa ville natale. Elle n’assista donc pas à l’entrée triomphale du Pontife. Cependant, dans l’une des fresques du Vatican, Raphaël a représenté la vierge de Sienne aux côtés de Grégoire XI et cette fresque qui suffirait à immortaliser le retour de la Papauté est, en un sens, d’une rigoureuse vérité historique. Le retour d’Avignon fut vraiment l’œuvre de Catherine.

Rentrée dans sa pauvre demeure, la sainte reprit ses occupations ordinaires. De ses mains honorées des stigmates sacrés, elle ne dédaignait pas de faire la lessive, de pétrir le pain, de préparer les repas, ni de rendre aux malades les plus humbles services.

Florence s’étant de nouveau révoltée, Grégoire XI y envoya Catherine. Reçue avec enthousiasme par les partisans de la paix, elle courut pourtant les plus grands dangers.

Les factieux, fous de rage, la cherchèrent pour la tuer. Sa tranquille assurance devant les épées levées sur sa tête lui sauva la vie et elle fit rentrer Florence dans l’obéissance. La sainte ramena également dans le devoir les populations de Lucques, de Sienne, d’Arezzo et de plusieurs autres villes des états du pape.

Catherine avait dans le Sang du Christ une confiance ardente, profonde, absolument sans bornes. Aucun saint ne l’a jamais dépassée dans le culte spécial qu’elle rendait à ce sang adorable, prix de notre rédemption.

« Ce Sang, disait-elle, a été répandu avec un si grand feu d’amour, qu’il devrait attirer à lui tous les cœurs… Ô précieux et glorieux Sang de l’Agneau immolé, vous êtes devenu pour nous un bain… Pourquoi craindrions-nous ? quelle comparaison possible y a-t-il entre nos iniquités et la valeur infinie de ce Sang qui a été répandu pour les expier ?… C’est dans ce Sang que se lavent les souillures de nos âmes, c’est dans ce Sang que l’âme trouve la beauté ; l’âme doit donc s’y plonger ».

« Pauvres misérables chrétiens que nous sommes, écrivait encore l’admirable Sainte, pourquoi notre cœur si froid, si plein d’amour-propre, ne s’applique-t-il pas à contempler cet adorable feu d’amour qui s’échappe des plaies du Sauveur ?… Qui sera assez aveugle, assez insensible, pour ne pas prendre le vase de son cœur et pour ne pas aller avec amour au côté de Jésus crucifié, d’où ce Sang coula en abondance. Dans ce Sang vous trouverez la miséricorde, dans ce Sang le feu, dans ce Sang la compassion. C’est le Sang qui expie nos fautes, le Sang qui détruit notre dureté, le Sang qui rend douces les choses amères et légers les pesants fardeaux ».

« Que rien ne vous paraisse dur, écrit-elle à l’un de ses disciples, tout s’adoucit dans le Précieux Sang… Pourquoi ne pas considérer le Sang répandu avec tant d’ardeur, tant d’amour, pour accomplir les ordres que le Père a donnés à son Fils unique ? Le doux Jésus n’a pas discuté la volonté du Père et ses convenances. Il n’a pas dit : « Mon Père, trouvez-moi un moyen qui m’épargne les souffrances et je vous obéirai ». Non seulement il ne l’a pas dit, mais, transporté, enivré d’amour, il a couru à la mort honteuse de la croix. Son Sang, il l’a donné pour tous et il a pleuré sur l’aveuglement de ceux qui n’en voudraient point profiter, car il nous aime d’un amour ineffable. S’il ne nous avait pas tant aimés, il n’aurait pas payé pour nous un si grand prix ».

Trois siècles avant Marguerite-Marie, elle écrivait : « Dans son côté ouvert, découvrez l’amour de son cœur, car tout ce que Jésus-Christ a fait pour nous lui a été inspiré par l’amour de son cœur. Allons au grand refuge de sa charité, à la plaie de son côté blessé où il nous révélera le secret de son cœur et nous fera comprendre que les souffrances de sa Passion, nécessairement finies, ne lui ont pas permis de nous prouver son amour autant qu’il désirait nous le manifester. Approchez vos lèvres du côté entr’ouvert du Fils de Dieu, c’est de cette blessure que jaillissent le feu de la charité et le Sang qui efface tous nos péchés. L’âme qui s’y réfugie et qui contemple ce cœur entr’ouvert par l’amour devient semblable à Jésus, car se voyant tant aimée, elle ne peut se défendre d’aimer à son tour ».

« Le Dialogue et les lettres de sainte Catherine sont, au jugement des meilleurs critiques, écrits dans l’italien le plus pur. Les académies savantes les ont classés parmi les Testa di lingua ou ouvrages classiques, et la fille de l’humble teinturier de Sienne se place parmi les gloires littéraires de son pays, à côté de Pétrarque et de Boccace ».

D’après la bulle de canonisation, personne n’approcha jamais Catherine sans devenir plus sage et meilleure.

La joie jaillissait de son cœur comme d’une source intarissable. Jamais elle ne disait une parole inutile.

Elle avait appris de Dieu lui-même que nul ne peut atteindre la perfection et acquérir une véritable vertu, sinon par le moyen d’une humble, fidèle et persévérante prière.

Qui pourrait dire avec quelle passion elle se livrait à ce saint exercice ? « Son cœur semblait déchiré et mis en pièces par la ferveur de ses supplications. Une sueur abondante inondait tous ses membres. Sa prière était si fervente qu’une heure d’oraison affaiblissait plus son corps que deux jours entiers d’exercice spirituels continus n’eussent épuisé d’autres personnes ».

Combien de fois, dit l’un de ses disciples, ne l’ai-je pas vue prosternée contre terre, prier pour les pécheurs dans une sorte d’agonie !

Mais sa prière la plus douloureuse, la plus intense fut toujours pour l’Église de Dieu.

Grégoire XI mourut le 27 mars 1378, après quatorze mois de séjour en Italie. Huit jours auparavant, il avait dicté une bulle pour faciliter l’élection de son successeur. Il voulait que cette élection fut aussi prompte que possible. Le conclave s’ouvrit au lendemain des funérailles du pape. Le peuple se porta autour du Vatican, demandant avec des menaces et des cris furieux un pape romain. Cependant Barthelemi Prignano, archevêque de Bari, fut élu à l’unanimité des suffrages.

Il s’en suivit une émeute, les cardinaux furent en grand péril, mais le calme se rétablit vite et le lendemain, jour de Pâques, on procéda solennellement à l’intronisation du nouveau pape, qui prit le nom d’Urbain VI.

C’était un homme d’une grande science, d’une austérité encore plus grande. Il avait en horreur le faste et la simonie. On attendait beaucoup de son zèle pour la réforme de l’Église. Malheureusement, cette œuvre si sainte, si nécessaire, il eut le tort de l’entreprendre avec trop de raideur.

Effrayés des sévères réformes qu’il voulait leur imposer, les cardinaux, sous le prétexte de fuir les chaleurs de Rome, se retirèrent à Agnani, et après s’être assurés de l’appui d’une armée, ils déclarèrent nulle l’élection d’Urbain et élurent un antipape, qui prit le nom de Clément VII.

Le grand schisme d’Occident était consommé.

Seul le vieux cardinal de Saint Pierre resta fidèle à Urbain. En mourant, il prit solennellement Dieu à témoin que l’élection d’Urbain avait été libre et légitime.

Jamais l’Église n’était tombée dans une détresse plus profonde. Le pape créa vingt cardinaux nouveaux et, dans son angoisse, appela Catherine auprès de lui.

Aussitôt l’ordre du pape reçu, la sainte se mit en route avec une suite nombreuse. Ceux qui l’accompagnaient, dit l’un de ses historiens, se firent avec bonheur les pauvres de la divine Providence, et de grands seigneurs suivirent, à pied et en mendiant, la fille du teinturier de Sienne.

Grande fut sa joie en arrivant à Rome, en foulant cette terre arrosée du sang des martyrs. Elle sentait, disait-elle, ce sang bouillir encore et l’inviter à souffrir pour la gloire de Dieu et pour la sainte Église.

Le pape réunit les cardinaux et exigea que Catherine leur adressât la parole, ce qu’elle fit avec une admirable éloquence, les exhortant au courage et leur rappelant que la Providence, qui veille sur tous, veille surtout sur ceux qui souffrent pour l’Église.

Ravi de son discours, Urbain s’écria devant tous les cardinaux :

« Voyez-vous comme nous sommes méprisables de céder à la crainte. En vérité, cette petite femme nous fait honte. La faiblesse de son sexe devrait la rendre timide et voilà, au contraire, que c’est elle qui nous encourage. Qu’a donc à craindre le Vicaire de Jésus-Christ, ajouta le pontife, quand même le monde entier serait ligué contre lui ? Le Christ n’est-il pas plus puissant que le monde ? Or, il ne peut jamais abandonner son Église ».

Catherine admirait le zèle et le courage d’Urbain, mais l’excellence de ses intentions ne l’empêchait pas de déplorer la violence de son caractère qui rendit souvent inutiles ses meilleurs efforts. Elle ne cessait de lui recommander la douceur et la patience.

Cependant Clément VII se préparait à soutenir son élection par la force des armes. Après avoir pris à sa solde les terribles bandes qu’il s’était attachées par le pillage de l’Italie, il vint mettre le siège devant Rome.

Catherine déplorait amèrement la nécessité où se trouvait le pape de tirer le glaive pour la défense des droits de l’Église, mais quand le recours aux armes fut devenu inévitable, elle eut pour les combattants les plus nobles encouragements.

On attribua à ses prières la victoire remportée par les partisans d’Urbain.

Presque tous les souverains s’étaient déclarés en faveur de l’anti-pape. Catherine déploya une activité merveilleuse pour les ramener à l’obédience d’Urbain. Sa lettre au roi de France est admirable de clarté et de force.

Pour comble de malheur, les Romains, travaillés par les émissaires de l’anti-pape, se révoltèrent contre Urbain. Le feu de la sédition augmentant, on parla ouvertement de le mettre à mort.

Qui pourrait dire la douleur de Catherine quand elle apprit la révolte des Romains… les menaces proférées contre le Vicaire de Jésus-Christ ? Qui pourrait dire avec quelle ardeur elle supplia le Dieu tout-puissant d’empêcher un tel forfait ?

« Un dimanche qu’elle priait dans la basilique des saints apôtres, Catherine éprouva une mystérieuse souffrance, terrible agonie dont les effets se firent sentir tout le temps qu’elle vécut encore. Non seulement elle vit, mais elle sentit la barque de l’Église, la Navicella peser sur ses épaules. Écrasée par le terrible fardeau, elle tomba défaillante sur le sol et, en même temps, elle comprit qu’il lui fallait mourir pour l’Église ».

Cependant le feu de la sédition gagnait toujours. Averti que des forcenés avaient forcé les portes de son palais et le cherchaient pour le tuer, Urbain VI revêtit les ornements pontificaux, mit la tiare sur sa tête, s’assit sur le trône et attendit avec calme les assassins.

Ces misérables, en l’apercevant, furent saisis d’un respect invincible. Ils se retirèrent sans lui faire aucun mal. La prière de Catherine avait sauvé le Pape.

À partir de ce moment, la révolte s’apaisa ; mais la sainte, qui s’était offerte en victime, fut accablée dans son corps et dans son âme d’indicibles souffrances.

C’est à Rome, près du tombeau de saint Pierre, qu’elle allait mourir.

Sentant sa fin approcher, elle réunit ses disciples et leur dit : Mes enfants, ne vous relâchez jamais dans vos vœux pour la réforme et pour la prospérité de la sainte Église. Offrez sans cesse des larmes brûlantes, d’humbles et continuelles supplications devant Dieu, pour cette douce Épouse du Christ et pour le pape Urbain, le Vicaire de Jésus-Christ.

Une dernière fois, elle écrivit au pape.

« Pour l’amour de Jésus Crucifié, disait-elle, adoucissez un peu les mouvements trop prompts que la nature fait naître en vous. C’est par la sainte vertu que vous résisterez à la nature. Dieu vous a donné un cœur naturellement grand, je vous prie et je vous demande de vous appliquer à l’avoir surnaturellement grand. Pour moi, votre misérable et ignorante petite fille, je veux terminer ma vie pour vous et pour la sainte Église, dans les larmes et les veilles, dans une humble, fidèle et persévérante prière.

» Quand je quitterai ce corps, dit-elle à ceux qui l’entouraient, tenez pour certain que j’aurai donné ma vie pour l’Église, — ce qui est un bien glorieux privilège.

Couchée sur la planche qui lui servait de lit et plus semblable à un spectre qu’à une créature vivante, Catherine attendit paisiblement sa mort.

« Mon vœu suprême, dit-elle à ses disciples en pleurs, c’est que vous reconnaissiez Urbain VI pour le véritable Pontife et le Vicaire du Christ sur terre… Je m’en vais de ce monde où j’ai souffert sans mesure, je m’en vais à mon cher et tendre Époux ».

Elle mourut le 29 avril 1380. Elle avait trente-trois ans.

La littérature et les arts ont célébré à l’envi cette glorieuse plébéienne et l’Église l’a choisie pour seconde patronne de Rome.

Le souvenir de Catherine de Sienne flotte encore partout dans l’air si doux de sa ville natale. Là, elle est vraiment reine, toujours vivante, toujours aimée. Même les petits enfants savent que la maison de la Beata Papolona se cache dans la strada de l’Oca. Cette humble maison est l’un des sanctuaires les plus vénérés de la cité. Au-dessus de la porte, on lit en lettres d’or cette inscription : Sponsæ Christi Catharinæ domus.



SAINTE ROSE DE LIMA


(1586-1617)

Son père se nommait Gaspard de Flores ; sa mère Marie d’Oliva. Tous deux étaient d’origine espagnole et Rose naquit à Lima, en 1586.

À cette époque, la capitale du pays de l’or s’appelait la cité des Rois. Pizarre l’avait fondée en 1535, pour remplacer Cuzco, la ville sacrée des Fils du Soleil.

Le site choisi par le terrible Espagnol est l’un des plus grands, des plus doux qu’on puisse rêver, et grâce au voisinage de la mer, la chaleur à Lima n’a rien d’accablant. Aussi, malgré la fréquence des tremblements de terre, la jeune ville s’était rapidement développée. À la fin du XVIe siècle elle était fabuleusement riche. Mais tous les trésors tirés du Pérou n’avaient fait qu’enflammer la cupidité des vainqueurs.

La cupidité est, d’après saint Paul, la racine de tous nos maux. Cette racine avait produit d’horribles fruits dans la Nouvelle-Espagne.

Malgré les ordres de la cour, malgré les efforts des missionnaires et de quelques magistrats intègres, les naturels du pays étaient partout asservis, exploités, pressurés jusqu’aux moëlles.

Des exactions monstrueuses, des cruautés sans nom criaient sans cesse vengeance au ciel, et l’or tant convoité, l’or qui coûtait la vie à des milliers et des milliers d’indiens, nourrissait parmi les Espagnols un orgueil, un faste, un sensualisme effréné.

Or, quand un tel poids d’iniquités pèse sur une terre, il y faut des saints, des victimes choisis d’expiation.

« La réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables est un dogme universel et aussi ancien que le monde[4] » et la première sainte canonisée de l’Amérique avait la mission de satisfaire à l’éternelle, à l’inéluctable justice.

Belle comme le jour, pure comme les anges, elle a été pénitente à feu et à sang. Un aiguillon céleste la poussait à s’associer à la Passion du Christ ; elle voulut en ressentir nuit et jour toutes les douleurs et sa courte vie heurte rudement la pauvre sagesse humaine, mais comme a dit un grand poëte : La plus sublime générosité, c’est d’expier pour autrui.

Dès son enfance, Rose apparaît marquée du signe des êtres de propitiation. Encore au berceau elle endura avec un courage héroïque des maux cruels, de douloureuses opérations chirurgicales. Jamais on ne la vit pleurer, sauf une fois que sa mère fière de sa beauté, voulut la faire admirer.

Elle était toute charmante, disent ses biographes, mais sérieuse, réfléchie, elle ne jouait point comme les autres enfants et on la voyait avec étonnement passer des heures et des heures à contempler une image de Jésus couronné d’épines qui se trouvait dans la maison.

La tendresse passionnée que ses petites compagnes témoignaient à leurs poupées lui répugnait, lui semblait une sorte d’idolâtrie, et dans une réunion d’enfants, il lui arriva un jour de dire que cette tendresse était peut-être inspirée par le mauvais esprit.

On se moqua d’elle, et l’un de ses jeunes frères lui jeta de la poussière sur la tête. Rose avait horreur de la malpropreté, elle regarda avec chagrin sa chevelure salie.

« Va, lui dit son frère, ta chevelure dont tu es si fière ne plaît aucunement à Dieu, et le diable dont tu parlais tantôt, pourrait bien s’en servir l’un de ces jours pour entraîner les âmes en enfer ».

En entendant ces mots, Rose, qui avait alors cinq ans, ressentit une émotion extraordinaire. Ce fut la fin de son enfance disent ses historiens. La plaisanterie d’un gamin avait fait jaillir en son âme une lumière merveilleuse.

Elle eut comme une vision intérieure de la laideur du péché, du malheur de ceux qui le commettent. Saisie de dégoût et d’horreur, elle quitte aussitôt ses petites compagnes, s’arme de ciseaux et coupe ses magnifiques cheveux jusqu’à la racine.

Cet outrage à sa beauté ne fut pas du goût de sa mère. La señora de Flores était très violente, très emportée : elle accabla l’enfant de coups, mais Dieu récompensa la petite Rose en lui donnant une ardeur immense pour la prière et éclairée, fortifiée, par cette prière incessante, elle s’appliqua dès lors à se mortifier en tout, à dompter entièrement la nature.

Cependant malgré la privation presque absolue de nourriture et de sommeil, l’enfant croissait et à son grand chagrin, sa beauté devenait incomparable.

Jamais Rose ne s’approcha d’un miroir. C’est l’admiration qu’elle lisait dans tous les regards qui lui apprit qu’elle était belle. Et que ne fit-elle pas pour ternir et détruire l’éclat de sa beauté. Elle se frottait les paupières avec du piment et le visage avec de l’écorce de prunier. Elle fut jusqu’à plonger dans la chaux vive ses mains dont on vantait la perfection et la blancheur.

Pourtant s’il y a quelque chose dont le genre humain raffole, c’est bien de la beauté. La vraie et parfaite beauté n’est pas moins rare que le génie, elle n’a qu’à se montrer pour charmer. Comment une créature humaine peut-elle s’affliger en voyant qu’elle possède ce don ensorcelant ? C’est un miracle de la lumière qui fait les saints, répondait Eugénie de Guérin — « transformation sublime, dévoilement de la beauté divine qui ravit l’âme, lui fait oublier toute beauté créée, haïr même celle du corps comme occasion du péché ».

Ses refus de se marier valurent à Rose bien des avanies de la part de ses parents et même une volée de coups de bâton. Elle n’en resta pas moins la plus respectueuse, la plus tendre des filles. Ses parents étant tombés de l’aisance dans la pauvreté, elle les soutint de son travail. Personne ne maniait comme elle l’aiguille et la navette et ses ouvrages quand elle les terminait étaient aussi nets que si les anges seuls y avaient touché.

Rose cultivait aussi des fleurs qu’elle vendait. Un jour qu’elle en cueillait avec son frère, ils s’amusèrent à lancer des roses en l’air, mais au lieu de tomber, les roses que la sainte lançait, s’élevèrent bien haut et formèrent une merveilleuse croix.

Comme Catherine de Sienne, Rose entra dans le tiers-ordre de saint Dominique, elle obtint d’en porter l’habit, elle obtint même de son père qu’il lui bâtit une petite cellule dans son jardin.

Elle aspirait à la solitude pour se livrer tout entière à la prière ; elle voulait croître sans cesse dans la science de Jésus crucifié. Le nom du Sauveur quand elle le rencontrait en lisant provoquait souvent l’extase et avec un héroïsme qui n’a jamais été surpassé, la jeune fille s’efforçait de partager toutes ses souffrances.

Son lit se composait de bâtons noueux entremêlés de tessons de pots cassés et avant de s’y étendre elle remplissait sa bouche de fiel.

Je n’ose entrer dans le détail de ses horribles macérations. Comme dit le P. Chocarne dans la vie de Lacordaire : « Les chrétiens d’aujourd’hui ne sont plus de force à comprendre ce que l’amour de la pénitence inspire aux saints ».

Une soupe faite avec du pain, de l’eau sans sel et des herbes nauséabondes composait toute la nourriture de Rose. Encore y mêlait-elle du fiel et de la cendre. Cependant suivant le désir qu’elle en avait exprimé à Dieu, rien dans son extérieur ne trahissait son épouvantable pénitence.

Jamais elle n’était triste, ni sombre. Tous les jours elle consacrait trois heures à l’action de grâces. Sa reconnaissance envers Dieu était passionnée, disent ses biographes, et le Seigneur se plaisait à manifester combien lui était agréable cette reconnaissance ardente et pleine de joie.

« Lorsqu’au lever du soleil, Rose traversait le jardin pour gagner sa retraite, elle conviait la nature entière à glorifier avec elle l’auteur de toutes choses.

» Et alors, on voyait les arbres s’incliner sur son passage, secouer les perles de la rosée et entrechoquer leurs feuilles en rendant un son harmonieux, les fleurs se balancer sur leurs tiges et entr’ouvrir leurs corolles pour répandre leurs plus doux parfums, et célébrer à leur manière les louanges de Dieu. En même temps, les oiseaux se mettaient à chanter et venaient se poser sur les mains et sur les épaules de Rose, les insectes la saluaient de leurs joyeux bourdonnements ; en un mot, tout ce qui a vie et mouvement s’unissait au concert de louanges qu’elle adressait au Seigneur : elle avait reconquis la royauté sur la nature que notre premier père exerçait avant sa chute.

» Il arriva un jour qu’une pieuse fille se rendit au jardin avec Rose, à l’aube du jour. Au moment où elles y entrèrent et où notre sainte adressa à la nature son invitation habituelle, les arbres et les buissons se baissèrent presqu’à terre. L’étrangère était stupéfaite à ce spectacle, mais elle le fut bien plus encore, lorsqu’elle vit Rose continuer tranquillement sa marche, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. Celle-ci lui dit alors : « Chère sœur, croyez-vous qu’on puisse assez honorer le Maître du monde, et ne devons-nous pas le louer et le servir, lorsque nous voyons que tout ce qui verdit et fleurit lui rend grâces à sa façon » ?

Elle ne pouvait entendre prononcer le nom de Dieu sans que son visage d’une grâce idéale s’illuminât. Ravie des perfections divines, elle eût voulu aller par toute la terre allumer la flamme sacrée.

Quand elle s’approchait de la sainte table, disent ses historiens, une mystérieuse flamme l’environnait, elle paraissait diaphane, son être semblait devenir en quelque sorte aérien, elle semblait un ange plutôt qu’une créature mortelle.

Durant le dernier carême que l’angélique pénitente passa sur la terre, tous les soirs, au soleil couchant un petit oiseau à la voix délicieuse volait près de sa cellule, se posait sur un arbre voisin et attendait que Rose l’invitât à chanter. Dès qu’elle l’apercevait : « Chante, lui disait-elle, ravie d’allégresse, chante et je répondrai. Chante, loue ton Créateur, moi je louerai mon cher Sauveur ».

Aussitôt l’oiseau se mettait à chanter. Il chantait comme éperdu de joie et de tendresse, puis se taisait, et attendait que Rose chantât à son tour. Sa voix était fort belle, vraiment digne de cette lutte mélodieuse et pendant quelque temps, l’oiseau et la sainte chantaient alternativement les louanges de Dieu. Vers la sixième heure, à l’approche de la nuit soudaine des tropiques, Rose congédiait l’oiseau qui s’envolait pour revenir à la même heure le lendemain.

La sainte savait que le jour éternel allait luire bientôt pour elle et, il lui fut annoncé que ce qui lui restait à souffrir surpassait incomparablement tout ce qu’elle avait souffert. L’ange expiateur accepta tout avec la plus amoureuse soumission.

Le chant, sublime expression de l’âme et de la vie, s’échappait souvent de ses lèvres, et dans des paroles d’un rythme admirable, elle recommandait sa mère à Dieu.

Ainsi qu’il lui avait été annoncé le 31 juillet 1617, elle fut tout à coup saisie de douleurs affreuses et ces souffrances horribles augmentèrent sans cesse pendant les vingt-quatre jours que la maladie dura, mais la sainte resta toujours soumise et patiente.

À mesure qu’elle approchait de la dissolution de son corps, son âme devenait plus forte, plus sereine. Ses ravissements étaient aussi plus fréquents. Revenant de l’une de ces extases, Rose dit au religieux qui l’assistait.

« Ô mon Père, s’il me restait plus de temps, quelles choses ineffables j’aurais à vous dire de l’éternité et de la douceur infinie de Dieu !… Je pars le cœur plein de joie, je m’élance vers le ciel pour jouir à jamais de Celui que j’ai toujours aimé ».

Sur le point d’expirer, elle supplia l’un de ses frères de lui retirer ses coussins, afin qu’elle mourût sur le bois comme son Rédempteur.

La douleur de sa mère lui inspirait une compassion tendre. On l’entendit prier le Seigneur de lui adoucir le déchirement de la séparation. Et sa prière fut exaucée, car au moment où Rose rendit le dernier soupir, sa mère divinement consolée fut obligée de se retirer pour cacher à tous les regards la joie dont elle se sentait transportée.

Cette joie surnaturelle fut partagée par tous ceux qui avaient le plus aimé Rose et les personnes qui entouraient sa dépouille mortelle, se sentirent irrésistiblement poussées à entonner des chants d’action de grâces.

Ce corps virginal immolé à la pénitence exhalait un parfum exquis, mélangé de lis et de roses, et une lueur mystérieuse l’entourait.

Le visage contracté par la souffrance avant la mort avait repris aussitôt après, sa parfaite régularité, sa merveilleuse beauté. Ses yeux s’étaient animés d’un éclat céleste ; on ne put les fermer et loin de prendre la fixité de la mort, ils gardèrent une expression ineffablement douce.

L’aspect de la morte remplissait d’un étonnement religieux et profond, tous ceux qui la regardaient. Rose était la fille d’un vieux soldat sans fortune, elle avait toujours vécu dans la plus profonde retraite, mais jamais la mort d’une souveraine ne produisit nulle part pareil émoi.

Dans tous les rangs de la société, depuis les plus infimes jusqu’aux plus élevés, il y eut un prodigieux ébranlement. Les habitants de Lima semblèrent comprendre ce qu’ils devaient à l’humble fille qui avait satisfait à la divine justice et le vice-roi dut envoyer sa garde pour protéger le corps contre la vénération de tous.

Les funérailles furent les plus belles, les plus imposantes que le Nouveau-Monde ait jamais vues. Ce ne fut pas un convoi funèbre, mais une marche triomphale, la canonisation de Rose par la voix populaire. Et comme si le ciel eût voulu ajouter aux transports de la multitude, à l’entrée du corps dans l’église des Dominicains, l’image de Marie devant laquelle Rose avait tant prié sembla s’animer ; des flots de lumière l’environnèrent et avec une ineffable expression de tendresse, la Vierge fixa les yeux sur les restes de sa fidèle servante.

Pour éviter une émeute parmi le peuple, il fallut deux fois remettre la sépulture.

Vêtue de blanc et visage découvert, la sainte était couchée sur des fleurs. Le corps resta jusqu’à la fin dans toute sa fraîcheur, dans toute sa beauté, et auprès de cette dépouille sacrée, on vit accourir la foule des malades, des infirmes, des estropiés.

Il y eut de nombreuses guérisons radicales, instantanées et bien des esclaves du péché furent pris du désir de rompre leurs chaînes et trouvèrent la force en regardant ce corps déjà glorifié. Les plus endurcis, ceux même chez qui la passion de l’or semblait avoir dévoré tout sentiment, sentirent rouvrir en leurs cœurs la source des saintes larmes.

Malgré les flots de poussière soulevés par les innombrables allants et venants, le visage et les mains de la morte conservèrent une pureté parfaite.

Le dernier jour, tous les efforts de la garde pour contenir la foule, qui voulait des reliques, furent impuissants. On dut vêtir six fois la sainte pendant le service. Les prières, les sanglots, les exclamations de joie, les cris : que la sainte nous protège ! finirent par couvrir entièrement les chants sacrés et l’office s’acheva à voix basse.

Mais ce qu’il y eut de plus extraordinaire, ce fut l’admirable réveil religieux qui suivit la mort de Rose.

Peu après, on sollicita fortement sa canonisation, « jamais la lumière allumée en elle par le baptême n’a été obscurcie, disait l’une des requêtes. Rose ne s’est glorifiée qu’en la croix du Seigneur… Les arbres et les plantes s’inclinaient à sa prière… La ville de Lima, la cité des Rois, supplie Votre Sainteté de lui donner cette vierge pour patronne…

« Rose s’est élevée au plus haut degré de perfection, disaient les magistrats de Lima. Le ciel lui-même l’atteste par les nombreux miracles qui se font journellement à son tombeau. C’est dans cette ville royale que cet ange a vécu, et nous qui en sommes les chefs, supplions humblement Votre Sainteté au nom du royaume tout entier, de vouloir bien nous la donner pour patronne ».

Ces vœux furent exaucés en 1668. Patronne du Pérou, Rose de Lima l’est aussi de toute l’Amérique.



SAINT JEAN DE DIEU


Il naquit en Portugal, vers la fin du XVe siècle et s’appelait Jean Ciudad. Ses parents étaient de petite condition, mais ils avaient beaucoup de vertu et élevaient leur fils fort tendrement.

Cependant à l’âge de dix ans, tourmenté par un étrange désir de sa perfection, l’enfant les abandonna. Cet abandon coûta la vie à sa mère. Après trois semaines d’attente, de recherches, la malheureuse femme mourut de douleur et son mari se fit franciscain.

Le petit Jean les avait quittés pour suivre un prêtre étranger qui lui avait éloquemment parlé de Dieu.

Le prêtre, qui se rendait à Madrid, prit soin de l’enfant pendant quelque temps, puis il lui dit qu’il ne pouvait l’emmener plus loin.

Le petit Portugais, se voyant abandonné, offrit ses faibles services à un gentilhomme espagnol.

Le gentilhomme l’éleva comme son fils.

Plus tard, reconnaissant en son protégé de grandes qualités, il lui offrit sa fille en mariage.

Jean Ciudad avait alors vingt ans.

Il ignorait la volonté de Dieu sur lui ; il ne savait pas que cette admirable tendresse, qu’il portait en son cœur, devait se dépenser tout entière auprès des misérables. Mais pour être souveraine dans un cœur humain, la charité réclame presque nécessairement sa virginité, et suivant sa vocation, obéissant à la grâce divine, Jean avait, dans le secret de son âme, fait vœu de chasteté.

La proposition de son maître le troubla ; elle fut pour sa jeunesse une rude épreuve. Mais, résolu d’être, à tout prix fidèle à Dieu, Jean s’arracha à la noble famille qui l’avait adopté, qui lui offrait la fortune, le bonheur, et s’engagea simple soldat.

Ô misère de l’homme ! ô danger des exemples mauvais ! Ce chrétien, qui avait tout sacrifié, qui avait offert à Dieu le plus précieux des holocaustes, le sanglant holocauste du cœur, ne sut pas se garder de la contagion du vice et se laissa entraîner par ses compagnons corrompus.

Mais Dieu ne laissa pas croupir dans la fange un cœur qu’il avait fait si grand.

Pendant le siège de Fontarabie, Jean Ciudad fut un jour chargé d’aller, avec un petit détachement, protéger un convoi de fourrages impatiemment attendu. Le cheval, qu’on lui avait donné, venait d’être enlevé aux assiégés. À peine fut-il sorti du camp qu’il s’emporta et s’élança vers les rangs ennemis. Incapable de maîtriser sa monture, le jeune soldat préféra se jeter à terre plutôt que d’être fait prisonnier. La chute fut fort rude.

Ses compagnons n’osant le secourir, il resta étendu sans connaissance sur le sol.

Quand il revint à lui, une jeune femme baignait son visage d’eau fraîche. Elle lui dit ce qu’il devait faire pour guérir de ses blessures, et, avec une pitié ineffable, lui reprocha ses égarements, son ingratitude envers Dieu. Puis, lui indiquant la route qu’il lui fallait suivre pour regagner le camp, elle disparut. Et dans cette mystérieuse inconnue, si tendre, si compatissante, qui n’ignorait rien des secrets de sa vie, Jean crut reconnaître la très Sainte Vierge.

Il se releva converti, et après avoir obtenu son congé, se portant tout entier aux œuvres de miséricorde, il passa en Afrique pour s’y dévouer au soulagement des chrétiens qui y gémissaient dans l’esclavage. Mais, sur l’ordre de son confesseur, il revint bientôt en Europe où il devait faire fructifier le talent d’amour qu’il avait reçu.

À Gibraltar, un gentilhomme exilé, chargé d’une nombreuse famille et réduit à la plus amère indigence, implora son secours.

Jean répondit à sa confiance avec une générosité sans bornes. Il se chargea de cette famille infortunée et se dépensa en services de toutes sortes.

Pour gagner l’argent qu’il donnait, il s’était fait colporteur. Un jour qu’il cheminait, chargé d’une lourde balle, il rencontra un enfant misérablement vêtu. Remarquant qu’il marchait péniblement et qu’il était pieds nus, Jean l’accosta et le pria de se choisir une paire de sandales parmi celles qu’il avait à vendre.

L’enfant en essaya plusieurs. Toutes étaient trop longues ou trop larges et semblaient le blesser, quand il avait fait quelques pas.

Voyant cela, Jean pressa l’enfant de monter sur ses épaules, le fit asseoir sur son ballot et se remit en marche. Mais à mesure qu’il avançait, l’enfant qui lui avait paru si frêle, devenait plus lourd. Il faisait une chaleur écrasante. Le pauvre colporteur, qui n’en pouvait plus, apercevant une fontaine, dit à l’enfant :

« — Je vous en prie, permettez que je vous dépose à l’ombre, pendant que j’irai boire à la fontaine que vous voyez là. Aussitôt que j’aurai bu, je reviendrai vous prendre.

Et, comme il le déposait sous un arbre, l’enfant devint merveilleusement beau. Souriant, il lui présenta une grenade ouverte, au milieu de laquelle il y avait une croix lumineuse.

Jean de Dieu, dit-il, Grenade sera ta croix, et il disparut ».

Tout pénétré de joie, Jean prit aussitôt la route de Grenade. Un enthousiasme sacré l’enflammait ; il comprenait qu’une grande mission l’attendait à Grenade et s’y rendit, avec l’ardeur empressée, légère, heureuse, toute désintéressée des anges. Quand il entra dans la ville, le plus grand prédicateur de l’Andalousie, Jean d’Avila, y prêchait. Il suivit la foule qui allait l’entendre. Mais en écoutant le sermon, il fut tellement touché et conçut une douleur si véhémente de ses péchés, que, se jetant la face contre terre, il éclata en cris et en gémissements.

On le crut fou. On l’arracha de l’église pour le traîner à un hospice d’aliénés où on lui fit subir un traitement barbare. Heureux d’être humilié et de souffrir, Jean n’essaya pas de détromper ceux qui le prenaient pour un insensé.

Cependant le prédicateur voulut voir l’étranger qui avait causé le tumulte. Il se rendit à l’hôpital où l’infortuné, disait-on, était toujours dans un violent délire. Mais dans ses transports, dans ses explosions de douleur, le grand religieux ne tarda pas à reconnaître l’action extraordinaire de l’Esprit divin, « ce feu de la componction qui dévore le péché[5] ».

Le déclarant sage entre les sages, il fit sortir Jean de l’hôpital et devint son directeur, son ami.

Jean s’ouvrit à lui de ses projets. Sans argent, sans crédit, sans ressource aucune, il voulait pourtant secourir toutes les misères humaines.

Jusque là, à Grenade, dans les établissements publics de charité, les malades, les infirmes, les aliénés, les indigents avaient été soignés par des mercenaires. Aussi dans la plupart de ces établissements de charité on spéculait sans honte sur la souffrance, sur la misère.

Jean avait résolu de porter remède à tous ces maux.

Le propriétaire ayant consenti à ne pas exiger caution du prix du loyer, il loua une maison dans un faubourg de Grenade et en ouvrit les portes toutes grandes aux malades et aux pauvres, qui ne tardèrent pas à accourir.

Jean se fit le serviteur de tous. À qui l’essuie pour l’amour de Jésus-Christ, la fétide sueur de l’humanité souffrante est plus vivifiante à respirer que les parfums que brûlent les anges. Aussi le saint poursuivit son œuvre, sans défaillir jamais.

Après avoir passé tout le jour à soigner ses malades et ses pauvres, il allait, chaque soir, vers neuf heures, quêter pour eux. Deux grandes marmites sous les bras, une hotte sur les épaules, il passait par les rues de Grenade, s’arrêtait à toutes les portes et criait : Faites le bien, faites le bien, pour l’amour de Dieu. On l’accueillit d’abord avec des mépris, des moqueries. Mais le sillon que les saints tracent s’illumine bientôt sous leurs pas.

La curiosité ayant poussé certaines gens à suivre Jean, ils furent ravis des prodiges opérés par sa charité. Le touchant récit de ce qu’ils avaient vu ne tarda pas à se répandre.

On eut honte de laisser faire à un seul, ce que la ville entière aurait dû faire. Toutes les portes furent dès lors ouvertes à Jean de Dieu et quelques âmes d’élite se joignirent à lui pour l’aider dans son œuvre.

Un soir qu’il revenait tard de la ville, dit son vieux biographe, Jean de Loyac, il aperçut, à un carrefour, un pauvre qui gisait étendu, portant sur sa figure la pâle et surprenante représentation de la mort. Jean courut à lui, ému de compassion. Le pauvre ayant consenti à se laisser conduire à son hôpital, il l’y porta et, avant de le mettre au lit, voulut laver lui-même ses pieds souillés de poussière. Comme il allait les lui essuyer, il remarqua, tout à coup, que les pieds de ce pauvre étaient transpercés et, ayant levé les yeux sur son visage il le vit si beau, si touchant, qu’il tomba en défaillance.

« Jean, mon serviteur fidèle, lui dit le Seigneur, revenez à vous. C’est pour vous témoigner l’estime que je fais de vos humbles actions, et du soin que vous prenez de ceux que j’ai rachetés par le sang qui a coulé de mes plaies, que je vous traite de cette sorte ; vous ne rendez aucun bon office aux affligés, vous ne donnez aucun secours aux pauvres malades, vous ne faites pas un pas pour chercher ce qui leur est nécessaire, vous n’ouvrez pas la bouche et ne dites pas une parole pour exciter les hommes à prendre compassion de leurs misères, que je ne l’aie pour aussi agréable que si c’était à ma propre personne que ces services fussent rendus. Continuez et travaillez toujours avec ce même zèle, cette même ferveur et charité ».

Ces paroles dites, la vision s’évanouit, mais l’hôpital demeura rempli d’une si grande lumière que les malades crurent que l’infirmerie brûlait.

Ceux qui étaient assez forts sortirent de leurs lits pour se sauver ; les autres, épouvantés, croyant qu’ils allaient être réduits en cendres, se mirent tous à crier : « Au feu ! au feu ! l’hôpital brûle ».

Voyant cela, le saint éleva la voix et leur dit, pour les rassurer :

« Mes chers enfants, ce n’est pas pour consumer vos corps, ni pour embraser l’hôpital, mais pour porter en vos âmes les flammes de la sainte charité, que Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu lui-même visiter ce lieu, sous la figure d’un pauvre ».

Treize ans furent ainsi employés à secourir toutes les misères.

Un jour, le feu éclata dans l’hôpital. Tous les efforts pour l’arrêter furent impuissants. Jean, qui accourt, entend les cris déchirants de ses malades. Il s’élance seul au milieu des bâtiments embrasés, va prendre tour à tour chaque malade dans son lit, les porte tous en sûreté et, après avoir ainsi passé et repassé à travers les flammes, revient sans que le feu l’ait effleuré. L’Église fait mémoire de ce fait dans l’oraison de la messe du saint.

L’archevêque de Grenade lui avait fait une loi de porter le nom de Jean de Dieu, qu’il avait reçu du Seigneur lui-même. Il avait aussi désiré que le saint et ses compagnons prissent l’habit religieux.

Ainsi fut fondé l’ordre qui vivra éternellement du nom et des exemples de saint Jean de Dieu ; et quand cet ordre fut solidement établi, la récompense du bienheureux ne se fit pas attendre. « La charité qui l’avait fait vivre allait aussi le faire mourir ».

À force de prières, ses religieux, qui le voyaient épuisé, l’avaient décidé à garder le lit quelques jours, lorsqu’on vint lui dire que le fleuve Xenil, qui coule aux environs de Grenade, était débordé. Jean se représente tous les maux que l’inondation va causer : il oublie sa faiblesse, sa maladie, et court au rivage. Un homme qui s’était trop avancé dans l’eau était en grand péril. Le saint s’en aperçoit, il s’élance à la nage tout vêtu, et ramène l’imprudent que le courant allait emporter.

Cet effort lui coûta la vie.

Rentré dans son hôpital, Jean, qui sentait la mort s’approcher, s’étendit sur son grabat. « C’était un petit chariot d’osier, beaucoup trop court pour sa taille, qui lui avait été légué par un paralytique mort entre ses bras ». On ne put jamais obtenir qu’il se laissât transporter sur un lit.

Mais, à la nouvelle de sa maladie, de grands personnages firent des démarches auprès de l’archevêque. Il fut décidé que le saint serait transféré de l’hôpital à une maison particulière où un air pur et les soins les plus éclairés lui étaient assurés.

Sur l’ordre écrit de l’archevêque, Jean se laissa enlever de son grabat. Mais lorsqu’il fallut sortir de l’hospice, les pauvres, les malades se pressèrent autour du brancard, sanglotant, criant qu’ils ne laisseraient point partir leur père.

Leurs cris attirèrent le peuple de Grenade dont Jean était adoré.

La foule grossissant de minute en minute, l’alcade dut appeler la force armée afin d’arracher le saint à ses pauvres et de le protéger contre la vénération du peuple.

Sous cette imposante escorte, l’humble religieux traversa une dernière fois les rues de Grenade, ces rues où si souvent il avait crié :

« Faites le bien, faites le bien pour l’amour de Dieu » !

Arrivé à la maison qui lui était préparée, après s’être un peu reposé, il réunit tous ses religieux, leur recommanda fortement l’observance de leurs règles, leur demanda humblement pardon des scandales qu’il croyait avoir donnés. Ensuite il les bénit et les congédia. Puis, s’étant levé de son lit, il alla s’agenouiller devant un autel qu’on avait dressé à la hâte, suppliant les maîtres du logis de ne point troubler sa prière.

Ceux-ci se retirèrent et restèrent longtemps silencieux à la porte de la chambre. Plus d’une heure s’étant écoulée, ils commencèrent à appréhender la fatigue pour le malade.

Ils entrèrent donc doucement.

Jean de Dieu était toujours prosterné devant l’autel.

À leurs respectueux reproches, il ne répondit rien, et lorsqu’ils voulurent le relever, ils constatèrent qu’il était mort.

Comme saint Paul, le grand contemplatif du désert, Jean de Dieu était mort dans l’attitude de la prière.



CE QUI S’EST DÉJÀ FAIT PEUT SE FAIRE ENCORE


Une femme peut-elle toujours ramener son mari ?

Une femme indignement traitée par son mari a-t-elle le droit de se désintéresser de ce qui le regarde ?…

Grave question, madame. Veuillez permettre que j’y réponde par l’histoire de Suève de Montefilero, princesse italienne du XVe siècle.

Orpheline dès le bas âge, Suève fut élevée chez son oncle maternel, le prince Colonna, et reçut à Rome même l’éducation la plus soignée, la plus brillante.

Elle avait à peine quinze ans quand on la maria au seigneur de Pésaro, Alexandre Sforza, lequel était veuf de Constance Varani, fille du duc de Camermo, dont il avait eu deux enfants.

Fort épris de sa nouvelle épouse, le prince, d’abord, ne sembla vivre que pour lui plaire. Mais jamais Suève n’usa de son crédit que pour le bien. Sous les grâces de sa vive jeunesse, elle cachait les qualités les plus solides et elle fut une vraie mère pour les enfants de son mari.

Il lui avait donné toute sa confiance et lorsqu’il dut partir en guerre pour répondre à l’appel de son frère François, duc de Milan, c’est entre les mains de sa jeune femme qu’il remit les rênes du gouvernement.

Suève ne recula pas devant ces graves devoirs, et la guerre qui se prolongea fit bénir la douceur et la sagesse de son administration.

La guerre finie, Alexandre Sforza revint à Pésaro.

Heureuse d’être délivrée de ses inquiétudes, la princesse l’attendait impatiemment, toute fière de lui prouver que rien n’avait souffert dans ses états en son absence.

Mais une femme du peuple avait enlevé à Suève le cœur de son mari, et sa pure et noble tendresse ne lui était plus rien.

Il se contenta d’abord de le lui faire durement sentir. Puis, il installa sa maîtresse dans son palais, défendit de rendre à sa femme légitime les honneurs dûs à son rang, et fit traiter l’objet de sa passion en souveraine.

Avec la douceur d’un ange, la princesse essaya de ramener son mari. Elle était plus sensible à l’injure faite à Dieu qu’à la sienne propre. Mais sa grandeur d’âme ne fit qu’exaspérer Sforza. Il multiplia les avanies, les outrages, les mauvais traitements. Trois fois il tenta d’empoisonner sa femme ; une fois, il la prit à la gorge, et voulut l’étrangler.

Suève croyait que la charité l’obligeait plus étroitement envers son mari qu’envers tout autre.

Elle chercha la patience dans la prière et offrit son martyre pour obtenir la conversion de son bourreau.

Mais loin de s’améliorer, Alexandre Sforza en vint à ne plus pouvoir supporter la vue de sa femme. Un jour, après l’avoir accablée de coups, il la saisit par les cheveux, la traîna hors du palais et lui ordonna d’aller s’enfermer chez les Clarisses.

La malheureuse princesse obéit et sur l’ordre du misérable, des gardes furent placés aux portes du couvent afin d’intercepter les lettres et d’empêcher toute communication de Suève avec le dehors.

Ces précautions furent inutiles. La conduite d’Alexandre Sforza avait soulevé l’indignation publique et les Colonna apprirent bientôt ce qui se passait.

Des envoyés de la puissante famille arrivèrent peu après à Pésaro. Ils venaient s’assurer des faits et demander au prince raison de sa conduite.

« — Il est très vrai, leur dit Sforza, que la princesse s’est retirée chez les Clarisses, mais elle l’a fait de son plein gré et pour cacher sa honte.

Les envoyés se refusant à le croire :

« — Je m’engage à vous en donner la preuve irrécusable, continua le monstre. Vous n’avez qu’à me suivre au couvent ».

Aussitôt, il envoie l’un de ses émissaires annoncer à Suève sa visite, ajoutant qu’il fera mettre le feu aux quatre coins du monastère et brûler vives toutes les religieuses, si elle ose démentir ce qu’il va lui dire.

Sforza se rend ensuite au couvent, avec les envoyés des Colonna. Il les place de façon à ce qu’ils puissent entendre sans être vus, charge l’un d’eux d’écrire l’entretien et fait venir sa victime.

Suève toute tremblante arrive à la grille du parloir.

Le prince lui parle avec une hypocrite douceur et, comme pris de pitié, lui demande si elle trouve bien dure cette réclusion qu’elle s’est imposée après avoir été par lui-même surprise en adultère.

Bouleversée par ces étranges paroles et n’osant exposer les religieuses aux fureurs de son mari, Suève garda le silence.

Sforza se retira satisfait.

« — Vous le voyez, dit-il aux envoyés, elle n’ose pas nier son crime ».

La princesse eut bientôt l’explication de la visite et des paroles de son mari. Grande fut sa douleur. Succombant à la pensée d’être déshonorée aux yeux des siens, elle courut se prosterner devant un crucifix et remit sa cause entre les mains du Sauveur. Ô prodige ! le Christ s’anima, il s’inclina vers l’infortunée qui pleurait à ses pieds et lui dit de tendres et fortifiantes paroles.

Peu après, la princesse revêtit les livrées de la pauvreté. Sous le nom de Séraphine, elle s’éleva rapidement au plus parfait détachement, à la sainteté la plus éminente. Sans cesse elle appelait la miséricorde divine sur son mari. Il ne semblait vivre que pour combler la mesure de ses crimes, mais la prière de Séraphine finit par arracher à Dieu ces grâces extraordinaires qui brisent les cœurs les plus endurcis et transforment les plus grands criminels.

Sforza vint se jeter aux pieds de son héroïque femme. Il pleura amèrement son abominable conduite et tout le reste de sa vie s’efforça de réparer ses scandales.

L’Église a mis Suève au nombre des bienheureux. De sa main bénie, glorifiée, puisse la consolation tomber comme une huile salutaire, sur les blessures de votre cœur.



LE BIENHEUREUX LUCHESIO


PREMIER TERTIAIRE DE SAINT-FRANÇOIS
(Fête le 28 avril)

Il avait été de cette troupe brillante et joyeuse qui formait une sorte de cour à François d’Assise, aux jours de sa mondanité.

Puis Luchesio s’était marié et tout à fait selon son cœur. Mais son bonheur domestique et le succès de ses affaires commerciales ne lui suffisaient point. Luchesio était devenu ambitieux.

Toscan d’origine, il avait une vive intelligence et dans toute sa personne et ses manières beaucoup de distinction et de grâce. Se sentant fait pour briller, il eût voulu frayer avec les grands seigneurs. Ce désir devint une passion, une fureur, disent ses biographes.

Pour arriver à marcher de pair avec les nobles si fiers, si dédaigneux, le négociant n’avait qu’un moyen, attirer tous les regards, éblouir toute la contrée par sa magnificence. Il le comprenait et avec une énergie infatigable se mit à la poursuite de la fortune.

Déjà riche, il ne lui fut pas difficile d’accaparer le commerce des grains. En spéculant ensuite sur la misère publique, l’ambitieux Italien réalisa des profits énormes.

Sa femme était prise comme lui du désir de s’élever, de briller.

Les deux époux étaient devenus durs, avares, et Luchesio, qui touchait à une grande situation, s’était jeté avec ardeur dans les luttes qui déchiraient alors l’Italie.

En Italie, au xiiie siècle, la guerre fratricide était à l’état permanent. De la plus grande à la plus petite, chaque cité guettait le moment favorable d’attaquer les voisins et les sièges se terminaient par des atrocités. La désolation était partout, la croix penchait, la société chrétienne semblait agoniser. Jamais, en Italie, la plainte humaine n’avait été plus profonde, plus angoissée.

Mais celui qui devait relever la maison de Dieu tombant en ruines venait de se révéler. L’enfant gâté d’Assise, le prince de la jeunesse dorée était devenu l’amant désespéré de la pauvreté. Ivre d’amour divin, François s’en allait par les villes et les campagnes, prêchant la paix, le détachement. Sa sainteté éclatait, elle rayonnait au loin.

Ce que Luchesio entendit raconter de l’ami de sa jeunesse le remua profondément.

On dit que l’instinct du divin n’est jamais qu’endormi dans l’âme humaine. Et un jour que Luchesio se trouvait seul, il se prit à songer sérieusement à Dieu, « cet Être sans commencement et sans fin, immuable et invisible, inexprimable, ineffable, incompréhensible, insaisissable, béni, loué, glorieux, exalté, sublime, très-haut, suave, aimable, délectable et toujours digne d’être désiré par dessus tout, dans les siècles des siècles[6] ».

Quand Luchesio sortit de sa rêverie, il était transformé.

Ces nobles pensées l’avaient pour jamais élevé au-dessus des vulgarités d’ici-bas. Il aurait pu s’écrier avec le Séraphin d’Assise : « Que plus rien donc n’empêche, que plus rien ne sépare, que plus rien ne retarde ! Ayons dans le cœur, aimons, adorons, servons, louons, bénissons, glorifions, exaltons, magnifions, remercions le Dieu très haut, souverain, éternel, Trinité et Unité, Père et Fils et Saint-Esprit, Créateur de tous » !

Un célèbre orateur sacré de notre temps prétendait que l’homme n’a jamais d’influence sur sa femme pour le bien. L’histoire de Luchesio me semble une forte preuve du contraire. Il ne paraît pas avoir eu grand peine à arracher sa femme aux vaniteuses pensées qui la possédaient, à lui faire agréer son héroïque résolution de donner aux pauvres la grande fortune qu’il avait acquise.

L’opulent négociant ne se réserva qu’une maison et un jardin de quatre arpents qu’il voulait cultiver lui-même.

Bonna Donna, sa femme, avait sacrifié de bon cœur ses aspirations mondaines ; elle avait accepté la vie obscure, le travail des mains ; mais la vertu de son mari lui paraissait souvent dépasser toutes les bornes. Son excessive charité lui inspirait parfois de l’humeur.

Un jour qu’il avait distribué tout le pain qui se trouvait dans la maison, d’autres pauvres s’étant présentés, Luchesio pria sa femme de leur donner du pain. « Avez-vous déjà oublié que vous ne nous en avez pas gardé un seul morceau, s’écria-t-elle aigrement. Il faut que vos jeûnes et vos veilles sans fin vous aient bien affaibli la tête. Où en prendre du pain pour le leur donner ?

— Dans la huche, ma Bonna Donna, répondit Luchesio jouant agréablement sur le nom de sa femme. Va, ne te défie pas de Dieu.

Bonna Donna était loin d’avoir la même confiance que son mari ; elle finit pourtant par ouvrir la huche. Une odeur appétissante de pain frais se répandit. La huche était pleine.

Riant et pleurant, Bonna Donna se jeta aux pieds de son mari, et à partir de ce jour, les sollicitudes de la vie ne furent plus rien pour elle.

Cependant, François d’Assise se dirigeait vers la Toscane, et un mouvement de renaissance chrétienne sans égal dans l’histoire se produisait. Les campagnes se levaient, les villes sortaient en masse et se précipitaient à la rencontre du saint. Il ne prêchait pas seulement l’amour, il en était possédé, enivré, et cette ivresse divine gagnait les plus froids. L’héroïque besoin d’immolation qu’il y a au fond des âmes se réveillait, et parfois tous les auditeurs du saint, hommes, femmes, enfants, tombaient à ses pieds et le suppliaient de les recevoir dans son Ordre.

C’est devant l’élan de ces foules sur qui il sentait le souffle de l’Esprit que le génie novateur de François conçut l’idée du Tiers-Ordre. Ce projet grandiose était déjà mûri, quand Luchesio vint supplier le saint de lui apprendre à lui et à sa femme le chemin de la perfection.

François fut ravi de son détachement, de ses aspirations, et dans l’ami de ses jeunes années il eut vite découvert le type de la nouvelle famille religieuse qu’il voulait fonder. S’ouvrant à Luchesio du projet qu’il méditait, il lui parla du Tiers-Ordre qu’il voulait établir, afin de donner aux laïques une partie des avantages de la vie religieuse. Sa règle ne devait être qu’une sage application des lois de l’Évangile. « Accomplir avec joie les devoirs de son état, donner aux moindres actions une inspiration sainte, retrouver, dans les infiniment petits de l’existence, en apparence la plus banale, les parcelles d’une œuvre divine, rester pur de toute préoccupation avilissante ; user des choses comme ne les possédant pas, comme les serviteurs de la parabole qui auront bientôt à rendre compte des talents qui leur ont été confiés ; fermer son cœur à la haine et l’ouvrir tout grand aux pauvres, aux malades, aux abandonnés, tels devaient être les devoirs essentiels des Frères et des Sœurs de la Pénitence ».

Luchesio voulut être le premier Tertiaire. Lui et sa femme reçurent les livrées séraphiques de la main de François, et la première Fraternité fut érigée dans leur maison.

L’établissement du Tiers-Ordre se fit sans bruit, mais ce fut l’un des grands événements du moyen âge. Une nouvelle force était née, et son action ne tarda pas à se faire sentir dans la société si agitée d’alors.

Enfant du peuple, François en connaissait toutes les douleurs. On a dit que la démocratie italienne est sortie du petit cahier où le saint écrivit la règle du Tiers-Ordre. Cette règle est l’un des plus grands efforts qui aient jamais été faits pour établir plus de justice parmi les hommes. Partout des Fraternités se formèrent et les grands apprirent bientôt à leurs dépens la puissance de l’association.

Mais si le Tiers-Ordre fut une formidable machine de guerre contre le système féodal, il fut aussi une pépinière de saints. Dans le seul XIIIe siècle, on ne compte pas moins de quatorze Tertiaires canonisés ou béatifiés par l’Église.

Luchesio marche noblement à leur tête. Il fut un grand pénitent ; il eut le don d’oraison jusqu’à l’extase, mais la charité fut toujours la vertu, la passion de son cœur.

Une fois Tertiaire, il ne se contenta plus de bien accueillir les pauvres ; il allait à leur recherche dans les Maremmes infectées par la malaria et se fit un peu médecin afin de soigner les habitants très clairsemés et très abandonnés de ces régions insalubres. Pour ses courses, il avait acheté un petit âne ; au besoin, il mendiait, pour se procurer tout ce qu’il fallait aux malades qu’il allait chercher et dont il se faisait l’infirmier. Sa femme le secondait de toutes ses forces. Les pauvres disparaissaient à leurs yeux, Jésus-Christ était seul l’objet de leurs tendres soins.

Luchesio et Bonna Donna vieillirent heureusement ensemble, et terminèrent le même jour leur vie de travail, d’allégresse et de dévouement.

Bonna Donna tomba malade la première. Lorsqu’elle eût reçu les derniers sacrements, Luchesio, dont la douleur était extrême, lui dit :

« Tu sais, chère compagne de ma vie, comme nous nous sommes aimés pendant que nous servions Dieu ensemble. Pourquoi ne resterions-nous pas unis pour nous en aller aux joies ineffables ? Ah ! du plus profond de mon cœur je le demande à Dieu ».

Se sentant défaillir, il comprit qu’il était exaucé et envoya chercher son confesseur, le P. Nildebrand, des Frères-Mineurs. Le religieux le trouva mourant et lui dit :

« Très cher frère Luchesio, sois fort et prépare ton âme à aller au-devant de ton Sauveur ; car, tu peux m’en croire, le moment est proche où tu verras le salut et la couronne de gloire ».

À ces mots, Luchesio souleva un peu sa tête : « Aimable Père Nildebrand, répondit-il souriant, si j’avais attendu jusqu’à maintenant pour préparer mon âme, j’aurais encore confiance dans la miséricorde de Dieu ; mais à vrai dire, je sortirais de ce monde avec moins de sécurité, à cause de ce qu’il y a de redoutable dans le passage ». Et levant les bras vers le ciel : « Grâces à la Sainte Trinité, poursuivit-il, à la bienheureuse Marie toujours Vierge et à mon bienheureux père François, je me sens libre et prêt, et je crois que, non par mes mérites, mais par ceux de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, j’échapperai aux pièges du démon ».

Il reçut les sacrements avec une piété céleste. Entendant dire que sa femme était à l’agonie, il trouva la force de se traîner près d’elle, prit ses mains entre les siennes, et l’encouragea avec une incomparable tendresse, jusqu’à ce que sa sainte âme eût rompu ses liens.

Ce suprême effort avait épuisé ce qui lui restait de vie. Il fallut l’emporter. À peine l’eût-on placé sur son lit que ses yeux se fixèrent, et, invoquant les doux noms de Jésus, Marie, François, le premier Tertiaire franciscain expira.



SAINTE AGNÈS

(21 janvier)

« As-tu senti le goût des éternelles amours » ?

Parmi les fronts auréolés, il n’en est pas de plus resplendissant, il n’en est pas de plus doux. Parmi les bien-aimées du Christ aucune n’a effleuré la terre d’un pied plus léger, plus rapide. Amante idéale, Agnès n’est apparue que pour aimer, que pour mourir.

C’était à l’époque glorieuse et terrible des grandes persécutions. Maîtresse du monde entier, la vieille Rome travaillait à éteindre, dans le sang, le feu apporté par le Christ à la terre. Elle y travaillait depuis trois cents ans, mais le feu inextinguible gagnait toujours. Tout ce qui brille s’effaçait devant ce feu mystérieux : il faisait pâlir tous les amours et donnait aux jeunes filles la force de mépriser les délices de la vie pour voler aux tourments et à la mort.

Agnès appartenait à une opulente et noble famille. Sa beauté était ravissante. Le fils du préfet de Rome s’en éprit. Il offrit à la jeune fille des bijoux splendides et la supplia de l’accepter pour époux.

« Un autre possède mon cœur et ma foi, répondit-elle, repoussant les cadeaux. Ne te flatte pas de la pensée d’être jamais son rival ».

Et, ravie en extase, au souvenir de son Bien-Aimé, elle se mit à louer ses perfections, à protester qu’elle l’aimait plus que son âme, plus que sa vie, et qu’elle serait trop heureuse de mourir pour lui.

Le Romain l’écoutait sans comprendre. Il la crut affolée de quelque autre grand seigneur. La jalousie s’empara de lui, une jalousie si sombre, si violente qu’il en tomba malade.

Le préfet, touché de la douleur de son fils, se rendit auprès d’Agnès et la pressa de revenir sur sa décision.

« Je suis le préfet de Rome, dit-il, devant moi on porte les faisceaux. Si illustre que soit l’origine de ton fiancé, il doit céder à mon fils ».

Le père essuya les mêmes refus que son fils et fut témoin des mêmes extases. Fort étonné, il voulut savoir le nom de celui qui inspirait un amour si extraordinaire.

« Seigneur, dit au gouverneur l’un de ceux qui l’accompagnaient, soyez-en sûr, cette jeune fille est chrétienne. C’est le Crucifié qui l’a ensorcelée ».

Le préfet s’éloigna content d’avoir un moyen de se venger, et dès le lendemain, fit comparaître Agnès devant lui.

« — Jeune fille, lui dit-il, les chrétiens, par leurs maléfices, ont troublé ta raison encore faible… ils ont égaré ton cœur. Je veux t’arracher à cette misérable superstition indigne de ta naissance. Je vais te faire conduire auprès de la bonne déesse. Si tu persistes dans ton désir de garder ta virginité, tu lui offriras des sacrifices et tu veilleras à la garde du feu sacré avec les vestales, gloire de la ville de Rome.

— Préfet, répondit noblement la jeune Romaine, si j’ai refusé votre fils, homme vivant, capable de penser, de sentir, de marcher, de parler, de jouir comme moi de la lumière du soleil ; si, pour l’amour du Christ, je n’ai pas voulu lui accorder un regard, ce n’est point pour aller courber ma tête devant des idoles sans âme, sans vie, devant de froides et impuissantes pierres.

Le juge ne pouvait comprendre qu’on préférât les promesses de la foi aux plus séduisantes réalités, mais il sentait que pour Agnès la vie n’était rien. Aussi ne la menaça-t-il pas de la mort. Mais à cette noble enfant, rayonnante de beauté et d’innocence, il eut la lâcheté de dire :

» — Si tu ne sacrifies à nos dieux, je te ferai traîner aux lieux infâmes ; là, au déshonneur de tes ancêtres et au tien, tu seras abandonnée à tous les outrages. Aie donc pitié de toi-même, sacrifie à Vesta ou…

— Ne vous échauffez pas davantage, ô préfet, répondit tranquillement Agnès. Je ne sacrifierai pas à vos dieux. Je suis entre vos mains, mais je me confie au Christ, à qui je suis consacrée… Vous ne connaissez pas sa puissance… Il saura me défendre et je ne serai point profanée ».

Pour toute réponse, l’odieux préfet ordonna de lui enlever ses vêtements.

Il se trouva des exécuteurs de cet ordre, mais — ô prodige !… à mesure que ces indignes mains arrachaient à la jeune fille ses habits, ses cheveux croissaient, s’abaissaient, se répandaient autour d’elle en flots pressés, épais, magnifiques, et mieux qu’aucun vêtement dérobaient son beau corps à tous les regards.

Conduite aux lieux infâmes, elle y trouva un ange qui l’y attendait pour la protéger. Lorsqu’elle entra dans la chambre préparée comme un tombeau à son innocence, la sainte enfant disparut dans une éblouissante clarté. Un vêtement blanc lui fut apporté du ciel et, paisible, comme dans un temple sacré, elle se mit en prières.

Le fils du préfet ayant osé l’approcher fut renversé raide mort par l’ange. Mais, touchée de la douleur de son père, la sainte le ressuscita et le jeune homme, sortant de la maison, se mit à parcourir la ville de Rome, criant : « Il n’est point d’autre Dieu au ciel et sur la terre que le Dieu des chrétiens ».

Témoin de tant de merveilles, le préfet eut bien voulu sauver la vie d’Agnès, mais le peuple soulevé par les prêtres des idoles demandait sa mort à grands cris. Il n’osa braver la fureur populaire et se retira lâchement, chargeant son lieutenant de la cause.

Celui-ci condamna l’héroïque enfant à être brûlée vive.

Un grand feu fut donc allumé et on la lança dedans.

Mais les flammes se divisant, s’enflèrent comme des voiles autour de la vierge sacrée, et, la laissant au milieu sans la toucher, tournèrent leur furie contre les idolâtres dont plusieurs furent réduits en cendres.

Cependant, les bras étendus, les yeux au ciel, la bienheureuse Agnès priait au milieu du foyer brûlant, disant à haute voix :

« C’est vous que j’invoque, vous qui êtes tout puissant, adorable, parfait, Dieu terrible, ô mon Père. C’est par votre très saint Fils que j’ai échappé aux menaces d’un tyran sacrilège. Et maintenant, voilà que vous arrêtez pour moi l’ardeur du feu, me rendant sa flamme douce et sa chaleur suave. Permettez que sur les ailes même de ce feu, je m’élève vers vous ».

Ses bras s’affaissèrent, son visage devint resplendissant, elle tomba dans ses extases accoutumées.

Celui qui avait ravi son cœur se montrait à elle pour la dernière fois sur la terre, il lui apparaissait avec cette beauté qui ravit le ciel et, dans un divin transport, elle s’écria : « Ce que j’ai cru je le vois, ce que j’ai espéré je le tiens, ce que j’ai aimé je l’embrasse : que mon cœur, ma langue, mes entrailles vous louent, vous glorifient, ô mon Dieu ».

Et comme une pluie céleste, sa prière éteignit le feu tout entier, n’en laissant aucune trace.

Plusieurs des spectateurs pleuraient. Le juge, confus, ordonna à l’un des confecteurs d’enfoncer son épée dans la gorge de la jeune fille. Le glaive à la main, celui-ci tremblait, il n’osait frapper. Mais elle, souriant et le regardant avec douceur, semblait lui dire : « Ne crains pas… Frappe… Je ne te repousse pas toi… tu es un amant qui me plaît… Périsse ce corps qui peut être aimé des hommes dont je ne veux pas être regardée ».

Cette horreur de l’admiration la suivit jusque dans la mort : quand elle tomba, frappée du glaive, sa main, dit saint Ambroise, voilait encore son visage.

Si parmi nous, il est des funérailles qui exhalent une odeur de vie, quels parfums d’immortalité ne devait-on pas respirer aux funérailles des martyrs ?

Celles d’Agnès furent une fête pour tous les fidèles de Rome.

Les parents de la jeune martyre étaient chrétiens, ils bénissaient Dieu, mais, retenus par un sentiment naturel, ne pouvaient s’éloigner du tombeau de leur fille. Huit jours après sa mort, comme ils y étaient en prière, elle leur apparut triomphante, glorieuse, avec un agneau plus blanc que la neige à son côté : « Mes chers parents, leur dit-elle tendrement, ne me pleurez plus comme morte, mais réjouissez-vous avec moi et me félicitez, parce que j’habite les demeures lumineuses et que je possède dans le ciel Celui que, sur la terre, j’ai aimé de toute l’ardeur de mon âme ».

L’Église fait mémoire de cette apparition par une fête particulière.

Les plus grands docteurs ont célébré sainte Agnès avec enthousiasme. Elle est l’une des martyres dont l’Église fait toujours mémoire au saint sacrifice, l’une des rayonnantes figures qu’elle évoque partout, autour de ses autels.

« Jetez les yeux sur nous, ô Agnès, et secourez-nous. L’amour du Christ languit dans nos cœurs. Amollis par la recherche continuelle de nos aises, par une folle dépense de ce que nous appelons sensibilité, nous n’avons plus de courage en face des devoirs. N’est-il pas vrai de dire que la sainteté n’est plus comprise ? Elle étonne, elle scandalise, nous la jugeons imprudente et exagérée. Et cependant, ô vierge du Christ, vous êtes là devant nous avec vos renoncements, avec vos ardeurs célestes, avec votre soif de la souffrance qui mène à Jésus. Priez pour nous, indignes ; élevez-nous au sentiment d’un amour généreux, agissant, d’un amour qui connaisse la jalousie à l’encontre de ce qui n’est pas Dieu. Épurez cette religion tiède et contente d’elle-même qui est venue prendre la place de la piété des anciens jours ».[7]

SAINTE PERPÉTUE ET SAINTE FÉLICITÉ


(Fête : 7 mars)

Saint Augustin mettait ces deux femmes au premier rang des martyrs, avec Étienne, le grand diacre de Jérusalem et Laurent, le grand diacre de Rome. D’après l’immortel docteur, leur fête attirait plus de monde, pour honorer leur mémoire, que la curiosité n’avait attiré de païens à l’amphithéâtre le jour de leur mort.

Les actes de sainte Perpétue et de sainte Félicité ont toujours été en singulière vénération dans l’Église. C’est que ces pages fortes et simples et parfaitement authentiques nous viennent de l’une de ces héroïnes.

Avant de jeter dans l’arène sanglante les condamnés aux bêtes, on leur accordait, dans la prison, quelques heures de relâche. Perpétue en profita pour écrire ce récit immortel où la sève primitive du christianisme circule si ardente, si généreuse.

Vibia Perpétue était âgée de vingt-deux ans. Issue d’une famille considérable, elle était mariée à un homme de qualité et avait un enfant de quelques mois. D’après le témoin oculaire qui a terminé le récit, le regard de Perpétue était d’une beauté singulière et, en marchant au martyre, elle tint toujours ses paupières modestement baissées, par la crainte de ce que deux beaux yeux peuvent faire, dit l’historien de sa glorieuse mort.

C’est en l’an de Jésus-Christ 203, sous le règne de l’empereur Sévère, que le proconsul Firminien fit arrêter, à Carthage : Révocat Félicité, Saturnin, Secundule et Vibia Perpétue. Tous étaient jeunes et encore simples catéchumènes. La famille de Perpétue semble avoir été chrétienne, à l’exception de son père. Fort attaché au paganisme, il aimait passionnément sa fille, et, aussitôt après son arrestation, mit tout en œuvre pour la faire apostasier. La voyant inébranlable, il s’emporta jusqu’à se jeter sur elle pour lui arracher les yeux, mais, dit la sainte, il se contenta de me maltraiter.

Les cinq catéchumènes furent d’abord enfermés dans une maison particulière. C’est là qu’ils reçurent le baptême. « Au sortir de l’eau, dit Perpétue, le Saint-Esprit m’inspira de ne demander autre chose que la patience dans les tourments ». Ses compagnons, sans doute, ne songèrent pas plus qu’elle à implorer une mort douce. Ô prières des martyrs ! ô prières sacrées, les plus généreuses, les plus nobles qui soient jamais montées de la terre au ciel !

Peu après, on conduisit les chrétiens en prison. Les prisons romaines étaient d’affreux cachots : « Je fus effrayée, dit Perpétue, car je n’avais jamais vu une obscurité pareille. Oh ! que ce jour me dura ! quelle horrible chaleur ! On y étouffait, tant on était pressé ! Ajoutez qu’il nous fallait à tout instant essuyer les insolences de nos gardes. Mais ce qui me causait le plus de peine, ajoute la jeune mère, c’est que je n’avais pas mon enfant. À force d’argent, les diacres Tertius et Pomponius obtinrent qu’on nous mît, pour quelques heures, dans un lieu où nous fussions plus au large, et là nous pûmes respirer ».

On le sait, dès que les martyrs étaient arrêtés, ils devenaient pour leurs frères des êtres sacrés. Ceux qui pouvaient les approcher baisaient avec respect leurs chaînes et il y avait des diacres chargés de les visiter et de les soulager.

La mère et le frère de Perpétue vinrent la voir et lui apportèrent son petit enfant. La sainte dit qu’il était déjà tout pâle, tout languissant. Elle consola tendrement sa mère et son frère qu’elle voyait fort affligés à son sujet et leur recommanda instamment son fils. La martyre héroïque était aussi la plus tendre, la plus passionnée des mères ; elle obtint de garder quelque temps son enfant et la joie de l’avoir, de lui donner ses soins, lui fit trouver la prison agréable. Qui, parmi nous, n’a parfois laissé errer ses pensées à travers ces prisons affreuses où les martyrs languissaient parfois si longtemps, attendant le ciel qu’ils voyaient ouvert devant eux ? Aucune crainte ne troublait la joie de leur espérance excepté la crainte d’être mis en liberté. Les compagnons de Perpétue n’étaient pas sans en souffrir parfois et, dans leur inquiétude, ils pressaient la sainte d’obtenir de Dieu qu’il lui fit connaître, par quelque signe, s’ils auraient la gloire de mourir pour la foi.

Perpétue se mit en prière, conjurant le Seigneur de lui envoyer une vision et voici celle qu’elle eut : « Je vis, dit-elle, une échelle d’or d’une prodigieuse hauteur qui touchait de la terre au ciel, mais si étroite qu’il n’y pouvait monter qu’une personne à la fois. Les deux côtés étaient hérissés d’épées, de lances, de crocs, de couteaux, en sorte que quiconque y serait monté négligemment, et sans regarder toujours en haut, ne pouvait manquer d’être déchiré par tous ces instruments. Au pied de l’échelle était un dragon d’une effroyable grandeur, qui paraissait toujours prêt à s’élancer sur ceux qui se présentaient pour monter. Le premier qui monta fut Salure, qui n’était point avec nous, lorsque nous fûmes arrêtés, mais qui depuis se livra volontairement aux persécuteurs, à cause de nous. Quand il fut arrivé au haut de l’échelle, il se tourna vers moi et me dit :

— Perpétue, je vous attends, mais prenez garde que le dragon ne vous morde. Je lui répondis :

— Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il ne me fera point de mal.

« Alors, comme s’il eût eu peur de moi, il leva doucement sa tête de dessous l’échelle, et moi, m’étant mise en devoir de monter, elle me servit de premier échelon. Parvenue au haut de l’échelle, je me trouvai dans un jardin spacieux au milieu duquel j’aperçus un homme habillé en berger environné d’une multitude innombrable de personnes vêtues de blanc. Il m’appela par mon nom et me dit : Ma fille, soyez la bienvenue ».

La jeune femme raconta son songe à ses compagnons. Ils en conclurent qu’ils souffriraient le martyre, et, ravis de joie, ne virent plus dans l’horrible cachot que le vestibule du ciel. La pensée du bonheur infini qui les attendait leur rendait chères et douces leurs souffrances.

Sature, qui avait instruit les martyrs et s’était dénoncé lui-même afin de partager leur sort, eut une vision qui lui donna un avant-goût du paradis.

Mais avant de voir le céleste songe se réaliser, lui et ses compagnons devaient gravir la voie douloureuse et sanglante.

Le bruit ayant couru que les prisonniers allaient être interrogés, Perpétue vit arriver son père que le chagrin consumait :

« — Ma fille, lui dit-il, ayez pitié de la vieillesse de votre père. S’il vous reste encore quelque souvenir des soins si tendres et si particuliers que j’ai pris de votre éducation ; s’il est vrai que l’extrême amour que j’ai eu pour vous a fait que je vous ai préférée à tous vos frères, ne soyez pas cause que je devienne l’opprobre de toute une ville. Que la vue de vos frères vous touche, jetez les yeux sur votre mère, sur la mère de votre mari, sur votre enfant qui ne pourra vivre si vous mourez ; quittez cette fierté ; ne nous exposez pas tous à une honte insupportable. Qui de nous osera se montrer, si vous finissez vos jours par la main du bourreau ? Sauvez-vous pour ne pas nous perdre tous.

« En parlant ainsi, dit la sainte, il me baisait les mains ; puis, se jetant à mes pieds, il m’appelait Madame (Domina) en pleurant. Il s’arrachait la barbe, se jetait contre terre, y demeurait couché sur le visage, poussant des cris et maudissant le jour où il était né. Il regrettait d’avoir tant vécu, appelait sa vieillesse infortunée ; en un mot, il disait des choses si tristes et se servait de termes si touchants qu’il tirait des larmes à tous ceux qui l’entendaient ».

À Carthage, la nouvelle s’était répandue que les chrétiens allaient être interrogés. Aussi en arrivant à la salle d’audience, ils la trouvèrent remplie d’un monde infini. On les fit monter sur une sorte d’estrade, où le juge avait son tribunal. Comme Perpétue se préparait à répondre elle vit paraître son père qui portait son enfant. S’éloignant un peu du tribunal, il la supplia encore de la manière la plus touchante. Hilarien qui remplaçait le proconsul, mort depuis peu, joignit ses instances à celles de ce malheureux père :

« — Quoi, » dit-il à la sainte, « les cheveux blancs de votre père et l’innocence de cet enfant qui va devenir orphelin vous trouveront insensible. Sacrifiez seulement à la santé des empereurs.

— Je ne sacrifierai point, dit fermement Perpétue.

— Vous êtes donc chrétienne ?

— Oui, je suis chrétienne ».

Tous confessèrent hautement Jésus-Christ.

Hilarien fit cruellement flageller les hommes et battre au visage les deux jeunes femmes. Puis, il les condamna tous à être exposés aux bêtes et à servir de spectacle au peuple le jour de la fête de Gitar, nouvellement élevé à la dignité de César.

Les martyrs quittèrent la salle remplis de joie. On les transféra à la prison du camp où ils furent tous mis à la chaîne et aux ceps.

La veille du jour des spectacles, on leur donna, suivant l’usage, le souper libre. Ce repas se prenait en public et la curiosité y attirait toujours un grand nombre de païens.

Salure leur reprocha cette curiosité brutale : Quoi ! leur dit-il, le jour de demain ne vous suffira-t-il pas pour nous contempler à votre aise ? Aujourd’hui vous faites semblant d’avoir pitié de nous et demain vous battrez des mains à notre mort ! Regardez bien nos visages afin de nous reconnaître en ce jour terrible où tous les hommes seront jugés. Ces paroles furent dites avec tant d’assurance que plusieurs se retirèrent saisis de crainte ; d’autres interrogèrent ceux qui allaient mourir et, touchés de leurs réponses, crurent en Jésus-Christ.

Cependant une grande tristesse assombrissait pour les martyrs l’approche du triomphe. Félicité allait être mère ; la loi défendant de l’exécuter avant sa délivrance, elle se voyait condamnée à languir encore un peu, seule sur la terre. Son affliction était vivement partagée par les autres martyrs. Ils avaient souffert ensemble, ils voulaient arriver ensemble au ciel. Ils se mirent donc tous en prières. À peine leur prière était-elle finie, que les douleurs prirent la sainte. La violence du mal lui arrachant de temps en temps quelques cris, l’un des gardes lui dit :

« — Quoi ! tu te plains ! tu gémis ! que feras-tu donc quand tu seras livrée aux bêtes !

— C’est moi qui souffre maintenant ce que je souffre, répondit-elle, mais là, il y en aura un en moi qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour Lui ».

Elle remit son enfant à une femme chrétienne et, dans sa foi, trouva la force de marcher avec les autres au martyre.

Lorsqu’ils furent à la porte de l’amphithéâtre, on voulut, selon la coutume, faire prendre aux hommes le manteau rouge des prêtres de Saturne, aux femmes les bandelettes des prêtresses de Cérès.

Les martyrs refusèrent ces livrées de l’idolâtrie. Une joie céleste illuminait leurs visages, cette joie éclatait dans leurs paroles, dans leurs gestes, dans tout leur extérieur. Perpétue qui marchait la dernière chantait.

Sur tous les degrés de l’amphithéâtre, la foule se pressait curieuse et cruelle. Saturnin, Révocat et Sature ne craignirent pas de menacer de la colère de Dieu ce peuple sanguinaire. Le peuple, irrité de leur hardiesse, demanda que les bestiarii passassent par les fouets[8]

Les confesseurs de la foi se réjouirent d’être traités comme l’avait été Jésus-Christ et attendirent paisiblement qu’on lâchât les bêtes.

Saturnin et Révocat furent d’abord attaqués par un léopard, puis par un ours furieux qui les déchira horriblement.

Salure fut exposé à un sanglier, puis à un ours, mais ces animaux ne lui firent aucun mal. On le rappela pour le ramener bientôt dans l’arène. Sous le portique, il rencontra le geôlier Pudens qui avait eu pour lui et pour ses compagnons toute sorte de bontés. En s’entretenant avec ses frères de la mort qui les attendait, Sature avait souvent exprimé, devant Pudens, sa crainte des ours et son désir qu’un léopard lui ôtât la vie d’un seul coup de dent.

« Vous le voyez, dit-il au geôlier, mes désirs ont été exaucés. Ces bêtes ne m’ont point fait de mal. Croyez donc fermement en Jésus-Christ. Je retourne dans l’amphithéâtre où un léopard m’ôtera la vie d’un coup de dent ».

En effet, un léopard se jeta sur lui et d’un coup de dent lui fit une blessure si profonde que son corps fut aussitôt couvert de sang : « Le voilà baptisé pour la seconde fois, s’écria le peuple battant des mains ». Le martyr, en tombant, aperçut Pudens qui avait voulu voir si la prédiction se vérifierait :

« — Adieu, cher ami, lui dit-il. Souvenez-vous de ma foi ; que mes souffrances, loin de vous troubler, vous fortifient.

Il lui demanda ensuite l’anneau qu’il avait à son doigt, puis l’ayant trempé dans son sang, il le lui rendit, en disant :

« — Portez-le pour l’amour de moi et que le sang dont il est rougi vous fasse souvenir du sang que je répands pour Jésus-Christ ».

Pendant ce temps, les venatores enlevaient à Félicité et à Perpétue leurs vêtements et les enfermaient dans un filet pour les exposer à une vache sauvage et furieuse. Mais, à cette vue, un murmure d’horreur et de pitié courut dans la foule. Pour ne pas mécontenter le peuple, on retira les deux jeunes femmes et on les couvrit d’habits flottants.

La vache se jeta d’abord sur Perpétue ; elle l’éleva en l’air, la laissa retomber et se rua ensuite sur Félicité.

Perpétue, qui s’aperçut que ses vêtements étaient déchirés, les arrangea promptement, elle renoua ses cheveux qui s’étaient détachés, puis courut à sa compagne qui restait étendue sur le sable, car la vache l’avait fort maltraitée. Elle lui donna la main pour l’aider à se relever et toutes deux attendaient une nouvelle attaque, mais le peuple ne voulut pas qu’on les exposât de nouveau et on les conduisit à la porte Sanevivaria. Alors, Perpétue s’éveillant comme d’un profond sommeil se mit à regarder autour d’elle, demandant quand on les exposerait à la vache furieuse. Il fallut lui montrer ses habits déchirés et ses blessures pour la convaincre qu’elle avait été livrée aux bêtes.

« Eh ! où était-elle donc ! s’écrie saint Augustin, où était-elle, lorsqu’elle était attaquée et déchirée par une bête furieuse, sans en ressentir les coups, et lorsqu’après un si rude combat, elle demandait quand il devait commencer ? Que voyait-elle, pour ne point voir ce que tout le monde voyait ? Que sentait-elle, pour ne point sentir une douleur si violente ? Par quel amour, par quelle extase, par quel breuvage était-elle ainsi transportée hors d’elle-même et comme divinement enivrée » ?

On se disposait à égorger les martyrs dans le Spoliarium[9] où Sature avait été transporté, mais le peuple demanda qu’ils fussent tous égorgés au milieu de l’amphithéâtre. Ils s’y traînèrent d’eux-mêmes et, après s’être fraternellement embrassés, reçurent le coup de la mort sans faire un mouvement, sans laisser échapper une plainte.

Sature, que Perpétue avait vu monter le premier dans l’échelle d’or, fut immolé le premier.


Le premier temple élevé sur la terre d’Afrique, après la conquête de l’Algérie, en 1830, a été consacré à sainte Perpétue et à sainte Félicité. Aujourd’hui encore, leur fête est l’une des plus belles, des plus solennelles qui se célèbrent à Carthage. Chaque année, ce jour-là, le peuple va en procession aux ruines de l’amphithéâtre où, il y a dix-sept siècles, les deux saintes moururent pour la foi.



SAINT JEAN L’AUMÔNIER


« Pourquoi la loi de l’amour serait-elle toujours proclamée sans jamais passer dans la vie ?… Sans doute notre cœur est aride, cet amour saint ne nous est pas donné, cet amour qui embrasse tous les hommes et se donne pour tous. Nous en sommes loin, mais qui peut refuser de faire le premier pas, et, pour arriver à l’amour, de commencer par la compassion ?… Celui que dans l’état présent du monde, la compassion ne touche pas, celui-là vit dans un état criminel ».
Gratry

Bien des siècles se sont écoulés depuis que le grand patriarche d’Alexandrie a traversé la vallée de larmes, mais sa bienfaisance n’a pas été surpassée.

Jamais cœur mortel n’a plus ressenti les souffrances du pauvre ; jamais main humaine n’a plus donné.

C’est le Vincent de Paul de l’Orient. L’organisation de la charité n’était ni de son pays, ni de son époque, mais Jean a merveilleusement accompli le commandement de l’amour, et, comme un astre aux flambes éternelles, sa figure rayonne à travers l’ombre des siècles.

Il naquit à Amathonte, vers l’an 555, d’une famille noble, opulente et chrétienne. Son père, gouverneur de l’île de Chypre, lui fit donner une éducation brillante. Il rêvait pour son fils les plus hautes dignités de l’empire, mais telles n’étaient point les vues du Seigneur.

Dès ses jeunes années, Jean eut dès lors, pour tous les malheureux, une singulière compassion. Il eut voulu ne vivre que pour les soulager, mais il était l’unique héritier d’une grande famille, et la volonté de son père l’engagea de bonne heure dans le mariage.

Il y donna l’exemple des plus rares vertus. La mort de ses enfants et de sa femme lui ayant rendu sa liberté, il rompit avec les fastueuses habitudes ordinaires aux grands et se jeta à corps perdu dans la bienfaisance.

Les pauvres semblèrent devenus les propriétaires de ses biens. Lui n’en parut plus que le dispensateur.

Son nom ne tarda pas à devenir célèbre, non seulement dans sa patrie, mais encore dans les contrées environnantes ; et, à la mort du patriarche d’Alexandrie, Théodore Stribon, le peuple mit tout en œuvre pour que Jean lui succédât. On envoya une députation à l’empereur Héraclius afin d’implorer son puissant concours. L’empereur l’accorda et, malgré sa résistance, Jean fut élevé sur le siège patriarcal d’Alexandrie.

Alexandrie était alors une ville immense et fameuse où les philosophes se donnaient rendez-vous. Le courant intellectuel y était, dit-on, si fort, que les portefaix eux-mêmes s’arrêtaient sous les portiques des écoles, pour suivre les discussions du jour. Mais, malgré la grande réputation de quelques-uns des savants et des orateurs, ce n’est pas à leur plaire que Jean songea, en arrivant dans sa ville métropolitaine.

À peine avait-il pris possession de son siège, qu’il réunit les intendants et les secrétaires du patriarcat.

« — Avant toutes choses, mes frères, leur dit-il, il faut rendre au Christ les services qu’il attend de nous. Allez donc par la cité tout entière, et inscrivez soigneusement les noms de mes seigneurs.

— Quels sont les seigneurs du patriarche d’Alexandrie ? demandèrent les officiers qui ne comprenaient point.

— Ceux que vous appelez pauvres et indigents[10] je les appelle mes seigneurs et mes protecteurs, repartit le saint, car c’est par eux que j’espère conquérir une place au royaume des cieux ».

L’ordre fut exécuté. Les envoyés découvrirent dans Alexandrie sept mille cinq cents indigents, et l’archevêque régla, sur-le-champ, l’aumône qui serait distribuée tous les jours à chacun d’eux.

Il fit construire des hôpitaux pour les malades, des hospices pour les étrangers et les pèlerins, des asiles pour les vieillards et leur assigna des rentes.

Ses officiers, épouvantés de ses libéralités, lui représentaient parfois qu’il fallait ménager les biens de son église.

« Dieu pourvoira aux besoins de mon église, répondait le saint avec calme ».

Les maux extrêmes, amenés par l’invasion des Perses, mirent encore plus en lumière l’héroïsme de sa confiance en Dieu et de sa charité.

Les barbares s’étaient emparés de la Palestine, de la Syrie et des contrées voisines, ils avaient tout mis à feu et à sang. La désolation était à son comble : des milliers et des milliers de personnes, naguère riches, étaient en grand danger de mourir de misère. Dans leur cruelle détresse, ces infortunés se souvinrent du saint dont la renommée racontait tant de merveilles. Tous ceux qui pouvaient fuir se dirigèrent vers Alexandrie. Les vieillards, les enfants, les femmes, les magistrats, les prêtres, les évêques même coururent se réfugier auprès du patriarche.

Jean les accueillait tous, les traitait, les consolait, non comme de pauvres fugitifs, mais comme de véritables frères. Il fit mettre les blessés et les malades dans des hôpitaux où ils étaient soignés gratuitement. Ils n’en sortaient que lorsqu’ils voulaient, et lui-même allait les visiter deux ou trois fois la semaine.

Parmi les fugitifs qui se présentaient pour recevoir l’aumône, il y en avait de bien portants, de richement mis qui portaient même des bracelets et des ornements d’or. Les économes hésitaient à donner à ceux-là. Ils consultèrent le saint. Son visage si doux prit une expression sévère :

« Si vous voulez être mes économes, ou plutôt ceux de Jésus-Christ, répondit-il, obéissez simplement au commandement qu’il nous a fait de donner à quiconque nous demande. Vous n’avez pas d’enquête à faire. Jésus-Christ n’a pas besoin de ministres curieux, ni moi non plus ».

En voyant affluer ces innombrables malheureux, dénués de tout, les citoyens d’Alexandrie s’alarmèrent, ils craignirent la famine, mais le saint leur dit :

« Vous manquez de foi. Quand tous les hommes s’assembleraient à Alexandrie pour demander l’aumône, ils n’épuiseraient pas les trésors infinis de Dieu ».

Sa sollicitude s’étendit sur ceux qui étaient restés dans leur pays ravagé. Il se hâta d’envoyer sur les lieux des hommes sûrs avec beaucoup d’argent, de blé, de provisions diverses, et de vêtements portés par une grande caravane de bêtes de somme. En même temps, il fit partir deux évêques pour racheter, à ses frais, ceux qui avaient été emmenés captifs. Les députés du patriarche lui rapportèrent que le prêtre Modeste, qui avait entrepris de reconstruire les saints lieux, était en grand besoin des choses nécessaires. Il lui envoya sur-le-champ mille pièces d’or, mille sacs de froment, mille de légumes, mille livres de fer, mille paquets de poissons secs, mille vaisseaux de vin et mille ouvriers égyptiens, avec une lettre où il disait : Pardonnez-moi si je ne vous envoie rien qui soit digne des temples du Christ, je voudrais aller y travailler moi-même.

Les paroles et les exemples du saint réveillèrent la foi et la charité dans bien des cœurs. On vit des riches vendre en grande partie leurs biens et lui en apporter le prix, afin qu’il le distribuât aux pauvres.

Le vénéré patriarche acceptait ces sacrifices avec joie. Il savait que l’aumône n’a pas seulement les promesses de la vie future.

Dans sa jeunesse, il s’était plu à vérifier si Dieu, suivant sa promesse, lui rendait au centuple ce qu’il donnait.

« J’ai fait cela mille fois, disait-il, et jamais mon attente n’a été trompée ».

Plus avancé dans la perfection, il se reprocha ces calculs et donna sans compter jamais. Ses aumôniers, ayant un jour donné moins qu’il n’avait ordonné, Dieu les confondit par un miracle.

Il s’agissait d’un noble égyptien lequel avait été dépouillé de ses biens. Réduit à la dernière misère, cet homme aborda le patriarche, un dimanche qu’il se rendait à l’église, et fit appel à son cœur… Jean qui l’avait connu riche, honoré, fut profondément ému.

« Allez lui donner quinze livres d’or », dit-il tout bas à l’aumônier qui le suivait. Celui-ci, avant d’exécuter l’ordre, en parla au référendaire et à l’économe. Tentés d’envie contre ce pauvre honteux, ils trouvèrent le don exorbitant et décidèrent de ne donner que cinq livres.

Cependant, comme le patriarche s’en revenait, une veuve très riche, et qui n’avait qu’un fils, lui présenta un écrit par lequel elle s’engageait à donner cinq cents écus aux pauvres.

Jean prit le papier, et après avoir congédié les personnes de condition qui l’accompagnaient, il fit venir ses aumôniers et leur dit :

« — Combien de livres d’or avez-vous données à cet homme ?

— Quinze, comme Votre Sainteté l’avait ordonné, répondirent-ils tous ensemble.

Mais une lumière intérieure fit connaître au bienheureux qu’ils ne disaient pas la vérité. Il envoya chercher l’égyptien et lui demanda :

» — Combien de livres d’or avez-vous reçues ?

— Cinq, répondit-il.

Alors, montrant à ses aumôniers l’acte de donation qu’il tenait, le saint leur dit :

» — Dieu vous demandera compte de mille écus de plus, car, si vous eussiez donné quinze livres d’or comme je l’avais dit, Dieu, par la main de cette femme, nous en aurait rendu quinze cents. Et afin que vous n’en puissiez douter, je m’en vais la faire venir ».

Il envoya deux hommes de considération prier la dame de se rendre auprès de lui. Elle vint aussitôt et déposa à ses pieds les cinq cents écus promis.

Après avoir remercié et prié Dieu pour elle et pour son fils :

« — Dites-moi, je vous prie, ma fille, demanda le patriarche, est-ce là ce que vous aviez dessein de donner à Jésus-Christ ? Lui en vouliez-vous donner davantage ?

Cette femme, voyant que Dieu lui avait révélé ce qu’elle seule savait, répondit toute tremblante :

» — À la vérité, Seigneur, j’avais d’abord écrit mille cinq cents écus ; mais l’instant d’après, ayant ouvert le papier sans savoir pourquoi, je trouvai le mot mille effacé. Je fus fort étonnée et je me dis : Ce n’est donc pas la volonté de Dieu que je donne plus de cinq cents écus ».

En entendant ces mots, les aumôniers se jetèrent aux pieds du saint et lui demandèrent pardon de leur désobéissance, protestant que jamais plus ils ne commettraient semblable faute.

Un homme, pressé par ses créanciers, avait prié un grand seigneur de lui prêter, sur gages, cinquante livres d’or. Le seigneur avait promis, mais différait toujours d’acquitter sa promesse. Le débiteur, appréhendant la contrainte par corps, eut recours au patriarche.

« Mon fils, lui dit ce bon pasteur, pour vous venir en aide, je vendrais l’habit même que je porte ».

Il lui donna aussitôt l’argent nécessaire. La nuit suivante, le seigneur vit en songe un homme qui se tenait debout sur un autel. Plusieurs personnes lui offraient des présents, et, pour chaque offrande déposée sur l’autel, chacun recevait cent fois autant. Près de lui, sur un banc, il y avait une offrande, et quelqu’un lui dit :

« Monsieur, prenez cette offrande et la mettez sur l’autel, et vous recevrez cent fois autant ».

Mais comme il différait de le faire, le patriarche survint, prit l’offrande, la mit sur l’autel et reçut le centuple comme tous les autres.

À son réveil, le seigneur se prit à réfléchir, puis il envoya chercher l’emprunteur et voulut lui donner les cinquante livres d’or.

« — Je n’en ai plus besoin, répondit cet homme. Voyant que vous tardiez à me rendre ce service, je me suis, comme tout le monde, adressé à notre saint patriarche. Lui ne m’a pas fait attendre.

— Ah, c’est donc vrai, dit le seigneur, c’est lui qui recevra la récompense de cette bonne action.

Il raconta alors son rêve, ajoutant amèrement :

» — Malheur à qui diffère de faire le bien ».

Un songe analogue rendit charitable un évêque dur et avare. Cet évêque, nommé Troïle, accompagnait un jour le saint dans ses visites aux pauvres. Indifférent aux plus navrantes misères, il ne songeait qu’à un buffet d’argent ciselé dont il avait envie, et faisait porter, par l’un de ses domestiques, trente livres d’or qu’il destinait à cette emplette. Jean l’ayant appris, lui dit avec cet accent qui subjuguait tous les cœurs :

« Mon frère Troïle, aimez, soulagez les frères de Jésus-Christ ».

Malgré son avarice, l’évêque fut touché. Il ordonna de distribuer les trente livres d’or aux pauvres, et l’ordre fut à l’instant exécuté. Mais, dans ce cœur dur, la sainte impression fut bien fugitive.

L’or était à peine donné que l’avare ressentit un regret terrible, tellement qu’il fut pris de tremblement, de frissons convulsifs qui l’obligèrent de se mettre au lit en rentrant chez lui. Le patriarche l’ayant fait prier de venir dîner, il s’en excusa sur ce qu’il était travaillé de la fièvre.

Jean comprit que le don des trente livres d’or avait causé cette maladie. Quittant la table, il se rendit auprès de l’évêque et lui dit gaiement :

« Mon frère Troïle, ce que vous avez donné aux pauvres sur ma demande, je considère que je vous l’ai emprunté, et je vous le rapporte ».

En entendant ces mots, l’avare se trouva subitement guéri. Sans faire la moindre objection, il reprit l’or qu’il avait donné.

« Maintenant, lui dit Jean souriant, vous allez m’abandonner, par écrit, la récompense que vous auriez reçue de Dieu pour cette aumône.

Troïle y consentit volontiers. Il écrivit la renonciation en ces termes : Mon Dieu, récompensez monseigneur Jean, très saint patriarche d’Alexandrie, de trente livres d’or qu’il vous a données et qu’il m’a rendues.

Cela fait, il remit le papier au saint, et, guéri, joyeux, dispos, s’en alla dîner avec lui. Mais la nuit suivante, l’avare vit en songe un palais d’une beauté si extraordinaire, si merveilleuse, qu’auprès les plus magnifiques édifices de la terre n’auraient semblé que des taudis. Le portail lui parut d’or pur et au-dessus, il lut : C’est ici la demeure éternelle et bienheureuse de l’évêque Troïle.

Dans un saisissement de joie inexprimable, Troïle restait à contempler sa future demeure, quand un personnage, qui semblait l’un des premiers officiers du palais, s’approchant du portail, dit à ceux qui le suivaient : L’évêque Troïle a renoncé à la divine récompense pour ravoir ses trente livres d’or. Au nom du monarque de l’univers, arrachez cette inscription.

Ce rêve jeta l’effroi dans l’âme de l’avare. Il le raconta humblement au patriarche et, soutenu par ses prières, devint aussi compatissant, aussi libéral qu’il avait été dur et avare.

« Soyez charitable, disait souvent le saint à ses serviteurs, soyez charitable, et jamais Dieu ne vous abandonnera ». Lui ne pouvait, sans fondre en larmes, voir pleurer ceux qui étaient dans l’affliction. Il avait la commisération infinie du cœur, une pitié sans bornes des souffrances, des détresses impuissantes des petits et des humbles.

Suivant un usage établi par saint Paul, l’évêque jugeait alors les différends qui s’élevaient entre chrétiens. Le bienheureux savait que ceux qui sont opprimés par des personnes puissantes n’osent pas toujours demander justice ; aussi, deux fois la semaine, il donnait publiquement audience. Tous les mercredis et les vendredis, on lui mettait un siège devant les grandes portes de l’église ; il allait attendre là ceux qui voulaient lui parler et, afin d’encourager les plus timides, il n’avait auprès de lui qu’un seul officier. Il écoutait avec bonté tous ceux qui se présentaient et leur donnait satisfaction sans délai.

Il arriva un jour que personne ne se présenta à son audience. Le saint en fut affligé et, après avoir longtemps attendu, se retira les larmes aux yeux. L’un de ses prêtres lui demanda la cause de cette tristesse.

« — C’est qu’aujourd’hui je n’ai rien à offrir à Jésus-Christ en expiation de mes péchés, répondit le patriarche.

— Très-saint père, répliqua le prêtre, il me semble plutôt que vous avez grand sujet de vous réjouir, car, dans le troupeau que Jésus-Christ vous a confié, vous avez rendu les hommes semblables aux anges, en les faisant vivre sans contestation et sans dispute ».

Touché de cette réponse, le doux pontife rentra dans son palais en bénissant Dieu.

Comme il sortait un jour de la ville pour aller à une église des martyrs, une femme vint se prosterner devant lui, demandant justice contre son gendre. Ceux qui accompagnaient le saint, lui dirent de se retirer, que le patriarche l’entendrait au retour.

« Comment Dieu exaucera-t-il mes prières, si je remets à écouter cette femme, s’écria Jean, qui m’assure que demain je serai en vie » ?

Et il expédia sur-le-champ l’affaire.

Cette pensée de la mort lui était toujours présente : il voulait qu’on creusât chaque jour son tombeau, et, dans les grandes circonstances, alors qu’on lui rendait tous les honneurs dus à son rang, il avait chargé quelqu’un de lui venir dire :

« Monseigneur, donnez vos ordres pour qu’on finisse votre tombeau, car vous ignorez l’heure de votre mort ».

Il disait que considérer attentivement les tombeaux est chose fort utile ; il assistait souvent ceux qui étaient longtemps à l’agonie. Sur l’abandon où l’âme se trouve alors, le saint faisait des réflexions profondes :

« On mourra seul, disait-il, nos œuvres seules nous suivront ».

Tout ce qui pouvait blesser la charité lui semblait à craindre. À l’occasion de nouveaux droits que le gouverneur d’Alexandrie voulait imposer, Jean eut un jour avec lui une discussion fort vive. Offensé de rencontrer chez le saint une résistance invincible, Nicétas le quitta très en colère. Le patriarche en fut contristé. Il avait toujours devant les yeux la loi du Seigneur et, vers le soir, faisant allusion à cette parole de l’Écriture : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère », il envoya un archiprêtre accompagné d’un clerc dire de sa part au gouverneur :

« Le soleil est près de se coucher ».

Cet avis fut comme un trait qui perça le cœur de Nicétas. Il courut chez le saint et, les larmes aux yeux, lui fit des excuses, promettant de ne plus écouter ceux qui le portaient à pressurer les pauvres.

« Je vous assure, lui dit le patriarche, que, si je ne vous avais vu si en colère, je serais allé moi-même vous trouver ».

Comme on l’a remarqué de saint Vincent de Paul, son humilité surpassait encore sa charité. À l’en croire, il n’était qu’un composé de misères, de faiblesse, de corruption et d’orgueil.

Un homme qui lui avait demandé l’aumône, vomit un jour mille injures contre lui, parce qu’il ne lui avait fait donner que dix sous. Ceux qui accompagnaient le patriarche voulaient châtier cet insolent, il les reprit avec sévérité :

« Laissez-le faire, mes frères, ajouta-t-il. Quelle apparence que je n’endure pas ces injures, moi qui, depuis plus de soixante ans, insulte continuellement Jésus-Christ par mes mauvaises actions » ?

Il ordonna à l’aumônier d’ouvrir le sac de monnaie et d’en laisser prendre à cet homme autant qu’il en voudrait.

Un clerc indigne mit encore plus en lumière l’humilité du saint. Cet ecclésiastique, frappé des censures de l’Église, s’en déclarait heureux parce qu’il avait plus de liberté, et nourrissait contre Jean, qui l’avait excommunié, un violent ressentiment.

Le patriarche ne l’ignorait pas. Il avait résolu de le faire venir afin de lui parler avec cette tendresse qui lui ouvrait tous les cœurs. Mais Dieu permit qu’il l’oubliât.

Le dimanche suivant, il monta à l’autel pour offrir solennellement le saint sacrifice. Le diacre avait fini l’oraison, il allait lever le voile du calice, quand l’ecclésiastique revint à la mémoire du pontife. En même temps il se rappela la parole du divin Maître : Quand vous êtes à l’autel pour offrir votre présent, si vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, allez d’abord vous réconcilier avec votre frère.

Pour obéir au commandement du Seigneur, il dit au diacre de recommencer l’oraison et de la répéter jusqu’à son retour, puis, descendant de l’autel, il se rendit à la sacristie et envoya vingt de ceux qui étaient de semaine à la recherche de l’ecclésiastique. Dieu permit, dit le vieux récit, qu’on le trouva à l’instant même. On le conduisit au saint qui se mit à genoux devant lui, et lui dit : « Pardonnez-moi mon frère ».

En entendant ces paroles, en voyant à ses pieds le patriarche vénéré de tous, cet homme se mit à trembler de frayeur, croyant que le feu du ciel allait tomber sur lui. Il se prosterna en confessant sa faute, en implorant pardon et miséricorde.

Jean rentra à l’église pour continuer la messe. L’ecclésiastique servit à l’autel et, depuis ce jour, vécut si purement qu’il mérita d’être ordonné prêtre.

Avec une charité céleste Jean s’appliquait à réconcilier ceux que la haine divisait. L’un des plus grands seigneurs d’Alexandrie en haïssait mortellement un autre. Bien des fois, le saint avait tâché de l’adoucir, mais toujours inutilement. Voyant cela, il le fit prier de le venir trouver et l’engagea à entendre la messe dans sa chapelle, où il ne laissa entrer avec le seigneur que celui qui devait servir à l’autel. Après la consécration, comme ils récitaient tous ensemble l’oraison dominicale, quand on en fut à la demande : Pardonnez-nous, etc., le patriarche se tut et fit signe au servant de se taire aussi, de sorte que le seigneur prononça seul les paroles : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

Alors le saint, se tournant de son côté, lui dit avec une pénétrante douceur :

« Pensez, je vous en supplie, à ce que vous venez de dire à Dieu dans ce moment terrible des saints mystères ».

Ces mots terrassèrent cet homme endurci. Il lui sembla ressentir la cruelle atteinte du feu éternel. Saisi d’effroi, il déclara qu’il pardonnait à son ennemi avec qui il se réconcilia de la manière la plus touchante et la plus sincère.

Quand le bienheureux entendait médire du prochain, il détournait adroitement le discours. Afin d’inspirer de l’horreur pour un vice si opposé là l’esprit chrétien, il refusait l’entrée de sa maison aux médisants. Il punissait les délateurs et donnait souvent à son peuple des instructions sur les jugements téméraires :

« Comment, disait-il, osons-nous juger les autres ! Les circonstances sont si variées qu’il est presqu’impossible que nous ne tombions point dans l’erreur. C’est le devoir des magistrats de punir les coupables ; notre devoir, à nous particuliers, c’est de prendre leur défense ».

Mieux qu’aucune parole, le trait suivant prouvera qu’il ne condamnait jamais personne.

Un homme avait enlevé une religieuse et l’avait emmenée à Constantinople. La nouvelle de ce scandale affligea tellement le patriarche qu’il en fut réduit à l’extrémité. Après son rétablissement, comme il assistait à une conférence ecclésiastique, on vint à parler de cette triste affaire, et plusieurs prêtres chargèrent d’anathèmes le séducteur qui avait, disaient-ils, perdu deux âmes. Mais Jean leur ferma la bouche :

« Mes enfants, dit-il, ne parlez pas ainsi, puisqu’on cela vous commettez un double péché, l’un en ce que vous transgressez le commandement du Seigneur qui a dit : Ne jugez pas l’autre en ce que vous ne savez pas certainement si ces personnes continuent dans le péché et n’ont point fait pénitence ».

Ce saint, en qui la charité semblait être personnifiée défendait pourtant aux catholiques toute communication avec les hérétiques dans les choses divines :

« Mes enfants, disait-il aux fidèles, n’entrez jamais dans le lieu où les hérétiques font leurs prières ».

Jamais il ne disait rien d’inutile, mais il trouvait un plaisir infini à s’entretenir des actions des saints. Les actes héroïques de charité lui arrachaient souvent des larmes d’admiration. Un jour qu’il lisait la vie de saint Séraphion, il réunit tous ses aumôniers et leur dit :

« Vous croyez peut-être que nous faisons quelque chose en donnant tout ce que nous pouvons d’argent. Écoutez ce que des hommes ont fait pour l’amour de leurs frères, ou plutôt pour l’amour de Jésus-Christ ».

Et fondant en pleurs, il leur lut qu’une veuve dont les enfants mouraient de faim, ayant demandé l’aumône à saint Séraphion, le saint, qui n’avait rien du tout à lui donner, se donna lui même afin qu’elle le vendît comme son esclave à des bateleurs grecs.

« Nous qui ne donnons que notre bien, avec quelle humilité devons-nous assister les pauvres », disait souvent le bienheureux.

Un homme qu’il avait secouru dans une nécessité pressante, lui exprimait sa reconnaissance dans les termes les plus vifs ; il lui fit cette belle réponse :

« Mon frère, je n’ai pas encore répandu mon sang pour vous comme Jésus-Christ, mon maître et mon Dieu me le commande ».

Un marchand, qui avait perdu toute sa fortune dans un naufrage, eut recours à la bonté de Jean qui lui donna par deux fois de quoi rétablir ses affaires. Le même malheur lui étant arrivé une troisième fois, cette homme devint comme fou de chagrin et voulut se tuer. Mais le saint lui envoya dire de le venir trouver sans crainte et, après l’avoir repris de son désespoir :

« Béni soit Dieu qui veille sur vous, dit-il, je crois par la foi qu’il m’en donne, qu’il ne vous arrivera plus de faire naufrage ».

Il commanda qu’on lui donnât la conduite de l’un des grands navires de l’église, lequel était chargé de vingt mille boisseaux de blé et voici ce que ce marchand déposa plus tard sous la foi du serment :

« Après avoir quitté le port d’Alexandrie, nous naviguâmes durant vingt jours et vingt nuits avec un vent si impétueux que ne pouvant du tout, ni par les étoiles, ni par la vue d’aucune terre, reconnaître où nous étions, il ne nous restait plus d’autre espérance que celle que nous donnait le pilote, en nous disant qu’il voyait le saint patriarche qui tenait le gouvernail avec lui et lui disait : « Ne craignez rien, vous êtes sur votre route ». Le vingtième jour nous aperçûmes les îles de la Grande-Bretagne. La famine y sévissait. Quand le chef de l’île où nous débarquâmes apprit que notre vaisseau était chargé de blé, il nous dit : C’est Dieu qui vous envoie ici. Choisissez entre une pièce d’argent pour chaque boisseau, ou un poids en étain égal au poids du blé ». Nous décidâmes de prendre moitié de l’un, moitié de l’autre. Nous retournâmes heureusement à Alexandrie et, lorsqu’on déchargea le vaisseau, on reconnut que tout l’étain était changé en argent très pur ».

Ce n’est pas là le seul miracle que Dieu fit en faveur du patriarche. L’église d’Alexandrie était alors la plus riche du monde ; mais, si considérables qu’en fussent les revenus, on comprend qu’ils n’auraient jamais suffi aux aumônes du saint.

Autant il était bon et généreux envers les autres, autant il était dur à lui-même. Sa table, ses meubles, ses vêtements, tout chez lui respirait la pauvreté. Il dormait sur un petit lit tout contre terre et n’avait qu’une couverture de laine tout usée, toute déchirée. Un seigneur d’Alexandrie l’ayant su, lui en envoya une magnifique qui coûtait trente-six pièces d’argent et le conjura de s’en servir pour l’amour de lui. Jean s’en servit en effet la nuit suivante, mais la pensée qu’il était chaudement et à son aise, tandis que tant de malheureux manquaient de tout, chassa loin le sommeil. Il passa quasi la nuit entière à soupirer et à gémir ; ceux qui couchaient dans sa chambre l’entendaient se dire :

« J’ai sur moi une couverture qui a coûté trente six pièces d’argent et les frères de Jésus-Christ meurent de froid… Combien y en a-t-il maintenant qui frissonnent et qui tremblent ?… Combien y en a-t-il qui, n’ayant sous eux que la moitié d’une natte de jonc et autant dessus ne peuvent étendre leurs pieds ?… Combien y en a-t-il dans les montagnes qui n’ont ni pain, ni feu et souffrent du double tourment de la faim et du froid ?… À cette heure, dans Alexandrie même, combien y en a-t-il qui manquent d’abri, qui dorment, sur le pavé, peut-être mouillés par la pluie… Combien y en a-t-il qui manquent de tout, qui seraient heureux de se nourrir des miettes de la table de mes serviteurs ?… Combien y en a-t-il qui, n’ayant qu’un habit pour l’été et pour l’hiver, ressentent l’incommodité de n’en pouvoir changer ?… Et toi, Jean, qui prétends jouir un jour du bonheur éternel, tu bois du vin, tu manges de grands poissons, tu es bien logé et de plus, maintenant, tu as cela de commun avec les méchants d’être chaudement et à ton aise, sous une couverture qui a coûté trente-six pièces d’argent. Certes, en vivant de la sorte et dans un tel relâchement, tu ne dois pas espérer de jouir dans l’autre vie des joies réservées aux saints, tu n’as à attendre que la sentence portée contre ce riche dont il est parlé dans l’Évangile, car, comme lui, tu jouis pendant que les pauvres souffrent. Dieu ait pitié de moi… Jean, voici la première et la dernière nuit que tu mettras sur toi cette couverture, car avec une pièce d’argent on peut avoir quatre petites couvertures, et il est bien juste, et Dieu a sans doute pour très agréable, que cent-quarante-quatre de ceux qui sont les frères de Jésus-Christ aussi bien que toi aient de quoi se couvrir plutôt que toi seul ».

Dès le matin, il envoya vendre la couverture. Celui qui lui en avait fait présent, l’ayant su, l’acheta trente-six pièces d’argent et la lui donna une seconde fois. Le lendemain et le jour suivant, ayant vu qu’on la mettait encore en vente, il la racheta au même prix et la redonna au patriarche qui lui dit en souriant : « Nous verrons qui se lassera le premier de nous deux ».

Le bienheureux disait agréablement que, pour soulager les pauvres, on peut dépouiller les riches et leur ôter doucement jusqu’à leur chemise, surtout s’ils sont avares et n’ont point compassion de leur prochain. Il voyait en cela un double bien, puisqu’en soulageant les malheureux on travaille au salut des riches.

Un étranger, de passage à Alexandrie, ne pouvant croire ce qu’il entendait raconter de la charité du saint, résolut de l’éprouver.

Il se déguise, se revêt de haillons et va se placer sur la route du patriarche qui visitait ce jour-là les malades.

« — Seigneur, dit-il, ayez pitié d’un pauvre captif, vendu comme esclave.

— Donnez-lui six pièces d’argent, dit Jean à l’aumônier qui l’accompagnait.

Le faux mendiant remercie, s’esquive, échange prestement son costume contre un autre aussi misérable et court attendre le saint un peu plus loin.

» — Seigneur, dit-il, ayez pitié d’un malheureux.

— Donnez-lui six pièces d’or, ordonna Jean.

L’aumônier obéit, mais, s’approchant du saint, lui dit à l’oreille :

« — Monseigneur, je vous affirme que celui-ci a reçu deux fois l’aumône.

Un peu après, l’étranger se présente sous un autre déguisement.

» — Mais c’est le même que tout à l’heure, fait remarquer l’aumônier.

— Donnez-lui douze pièces d’or, dit le saint. Qui sait si ce n’est pas Jésus-Christ qui veut me tenter.

Le patriarche commençait à sentir le poids de l’âge. Il avait résolu de se retirer à l’île de Chypre pour se préparer à la mort, mais Nicétas lui dit :

« — Si mes prières ont sur vous quelque pouvoir, vous irez auparavant à Constantinople, faire visite à l’empereur. Il mérite que vous lui donniez cette marque d’affection.

Jean se laissa persuader et partit pour Constantinople avec le gouverneur. Ils débarquèrent à l’île de Rhodes. Là, un inconnu d’une rayonnante beauté, s’approchant du saint, lui dit en lui tendant un sceptre d’or :

» — Venez, le roi des rois vous appelle.

Le patriarche envoya aussitôt chercher son compagnon de voyage et, le visage tout brillant de larmes, lui dit :

» — Vous me vouliez mener vers l’empereur de la terre, mais celui du ciel me fait la grâce, si indigne que j’en sois, de me commander d’aller à Lui ».

Il lui raconta comment un ange lui était apparu.

Partagé entre la douleur de le perdre et la joie de le voir s’en aller au ciel, Nicétas se jeta à ses pieds et lui demanda sa bénédiction pour lui et pour l’empereur.

Jean la donna avec une tendresse incomparable et, rebroussant chemin, s’embarqua pour l’île de Chypre, sa patrie, où il voulut mourir.

À peine arrivé à Amathonte, lieu de sa naissance, il dicta son testament en ces termes :

« Je vous rends grâces très humblement, Seigneur, de la grâce que vous m’avez faite de m’élever à la dignité du sacerdoce. J’ai eu à ma disposition une très grande quantité d’or et d’argent ; des sommes quasi infinies m’ont été mises entre les mains par les serviteurs de Jésus-Christ, mais vous m’avez fait la faveur de reconnaître que toutes ces choses vous appartenaient comme au Créateur de l’univers, et, par votre grâce, ô mon Dieu, je n’ai point différé de vous donner ce qui était déjà à vous, et, si misérable que je sois, vous avez daigné exaucer la prière que je vous ai faite de n’avoir à ma mort qu’une pièce de monnaie : il ne me reste qu’un tiers de sou que je veux qu’on donne aux pauvres, puisqu’il ne vous appartient pas moins que tout le reste ».

Et, recommandant son âme à Dieu, le grand patriarche d’Alexandrie expira.

Il fut inhumé à Amathonte, en l’église de saint Tycon. Lorsqu’on déposa le corps dans le tombeau, deux évêques, qui y reposaient déjà, se reculèrent comme s’ils eussent été vivants, pour lui faire place.


SAINT CAMILLE DE LELLIS


« Toute mauvaise action », a dit un grand écrivain, laisse en notre cœur d’immondes racines, qu’il faut arracher avec des tenailles ardentes ».

Que dire donc des habitudes criminelles ?

Ne dévorent-elles pas fatalement tout ce qu’il y a de bon dans l’âme ?

Ne sont-elles pas une chaîne ignoble qu’il faut traîner jusqu’à la tombe ?

On le dirait.

On dirait qu’il n’y a pas d’esclave plus asservi que le pécheur d’habitude.

Pourtant les habitudes mauvaises — même contractées dès l’enfance — n’empêchent pas d’arriver à la sainteté. La vie de Camille de Lellis le prouve, elle prouve aussi que les rechutes ne doivent point décourager.

L’héroïque servant des malades, le fondateur des Frères du bien mourir ne rompit point d’un coup ses honteuses chaînes.

Loin de là. Plusieurs années durant, il lutta faiblement contre lui-même et la force de l’habitude triompha bien des fois de ses résolutions. Cependant ce libertin, ce joueur est devenu saint Camille de Lellis.

Il naquit en 1550, dans une petite ville des Abruzzes. Sa mère mourut quand il était encore au berceau, et son père, qui était officier, négligea fort son éducation. Il envoya pourtant son fils à l’école. L’enfant y apprit à lire et à écrire, mais, abandonné à lui-même, il se lia avec de jeunes vauriens et fit des jeux de dés et de cartes son occupation principale.

À dix-huit ans, Camille de Lellis embrassa la carrière des armes. Passionné pour le jeu au-delà de tout ce qui se peut dire, il ne tarda pas à perdre aux cartes toute sa fortune et, au bout de trois ans, un ulcère à la jambe, suite d’une égratignure négligée, l’obligea de quitter le service.

L’hôpital des Incurables de saint Jacques, à Rome, était alors desservi par les meilleurs chirurgiens. Dans l’espoir de faire guérir plus vite sa jambe, le jeune Napolitain s’y rendit, et sa fierté et son dénuement lui firent demander une place d’infirmier.

Le néant des choses humaines lui apparaissait souvent dans une vive lumière, il aurait voulu se faire capucin.

Mais, malgré les graves pensées qui le travaillaient, malgré les pertes énormes qu’il avait faites au jeu, la vue des cartes et des dés exerçait encore sur lui une fascination irrésistible.

Le futur fondateur des Frères du bien mourir abandonnait le service des malades pour aller jouer. Aussi on ne tarda pas à le renvoyer, non seulement comme joueur, mais encore comme fantasque, emporté et cherchant querelle, sur le moindre prétexte, aux employés de la maison.

Tels furent les débuts du saint dans une carrière où il devait aller jusqu’au bout des forces humaines dans l’abnégation et la charité.

Réduit par ses folies à gagner misérablement sa vie et tourmenté à certaines heures du désir de la perfection, Camille de Lellis fut tour à tour novice franciscain, aide-maçon, infirmier par nécessité et soldat. L’extrême misère et ses essais de vie religieuse ne l’avaient point guéri de son amour du jeu et, à Naples, on le vit, emporté par sa passion, jouer jusqu’à sa chemise — qu’il perdit.

L’infortuné jeune homme semblait condamné à finir ses jours dans quelque misérable querelle. Mais, malgré son naturel emporté, malgré tous ses excès, ce joueur frénétique et malheureux n’avait jamais souillé ses lèvres d’un blasphème. Ce fut là sans doute, dit l’un de ses biographes, ce qui lui fit trouver grâce devant Dieu.

Un jour qu’il cheminait à pied, seul et sans ressource, l’injure faite par ses péchés à la Majesté divine lui apparut tout à coup dans une lumière si terrible qu’il tomba la face contre terre. Il se releva changé, transformé, résolu à ne plus vivre que pour expier ses folies et ses crimes. Il se rendit à Rome et s’offrit, en qualité d’infirmier volontaire et gratuit, à l’hôpital des Incurables d’où on l’avait renvoyé.

Là, Camille de Lellis parut un homme nouveau et, tout en pratiquant des mortifications terribles, il servit nuit et jour les malades, avec un dévouement aussi tendre qu’infatigable.

Il s’attachait surtout aux mourants et, comme un ange du ciel, les préparait à paraître devant Dieu. Son incomparable charité et ses hautes capacités le firent bientôt nommer directeur de l’hôpital. Le saint eut bien des occasions de constater que l’argent seul ne fait pas les bons infirmiers et il souffrait cruellement de se voir si mal secondé par les employés mercenaires.

Afin de porter remède à ce mal, il résolut de fonder une congrégation d’hommes charitables qui serviraient les malades pour le seul amour de Jésus-Christ.

Pendant qu’il méditait ce grand projet, un Christ, détachant ses mains de la croix, les tendit suppliantes vers lui et l’encouragea dans son dessein.

Du cœur du saint, cet appel du Christ fit jaillir les énergies irrésistibles.

Il triompha de tous les obstacles ; il trouva des compagnons tels qu’il en désirait et, afin d’être plus utile aux malades, il résolut, sur l’ordre de saint Philippe de Néri, son directeur et son ami, de se préparer au sacerdoce. Il apprit le latin avec une ardeur incroyable, fit ses études théologiques au collège romain et reçut la prêtrise.

Des amis lui donnèrent une maison ; le pape Sixte v approuva l’institut naissant, et, trois ans plus tard, Grégoire xiv fit de sa congrégation un ordre religieux.

Les fils de saint Camille remplaçaient les infirmiers mercenaires presque toujours insuffisants. Ils transformèrent les hôpitaux et se répandirent bientôt dans les villes d’Italie et dans toute la chrétienté. Leur saint fondateur leur avait donné pour règle de voir dans les malades Jésus-Christ en personne. Aussi ces religieux firent partout des prodiges de charité. Ils s’engageaient par vœu à servir les malades — même pestiférés — et, dans les temps d’épidémie, beaucoup moururent victimes de leur dévouement.

On aimera peut-être à savoir ce que saint Camille recommandait surtout à ceux qui assistent les mourants. Il voulait qu’on les exhortât discrètement et suavement à s’abandonner à Dieu, à accepter la mort en union avec Notre-Seigneur et en esprit d’expiation.

Il voulait qu’on fît demander aux mourants l’application du fruit de cette prière que Jésus-Christ fit sur la croix.

Dans les derniers moments, le saint recommandait instamment qu’on rappelât souvent aux mourants l’invocation des noms de Jésus et de Marie.

Il ordonna aussi de continuer les prières pour les agonisants quelque temps après qu’ils paraîtraient avoir rendu le dernier soupir.

Camille de Lellis parlait toujours aux malades avec une douceur toute céleste. Par ses exhortations pénétrantes, il leur inspirait la patience, la résignation, parfois même la joie de souffrir.

Il appelait les cruelles infirmités dont il souffrait des miséricordes du bon Dieu.

On l’entendait souvent dire comme saint François d’Assise :

« Le bonheur que j’espère est si grand, que toutes les peines et toutes les souffrances deviennent pour moi des sources de joie ».

Austère à lui-même jusqu’à ne se laisser que la peau et les os, il avait pour tous les malades la tendresse d’une mère. Il poussait la bonté jusqu’à faire faire de la musique auprès de ceux qui trouvaient, dans cette harmonie, quelque soulagement à leurs maux.

On le voyait, épuisé de fatigues et de souffrances, se traîner de lit en lit pour voir si rien ne manquait aux malades et pour leur parler de l’amour de Dieu.

Même dans les conversations ordinaires, les discours de saint Camille roulaient toujours sur l’amour de Dieu, et, s’il lui arrivait d’entendre un sermon où il n’en fut point parlé, il disait que c’était un anneau auquel il manquait un diamant.

Lorsqu’on lui annonça que les médecins désespéraient de sa vie, il s’écria, ravi :

« Je me suis réjoui parce qu’on m’a dit : Nous irons dans la maison du Seigneur ».

Quand on lui apporta le viatique, il versa des larmes et dit avec une humilité profonde :

« Je reconnais, Seigneur, que je suis le plus grand des pécheurs et que je ne mérite pas la faveur que vous daignez me faire, mais sauvez-moi par votre infinie miséricorde. Je mets toute ma confiance dans votre précieux Sang ».

Il prononçait avec tant de tendresse les noms de Jésus et de Marie, que l’amour qui le consumait embrasait aussi les assistants. Enfin, les yeux fixés sur une image de Marie et les bras en croix, il expira dans une paix céleste, en invoquant toujours ces doux noms qui furent ses dernières paroles.



« BIENHEUREUX LES MISÉRICORDIEUX »


Un jeune et brillant seigneur de Florence ne songeait qu’à ses coupables plaisirs, quand la mort de son frère, lâchement assassiné, vint le plonger dans le deuil. La loi ne pouvait atteindre le meurtrier très haut placé. Aussi le gentilhomme jura qu’il le tuerait de sa propre main et son père ne cessait d’attiser en son cœur le feu de la haine et de la vengeance. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Un vendredi saint, comme il revenait de la campagne à Florence par un chemin écarté, le seigneur rencontra tout à coup l’assassin de son frère. Transporté d’une joie sauvage, il tire aussitôt son épée. L’autre, qui ne pouvait fuir, se vit perdu. Il ouvrit les bras en forme de croix, et, par la Passion de Jésus-Christ dont on faisait ce jour-là mémoire, il supplia son ennemi de ne pas lui ôter la vie.

Ce geste et cette prière émurent le gentilhomme jusqu’aux moëlles. Il jeta son épée, tendit la main au meurtrier de son frère et lui dit avec une émotion profonde :

« Je ne puis vous refuser ce que vous me demandez au nom de Jésus-Christ. Non seulement je vous accorde la vie, je vous donne mon amitié. Priez Dieu de me pardonner mes péchés ».

Les deux hommes s’embrassèrent et, après cette grande victoire sur lui-même, le noble florentin continua sa route. En passant devant l’abbaye de Saint-Meniat la pensée lui vint d’entrer dans l’église.

Un grand crucifix était exposé à la vénération des fidèles. Le jeune homme s’agenouilla à ses pieds pour implorer le pardon de ses péchés ; pendant qu’il priait, le crucifix s’anima miraculeusement, et, avec une expression d’ineffable tendresse, il inclina la tête vers lui, comme pour lui dire : « De même que tu as pardonné, je te pardonne ».

À l’heure même, le gentilhomme renonça au monde. L’Église l’honore sous le nom de saint Jean Gualbert.



LES DÉBUTS D’UNE SAINTE


Nous savons qu’un saint donne plus de joie à Dieu que des milliers et des milliers de chrétiens ordinaires.

Malgré cela qui songe à devenir un saint ?

Dans ce parti pris de ne point aspirer à la sainteté, il y a sans doute un grand manque de courage, mais n’y a-t-il pas autre chose ?

Nous sommes tous portés à nous représenter les saints comme des êtres à part qui ne faisaient rien à demi, qui ont pu faillir sans doute, mais qui ont été tout à Dieu du moment qu’ils sont revenus à lui.

Et comme nos bonnes résolutions avortent presque toujours, comme notre vie n’est guère qu’une suite de bons désirs sans effet, nous nous croyons condamnés à toujours végéter chétivement dans la voie du bien. Pourtant tous nous pouvons devenir des saints. Ceux-là même le peuvent qui ont croupi durant des années dans la plus honteuse tiédeur, et la vie de sainte Hyacinthe Mariscotti, canonisée au commencement du siècle, dernier, le prouve éloquemment.

C’était une Italienne de grande naissance, qui ne rêvait que succès, que triomphes mondains.

Le désir de briller, d’être aimée, la posséda d’abord entièrement. Mais, malgré ses efforts, elle n’arriva jamais à être aimée, ni recherchée de personne.

Ces échecs aigrirent son caractère. L’heureux mariage de sa sœur envenima son dépit. Elle devint si désagréable, si insupportable, que personne ne voulait l’approcher.

Son père, à qui elle pesait fort, lui dit un jour qu’elle devrait se faire religieuse. Ne sachant que faire d’elle-même, elle se rendit à son désir.

Le couvent, où elle fut cacher les souffrances de son amour propre, était fort relâché.

Le premier soin de la sainte, en y entrant, fut de se choisir un appartement qu’elle meubla et orna avec magnificence.

Il va sans dire que le peu qu’elle observait de la règle elle l’observait de la manière la plus tiède.

Elle vécut ainsi, durant des années, uniquement occupée d’elle-même et de son bien-être.

Un jour, elle tomba malade. La foi vivait en son cœur ; se voyant en danger, elle demanda un prêtre.

On lui envoya un franciscain. Grand fut le scandale du religieux quand il pénétra chez la malade, quand il vit le luxe qui l’entourait.

« — Il est inutile de vous confesser, lui dit-il, le paradis n’est pas pour les religieuses de votre sorte.

— Eh quoi ! s’écria-t-elle, saisie d’épouvante, ne serai-je pas sauvée ?

— Il faut vous repentir sincèrement, il faut réparer les scandales que vous avez donnés », répondit le religieux qui sortit sans vouloir l’entendre.

Elle pleura beaucoup et la crainte de l’enfer lui fit trouver la force de quitter son lit ; elle descendit au réfectoire, où la communauté était réunie en ce moment, et demanda humblement pardon des tristes exemples qu’elle avait donnés.

Puisque Hyacinthe est une sainte, vous croyez qu’après cela elle ne songea plus qu’à se dépouiller de tout. Eh bien, non. Elle n’eut pas ce courage. Elle ne renonça pas à la vaine splendeur dont elle s’était entourée. Esclave de son bien-être et de sa vanité, elle garda ses tableaux, ses meubles précieux, et, tout en s’améliorant par degrés, ne fit d’abord rien d’héroïque.

Longtemps l’amour languit dans son cœur, mais après avoir longtemps langui il finit par l’embraser, et elle devint une sainte.

Cette histoire n’est-elle pas encourageante ?



LA COURONNE DE LARMES

(légende)

Fatime, fille du puissant calife Mostanser aimait les fleurs. Elle les aimait animées, vivantes sur leurs tiges, elle les aimait surtout brillantes de rosée et, aux premiers rayons de l’aurore, enveloppée de ses longs voiles blancs, elle descendait dans les jardins solitaires du harem.

Dans ces jardins fermés à tout regard profane les heures s’écoulaient pour elle rapides, enchantées. La vue des fleurs la plongeait dans une sorte d’extase. Mais, avec ce sentiment divin de la beauté, la jeune princesse n’avait sur toutes choses que des notions très vagues, très enfantines, et ce terrible Allah, qu’elle priait cinq fois par jour le front dans la poussière, elle ne le croyait point le créateur des fleurs.

Elle pensait qu’il existait quelque part un être bienfaisant, puissant, adorable, qui ornait et parait la terre.

À lui, elle se croyait redevable de la lumière du jour, de la douceur étoilée des nuits, du souffle des brises embaumées, du bruissement des eaux vives. Et cet être invisible et charmant, elle l’appelait le Sultan des fleurs.

« Qu’il doit être beau, qu’il doit être puissant, se disait la jeune fille, puisque dans de simples petites graines il a mis tant de vie, tant de beauté, tant de parfums… Que je voudrais voir ses jardins… que je voudrais le voir lui-même… Mais qui me conduira vers lui… qui me dira seulement où il réside, où réside sa cour ?

Ces vagues et tendres aspirations, qui s’éveillaient en son cœur, s’en allaient toutes vers cet être céleste qui, d’une main si magnifique, répandait partout la beauté ; son souffle et sa vie s’élançaient vers lui.

Une profonde tristesse finit par l’envahir, souvent elle pleurait sans savoir pourquoi.

Un jour, avec une religieuse émotion, elle cueillit des roses humides de rosée, et, sous la sombre ramure, dans le silence et le mystère, elle les offrit, en pleurant de tendresse, au Créateur des fleurs.

« Je voudrais les jeter à vos pieds, disait-elle, je voudrais vivre dans vos jardins et cultiver vos fleurs. Je voudrais être votre esclave ».

Le soir de ce jour-là, comme elle se promenait à la chaste clarté des étoiles, elle aperçut tout à coup un homme environné d’une lumière céleste qui s’avançait vers elle avec une majesté incomparable. Quelque chose d’éblouissant, de divin, flottait sur son visage.

« — Ton amour m’attire, dit-il, je suis le Sultan des fleurs ; toutes les merveilles de la création m’appartiennent.

La jeune Musulmane le regardait avec ravissement.

— Seigneur, dit-elle, se prosternant à ses pieds, emmenez-moi dans votre patrie, je veux être votre esclave.

— Je n’ai point d’esclave, répondit-il avec une douceur infinie, et l’heure n’est pas venue de t’emmener, mais je veux bien te placer dans mes jardins. Quitte le palais de ton père, abandonne ta patrie pour jamais. Va, ne crains rien, traverse la mer, rends-toi à la ville d’Assise et fais-toi conduire au monastère de Saint-Damien. Frappe à la porte en disant : « Je viens servir le Maître des fleurs, et tu seras admise ».

— Seigneur, oh Seigneur, dit la jeune infidèle, vos paroles me pénètrent d’un bonheur si grand… Mais pourquoi vos mains, qui rayonnent, portent-elles ces traces de cruelles blessures ?

— C’est que je t’ai aimée jusqu’à la mort ».

La glorieuse apparition s’évanouit et, sans savoir comment, la fille du calife se trouva transportée hors des murs des jardins.

Son ignorance absolue de la vie, sa merveilleuse beauté l’exposait à bien des dangers. Elle ne connaissait de la terre que les jardins embaumés où s’était écoulée son enfance ; mais un chrétien qu’elle rencontra lui offrit ses services et se fit son guide.

Il lui fit échanger ses beaux voiles lamés et tissés d’argent contre un modeste costume de pèlerine, puis la conduisit à un port de mer, où un vaisseau français attendait ceux des croisés qui voulaient retourner en Europe.

Pour la fleur d’Orient, avide de soleil, la longue traversée s’écoula sans ennui. C’est que le souvenir de la glorieuse vision illuminait son obscure cabine, c’est que rien n’interrompait le chant d’amour qui s’élevait de son cœur vers le Roi des fleurs.

Arrivée en France, la princesse déclara qu’il lui fallait se rendre à Assise.

Un chevalier français se fit son guide et la conduisit jusqu’au monastère des Clarisses.

« Je viens servir le Maître des fleurs, dit la belle étrangère en frappant à la porte ».

La porte aussitôt s’ouvrit et la fille du calife pénétra dans le cloître.

Grande fut la surprise des religieuses en l’apercevant, grande fut aussi leur joie en écoutant sa pure et merveilleuse histoire.

Habituée aux splendeurs féeriques du palais de son père, la princesse regardait autour d’elle avec un étonnement profond. L’habit pauvre et grossier des religieuses, le rudimentaire mobilier, les murs frustes et nus contrastaient si étrangement avec ce qu’elle avait rêvé.

« — Je demande et je prie qu’on me conduise sans retard aux jardins du Sultan des fleurs, dit-elle aux religieuses.

Celles-ci sourirent et la supérieure répondit :

» — Ma fille, le Seigneur vous a parlé au figuré ; vous n’avez point compris le sens de ses paroles. Les fleurs qu’il vous envoie cultiver, ce sont les vertus : la pureté, l’humilité, la charité, la très sainte et très haute pauvreté… Laissez-nous vous instruire, laissez-nous vous préparer au saint baptême… Celui qui vous a attirée de la terre lointaine ne vous a point trompée. Il vous a vraiment aimée jusqu’à la mort. Laissez-nous vous dire ce qu’il a souffert, Lui le Seigneur de gloire, Lui l’infinie Beauté ».

Et, à la jeune musulmane, la sainte religieuse fit le récit des humiliations et des souffrances de Jésus-Christ.

Ce récit, auquel nous donnons le nom tendre et douloureux de Passion, nous l’écoutons peut-être sans être touchés, mais comment dire ce qu’il produisit dans le cœur déjà enivré de la jeune fille ? La parole n’exprime point ces attendrissements, ces douleurs, ces adorations qui ébranlent l’âme jusqu’en ses abîmes.

En apprenant à quel prix, avec quel amour elle avait été rachetée, la fille du calife ne se récria pas, ne s’exclama pas, elle pleura.

Et de ses beaux yeux les larmes continuèrent de couler pressées, incessantes, inépuisables. Le monde entier disparut pour elle ; elle n’eut plus un regard pour les fleurs, pour ces grâces de la terre qui l’avaient mise en communication avec l’éternelle et invisible Beauté. Son âme tout entière s’attacha aux plaies du Christ et elle pleura.

Un jour en entrant dans sa cellule, on la trouva inanimée aux pieds de son crucifix.

« L’amour m’a fendu le cœur et mon corps est tombé à terre, chantait, dit-on, François d’Assise. Une fois l’amour m’a unie à St. François lui-même. Maintenant mon cœur est devenu capable des consolations du Christ.

« Ô doux Jésus, embrasez-moi et donnez-moi la mort… L’amour m’a mis dans la fournaise, il m’a mis dans la fournaise d’amour ».

— Je vais mourir dit la fille du calife.

Un sourire d’extase entr’ouvrait ses lèvres, mais sur ses joues, d’une pâleur de neige, les larmes continuaient de couler silencieusement.

On jeta de blanches draperies sur le lit de sangle et on y déposa la fleur d’Orient.

C’était le soir, l’un de ces soirs de printemps italien au long crépuscule doré. Autour du lit, éclairé seulement par les douces lueurs du ciel, la famille franciscaine se réunit.

Le moine qui avait baptisé Fatime lui apporta le viatique.

« — Ma fille, lui dit-il, vous que l’amour a tant blessée, réjouissez-vous. Celui qui vous a attirée à l’odeur de ses parfums, le Sultan des fleurs, qui a reçu votre foi et qui vous a donné la sienne vient vous introduire dans les jardins célestes.

Le visage de la mourante s’illumina d’une joie divine ; ses yeux, qui rayonnaient à travers les pleurs, se fixèrent avec ravissement sur l’hostie sainte.

« — Ô Seigneur Jésus, murmura-t-elle, amour vivant ! amour Sauveur ! que vous rendrai-je » ?

Un flot de larmes jaillit de son cœur. En ce moment suprême elle se souvint que les larmes sont le sang de l’âme. De ses mains déjà glacées, elle recueillit les pleurs qui inondaient son visage et, avec un mouvement d’une grâce exquise, d’une tendresse infinie, les offrit à Celui qui l’avait aimée jusqu’à la mort.

Et, comme elle offrait ainsi ses larmes, une main invisible la couronna de perles d’une ravissante beauté.

Ces perles merveilleuses, innombrables, semblaient des gouttes d’eau pénétrées de tous les feux du soleil. Elles rayonnaient dans la pénombre et faisaient une auréole de gloire à la vierge d’Orient.

La mort la prit avec respect, elle ne fit que fixer sa beauté dans une immobilité radieuse.

Aussitôt que l’âme eut pris son vol, on se pressa auprès de la dépouille sacrée. Chacun voulut voir de près le rayonnant diadème. Ces perles d’une beauté inconnue étaient chaudes comme des larmes et du front de la morte, aucune main ne put jamais les enlever.



FIN
  1. Blason poétique où l’on voit les Mages guidés par l’étoile vers le berceau de l’Enfant-Dieu.
  2. P. Gratry.
  3. Ce couvent existe encore. Devant l’église, on voit douze grands cèdres plantés par le saint.
  4. J. de Maistre.
  5. Saint Jean Chrysostome.
  6. Saint François.
  7. Dom Guéranger.
  8. Pro ordine venatores disent les actes. On appelait venatores ceux qui étaient armés pour combattre les bêtes. Ils se rangeaient sur deux lignes, ayant un fouet à la main. et à mesure que les bestiarii, ou personnes condamnées aux bêtes passaient, au milieu d’eux, ils leur en déchargeaient chacun un coup.
  9. Lieu où les confecteurs achevaient ceux qui n’avaient pas succombé dans le combat.
  10. Les pauvres sont vos maîtres et les miens, les voiles dessous lesquels se cache Notre-Seigneur Jésus-Christ, disait, mille ans plus tard, Vincent de Paul aux Filles de la Charité. Comme autrefois l’apôtre bien-aimé, dans son extrême vieillesse, ne savait plus dire qu’un mot : Aimez vous les uns les autres, Vincent de Paul, à la fin de sa vie, répétait toujours : Aimez les pauvres, ce sont vos maîtres et les miens.